Frédéric Le Gouriérec

Université de Poitiers, CRIHAM - EA 4270

De l’écrit. Modélisation théorique et bilan historique

Résumé / Abstract

En définissant un modèle détaillé du signe et un modèle de l’outil, l’anthropologie clinique s’est donné la possibilité de les recouper grâce à une archéologie de l’écrit restituant la variété des phénomènes langagiers que peut produire la technique. Pour ce faire, il fallait mobiliser une diversité suffisante de systèmes graphiques, qui inclue des écritures réputées standards et leurs variantes historiques marginales, des écritures alphabétiques mais aussi des graphies autres, telles que celle du chinois. Mené jusqu’à son terme, ce travail permet de valider par leur attestation technique certaines cases du modèle du signe jusqu’ici négligées. Mais il permet aussi d’établir un bilan quantifiable dans la perspective d’une comparaison raisonnée du profil technique de différentes civilisations.

By defining a detailed theoretical model both of the sign and of the tool, clinical anthropology found a way to address their point of intersection through an archaeology of writing that would take into account the variety of the linguistic phenomena that technique can produce. That task required to explore a sufficient diversity of graphic systems which should include standard scripts and their marginal historical variants, alphabetic scripts, but also other ones like Chinese characters. On this basis, the theoretical model of the tool could lead to a technical validation of some parts of the model of the sign hitherto neglected. But it also made it possible to establish a quantifiable appraisal from the perspective of a reasoned comparison of the technical profile of different civilizations.

Mots-clés
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Parmi les champs de la recherche dont il est espéré qu’ils puissent contribuer à la constitution d’une connaissance épistémologiquement fondée des modalités de mise en œuvre de la rationalité technique, l’écrit offre l’avantage de s’attacher à la production d’un contenu dont la structuration préalable, quelle que soit la diversité historique de ses manifestations, est la mieux admise dans le monde dit savant, tout parti pris théorique confondu. C’est en partie cette formalisation singulièrement repérable du langage, comparée à celle des autres capacités humaines, qui a facilité l’amorce des découvertes de Jean Gagnepain et d’Olivier Sabouraud ; la commodité relative des observations menées sur les mots, plutôt que sur les conduites et les comportements, a fait que l’élaboration et la vérification du modèle du signe ont pris de l’avance sur celles des autres capacités rationnelles. Cet héritage a fructifié et les branches de la théorie qui ne s’intéressent pas directement au langage n’ont pas à s’en plaindre, à commencer par le modèle de l’outil, dont il est question au premier chef avec l’écrit. Lorsque Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut définissaient l’archéologie comme une casuistique de l’artistique qu’ils avaient fondée à partir de l’ergologie de Jean Gagnepain, ils avaient coutume de souligner que les cas soumis à l’archéologie conduisaient, dans le prolongement de la « vérification clinique » du modèle, à une « validation historique » [1] des hypothèses de départ et à leur éventuel amendement. Si l’étude de l’écrit peut fournir un matériau précieux à la réflexion sur l’incidence des plans, du fait de la formalisation théorique très aboutie du contenu de cette production, il faut aussi souhaiter que les cas que la fonction heuristique du modèle amène à mettre au jour puissent lui procurer l’onction d’une validation proprement technique cette fois, voire qu’ils éclairent les zones incertaines où la théorie est demeurée floue. Tel est du moins l’intérêt de l’exercice qui s’engage.

1 Variété de ce qui se produit par l’écrit

D’un point de vue ergologique, l’écrit est tout entier soumis à la rationalité technique, étrangère à celle du langage. Il ne faut donc pas s’attendre à une systématicité de la notation de tel ou tel paramètre de la dialectique du signe. Du reste, si systématicité il devait y avoir, elle n’aurait pas à se limiter à un seul paramètre comme le phonème, auquel d’aucuns identifient grossièrement l’écriture qu’ils appellent « alphabétique » : cette systématicité devrait être totale et la graphie devrait noter à la fois tous les traits distinctifs, les phonèmes, les sèmes, les mots, les recoupements des axes et les réinvestissements en contexte, que rendent certes concevables les schémas de Jean-Luc Brackelaire [2], mais qui ne trouveraient pas de concrétisation possible dans un concentré graphique illisible maintenu à longueur de texte. De fait, la production réelle de la totalité d’une dialectique n’est pas nécessaire pour qu’opère la rationalité qui est la sienne, en l’occurrence celle du signe, car un seul fragment contient implicitement le tout, si bien que sa production enclenche l’ensemble de l’analyse glossologique. Ce n’est que statistiquement et à l’échelle d’un riche corpus de transcriptions de langues variées que pourrait être constatée une mise en œuvre de chacun des paramètres de la dialectique du signe, donnant lieu à une validation technique de la pertinence du modèle théorique général. En l’espèce, le corpus privilégiera la notation du français, parmi les langues européennes, et du chinois, parmi les langues asiatiques, sans négliger leurs graphies jugées non canoniques pour des raisons étrangères aux plans I et II. Éphémères, alternatifs ou réputés abrégés, ces cas doivent aussi être expliqués, tout comme les projets de réformes graphiques qui ont marqué la Renaissance française ou, en Chine, le tournant du XIXe au XXe siècle.

1. La notation phonologique

Figure 1 - Phonologie

Quand le glossologue explique que sur sa face signifiante, le signe est analyse phonologique du son en traits distinctifs, sur l’axe taxinomique de sélection des identités oppositives, et en phonèmes, sur l’axe génératif de composition des unités contrastives, qu’observe de son côté l’archéologue de l’écrit ?

1.1 Notation du trait distinctif

En matière de différenciation in absentia du son, la notation du hongrois présente un système diacritique très cohérent. Pertinente dans cette langue, la différence de longueur des voyelles y dépend de la présence d’une marque suscrite : o (bref) n’est pas ó (long), a n’est pas á, e n’est pas é, i n’est pas í. Deux traits peuvent même se noter de manière combinée : si u (ou bref) n’est pas ú (ou long), ni ü (u bref, dont les deux points marquent l’arrondi), alors ű est long et arrondi, comme ő (eu long), distinct de ö (eu bref).

Le diacritisme du français moderne est moins fourni. Une forme suscrite est attestée en renfort de la lettre e, qui suffit rarement à transcrire une valeur phonologique : à l’accent aigu ou grave de préciser son degré d’ouverture, critère pertinent de signification, si bien que l’absence d’accent est tout aussi pertinente. Anciennement, la nasalisation pouvait aussi être marquée par un tilde suscrit (ã). Quant au diacritisme souscrit, il est attesté par la cédille qui précise que le c n’est pas seulement sourd et lui confère le trait qui en fait une sifflante au lieu d’une vélaire : à l’origine, c’était un z souscrit, tout comme le tilde nasalisant évoque un n suscrit.

Les caractères chinois correspondant à toute une syllabe, la notation de traits distinctifs au sein du phonème était d’emblée compromise. Mais les écritures alternatives du XXe siècle, comme la transcription officielle, dite pinyin, promue par le régime communiste et omniprésente dans la vie quotidienne (dictionnaires, enseignement…), y ont recours pour la notation des tons : (1er ton) n’est ni (2e ton), ni (3e ton), ni (4e ton), pas plus que la mère n’est le chanvre, le cheval ou l’engueulade. Ce diacritisme n’est pas réservé à une transcription en alphabet latin, puisqu’il est également utilisé dans la transcription chinoise antérieure en lettres dérivées de caractères traditionnels et toujours en usage à Taiwan, le zhuyin. Plus radical, le projet de réforme de l’écriture de Wang Bingyao [3] proposait dès 1896 le recours à deux systèmes de notation des tons utilisables au gré des circonstances, selon le besoin ou non d’une certaine rapidité du tracé. En 1900, Wang Zhao [4], moins compliqué, proposait une notation des quatre tons dépendant de la disposition d’un point à proximité de tel ou tel coin du carré au sein duquel s’inscrit la graphie de chaque syllabe (illustrations 1a, 1b et 1c ci-dessous).

