Sandrine Rastelli
Psychologue clinicienne. Responsable thérapeutique du centre de jour psychiatrique La Fabrique du pré, Nivelles, Belgique. sandrine.rastelli chez lafabriquedupre.be
Un burn-out comme une paraphrénie sans délire, ou le travail comme fait du narcissisme
Résumé / Abstract
Cet article tente de repérer ce qui est en jeu chez trois patients qui décompensent sous la forme d’un burn-out. Si la question du rapport au travail est posée pour tous, il apparaît cependant que ces trois cas ne relèvent pas forcément des mêmes processus en jeu. La théorie de la médiation nous aide ici à tenter de faire une analyse différenciée des situations et à considérer que le burn-out ne peut pas avoir le statut de catégorie psychiatrique en tant que telle mais qu’il devrait être compris comme un symptôme parmi d’autres qui peut indiquer un trouble sur différents plans.
Mots-clés
burn out | déontologie | Jean Gagnepain | métier | névrose | paraphrénie | théorie de la médiation |
« En tant que psychanalyste et praticien, je me suis rendu compte que les gens sont parfois victimes d’incendie tout comme les immeubles. Sous la tension produite par la vie dans notre monde complexe, leurs ressources internes en viennent à se consumer comme sous l’action des flammes, ne laissant qu’un vide immense à l’intérieur, même si l’enveloppe externe semble plus ou moins intacte. »
Herbert Freudenberger [1]
Que le lecteur me pardonne
Penser les faits en référence à la théorie de la médiation demande une initiation pointue et approfondie d’un modèle, certes très heuristique, mais extrêmement complexe. Si j’ai eu le plaisir d’y être introduite par des maîtres qui en étaient fins connaisseurs, je dois avertir le lecteur que mon initiation est restée fort limitée et, qu’en conséquence, mes possibilités d’en extraire toutes les richesses le sont également. Je demande donc par avance de l’indulgence pour les approximations et incertitudes qui émailleront ma réflexion. Entendons ici que je lance une perche pour inviter les mieux initiés que moi à approfondir une question clinique par le prisme du modèle médiationniste pour nous aider tous à réfléchir à une question très présente actuellement dans différents champs.
Avant de l’annoncer, il faut que je précise le cadre professionnel dans lequel cette question s’élabore. Mon champ est celui de la psychiatrie, à entendre ici dans son acception banale de travail avec les « fous », selon toutes les palettes de couleurs que cela peut présenter : des insensés qui délirent et hallucinent, aux autres, tout à fait sensés, c’est-à-dire bien moins seuls pour faire comprendre ce dont ils souffrent, mais qui en subissent les affres dans une toute aussi tragique solitude que les précédents. Et dans mes rencontres quotidiennes avec eux, dans le Centre de jour où je travaille, une question revient sans cesse : celle du travail. Il y a les patients qui souffrent de n’en avoir jamais eu ou de n’en avoir qu’une expérience extrêmement limitée et souvent malheureuse, et ceux qui ne l’ont que trop bien connu et dont la souffrance s’est aggravée, voire révélée à son contact. Pour le dire avec les mots de tous les jours, nous sommes entre ceux qui ont toujours chômé ou été considérés en incapacité de travail et ceux qui en sont tombés malades, ceux dont on dit aujourd’hui, qu’ils font un burn-out. Et les souffrances de ces derniers par rapport au travail se complexifient avec l’attente politique et sociale moralisante des autres qui exigent que chacun contribue, par le travail, aux richesses de l’État. De notre premier « découpage », nous allons examiner ici certains qui souffrent d’en avoir du trop. La question deviendra du trop de quoi ?
Depuis quelques années nous voyons arriver dans nos services des personnes qui n’ont pas d’antécédents psychiatriques, qui ont bien connu, certes, quelques déboires et événements de vie parfois très difficiles, mais qui, jusque-là, s’en étaient toujours biens sorties, notamment grâce à un investissement professionnel important. Quand elles arrivent chez nous, ce n’est pas un de ces événements de vie tragiques qui déclenchent leurs difficultés, mais un épuisement dans leur travail. Elles n’ont pas forcément perdu leur travail, elles n’ont pas systématiquement été victimes du moindre harcèlement, elles n’ont pas forcément subi les critiques négatives de leurs collègues ou de leurs supérieurs. Non, simplement, elles n’en peuvent plus de faire ce qu’elles font, non pas qu’elles n’aiment plus leur travail, mais elles n’arrivent plus à le faire comme elles pensent devoir le faire ; elles n’arrivent plus à investir l’énergie qu’elles estiment devoir y consacrer. Et déjà ce terme de consacrer qui vient à l’esprit lorsque je pense à ces travailleurs n’est pas sans intérêt : il y a bien un aspect de sacrifice dans leurs discours sur leur travail. Une manière de considérer leur charge comme plus que du travail, comme une cause plus grande qu’elle n’en a l’air. Et conséquemment, elles ne travaillent pas mais effectuent un sacerdoce, elles n’ont pas choisi un métier mais une vocation.
Si nous avons plusieurs patients qui arrivent par cette voie-là, et que tous se plaignent de quelque chose qui est arrivé dans leur travail, et si tous notent que ces difficultés les ont plongés dans une souffrance abyssale, à y regarder de plus près, toutes ces situations ne relèvent vraisemblablement pas des mêmes causes. Et ce, même si, pour certains, ces difficultés sont intervenues dans des contextes comparables de modification du management qui les a fragilisés et les a précipités vers leur perte et, qu’indéniablement, la question de l’organisation doit être prise en compte dans l’augmentation de cette souffrance au travail, il y a ceux pour lesquels, pourtant, rien n’a vraiment changé dans l’organisation du travail. Mais leur manière de s’y investir les a épuisés, et un petit grain de sable dans la routine a pris alors l’allure d’un monstre insurmontable.