1 a Wang Bingyao, notation des tons
1b Wang Zhao, positionnement des tons autour du caractère
1c Wang Zhao, application à un texte

La notation spécifique du trait distinctif introduite par les réformes chinoises de l’époque prend ainsi le contre-pied de l’une des tendances des réformes graphiques françaises projetées à la Renaissance, laquelle visait justement à leur disparition de façon qu’une lettre n’indiquât jamais qu’un seul « son » quel que fût son environnement graphique.

1.2 Notation du phonème

Le principe de la notation d’une unité de son minimale combinable aux autres unités est d’ordinaire considéré comme la norme des écritures à alphabet latin. Le phénomène y est effectivement bien représenté et l’une de ses contestations, la notation en une seule unité graphique de deux phonèmes consécutifs, telle qu’elle peut s’observer dans l’x français ou dans les lettres ξ et ψ en grec, demeure assez marginale.

Il n’en demeure pas moins d’importants décalages entre unités graphiques et phonèmes, ne serait-ce que du point de vue de la notation phonologique et sans préjuger du reste, car si le diacritisme souscrit ou suscrit a l’avantage de préserver la notation empirique de l’unité du phonème, il n’en va pas de même du diacritisme adscrit, bien plus présent dans la notation du français : l’unité du phonème « ch » n’est pas rendue par sa graphie comme l’est celle de « c » ou de « ç ». Le même décalage pèse sur les phonèmes retranscrits par « an », « ai », « ou », « gu », « ge », « ph », etc. Ajouter un n ou un i à côté d’un a, c’est toujours noter le trait distinctif qui précise le degré de nasalisation ou d’aperture de cette voyelle : qu’une terminologie intuitive parle dans un cas de « signe diacritique », dans l’autre de « lettre », ne change rien à la nature du phénomène et c’est bien la terminologie qui doit changer, donc l’approche épistémologique de l’écrit qui doit s’imposer. La vraie différence touche à la notation ou non de la délimitation du phonème, sans qu’aucune solution soit nécessaire ou exclusive : en polonais, pour noter le phonème j à partir d’une lettre z, il y a le choix entre l’antéposition d’un r (rz) et la superposition d’un point (ż).

Pour la délimitation des frontières du phonème, la notation du français dispose d’un artifice spécifique, le tréma, qui oblige à lire ce qui le précède avant de prendre en considération la lettre qui le porte sans qu’en soit modifiée la prononciation puisque le tréma ne note pas un trait distinctif. Dans « Noël », le tréma délie l’œ (qu’il aurait fallu prononcer é), pour obliger à prononcer d’abord un « o », avant d’enchaîner sur « el », dont le e en syllabe fermée se prononce forcément è, comme dans « bel », indépendamment du tréma. Dans « aiguë », il faut lire « gu » avant de prendre en compte le e final ; la lecture sera donc g-u et non g, comme y aurait incité la prise en compte globale du bloc des trois lettres « gue ». Sur un mode comparable, la transcription pinyin du chinois recourt à l’apostrophe pour distinguer dǎngǎn (qui note forcément dǎn suivi de gǎn) et dàng’àn (dàng suivi de àn) : « ng » note un trait distinctif qui achève de définir la prononciation du a qui le précède, non une suite de deux phonèmes n et g derrière le a.

Considérer que l’écriture du chinois ne s’est attaquée au phonème que tardivement dans son histoire et probablement à l’imitation des « alphabets » occidentaux serait toutefois négliger une notation certes marginale mais vieille de près de deux mille ans, le fǎnqiè 反切, dont certains avatars sont encore présents jusque dans le parler moderne. De même qu’une personne bien élevée contrainte de parler d’un « con » en présence d’un enfant innocent qui ne sait pas encore lire s’efforcera de l’épeler oralement « c-o-n », par l’addition des lettres retranscrivant ici indifféremment phonèmes et traits distinctifs, de même en chinois, amenée à parler d’un shǎbī (« stupide – con », la seconde syllabe ayant la même signification étymologique que le « con » français), cette personne mentionnera un shǎ-bō-yī 傻波一 : la syllabe (« vague ») vaut pour son initiale, la syllabe (« un ») pour sa finale. Dans ce cas précis, la compréhension est possible parce que les deux phonèmes litigieux sont isolés par juxtaposition soustractive (d’autres cas seraient plus complexes). Pour être déduit d’une soustraction au lieu d’être impliqué dans une addition, le phonème en est-il moins phonème ? Quelle différence avec la lecture française de « b-a ba », dans laquelle chacun s’accorde à reconnaître le principe de la notation consécutive des phonèmes dans l’écriture « alphabétique » du français (avec un b qui se prononce « bé ») ? C’est d’ailleurs le mécanisme originel du fǎnqiè que Tang Lan aurait envisagé d’intégrer dans une moitié de chaque caractère pour que sa prononciation en soit clairement connue. En 1937, Cao Bohan reproduit des exemples de ces nouveaux caractères [5], parmi lesquels le caractère (特) voit sa moitié droite réaménagée de façon à incorporer un tài – è qui fait , rigoureusement identique en son principe au « bé – a » qui fait « ba » :

1.3 Notation de la corrélation

Dans le cas des langues à alphabet latin, l’écrit n’est pas sans reproduire quelque trace des similarités phonologiques par lesquelles se traduit le phénomène de la corrélation. Le simple jeu des demi-cercles et des hastes restitue l’identité partielle de b et p au sein de la catégorie des labiales : composées des mêmes éléments graphiques, disposés semblablement, les deux lettres minuscules voient leur opposition sourde/sonore marquée par un simple décalage en hauteur (b/p). En majuscule, la sonore est identique à la sourde, mais se voit doubler le demi-cercle qu’elles avaient en commun (B/P). Le système est comparable au sein des sonores entre la labiale et la dentale en minuscules (b/d) et en majuscules (B/D). Les vélaires minuscules sont toutes composées d’un demi cercle ouvert sur la droite, que peut venir fermer une haste droite ou courbe en son extrémité (c/g/q) ; en majuscules, le cercle ouvert se referme par étape et se voit ajouter une barre horizontale ou oblique (C/G/Q). La répétition (n/m), la symétrie (s/z) peuvent aussi être exploitées pour restituer certaines corrélations. Même dans les cas les moins évidents, il peut se trouver dans la variété des styles graphiques quelque similarité attendue : c’est ainsi que B et V, dont l’identité partielle est notamment exploitée dans les mutations consonantiques initiales du breton, n’ont rien en commun en majuscules romaines, mais sont très proches dans la minuscule anglaise devenue le modèle d’écriture des écoles primaires, qui révèle dans le b un v surmonté d’une boucle :

Le comble de la notation de la corrélation revient forcément aux écritures créées ex nihilo ou presque comme le hangûl, projet de notation du coréen promulgué en 1446. Il n’est qu’à comparer les séries suivantes pour constater la systématicité du procédé (la transcription des phonèmes coréens est approximative) :

  • g ᄀ, k ᄏ ;
  • n ᄂ, d ᄃ, t ᄐ ;
  • m ᄆ, b ᄇ, p ᄑ ;
  • s ᄉ, j ᄌ, ch ᄎ.