La première manière d’analyser ces situations, par la lorgnette donc de l’organisation, n’est pas celle que nous allons suivre. En effet, parmi les récits que nous avons entendus, certains nous [2] incitent à rechercher des repères explicatifs (aussi) ailleurs que dans les contextes particuliers où ils sont nés sans pour autant nier l’importance de ces contextes. Nous allons plutôt faire un premier « tri » dans les situations que nous avons été amenés à traiter à partir des discours des patients sur leur propre rapport au travail et sur la forme que prennent leurs symptômes d’une part, et, d’autre part, sur les questions diagnostiques et d’interventions thérapeutiques que ces situations nous ont posées en équipe. Il y aurait à faire une sorte de nosographie des burn-out, c’est-à-dire une lecture qui ne prend pas les symptômes ou les contextes dans lesquels ils surviennent comme porte d’entrée explicative, mais bien ― comme nous y invite la théorie de la médiation ― par celle des processus implicites à l’œuvre. Nous allons ici, en toute modestie, proposer une analyse d’un certain « type » de burn-out, en espérant que cette analyse particulière pourra inspirer d’autres cliniciens à se pencher sur cette même question en cherchant à en extraire des principes généraux, au-delà des réalités contextuelles dans lesquels elle se révèle ou parallèlement à elle. Peut-être d’ailleurs, y aurait-il, une prochaine fois, à traiter des processus implicites qui permettent que certains s’épanouissent à devenir des harceleurs, des managers sans restriction, ou encore, les victimes toutes désignées de ces derniers.
Ici donc, je me limiterai à présenter une première hypothèse. Pour cela je vais présenter deux situations cliniques différentes desquelles je vais tenter de dégager des principes communs. Une fois ces situations évoquées, j’indiquerai les raisonnements suivis pour arriver à une proposition hypothétique. Et pour tenter d’appuyer cette proposition, je vais présenter un troisième cas qui paraît relever d’une problématique différente alors que, pourtant, il s’agit également d’une situation de burn-out.
Rosalie
Rosalie a bientôt 50 ans, ça fait maintenant plus de cinq ans qu’elle souffre terriblement. Elle est venue chez nous une première fois, il y a quatre ans. Au bout de neuf mois de séjour, elle décide de reprendre son travail, elle tient le coup dix-huit mois et replonge. Lors de ses deux crises (c’est comme ça qu’elle nomme ses difficultés), elle est allée très loin, a été proche de mourir. La première fois, elle est restée alitée plus de six mois chez sa belle-mère. Celle-ci lui donnait à manger à la cuiller, la lavait, la soignait comme un bébé, avant qu’elle soit finalement hospitalisée en psychiatrie pendant plusieurs mois et prenne un traitement antidépresseur qui n’a d’ailleurs pas donné les améliorations escomptées. C’est à la suite de cette hospitalisation qu’elle fait son premier séjour dans le Centre de jour. Pourtant Rosalie est une femme accomplie : elle est mariée depuis vingt ans, elle a deux grands adolescents qui semblent aller bien, elle n’est jamais malade, a toujours travaillé. Bref, elle présente le joli tableau d’une femme qui a pris son destin en mains et qui accomplit tous ses rôles à la perfection. Sans doute, ce qu’elle donne dans son métier et ce qu’elle donne à la maison se répondent : elle est forte partout et tout le temps. Mais les autres, eux, de son point de vue, sont fragiles partout et tout le temps. Quand elle craque, c’est comme si la faiblesse des autres n’était plus supportable et comme elle supporte tout toute seule, à un moment donné, elle ne trouve plus la force de se supporter elle-même.
Lors de sa deuxième crise, elle a fait quatre tentatives de suicide en trois semaines avant d’être une nouvelle fois hospitalisée et de redemander notre aide. Rosalie dit que ses crises sont un burn-out ; c’est parce qu’elle prend trop son métier à cœur (comme le reste d’ailleurs). Mais du reste, elle commence à n’en parler que maintenant. En tout cas, c’est au travail qu’elle crève alors qu’elle aime tant son travail et veut le faire tellement bien. Rosalie est institutrice, les enfants de 1ère et 2e année du primaire dont elle a la charge sont ses enfants, elle est un peu missionnaire. Rosalie est sans doute trop impliquée, ne supporte pas que son travail ne soit pas parfaitement fait, se donne bien plus que ce qu’on lui demande, est un peu « psychorigide », mais elle a toujours été comme ça, et les autres l’ont tellement aimée comme ça. Rien ne semble avoir changé dans l’école où elle travaille et pourtant, elle craque et ce qu’elle dit, c’est qu’elle se sent seule. Pourtant, elle n’a pas de conflit insurmontable avec aucun collègue, elle est soutenue par la direction, elle est plutôt populaire dans son école, mais elle n’en peut plus du décalage entre ce qu’elle pense devoir faire pour bien faire son travail et ce qu’elle a comme temps et moyens pour le faire. Pendant des années, elle a supporté ce décalage, aujourd’hui, elle n’y arrive plus.