Du moins est-ce un comble pour un projet qui s’est concrétisé, mais les projets restés lettres mortes, à part dans la production personnelle de leurs auteurs, vont encore bien plus loin. Un simple coup d’œil sur les pages présentant le principe de création et de mise en relation des graphies des phonèmes vocaliques et consonantiques du projet de Wang Bingyao en 1896 suffit à en donner une idée.

2a Wang Bingyao - Voyelles
2b Wang Bingyao - Consonnes

1.4 Notation de la concaténation

Que le maintien d’un trait distinctif sur deux phonèmes consécutifs les intègre dans une unité supérieure n’est déjà pas facile à concevoir. Le repérer dans l’écrit relève donc a priori de la gageure. Beaucoup de solutions envisagées en français ou dans d’autres graphies de langues romanes s’avèrent illusoires ou décevantes même quand elles sont avérées. D’autres s’avèrent d’une portée très limitée, mais révèlent des mécanismes originaux, comme le mode de transcription hongrois de certaines géminées qui ont pour particularité d’englober des phonèmes au départ notés par deux lettres au lieu d’une. C’est le cas du phonème s noté sz, du j noté zs, ou encore du « gy » (qui se prononce comme dans dieu). Redoublés, ces phonèmes ne sont pas notés szsz, zszs ou gygy, mais ssz, zzs et ggy, par une mise en facteur commun de la première des deux lettres (le trait distinctif en question), qui fait ressortir graphiquement la structuration de la concaténation des deux phonèmes. En cas de coupure en fin de ligne par un tiret, la magie se dissipe et le double digramme retrouve son intégrité (sz-sz, zs-zs…).

C’est encore le coréen qui remporte la palme de l’esprit de système. La notation des géminées donne lieu au réaménagement graphique des deux lettres concernées : ᄀ donne ᄁ (kk), ᄃ donne ᄄ (tt), ᄇ donne ᄈ (pp), ᄉ donne ᄊ (ss), ᄌ donne ᄍ (jj). Le cas a le mérite d’être plus facile à trancher que d’autres systèmes graphiques présentant des caractéristiques qu’il serait tentant de considérer sous l’angle de la restitution de la concaténation dans l’écrit. La récitation du supposé syllabaire japonais prend, après la série des cinq voyelles, la forme d’une litanie de ces mêmes « a, i, u (ou), e (é), o » précédés chaque fois d’une consonne différente, par exemple « na, ni, nu, ne, no ». En un sens, c’est déjà une écriture de la concaténation, puisque le phonème n’y est noté que dans son intégration à un autre phonème. Cette situation apparaît encore plus clairement dans l’énoncé de certaines séries – « ta, tchi, tsu, te, to », « ha, hi, fu, he, ho », « da, ji, zu, de, do »… – alors même que certaines caractéristiques graphiques se maintiennent sur plusieurs éléments de la série, ce qui est le cas pour ta (た) et tchi (ち), dont le haut est identique en hiragana. En outre, la syllabe japonaise peut aussi bien se noter en une pluralité de graphies qu’une pluralité de syllabes en un seul caractère, si bien que la syllabe n’a pas en japonais le caractère déterminant qu’elle a en chinois. Peut-être serait-il donc plus avisé de parler de concaténaire que de syllabaire pour les hiragana et les katakana.

2. La notation phonétique

Figure 2 - Phonétique

2.1 Notation de l’épel

L’objectif assigné à la création d’un alphabet phonétique international est précisément de noter une réalité phonétique de l’ordre de l’épel et non un système phonologique : certes, le son y est explicitement conditionné par sa phonologie, mais la simple prétention à la restitution simultanée de toutes les oppositions de traits imaginables (alors qu’ils n’ont pas d’opposition pertinente au sein d’une structure), dans toutes leurs combinaisons phonématiques possibles, dans toutes les langues, contredit le caractère structural de cette différenciation des traits et des limitations de leur capacité à entrer en composition, le tout au profit de la seule positivité de l’épel. La question pourrait aussi se poser à propos du système de Wang Bingyao, publié en 1896 et donc contemporain de la première version de l’API, publiée en 1888. Cette dernière comportait 19 voyelles et 56 consonnes, soit 75 graphies ; le nombre a désormais atteint 118 caractères principaux, auxquels s’ajoutent des caractères spéciaux. Le projet de Wang Bingyao le dépassait quantitativement dès le départ, puisque l’auteur dénombrait 94 finales et 30 initiales, soit un total de 124 caractères (sans compter les tons, variantes et autres originalités), qui lui permettaient d’afficher les mêmes prétentions que l’API à l’échelle à peine plus modeste d’un corpus de dialectes chinois aussi différents que les langues du Nord, du Guangdong, du Fujian, des Hakkas, et au-delà encore. Seule une étude très approfondie reposant sur une connaissance suffisante de ces dialectes permettrait de faire le partage entre notation du phonème et notation de l’épel dans ce système foisonnant.

2.2 Notation du chaînon syllabique

La notation de la syllabe, tant par sa démarcation des autres syllabes que par celle des chaînons qui la constituent, est, du point de vue des unités, affaire de phonétique et non de phonologie. La distinction des consonnes et des voyelles est un corollaire approximatif de la notion de syllabe ; si elle tient lieu de principe typologique majeur dans la classification des écritures, c’est aux dépens d’autres enjeux qui mériteraient plus d’attention.

Dans l’écriture française de référence, la syllabe n’est notée que dans une proportion très modeste, puisqu’elle n’apparaît que dans le découpage par le trait d’union des mots trop longs en fin de ligne, là où l’usage anglais serait de découper entre partiels de mots : dé-cons-truc-tion d’un côté de la Manche, de-con-struc-tion de l’autre. Mais c’est oublier la part considérable qu’elle occupe dans les graphies manuscrites du Moyen âge et de la Renaissance, ainsi que dans l’écriture de tous les jours, sous la forme, par exemple, d’un premier chaînon syllabique, d’ordinaire souligné ou surligné d’une barre ou d’un tilde, qui se substitue à la graphie continue de tous les phonèmes de la syllabe. De fait, ce que le langage commun désigne sous le mot d’abréviation peut parfaitement être pensé autrement qu’en référence à une prétendue graphie normale qu’il se serait agi de raccourcir. Les procédés de transcription sont tout bonnement différents, sans qu’une genèse de l’un à partir de l’autre soit nécessaire ou démontrable. Du strict point de vue chronologique, les abréviations que recensent les manuels d’épigraphie ou de paléographie précèdent les graphies développées, de même que la prise de notes en « abrégé » précède l’éventuelle mise au propre qui ne viendra pas toujours. L’alternative entre graphies dites normales ou abrégées s’explique bien davantage par les conditions de production de l’écrit, comme le démontrent les usages de la sténographie.

Les grands projets de réforme graphique du français n’ont pas négligé la question de la syllabe, l’œuvre d’Honorat Rambaud peut en témoigner [6]. Non seulement les syllabes de chaque mot sont séparées entre elles par des points, mais les liquides l et r suivant une consonne font corps avec elle sous la forme d’un monogramme : la lettre censée être suivie d’un l est en fait prolongée vers le bas et dotée d’un petit crochet, qui se referme en une boucle si le l devient r. Dès l’incipit de son programme révolutionnaire présentant graphies classique et rénovée en vis-à-vis, le dernier mot du premier paragraphe, « apprendre », permet d’observer la parenté unissant le chaînon pr- et le chaînon dr-, ainsi que le tr- de « lettres » en fin de ligne 4. La syllabe est pensée comme le mariage d’un mâle et d’une femelle, ce qui n’est pas sans rappeler le chinois opposant « matrice » sonore pour l’initiale (consonantique) et « matrice » de rime (à noyau vocalique).

3 Rambaud (p. 10)
3 Rambaud (p. 11)

Dans l’expérience commune, l’écriture du chinois relève entièrement d’une notation syllabique : sa première caractéristique est donc d’ordre phonétique, n’en déplaise à ceux qui la prétendent idéographique, mais l’associent à une « langue syllabique », la confusion entre l’écrit et le langage touchant ici au summum de l’aberration. La notation d’une syllabe par plusieurs caractères est une très rare exception, mais elle peut être constatée dans le cas de l’ajout du « r » rétroflexe propre au parler pékinois. « Un peu » s’y prononce en deux syllabes (yì diǎnr dans la transcription pinyin), mais s’écrit « 一點兒 ». Inversement, il existe quelques graphies, en particulier des noms d’unités de mesure étrangères introduites au XIXe siècle, qui malgré leurs deux syllabes phonétiques sont encore transcrits en un seul caractère dans les logiciels modernes. C’est le cas de la série, très peu usitée, des jiā-lún (嗧 gallons), yīng-chǐ (pieds-anglais), yīng-lǐ (miles-anglais), 瓩 qiān-wǎ (kilo-watt), 兛 qiān-kè (kilo-gramme) ou de notations plus répandues mais jugées très familières. Il arrive ainsi que Chine (Zhōngguó 中国) voie son caractère « milieu » enfermé dans le carré qui simplifie « pays » (1) ; que Japon (Rìběn 日本) voie son « soleil » initial subir le même sort, alors que sa seconde syllabe n’est pas « pays » (2) ; que la « bibliothèque » (túshūguǎn 图书馆) voie le « livre » central de ses trois syllabes enfermé dans un carré (3) ; que la « question » (wèntí 问题) voie un T prononcé ti enfermé dans le cadre de la « demande » de sa première syllabe au détriment du petit carré qu’elle en expulse (4).

Malgré cette condensation en une seule graphie, les mots restent prononcés en une pluralité de syllabes. Des phénomènes du même ordre sont également attestés dans la fabrique de l’argot, en particulier dans ses avatars contemporains [7]. Mais le mal vient de plus loin : des graphies unissant plusieurs caractères monosyllabiques en un seul, dès lors polysyllabique, sont attestées dès la première forme d’écriture chinoise, les jiaguwen. Le spécialiste coréen Lee Kyu-gap en décompte 367 formes conservées pour cette époque et encore 233 pour la période des Royaumes combattants, avec une forte proportion de noms propres et de nombres.

Encore une fois, c’est le hangûl coréen qui s’avère le plus constant et le plus cohérent dans sa transcription de la syllabe. Ce système a beau rappeler l’alphabet, les composants de chaque syllabe sont pourtant notés, non pas de façon linéaire, mais répartis par syllabe au sein d’un carré, selon un schéma comparable à la structure d’un caractère chinois. Et le hangûl ne s’arrête pas en si bon chemin dans son effort de notation syllabique. Lorsqu’à défaut de consonne initiale la syllabe est perçue comme réduite à un chaînon vocalique, ce dernier est précédé à l’écrit d’un chaînon fictif, un petit rond qui ne se prononce pas mais permet à la voyelle isolée de constituer graphiquement une syllabe : la lettre « i » (ㅣ) ne devient syllabe « i » (이) qu’à ce prix et la règle reste valable quand la voyelle est suivie d’une consonne, comme dans la syllabe « ik » (익). Difficile d’être plus sourcilleux tant de la notation des frontières extérieures de la syllabe que de sa coupe interne entre chaînons.

2.3 Notation de l’intégration phonétique

Force est de constater que les glossologues ont négligé la question. Si René Jongen a mis toute son énergie à déployer la logique dialectique de l’intégration et de l’inclusion sur la face du signifié en détaillant sa sémantique jusqu’au champ et à l’expansion conceptuels, il ne dit mot de leurs équivalents phonétiques [8]. Les non spécialistes doivent donc se contenter des suggestions du modèle et assumer le risque de l’erreur dans leurs interprétations.

Il semble toutefois possible d’identifier le principe d’une contrainte phonétique subie par une pluralité de chaînons syllabiques à ce qu’une grammaire et une prosodie intuitives nomment l’accent de mot ou l’accent tonique. Sa caractéristique est en effet d’orienter la diction sur un groupe de plusieurs syllabes. La prosodie française distingue de surcroît des accents « secondaires », le plus souvent deux syllabes avant l’accent tonique dans les mots longs ou les « groupes de mots ». Si cette notation prosodique n’est d’usage que dans un cercle d’amateurs très restreint, c’est que l’accent français se trouvant toujours sur la dernière syllabe (sauf e atone, dit muet) n’a pas besoin d’être noté pour être prononcé à la lecture. Il en irait de même pour l’accent hongrois toujours sur la première. En revanche, ce type d’accent est parfois noté hors description prosodique dans des langues telles que l’italien ou l’espagnol, qui le portent en général sur la pénultième, mais avec des irrégularités, y compris au sein des exceptions répertoriées, si bien que l’ajout graphique de l’accent peut effectivement s’avérer utile. Bien entendu, les systèmes graphiques artificiels à visée totalisante tels que celui de Rambaud ne pouvaient négliger cet enjeu de prononciation et l’intégration phonétique des syllabes sous l’accent y est systématiquement notée.

2.4 Notation de l’inclusion phonétique

La question de l’inclusion phonétique suggère une explication tentante à un phénomène essentiel à la lecture de l’écrit chinois. Le raisonnement analogique laisse entendre que l’inclusion phonétique est à la syllabe ce que l’inclusion phonologique, à savoir la corrélation, est au phonème : à la variabilité du trait dans le cadre du phonème se substituerait donc la variabilité de l’épel dans le cadre de la syllabe. Or, dans les caractères chinois, bien souvent la prononciation est celle qu’aurait l’une de ses composantes si elle était isolée en tant que caractère autonome. Le caractère 馬 (3e ton) signifie cheval ; il est associé à la « clé » 石 shí, la pierre, dans le caractère 碼 (même ton) de 碼頭 mǎtou le quai. Il est clair que c’est lui qui en indique la prononciation exacte, comme dans le 瑪 de 瑪瑙 mǎnǎo (agate) où il est associé à la clé du jade. Mais dans la majorité des combinaisons, le caractère conserve la prononciation ma, à l’exception du ton exact (媽 maman, au 1er, 罵 gronder au 4e, 嗎 particule interrogative au ton neutre). Encore la différence est-elle assez faible ici ; le rapport peut être bien plus lâche. Les spectateurs sinisants du film de Jia Zhangke, Xiaowu pickpocket, se souviendront du ridicule de la prononciation de la première syllabe du mot « loisir » (娛樂 yúlè) dans la bouche d’un paysan illettré du Shaanxi, qui pour l’avoir péniblement déchiffré croit pouvoir se décider pour wu au vu de sa moitié droite, un 吳 , identique au nom de famille Wu, très répandu. Cette erreur résulte de l’application du mécanisme de lecture majoritaire des caractères chinois dans un cas où l’évolution historique l’avait rendu moins précis. Ce mécanisme repose à l’évidence sur de la notation sonore, au sens le plus vague, mais il ne peut s’agir de phonème, de trait, etc. ; il s’agit donc forcément de phonétique et là encore, ce ne peut être ni l’épel, ni simplement la syllabe, mais ce qui intuitivement pourrait être perçu comme une combinaison des deux. À reconsidérer la définition formelle proposée par le modèle pour l’inclusion phonétique, il semble bien que cette particularité écrasante de la notation du chinois pourrait lui correspondre et que l’archéologie de l’écrit puisse pallier un silence du modèle glossologique.