Quand je l’entends me parler de son métier, je ne vois pas en quoi elle aurait tort de penser ce qu’elle pense et de vouloir faire ce qu’elle fait. N’empêche, si sur le contenu du discours on ne peut que souscrire à son idéal, par contre sur sa difficulté à laisser l’idéal à sa place, je suis déjà plus dubitative. Cet idéal considéré comme totalement possible et atteignable fait qu’elle est bien seule, et que seule, elle ne peut pas suivre sa propre exigence. Pourtant, l’ensemble du corps enseignant pourrait porter les questions qu’elle porte, peut-être même qu’alors Rosalie tiendrait le coup. Ce dont souffre Rosalie en plus de souffrir d’être elle-même, c’est d’être seule au milieu des autres qui résistent mieux parce qu’ils sont, selon elle, plus faibles, c’est-à-dire qu’ils tolèrent mieux qu’elle de faire moins bien. Ce qui lui est envoyé parfois, c’est que la manière dont elle fait son métier n’est pas la bonne, qu’elle devrait écorner son éthique, ne pas s’en faire si des enfants de sa classe sont traités d’idiots par d’autres instituteurs parce qu’ils présentent des ratés d’apprentissage. En fait, ce qu’on lui dit, c’est que pour être meilleure prof, elle devrait être moins bonne et donc, renoncer à une part d’elle-même. Et ce message-là, même s’il porte en lui une certaine raison, la rend une seconde fois malade.
Jean-Pierre
Jean-Pierre est infirmier pédiatrique, il adore son métier ; mais c’est un métier très dur émotionnellement : il travaille dans un service de soins intensifs. Les enfants qui sont là ne vont pas tous survivre, certains vont rester plusieurs mois sous les auspices attentifs du personnel soignant mais finiront quand même par quitter le service « les pieds devant ». L’équipe est soudée, médecins et infirmiers travaillent de concert, mais la première ligne, ce sont les infirmiers. Les enfants ont besoin de nombreux soins et de nombreuses attentions qui sont essentiellement fournis par le personnel infirmier. La douleur, la peur, celles des enfants mais aussi celles de parents, ce sont les infirmiers qui les reçoivent en premier. Jean-Pierre est un excellent soignant, très impliqué, très concerné, très à l’écoute. Mais deux expériences en particulier vont le secouer. Dans les deux cas, il s’agit d’enfants qui sont restés très longtemps dans le service et qui ne vont pas survivre. Lorsque ces enfants décèdent, Jean-Pierre essayera d’accompagner les parents, sauf que dans les coins, il pleure autant qu’eux : mais il n’est pas censé pleurer… C’est trop dur, il décide de quitter ce service, se rendant compte qu’il n’est plus capable de supporter ; mais il quitte la mort dans l’âme parce que c’était toute sa vie. Après une période d’arrêt pour maladie, il dira un premier burn-out, Jean-Pierre va travailler dans une maison de repos et là, il découvre un monde terrible de soins bâclés : les cadences pour effectuer les soins sont inhumaines, non seulement pour les infirmiers qui ont sept minutes chrono pour faire un acte technique, mais aussi pour les personnes âgées qui sont dès lors traitées comme des paquets. C’est insupportable et surtout indiscutable avec la direction qui ne veut rien entendre. Le métier est réduit à sa plus simple expression, à sa seule technicité : un infirmier ça fait des pansements, ce n’est pas là pour discuter. Si aux soins intensifs pédiatriques il y avait du temps pour parler, pour créer la relation, dans le home, il n’est plus question de cela.
Aujourd’hui Jean-Pierre sait qu’il n’exercera plus jamais son métier, mais c’est une décision insupportable qui le réduit à n’être plus personne. Pourtant il a des enfants, une épouse, une famille dont il a la charge, il a d’autres espaces de satisfaction et de réalisation, mais ça ne comble pas la perte de son métier. Il y a dans cette situation particulière des aspects de management qui auraient pu aider plutôt que d’enfoncer ; n’empêche, Jean-Pierre présente son travail d’infirmier comme le combat de sa vie : devoir renoncer à exercer comme infirmier est un deuil terrible. Aujourd’hui, il n’arrive pas à envisager de retravailler comme infirmier parce qu’il devrait accepter de renoncer à une partie de sa vision du métier. Mais y renoncer, ce serait comme accepter une imposture.
Premières observations
Ce qui apparaît commun à ces deux situations porte sur le rapport au travail : c’est bien plus qu’un moyen de gagner sa vie. Chacun de ces deux patients est reconnu comme un bon élément par les autres, et ils se définissent d’ailleurs comme parmi les meilleurs dans leur travail. Ils font preuve d’une revendication morale presque angoissante à force d’exigence. Ils ont une haute vision de ce que doit être leur travail et sur comment il doit être exercé. Ils ne comptent pas leurs heures, tout doit être absolument bien fait, peu importe le temps que ça demande.
Les plaintes formulées par ces deux patients sont le sentiment de vide et de perte de repère : ils n’ont plus d’énergie pour rien. Ils ont le sentiment qu’ils n’arrivent plus à faire ce qu’ils faisaient précédemment dans tous les aspects de leur vie quotidienne : regarder un film à la télé, gérer le budget familial, faire ses courses, conduire une voiture, s’occuper des enfants, toutes ces tâches leur paraissent désormais compliquées, ils ont perdu leurs automatismes. Rosalie va jusqu’à dire qu’elle doit réapprendre à marcher. Ils se battent tous les jours contre eux-mêmes pour arriver à mener leur journée jusqu’au soir sans s’effondrer. Ils recourent à un « produit » : Rosalie tricote sans s’arrêter, comme une machine, et tout ce qu’elle tricote est pour donner à quelqu’un. Jean-Pierre s’alcoolise pour supporter l’oppression qu’il éprouve. Chacun d’eux est traité médicalement avec au moins un antidépresseur, parce qu’effectivement, ils sont déprimés d’être ce qu’ils sont aujourd’hui, mais les effets des médicaments ne sont pas toujours encourageants ; ils ont même été, pour Rosalie, aggravants. Par contre, ce qu’ils ressentent c’est de l’angoisse et de la colère. Jean-Pierre est très angoissé, Rosalie, elle, est très fâchée même si elle sourit tout le temps. Lorsqu’on lui donne la parole, ou bien elle est pleine d’agressivité vis-à-vis de certains, ou bien, quand on arrive à lui faire quitter ce registre, elle pleure avec un désespoir difficilement soutenable qui s’est illustré dans ses tentatives de suicide.
Dans notre interrogation du diagnostic à formuler pour ces patients, nous sommes confrontés à des éléments qui nous apparaissent comme des incontournables pour essayer de saisir ce qui est en jeu pour eux. Il est question tout à la fois et en vrac, d’identité professionnelle, de responsabilités à prendre, d’éthique à défendre. Après la chute, il est question de narcissisme à reconstruire, d’énergie à retrouver, de contacts sociaux à rétablir. Dans la vie quotidienne du Centre de jour, ils mettent en œuvre ces questions et remettent en mouvement leurs petits travers : ils rangent la maison, s’investissent plus qu’on ne leur demande dans l’organisation du quotidien, sont attentifs à d’autres patients qu’ils aident d’une manière ou d’une autre, et s’ils ne le font pas parfois, c’est en luttant contre leur penchant à le faire, s’apercevant que sinon, ils retomberaient dans leurs « mauvaises » habitudes ou encore, parce qu’ils devraient négocier avec les autres, c’est-à-dire entendre que l’actualisation d’une tâche peut se faire de diverses façons, qu’une relation peut prendre diverses formes et que les autres peuvent les mettre à des places différentes.
Dans notre ouvrage clinique quotidien, ces patients nous interrogent sur ce que nous devrions entendre de la qualité de leurs souffrances. De manière un peu simplificatrice, nous sommes hésitants quant à savoir si nous devons les considérer dans le champ des névroses ou des psychoses. A première vue, nous les « casons » dans celui des névroses, considérant leur rigidité, la jouissance qu’ils semblent entretenir à organiser les choses pour les autres. Et puis, on ne sait plus très bien, tant la profondeur du vide qu’ils décrivent est grande. Pour tenter d’appréhender leur tragédie, nous nous sommes soutenus de divers apports théoriques venus de champs d’expériences différents mais qui, au final, nous ont aidés à aboutir à une hypothèse.
Apports théoriques
Une des premières formalisations théoriques à laquelle nous avons pensé, est celle formulée par Pagès et al. (1979), réutilisée ensuite par Vincent de Gaulejac (1987), à propos de la souffrance vécue dans l’écartèlement éprouvé entre l’Idéal du moi, le Surmoi et le Moi. En effet, dans le monde de l’entreprise, et plus généralement lors d’une ascension sociale, les auteurs considèrent que ces instances psychiques, n’arrivant plus à se rejoindre sur l’objet, entraînent le Moi dans une impossible résolution du conflit. L’Idéal du moi prenant comme objet l’entreprise et la charge professionnelle alors que le Surmoi limite cette « envolée » par les objets sociaux familiaux introjetés contradictoires en partie avec les précédents, générant alors une névrose de classe qui empêche celui qui en souffre de poursuivre sa trajectoire personnelle. Et dans le monde de l’entreprise hypervalorisée, à laquelle le sujet s’identifie, et qui devient ce qui le définit tout entier, prenant en quelque sorte la place d’une Mère toute-puissante, lorsque cette dernière rejette son poulain, celui-ci n’est plus rien, et entre dans une souffrance terrible ressemblant de très près à ce que nos deux patients décrivent. Mais nous verrons que ceci n’est pas tout à fait satisfaisant pour approcher l’ensemble des éléments symptomatiques que nous avons estimé incontournables pour saisir les enjeux en présence.
Un second apport théorique est celui des « deux courants du transfert » décrits par Jacqueline Godfrind (1993). Elle repère en effet dans les cures avec des patients névrosés, des moments de déstructuration importants qui ne sont pas sans faire penser à la psychose. Elle considère que, tous, nous avons un vécu de ce type, en général bien colmaté et apprivoisé, mais pas forcément dépassé. C’est-à-dire que dans des circonstances particulières qui viendraient rompre violemment l’équilibre construit des sujets (à entendre ici au sens psychanalytique du terme), ce vécu pourrait se manifester. L’expérience de la cure, de par son principe-même de déconstruction relativement contrôlé, fait apparaître cet espace désorganisé et angoissant qui donne alors lieu à des mouvements transférentiels différents qu’elle nomme « transfert narcissique ». Ce transfert réactualiserait en fait un processus psychique précoce, plus ou moins élaboré par chacun de nous, et dont elle repère les affres et les ratés chez les patients dits « limites ». Cependant, ce transfert narcissique et les conflits qu’il réactualise, ne sont pas le propre des seuls patients limites. Le processus en jeu ici est l’accès à la possibilité de symbolisation en général et à celle de la perte en particulier. A propos du fonctionnement symbolique, Godfrind indique : « Pour que celui-ci se mette en place il faut que la différence entre le moi et le non-moi se constitue, en d’autres termes, que l’altérité soit acceptée puis élaborée ». Plus loin elle ajoute : « Et c’est bien à la butée de la présence extérieure de l’objet que l’enfant aura à faire face, butée incontournable, porteuse des limites imposées par la réalité de l’autre, de sa différence, de sa distance. Avec, pour enjeu, la crainte de perdre l’objet, associée aux angoisses propres à chaque sensibilité : angoisse d’abandon mais aussi angoisse d’anéantissement, de déstructuration, etc. L’absence de la mère cristallise les moments d’angoisse auxquels l’enfant aura à faire face. Cette fois, c’est le vide de l’absence de la mère qui aura à être comblé par la mentalisation, et ce en continuité avec les vécus de frustration » [3]. En référence à ce moment de construction de la capacité de faire de l’altérité à la faveur de l’obligation de faire avec les absences de la mère, Godfrind trouve chez Melanie Klein une piste pour saisir le sens de la défense maniaque : « La théorie kleinienne situe la mise en place de la défense maniaque à ce moment crucial de développement, sous forme, notamment, de l’utilisation excessive de l’agi comme défense contre la souffrance suscitée par la découverte de l’altérité et les risques de perte d’objet éveillés par la destructivité. Elle constitue un moyen puissant d’effacer la différence, la communication avec l’objet de la symbolisation au profit d’un vécu d’omnipotence » [4].