3. La notation sémiologique

Par sa face signifiée, le signe est analyse sémiologique du sens naturel immédiat en sèmes – sur l’axe taxinomique de sélection des identités oppositives – et en mots – sur l’axe génératif de composition des unités contrastives.

Figure 3 - Sémiologie

Le sème, équivalent du trait distinctif sur la face du signifiant, permet de classer le sens en identités et différences structurales négatives, purement formelles, en rupture totale avec la positivité du monde à désigner. C’est par lui seul qu’il est possible de « confondre sans broncher dans une même opération celles qu’un chirurgien fait sous anesthésie, un stratège, sous les balles, un écolier, sous la menace d’une retenue » [9], en dépit des réalités concrètes. C’est ce même classement abstrait qui fait qu’en français une table et une chaise sont du féminin, tandis qu’un bureau et un fauteuil sont du masculin, quand bien même c’est le même objet qui aurait ainsi été désigné. Mais le sème ne saurait compter que par le mot, unité minimale signifiée, car le sème qui fait que « chaise » n’est pas fauteuil, ni même chameau, est indissociable de ceux qui font qu’il n’est pas masculin, pas pluriel, pour se limiter à ce que même la grammaire scolaire permet d’appréhender de façon évidente.

3.1 Notation du sème

S’il est facile d’entrevoir la possibilité que tout ce qui dans l’écriture ne change rien à la prononciation relève de la notation du sens, il est loin d’être aussi aisé de définir précisément chaque fois ce qui du « sens » a été noté. Il est attendu que l’écriture note le sème et en effet elle ne s’en prive pas dans l’écriture du français, bien moins phonétique que d’aucuns le pensent. C’est ainsi que joli n’est pas jolie (masculin/féminin), ni jolis ou encore jolies (singulier/pluriel) ; que « ver » vermisseau n’est pas « verre » verroterie ; que « haie » n’est pas « ait » ; que « a » verbe n’est pas « à » préposition… Et il est d’autant moins question, encore une fois, de subordonner l’accent à la lettre, que dans des écritures où la notation sémiologique est moins abondante qu’en français, comme l’espagnol, le peu de signalisation de distinction sémique subsistant lui est souvent dévolu : él (il) / el (article le), mí (moi) / mi (mon, ma), sé (je sais) / se (réfléchi se), sólo (invariable) / solo (variable)… Le lecteur attentif remarquera que le même engin en forme d’accent aigu s’avère relever d’un grand nombre de cases analytiques, dans lesquelles le même rôle pouvait être joué par des lettres, ce qui vide de toute substance l’opposition entre ces deux catégories intuitives.

S’il est très difficile de repérer une trace de notation sémique dans l’écriture du chinois, l’archéologue se doute qu’il ne lui reste plus qu’à se tourner vers Wang Bingyao. Il a raison, car ce visionnaire ne déçoit jamais : il avait bel et bien prévu un système, et même un double système, de restitution par trait ou par point de la catégorisation grammaticale de toute graphie (nom, adjectif, verbe, classificateur, préposition, adverbe…), ce qui n’aurait pas manqué de faciliter la perception de certains rapports de rection ou de détermination à la lecture de la phrase si son système, décidément très chargé, avait été lisible. En japonais, l’alternance entre les kanji (caractères chinois) et les kana (syllabaires japonais) peut évoquer la distinction entre lexèmes et morphèmes, contribuant de ce fait à la perception de la succession des sèmes et facilitant la lecture.

4 Wang Bingyao, notation des catégories grammaticales

3.2 Notation du mot

Selon sa définition structurale, le mot n’est pas forcément ce que l’écrit isole comme mot. Pour faire simple, si « chaise » est un seul mot, c’est au même titre que « sur-des-chaises » l’est aussi, la seule différence étant que, dans le premier cas, une partie des sèmes par lesquels le mot existe se trouvent bloqués sur une signification zéro. Ils sont toutefois, implicitement, c’est-à-dire structuralement, présents. Sur le même modèle, « donne » compte tout autant que « qu’-ils-nous-le-donnent », qui n’est qu’un mot : ce que l’usage français en détache graphiquement n’est linguistiquement que sème partiel de mot – phénomène malgré tout perceptible dans l’écrit, grâce à ces traits d’union auxquels la pédagogie de la grammaire recourt sans modération. L’usage français ordinaire ne produit dans l’écrit l’appartenance du « pronom » atone à la forme verbale que dans le cas particulier où le « pronom » est en fin de mot (donne-le-lui, dis-moi, peut-il, va-t-elle, parle-m’en, cours-y). S’il est en début de mot, par une curieuse incohérence, il est graphiquement détaché (il y va, tu me le dis), ce qui confirme bien que raison technique n’est pas raison logique. Certaines notations écrites se signalent néanmoins par leurs efforts dans le sens de la reconnaissance du mot tel que le fait concevoir le modèle du signe. Ainsi Jongen remarque-t-il que « le suédois n’opère aucune coupe entre la graphie du noyau nominal et celle de l’article défini (suffixé) » et qu’il « en va de même en hébreu » où « préfixée comme en français, elle est accolée à la graphie du noyau nominal » (op. cit., p. 70). D’autres langues sont aidées dans cette voie par le phénomène de l’harmonie vocalique qui leur facilite la reconnaissance des limites structurales du mot ; c’est le cas du hongrois (barátomnak : à mon ami).

Généralement, la notation des frontières du mot entre en conflit avec celle de la syllabe, elle-même difficilement compatible avec celle du phonème, et c’est une partie du défi que doivent relever les écritures artificielles que de restituer simultanément ces trois paramètres, du point de vue de leur ambition totalisante plus ou moins consciente. Rambaud n’y parvient pas vraiment : en dépit d’une notation presque systématique du phonème et de la syllabe, il ne songe pas à réunir l’article avec le nom. Toutefois, la notation de l’accent de mot (qui ne porte jamais sur l’article) pallie partiellement cette lacune. La notation syllabique chinoise met sur un pied d’égalité syllabes internes d’un même mot et syllabes de mots consécutifs, ce qui peut gêner la lecture. La transcription pinyin, quand elle est bien utilisée, ce qui n’est pas fréquent, rétablit la balance au profit du mot, mais perd l’essentiel de la syllabe si le ton, qui coïncide avec elle, n’est pas noté. Dans le cadre d’un projet de réforme plus général, Hu Yuzhi a tenté en 1934 de prôner un espacement supérieur entre mots distincts [10]. Par ce procédé, il rejoignait en fait l’usage bien ancré dans le hangûl, qui parvient ainsi à concilier phonème, syllabe et mot de manière presque irréprochable. Si l’écrit chinois n’a jamais généralisé la délimitation des frontières du mot, il l’a tout de même pratiquée dans un certain nombre de circonstances particulières, notamment la transcription des noms d’étrangers, où la frontière entre les mots est marquée par un point médian.

Insert 3

3.3 Notation du paradigme

C’est dans l’analyse sémiologique que la projection des axes est le plus facile à percevoir. En se projetant sur les unités signifiées, l’analyse taxinomique crée des unités de rang supérieur, les syntagmes, intégrant une pluralité de mots dans un rapport de complémentarité sous une commune contrainte sémique. Ce phénomène est notamment perceptible de façon très claire dans les accords grammaticaux tels qu’ils sont enseignés dès le primaire. Quant à la projection de l’axe des unités sur les identités sémiologiques, elle définit le paradigme, catégorie inclusive d’une diversité de différences sémiques, dont la variabilité se traduit par la flexion, la dérivation, alors que le mot reste un.