Cette construction théorique nous aide à saisir qu’un des enjeux incontournables en présence chez nos patients est celui de l’altérité et de la perte (et non pas du manque) [5]. Elle nous invite aussi à entendre quelque chose de la manie, d’un trop qui ne serait jamais suffisant, d’un remplissage pour combler une angoisse. Chez nos patients, cela prend la forme du travail jamais suffisamment abouti, toujours à poursuivre ; du discours éthique jamais suffisamment entendu, toujours à répéter ; et par la suite, du soutien par un « produit », quelque chose à faire ou à ingérer, lui aussi, toujours à reconduire. La dénomination narcissique de ce transfert particulier nous donne également une piste même s’il nous faudra définir ce narcissique.
Le burn-out comme possible trouble de la fonction ?
« Tâche terrible et accablante, que celle de lutter sans fin sur toutes les frontières de sa compétence, sans exclusion. » [6]
A première vue, ce que nos deux patients nous donnent à voir, c’est une disposition éthique quant à leur travail : ils sont très à cheval sur ce que doit être leur métier et sur les tâches qu’il recouvre, qu’il est nécessaire de faire. Ces patients présentent une sorte de rigidité : ils sont peu enclins à la discussion sur ces aspects-là de leur travail. Néanmoins, cela ne relève pas, selon nous, d’une difficulté dans la dialectique éthico-morale propre au plan de la norme. En effet, ces patients font l’analyse du prix à payer et de la mise qu’ils ont à mettre pour aboutir à l’obtention d’une satisfaction. Dans les autres aspects de leur vie, ils sont normés : ils sont capables de poser des choix, de renoncer ou au contraire, d’assumer une éventuelle transgression. La volonté de « bien faire » son travail ne relève pas chez ces deux patients d’un devoir et d’une réponse à donner à une injonction extérieure à eux et vraie pour tous. Ils se moquent du règlement, s’ils font ce que d’autres considèreraient comme des erreurs ou des fautes, ils l’assument pleinement considérant que le règlement est absurde, qu’il ne remplit pas sa mission de formaliser leur métier puisque ce règlement dépend d’une définition bien trop limitante du métier en question. La prémisse est mauvaise en quelque sorte. Ils n’aiment pas particulièrement transgresser, ils n’en retirent ni satisfaction particulière, ni culpabilité. Ils estiment simplement qu’ils ont raison de le faire et effectivement, en fonction de leur capacité à faire une analyse dialectique sur le plan éthico-moral, ils décident en âme et conscience de faire ce qu’ils estiment juste de faire. Et si sanction ou remontrance il devait y avoir, cela n’entacherait en rien leur capacité à continuer à travailler comme ils l’ont toujours fait. A contrario, un troisième patient, qui s’est présenté chez nous avec la même porte d’entrée du burn-out, semble bien être pris dans un problème de nature névrotique.
Jérôme
Ce patient a cinquante ans, il est diplômé en mathématique. Il aime les chiffres puisqu’ils ont l’avantage de ne pas trop discuter. C’est un petit bonhomme un peu rigide : chaque chose doit bien être à sa place, il supporte mal les changements, mais à côté de ça, il aime la fête, il a des amis, quelques aventures aussi. Il a un petit côté « premier de la classe » agaçant pour certains, mais c’est un bon collègue, très fiable et surtout, très performant. Il commence une carrière dans une agence bancaire dans laquelle il gravit assez vite les échelons. Il a la charge des portefeuilles des clients fortunés de l’agence. C’est un poste à responsabilités et de confiance. Il commence à être un peu mal à l’aise lors de la crise de 2008 où il sait pertinemment qu’il vend des produits financiers douteux à ses clients, mais les ordres sont clairs : tant pis, on vend. Il commence là, à se sentir en porte-à-faux entre sa loyauté à ses clients qui lui font confiance et dont il sait qu’il est en train de les abuser, et sa loyauté à la banque qui est toute sa vie et sa famille, à laquelle il doit tout. Il travaille tellement bien que le siège central de sa banque lui confie la direction d’une agence dans une autre ville. Là, c’est la catastrophe. Ce qui devait être le signe d’une reconnaissance et de fierté se révèle être l’enfer. Dans cette nouvelle agence, il doit recomposer une nouvelle clientèle, regagner la confiance et en même temps, subir les attaques de nouveaux collègues qui n’apprécient pas tous cette promotion. Notamment un collègue en particulier, déjà en place dans cette agence et qui, sans doute, convoitait le poste de gérant. Jérôme décrit ce collègue comme un rival, tout à l’opposé de lui : extraverti, immoral, beau parleur. Jérôme n’en peut plus, plusieurs périodes d’arrêt de travail s’enchaînent jusqu’au moment où il n’y retournera plus.