Dans la mesure où paradigme et syntagme mettent en œuvre une interaction entre le sème et le mot, leur attestation dans l’écriture offre une nouvelle occasion de constater qu’il existe bel et bien une notation de ces deux paramètres du signifié, à telle enseigne qu’il est parfois difficile, dans le cas du français, de trouver des exemples de notation du sème qui ne soient pas plus spécifiquement notation du paradigme. La différence entre vent et vend peut être considérée comme sémique, mais elle est véritablement paradigmatique parce que le d non phonologique rappelle l’appartenance au paradigme « vendrai, vendu, vendons », tandis que le t non phonologique rattache au paradigme « venteux, éventer ». Les exemples sont extrêmement nombreux et recouvrent largement la catégorie naïvement historiciste des « graphies étymologiques », chère aux spécialistes de l’orthographe française fluctuante de la Renaissance, avec ce paradoxe ou cette réaction que les projets révolutionnaires de cette époque, comme celui de Rambaud, aboutissent à la disparition de la notation du paradigme. Certes, des lettres non prononcées peuvent l’avoir été en latin, mais elles pouvaient aussi l’être synchroniquement dans une partie du paradigme.

3.4 Notation du syntagme

Dans « jolies peintures », le s est incontestablement sémiologique, puisqu’il note l’abstraction formelle qu’est le pluriel, opposé au singulier. Mais il suffit de comparer avec « jolis tableaux » pour se rendre compte que la répétition d’une même graphie sémique sur deux mots effectivement complémentaires rend perceptible leur intégration dans un syntagme, tandis que l’alternance s/x n’a qu’un effet moindre. Cette affirmation pourrait être nuancée par le constat de l’existence de marques identiques d’un point de vue sémique, mais graphiquement distinctes selon le type de mot concerné, dont la récurrence noterait tout aussi bien la complémentarité, comme le couple s (pluriel nominal) / nt (pluriel verbal). Parmi les notations du syntagme, il n’y a aucune raison de négliger ce qui est à tort appelé de la « méta-écriture », alors qu’il s’agit de graphies rendant compte directement de mécanismes propres au langage, pour la seule raison que, ces mécanismes n’étant d’ordinaire pas clairement notés, ces graphies sembleraient des ajouts, encore une fois secondaires, par rapport à un système préconstitué. Aussi n’y aurait-il aucun obstacle à mentionner des graphies élaborées par Jongen pour rendre compte de l’intégration syntagmatique, comme il n’y en aurait pas eu à le faire dans l’étude de la notation d’autres paramètres de la signification [11]. Enfin, il y a lieu d’évoquer le rôle non négligeable joué par les virgules, car il est incontestable qu’elles aident à la lecture du syntagme, d’une part, négativement, en ne se plaçant pas entre les deux mots le constituant, d’autre part en pouvant le séparer, devant et derrière, des autres syntagmes dont il n’est pas complémentaire, même s’il s’agit plus probablement de délimitation du terme que du syntagme. En tout cas, il ne peut y avoir de virgule entre le sujet et le verbe en tant que tels (l’incise ne les vise pas), entre le verbe et l’objet, entre le nom et le déterminant.

4. La notation sémantique

Si le sens positif présuppose une sémiologie qui le fonde dans le cadre de l’analyse formelle réciproque du signifiant et du signifié, il n’existe pourtant que par le réaménagement contestant la négativité du sème et du mot au profit d’une adéquation à la positivité de la situation à dire. Réinvestissement sémantique de l’identité signifiée, le vocable désambiguïse le sème, par essence impropre, qui pouvait tout dire, pour lui faire désigner rhétoriquement une seule chose à l’exclusion des autres. De sa contestation du sème naît la possibilité de la synonymie qui préserve l’identité conceptuelle dans la différence structurale. Quant au mot, qui constituait l’unité sémiologique, il est réaménagé par le terme de proposition qui opère une redistribution, indifférente au décompte formel signifié, en unités conceptuelles réparties dans l’assertion de part et d’autre de la coupe prédicative. Enfin, la projection des axes est bien mieux documentée que sur l’équivalent phonétique de la face signifiante. Ainsi, le champ conceptuel désignerait le phénomène de l’inclusion sémantique et l’expansion conceptuelle celui de l’intégration sémantique. Le premier mécanisme permet de concevoir des catégories inclusives rendant possible le passage indéfini du particulier au général, tandis que le second prédétermine la pluralité de conceptions pouvant être associées à une notion de départ. Il s’agit en quelque sorte de deux modalités construites de l’idée naïve de « champ sémantique », dont le fonctionnement comparable à celui de la relation symbolique, sérielle et non structurale, ne manque toutefois pas de surprendre.

Figure 4 - Sémantique

4.1 Notation du vocable

Le meilleur moyen de discerner de la notation du vocable dans l’écrit est de repérer un mode de distinction graphique des différents sens concrets d’un seul et même mot – il n’est pas question ici de distinguer des homonymies, car dans ce cas il n’y a pas d’identité structurale d’ensemble. Le français offre un certain nombre d’exemples de ce type de désambiguïsation par l’usage de la majuscule en alternance avec la minuscule. C’est ainsi qu’en dépit de l’identité du mot chacun comprend à la lecture que Pierre n’est pas une pierre, qu’un état n’est pas un État, que de la mort et de la Mort seule la seconde peut être vêtue de noir et s’avancer armée d’une faux, que l’Art c’est autre chose que l’art de se faire remarquer… Ce type de procédé touche du reste souvent à la distinction de sens selon les visées rhétoriques, en particulier la science et le mythe. L’écriture chinoise dispose elle aussi d’un artifice graphique équivalent, une certaine forme de soulignement (le zhuānmínghào) qui permet de distinguer les noms propres des noms communs, dans un contexte où la frontière entre les deux est beaucoup moins perceptible qu’en français, car les noms propres sont dans leur immense majorité totalement identiques aux mots du vocabulaire commun.

4.2 Notation du terme de proposition

La signalisation des limites du terme de proposition, quant à elle, n’est pas une grande spécialité française, en particulier en son lieu stratégique, la coupe prédicative. En russe, la copule « être » n’étant pas employée entre le sujet et son attribut, cette coupe, quand elle a lieu entre deux substantifs, est marquée par un tiret. « Sonia est la sœur de Vania » s’écrit « Соня — сестра Вани ». L’écriture chinoise est bien moins soigneuse et, pour peu que le thème soit exposé longuement, il n’est pas inconvenant de glisser une virgule avant le début du prédicat. À cet égard, la signalisation de la coupe prédicative est toutefois moins pataude dans l’écriture du français à l’échelle qui est la sienne : lorsque plusieurs propositions ont un verbe identique, mais chaque fois un sujet et un complément différent, le verbe peut être mis en facteur commun, les sujets et les compléments dépourvus de copules se succédant alors, alternés et encadrés de virgules, dont les unes séparent les différentes propositions, les autres, les deux termes de la prédication, comme vient de l’illustrer le segment précédent. La séparation entre les propositions, par laquelle s’établit la délimitation extérieure de la prédication, est le plus souvent signalée par des points finaux et des majuscules initiales. Les autres enjeux de délimitation des termes relèvent a priori des règles de la ponctuation qu’il n’apporterait pas beaucoup de résumer quand il faudrait les décortiquer.

4.3 Notation du champ conceptuel et de l’expansion conceptuelle

Les deux modalités de recoupement des axes que sont le champ et l’expansion conceptuels sont clairement distinctes, néanmoins, la place qu’elles occupent dans les rouages de notation de la langue chinoise est si semblable qu’elles sont généralement confondues. Par ailleurs, le phénomène est rarement examiné seul, tant il est concomitant de celui de l’inclusion phonétique. L’association de ces recoupements d’axes des deux faces du signe réinvesti correspond en effet à ce que notent les « caractères image et son » (xíngshēngzì), selon la grille d’analyse élaborée par Xu Shen il y a près de deux mille ans : ces caractères combinent, à titre d’indice phonétique, une approximation de la prononciation de la syllabe qui relève de l’inclusion phonétique et, à titre d’indice sémantique, ce que les Jésuites ont d’abord appelé une « clé », c’est-à-dire un radical, dont la portée relève indifféremment du champ ou de l’expansion conceptuelle. Une partie de ces radicaux existent de manière autonome en tant que caractères, mais d’autres n’existent que comme éléments de composition. Si la clé de la maladie est employée dans l’écriture d’un très grand nombre de noms d’affections (病, 癌症, 疙瘩), combinée chaque fois à un indice phonétique, elle ne se trouve pourtant jamais seule. Dans l’exemple qui suit, une fois que le lecteur a reconnu la clé du cheval (馬) dans le caractère qu’il déchiffre, il peut en déduire que son sens est lié au champ conceptuel des équidés ou de ce qui y ressemble : les chameaux (駱駝) aussi bien que les mules (騾), les ânes (驢), les juments (騍), ont tous la clé du cheval. Il peut aussi chercher dans l’autre direction, celle de l’expansion conceptuelle, à savoir la pluralité de ce qui peut être dit sur le thème du cheval, comme galoper (馳), conduire un char (馭), chevaucher (騎). Connaissant sa langue, à défaut de bien en connaître l’écriture, il pourra mettre à profit la combinaison des données sémantiques et phonétiques fournies simultanément par le caractère pour tenter de faire coïncider les deux ensembles sur un mot précis. Ce fonctionnement, qui toucherait plus de 90 % des caractères chinois si substitutions et emprunts survenus au fil des siècles n’en biaisaient pas l’application, n’est pas moins efficace qu’un autre. Il reste à noter que si les clés sont le plus souvent employées pour mettre sur la piste d’un sens positif, il n’est pas rare non plus, surtout dans les cas, fréquents en chinois, d’homonymies multiples, que la clé n’ait aucun rôle sémantique propre, mais seulement un rôle sémique consistant à montrer que le mot veut dire autre chose que ce que disent tous les autres mots prononcés de la même manière et dotés d’autres clés.

Dans la mesure où ils contestaient l’écriture chinoise en usage et où cette dernière reposait en grande partie sur le recours au champ et à l’expansion conceptuelle, les projets de réforme de l’écriture chinoise tendaient essentiellement à simplifier voire à éradiquer ces mécanismes. Tel était bien évidemment l’état d’esprit de Wang Bingyao, mais dans sa démarche radicale et sa volonté d’être le plus complet possible (au point d’inclure une transposition de son projet phonétique applicable au code télégraphique et à la signalisation par fanions ou lampe torche), il devait forcément ajouter une dimension sémantique à son système, en plus de la notation de la nature grammaticale déjà mentionnée. C’est ce qu’il fit en définissant huit catégories sémantiques : ciel, terre, ce qui vole, ce qui nage, homme, chose, animaux, plantes. Et l’indicateur graphique de chacune de ces huit catégories devait pouvoir se combiner à la notation de la consonne initiale de chaque syllabe, selon des modalités illustrées dans son manuel pour l’agencement avec deux consonnes initiales données en exemples, le m et le w, qui se retrouvaient donc chacune avec huit graphies…

5 Wang Bingyao, notation des champs sémantiques

2 Bilan raisonné

Les objectifs initiaux de cette réflexion sur l’écrit la rapprochent davantage de ce que les anciens Ramages appelaient des « notices problématiques », visant à construire l’approche épistémologique d’un objet d’archéologie indépendamment d’un corpus défini, que d’un « bilan raisonné » stricto sensu. Ce dernier, tel qu’il a été défini dans Artistique et archéologie (op. cit., pp. 234-236), suppose en effet une prise en compte de toutes les interactions et interrelations potentiellement en jeu, or il n’était ici question que d’examiner l’interaction clé et de le faire de manière exhaustive. Quant à l’effort de quantification des résultats de l’analyse afin de « dessiner le faciès artistique d’une civilisation », au vu des enjeux de l’étude et des précautions qu’ils appellent à prendre, il faut justement se démarquer de la lettre du bilan pour que son esprit n’en soit que mieux respecté.

Car dans le cas d’une réflexion sur l’écrit qui implique le cas chinois, le premier enjeu d’une refonte de la grille d’analyse est de ne pas isoler un système pour en faire l’emblème d’une civilisation : la dérive historienne n’est que trop attestée et les postures partisanes sur lesquelles elle débouche étouffent la recherche. Faute de modèle théorique et de remise en cause sur un pied d’égalité tant du prétendu alphabet et de son mode d’emploi, que des caractères chinois ou de tout autre arsenal technique de la graphie, même les auteurs d’investigations riches et documentées finissent par retomber dans l’opposition stérile d’un alphabet, supposé phonétique, économique et sans histoire, avec une idéographie imaginaire, supposée trop complexe mais chargée d’incarner l’esprit d’un peuple.

En 1980, John Chen concluait son travail sur les réformes de l’écriture chinoise [12], le seul en langue française, par un lapidaire : « bref, les linguistes chinois n’ont rien créé ». Il est vrai que sa méthode ne pouvait qu’aboutir à cette conclusion. Les projets de réforme étaient classés uniquement par leur origine supposée, bien schématique, ce qui dispensait de la moindre étude de détail de leurs propositions. La « 1re catégorie », regroupait 8 projets d’alphabets « utilisant des lettres latines plus ou moins modifiées » : comme ils n’étaient pas analysés mais juste nommés dans une liste, il en ressortait qu’ils copiaient forcément l’étranger et il n’était pas besoin de s’expliquer sur les « modifications » mentionnées allusivement. La « 2e catégorie » comptait 17 projets de « symboles phonétiques utilisant des traits de caractères chinois comme base » : nul besoin de se demander ce qu’il restait de la « base » une fois le sommet atteint, ni de constater que la base chinoise l’emportait quantitativement sur la greffe occidentale. La « 3e catégorie », qui comportait 10 projets, était celle des « symboles sténographiques » : Wang Bingyao en faisait partie, lui qui allait, entre autres joyeusetés, jusqu’à surcharger les consonnes initiales d’une notation du champ sémantique ! La « 4e catégorie », rachitique, ne comptait que 3 projets avec « des symboles phonétiques utilisant des numéros ». Tout le monde devine donc que la « 5e catégorie » ne pouvait être que la voiture-balai, avec 8 projets « d’autres systèmes phonétiques généralement avec des symboles spéciaux inventés par les auteurs eux-mêmes », comme si tel n’était pas déjà le cas des projets des quatre autres catégories… En fin d’ouvrage, l’auteur embrayait, pour la beauté du geste, sur son propre projet de réforme, forcément plus raisonnable et surtout plus chinois, permettant notamment un meilleur usage des claviers de machine à écrire. On n’est jamais visionnaire dans tous les domaines.