Par ailleurs, Jérôme semble avoir un certain intérêt pour les transgressions mais avec comme résultat systématique de se reprocher de l’avoir eu. Lors d’un voyage dans un pays lointain, en compagnie d’une amie bien plus délurée que lui, il fait une blague de potache qui le mène plus loin que prévu puisque la police s’en mêle et menace de déposer plainte pour avoir dû intervenir inutilement. Ou encore, lorsque, toujours accompagné d’une fille plus libérée que lui, il goûte aux drogues dures et commence à fréquenter les lieux malfamés où il peut se les procurer. Il y a chez Jérôme le goût d’être un bon élève, comme il a toujours essayé d’être un bon fils, en même temps que la tentation de faire l’inverse. Il y a chez lui le culte de la faute et de la culpabilité qui ne trouvera jamais d’issue.
Jérôme décompense au moment où il obtient enfin la reconnaissance de ses mérites, où sa quête de bon élève est enfin récompensée. Il met ça sur le compte du comportement dénigrant de ce collègue-rival qui ne lui a pas permis de prendre sa place. Jérôme, depuis ce jour, n’arrête pas de se repasser le film des événements et de se reprocher de ne pas avoir réagi autrement. Il se reproche tous ses manquements, non seulement dans ses réactions par rapport à ce rival, mais également de s’être laissé tenter à faire sa blague de potache, à ne pas se rendre, comme il le faudrait, tous les jours au chevet de sa maman qui vit dans une institution pour personnes âgées démentes, alors que la pauvre, souffrant d’Alzheimer, ne peut se souvenir de la date du dernier passage de son fils.
La limite du sens vs le sens des limites
Jérôme aussi a un discours sur comment il faut faire son travail pour bien le faire. Lui aussi trouve que certains de ses collègues font preuve de légèreté. Tout comme Rosalie et Jean-Pierre, il peut en faire plus qu’il ne faut, mais pour être certain de satisfaire son client, et non pas parce qu’il estimerait que son travail de gestionnaire de portefeuille demanderait de faire toute une série d’actions différentes. En effet, à la différence de Jean-Pierre et Rosalie, Jérôme ne fait que ce qu’il doit faire : il gère le portefeuille de ses clients, pour cela, il observe les mouvements de la Bourse, il fait des propositions chiffrées à ses clients, les informe des risques éventuels qu’ils prennent. Bref, il fait bien son travail, ni plus, ni moins. Ce qu’il fait parfois de plus, ce sont des heures pour être certain que l’information qu’il donnera à ses clients, est correcte. Si la Bourse de Tokyo s’observe aux pâles heures de la nuit, il travaille la nuit. Ce que Jérôme ne fait pas, c’est considérer que pour être un bon gestionnaire de portefeuilles il devrait également faire du conseil immobilier : il n’est pas agent immobilier. Il n’a aucun souci (que du contraire) avec le fait que son travail soit clairement défini et donc, limité. Ce qui l’a perdu, c’est d’une part, l’obtention de ce à quoi il aspirait, et d’autre part, son incapacité à réagir efficacement aux critiques formulées par son collègue-rival. D’une part, ce à quoi il pouvait prétendre et qu’il a tout fait pour conquérir lui éclate au visage tant, en vérité, il ne le mériterait pas ; et d’autre part, il ne se pardonne pas ce qu’il pense être une faute dans son absence de réaction face à son rival. Jérôme semble être pris dans le piège névrotique de la « positivation éthique du criticable » (Joël Guyard et Hubert Guyard, 1997 [7]), où la critique (et l’erreur) deviennent des obstacles infranchissables parce qu’irréparables.
Chez Rosalie et Jean-Pierre, ce sur quoi leur discours sur le travail porte est sur comment il devrait être défini et non pas sur la manière dont on le fait, même si, bien sûr, la manière actualise cet être. Ce qui scandalise nos deux patients, ce n’est pas que des collègues ou que les autorités qui les dirigent fassent des erreurs, connaissent des moments d’égarement ou des paresses, ce qui les insupporte c’est la limite qui est donnée à leur profession, et que les erreurs commises par d’autres le soient parce que ces autres estimeraient que quelque chose n’est pas de leur ressort. Leur conflit se noue avec ceux, qu’ils en aient l’autorité ou non, qui définissent leur profession d’une manière qui ne leur semble pas suffisante, et ce conflit s’actualise d’abord avec les pairs, les collègues qui ont une autre manière de définir leur travail, en tout cas, qui ont une idée plus tranchée (castrée ?) d’une définition dans laquelle ils l’inscrivent. Et même s’il n’est pas forcément question de conflit ouvert entre nos patients et leurs collègues, on voit bien que, comme ils sont aussi bien placés qu’eux pour parler de leur métier, le conflit se jouera entre les diverses définitions qui en seront données. A certains moments, nos patients ont eu un discours teinté de mépris pour certains de leurs collègues qui s’accommodent un peu trop bien d’une définition, toujours considérée comme trop limitée par Rosalie et Jean-Pierre, donnée par les autorités et communément admises par l’ensemble des personnes concernées. A côté de cela, ce sur quoi porte leur Idéal du moi, ce n’est pas l’entreprise ou l’ascension sociale, mais le métier lui-même : il vient prendre cette place d’Idéal du moi qui les définit et qui donne la hauteur de leur valeur. Ils sont d’abord enseignant ou infirmier avant d’être homme ou femme, jeune ou vieux, marié ou célibataire.
L’Idéal et ses lieux
Jérôme, par contre, porte son Idéal sur « La » banque elle-même, et la reconnaissance qu’elle peut lui donner signe l’Idéal atteint. Il est reconnu par une instance externe à lui-même et ses représentants qui sont légitimes pour déclarer qui est bon élève et qui ne l’est pas. Jean-Pierre et Rosalie n’ont que faire de la reconnaissance de leur direction ni même du Ministre en personne. Cela n’a strictement aucune valeur en soi à leurs yeux. Ceux qui attribuent les bonnes ou mauvaises notes, ce sont Rosalie et Jean-Pierre eux-mêmes, et à eux, ils attribuent les meilleures notes. Ils ne se plient pas à une contrainte qui leur serait imposée. S’ils luttent contre une contrainte c’est parce qu’elle n’est pas valide à leurs yeux. Lorsque Jean-Pierre s’insurge contre la règle de la maison de repos qui dit qu’un infirmier a droit à sept minutes pour faire un pansement, ce n’est pas parce qu’il trouve que c’est insuffisant, même s’il reconnaît qu’effectivement, ça l’est. Ce contre quoi il s’insurge c’est l’aplatissement du métier au geste technique. Il ne craque pas à s’échiner à essayer de répondre à la contrainte de faire le pansement en sept minutes pour obéir à l’injonction, il craque face à une telle absurdité à laquelle il ne peut pas souscrire, et à cause des conflits que cela crée avec sa hiérarchie. Bien entendu faire des pansements relève du métier d’infirmier, mais la règle autoriserait trente minutes pour le faire que le problème resterait entier. Le problème c’est de réduire la définition du métier à un geste, et qu’un règlement institue une telle définition du métier comme vraie.
La voie du corps comme limite à l’illimité
Jean-Pierre et Rosalie n’ont commis aucune faute ni aucun manquement, ils n’ont aucun tort à se reprocher et ils ne cherchent pas de reconnaissance particulière dans les yeux d’autrui. La possibilité de continuer à travailler s’est arrêtée parce que leur corps a lâché. La limite est venue d’abord de là, de l’énergie physique et psychique qui s’est éteinte [8], qui ne pouvait plus suivre le rythme. Cet épuisement psychique et physique auquel ils se sont eux-mêmes contraints les a fait basculer et, ce qu’ils finissent par perdre, c’est eux-mêmes.
La théorie de la médiation nous permet d’appréhender la question du corps d’une manière intéressante pour notre propos. En effet, le corps ― le soma ― est entendu comme l’élément à partir duquel notre environnement se crée tout en même temps qu’il nous constitue : « Le schéma permanent dont parle Gagnepain n’est donc pas plus strictement “corporel” au sens du “schéma corporel”, qu’environnemental, puisqu’il désigne ce rapport naturel entre le monde et nous, qui nous constitue réciproquement comme corps et comme environnement ». [9] Ce moment fondateur de l’être, appelé ici sujet, installe notre propre existence en même temps que celle des autres. Le soma inscrit la frontière mais ce n’est pas celle strictement donnée par la membrane de notre peau dans la mesure où cet environnement créé, tout en même temps que créateur de l’autre et de nous, est incorporé : « Le sujet, c’est alors le monde ou la chose en tant que je suis avec eux, que j’existe avec eux, en tant que je les fais et qu’ils me font exister, c’est-à-dire en tant que la séparation et le rapport avec eux nous constituent mutuellement, nous définissent ensemble, bref en tant que je suis corps, que je les mets corporellement en forme et que je les incorpore, l’in-corporation étant ici indivisiblement corporation ou en-corporation » [10]. Jean-Pierre et Rosalie, dans leur appréhension élargie de leur métier, se (con)fondent dans et avec le service hospitalier ou l’école. Leur métier ne s’arrête pas aux limites des actes typiques de l’infirmier ou de l’enseignant, mais s’étend jusqu’aux murs du service ou de l’école : dans l’ensemble des métiers qui s’exercent en ces murs, le leur aurait à intervenir. On pourrait dire qu’ils marchent sur les plates-bandes des autres. Nous pouvons peut-être entendre les solutions que ses patients décident de mettre en œuvre pour se sortir de leurs difficultés à la lumière de cette question de la frontière difficile à poser. En effet, Rosalie va tenter de s’en sortir en structurant les espaces et le temps, en faisant en sorte que ceux-ci viennent marquer la frontière de ce qu’elle a à faire et à être. Quand elle explique comment elle envisage son retour au travail, elle nous fait l’énumération de sa semaine où le maximum de moments sont cadenassés : elle va travailler à mi-temps, ce qui implique qu’elle partagera sa fonction d’enseignante dans sa classe avec une autre collègue dont elle dit : elle est comme moi, et elle précise que cette collègue n’enseigne pas selon les mêmes méthodes pédagogiques, mais qu’elle voit le métier de la même façon ; Rosalie peut donc lui confier les enfants de sa classe en toute sérénité. Elle a passé un entretien entier à m’expliquer quelles matières elle enseignera aux élèves alors que sa collègue verra telles et telles autres matières. Elles ne travailleront pas véritablement ensemble, elles découperont l’horaire et les matières et ceci est tenable pour Rosalie parce qu’elle a toute confiance en sa collègue qui devient alors une sorte de doublure. Pour éviter le risque de ramener trop de travail à la maison, souvenons-nous que Rosalie est enseignante tout le temps [11], elle prévoit très concrètement ce qu’elle fera du temps où elle n’est pas dans les murs de l’école. Là aussi, elle énumère son horaire, une heure pour dormir car il faut que je me