En 1997, William Hannas, fort de sa maîtrise du chinois, du japonais, du coréen et du vietnamien, publiait Asia’s orthographic dilemma, préfacé par l’un des papes de l’enseignement du chinois au XXe siècle, l’Américain John DeFrancis [13]. Malgré la somme d’informations et la rigueur d’une partie des raisonnements contenus dans l’ouvrage, la position est bien celle que résume son préfacier : « en confrontant les systèmes d’écriture basés sur le caractère avec les langues qu’ils représentent », l’auteur « révèle combien chacun d’entre eux est difficile et inadapté en comparaison des systèmes d’écriture fondés sur de simples principes alphabétiques ». L’histoire ne dit pas quels sont ces « simples principes » alphabétiques et comment ils se confrontent aux langues qui y recourent uniformément, semble-t-il, malgré leur diversité. Le préfacier reconnaît à l’auteur le mérite d’avoir montré « comment l’impact des systèmes alphabétiques était en train de saper l’hégémonie du caractère comme base des systèmes d’écriture traditionnels ». Cette base paraissait pourtant sapée de longue date dans le cas du japonais, du coréen et du vietnamien… « D’un point de vue global et historique, il est clair que les caractères sont au bout du rouleau (on their last legs) » résumait le préfacier, tout en manifestant ses réserves sur ce sixième point de l’aperçu synthétique qu’il donnait de la pensée de Hannas. Et si les « caractères » en étaient là, c’était notamment à cause de l’expansion de l’ordinateur, en ce milieu des années 1990 qui voyait l’émergence de l’internet dans le monde. Curieusement, vingt ans plus tard, la Chine est à la pointe dans le domaine et le caractère ne semble plus du tout menacé : sans doute le point de vue était-il trop globalisant et trop historique…

Il était donc urgent d’appliquer le même modèle analytique à des types d’écrits étiquetés alphabétiques ou idéographiques pour vérifier si ce qu’ils notaient était vraiment différent, si les uns étaient portés sur la « phonétique » et les autres sur les « idées ». Or il est apparu que certains paramètres de la dialectique du signe étaient très différemment traités, qualitativement et quantitativement, dans des systèmes recourant également à l’alphabet et que cette notion d’alphabet ne signifiait donc pas grand-chose, comme l’avaient déjà compris les réformateurs de la Renaissance. Il est aussi apparu que le chinois notait à sa façon bien des choses supposées réservées aux alphabets ; il était même beaucoup plus phonétique sur le paramètre de la syllabe et, du point de vue de la conformité à cette caractéristique, il frôlait le 100 %, score hors d’atteinte des écritures alphabétiques étudiées sur aucun des paramètres phonétiques ou même phonologiques du langage. Dès lors, ce n’est plus à une approche uniquement qualitative qu’il faut s’en remettre pour établir une comparaison équitable entre les systèmes d’écriture, il faut tenter de quantifier les phénomènes, dans l’esprit du « bilan raisonné ». Les moyens nécessaires à la conduite rigoureuse d’une telle étude (notamment le passage au crible, programmé informatiquement, d’un corpus significatif de textes de la langue visée) sont hors d’atteinte. Pour autant, la pratique d’une langue et son écriture suffisent à suggérer une première approximation. C’est ce qui a été tenté lors d’une conférence donnée à la Bibliothèque Nationale de Chine en janvier 2015, avec les schémas présentés ci-dessous : les 16 paramètres sont représentés, recoupements d’axes inclus ; la face du signifiant est en bleu, celle du signifié en rose, pour faciliter le repérage de l’éventuelle dichotomie entre recours à l’alphabet et recours aux caractères ; plus un phénomène est fréquemment noté dans un système graphique, plus la couleur de la case concernée est foncée ; les graphies considérées comme marginales ou alternatives sont prises en compte sous forme de grosses hachures ou de petits points ; quand un paramètre n’a pas pu être évalué, essentiellement en raison de lacunes linguistiques, la case reste en grisé.

Français
Chinois
Coréen

Il ne s’agit certes que d’une grossière ébauche, mais elle permet de « dessiner le faciès » d’un type d’écrit, ou plutôt d’en établir le caryotype. Le résultat montre clairement qu’il n’y a pas d’opposition marquée entre les deux faces du signe, tant dans l’écriture dite alphabétique du français que dans celle du chinois prétendument idéographique. Mieux, sur tous les paramètres de la face signifiante sur lesquelles l’écriture du coréen a pu être évaluée, les résultats sont beaucoup plus élevés que dans l’écriture française, que ce soit lorsque le caractère alphabétique de l’écriture coréenne est manifestement en jeu (notation phonologique) ou que ce soit lorsque son héritage chinois « basé sur le caractère » lui permet de noter magistralement la syllabe. Quand on place ces caryotypes rudimentaires sur trois pages successives et qu’on passe rapidement de l’une à l’autre, on peut même visualiser le déplacement quantitatif des paramètres langagiers notés d’un système à un autre, comme dans un dessin animé. C’est ainsi que le chinois note moins l’analyse grammaticale mais plus le réinvestissement rhétorique formalisé par elle. Le problème du discours convenu sur la comparaison des écritures, outre le fait qu’il est d’emblée historique, outre le fait encore que ses présupposés le poussent à ne décortiquer que l’un des deux termes de la comparaison, c’est que les conclusions qu’il tire sur l’écrit, comme support de la production du langage, de la pensée et de la prononciation, au moyen d’une manipulation généralement visuelle et rarement tactile, il prétend les tirer du processus ergotropique de la production de l’écrit lui-même, réduit au seul examen, très superficiel, de séries d’engins : les lettres de l’alphabet, les caractères chinois, les signes diacritiques, la ponctuation… Cette erreur de raisonnement est aussi grossière que les précédentes, mais elle pointe la nécessité pour le modèle de mettre de l’ordre non plus seulement dans la variété de ce que peut produire l’écrit, mais aussi dans l’ergotropie de l’écriture.

Références bibliographiques

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WANG B., 1896, Manuel d’écriture phonétique (Pinyinzipu), Pékin, Éditions de la Réforme de l’Écriture, 1956.

WANG Z., 1906, Les lettres combinées du mandarin (Guanhua hesheng zimu), Pékin, Éditions de la Réforme de l’Écriture, 1957.


Notes

[1Voir Bruneau Ph., Balut P.-Y., 1997, Artistique et Archéologie, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne, pp. 85-86.

[2Voir Brackelaire J.-L., 1995, La personne et la société, Bruxelles, De Boeck. Le tableau de la page 245 sera repris ci-dessous, fragmenté en ses quatre parties et légèrement adapté.

[3Wang B., 1896, Manuel d’écriture phonétique (Pinyinzipu), Pékin, Éditions de la Réforme de l’Écriture, 1956.

[4Wang Z., 1906, Les lettres combinées du mandarin (Guanhua hesheng zimu), Pékin, Éditions de la Réforme de l’Écriture, 1957.

[5Voir Cao B., 1937, L’évolution de l’écriture chinoise (Zhongguo wenzi de yanbian), Guilin, Lijiang chubanshe, 2012, p. 110.

[6Voir Rambaud H., 1578, La déclaration des abus que l’on commet en écrivant : et le moyen de les éviter et représenter naïvement les paroles, ce que jamais homme n’a fait, Lyon, Jean de Tournes.

[7Voir Le Gouriérec F., 2013, « Gros mots et petite politique : paradoxes sociaux et techniques des déviances verbales chinoises », Argotica, n°1(2)/2013, pp. 171-210.

[8Voir Jongen R., 1993, Quand dire c’est dire, Bruxelles, De Boeck Université.

[9Gagnepain J., 1990, Du vouloir dire 1. Du signe. de l’outil, Paris, Livre & Communication, p. 30.

[10Voir Cao B., op. cit., pp. 92-93

[11Voir sa « Table des symboles », op. cit., p. 7.

[12Voir Chen J., 1980, Les réformes de l’écriture chinoise, Paris, Institut des Hautes Études Chinoises, p. 228 et suivantes.

[13Voir Hannas W., 1997, Asia’s Orthographic Dilemma, Hawai, University of Hawai’i Press.


Pour citer l'article

Frédéric Le Gouriérec« De l’écrit. Modélisation théorique et bilan historique », in Tétralogiques, N°23, Le modèle médiationniste de la technique.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article98