repose, même si je ne me sens pas fatiguée, il faut que je me force à me mettre au lit, dit-elle. Et ici, le il faut, l’obligation, viendrait compenser sa difficulté. Elle poursuit que tel après-midi de la semaine, elle ira rendre visite à son père vieillissant pour l’aider à faire son jardin ou sa promenade, mais pas plus qu’un après-midi, sinon, ce sera trop. Rosalie se condamne à une vie rangée, où son effort principal sera de respecter cet horaire qui ne peut varier au risque de se perdre encore une fois toute entière dans la situation. Quant à Jean-Pierre, sa solution est de rejeter totalement son métier, de faire tout autre chose. Il a bien été tenté de trouver une sorte de compromis, c’est-à-dire un lieu où il pourrait exercer comme infirmier mais là où il n’y aurait que peu d’actes différents à poser et où il travaillerait avec le moins d’autres possibles autour. Il avait pensé exercer dans un centre de radiologie par exemple, mais sans doute pressentant les risques, il a préféré assez vite oublier cette idée et s’est adressé à un service d’orientation professionnelle pour l’aider à trouver une piste qu’il n’arrive pas à imaginer par lui-même. Lui, il cherche un autre espace, espérant que celui-ci lui permettra de ne plus sombrer. J’en suis presque à espérer pour lui que le travail qu’il trouvera lui semblera très ennuyeux, de manière à ce que l’éprouvé d’ennui vienne border sa tendance à l’inflation. Jérôme, lui, n’envisage rien d’autre que de retourner à la banque, comme avant. Mais c’est impossible puisque ce ne sera plus jamais comme avant : avant est perdu, il a failli et il ne peut réparer ni à ses yeux, ni à ceux de la banque, ses manquements. Le temps, pour lui, s’est arrêté là.
L’autre possible seulement comme identique à soi vs l’autre possible seulement comme témoin
Au niveau de la relation thérapeutique que ces patients nouent avec nous, nous constatons également des différences. Le Centre de jour est propice pour avoir un certain accès à la manière de vivre de chacun dans le quotidien — tant des patients que des soignants. En effet, la journée dans le Centre s’organise autour d’une série d’espaces et de temps différenciés qui favorisent des changements de rôles, qui permettent de mettre en œuvre divers comportements, des plus techniques et spécialisés aux plus banals et ordinaires. Les patients vivent sous nos yeux mais les soignants vivent et travaillent également sous les yeux des patients. Un aspect sensible est celui du rapport au communautaire : qui s’implique et comment dans l’entretien de la maison, qui respecte ou non ses engagements, qui est fiable ou qui ne l’est pas, qui pense aux détails ou qui ne les voit même pas… En fonction du jugement qu’ils porteront sur notre professionnalisme, ils s’adresseront à tel ou tel collègue plutôt qu’à tel ou tel autre.
Les raisons qui permettront à nos trois patients de s’inscrire dans une relation thérapeutique positive sont différentes : Jérôme ne demande pas grand-chose si ce n’est de faire le constat avec lui que sa vie s’est arrêtée depuis les événements liés à la banque. Il n’a que faire du communautaire, ne s’y inscrit pas, il rase les murs et tout ce qu’il voit de vivant dans la maison lui permet de confirmer à quel point les autres continuent à vivre et à quel point lui est un peu déjà mort. Il ne nous demande rien si ce n’est d’être les spectateurs plus ou moins complices de son malheur. Quant à Rosalie et Jean-Pierre, ils nous demandent d’abord d’être d’accord avec eux sur leur manière de considérer leur travail. Ils nous dressent la liste des limites des autres et cherchent à savoir si nous souscrivons à leur vision du métier. En parallèle, ils nous observent beaucoup dans nos manières de faire notre propre travail et ils se sentent d’autant plus à l’aise pour le faire et avoir un avis là-dessus que, compte tenu de leur vision inflative de leur métier, ils considèrent le nôtre comme proche du leur. Ils sont attentifs au fait de savoir si nous rangeons notre tasse dans l’évier, si nous vidons le lave-vaisselle, si nous sommes à l’heure au rendez-vous, si nous sommes disponibles, etc. S’ils considèrent que nous avons un rapport au travail proche du leur, alors nous sommes capables de les comprendre et donc, de les entendre. Ce sont des patients qui ont les défauts de leurs qualités : leur investissement communautaire est une richesse pour tous, mais en même temps, leur capacité à supporter les manquements des autres est limitée. Autant Jérôme est d’une indifférence totale vis-à-vis des autres, autant Jean-Pierre et Rosalie ont le souci des autres mais avec la contrepartie que ceux qui en sont moins soucieux, et qui, selon eux, ne sont pas atteints d’une maladie qui leur enlèverait les moyens de l’être, sont les cibles de leur colère. Se rejouent dans le communautaire et dans les relations thérapeutiques qu’ils nouent, leurs manières d’être avec leurs collègues et leur lieu de travail. Heureusement pour moi, comme je suis attachée aux détails et plutôt d’humeur égale face aux autres, ils ont estimé que j’étais une professionnelle capable ! Jérôme par contre, se fiche pas mal de qui je suis ou non, d’ailleurs je lutte contre l’endormissement quand je suis avec lui tant ses paroles sont une litanie dont il est très difficile de le détourner. Moi ou quelqu’un d’autre c’est strictement interchangeable, ce qui compte c’est de pouvoir inlassablement, et à qui veut bien l’entendre, raconter, encore et encore, la suite des événements qui l’ont perdu.
Retour sur les apports théoriques
Par rapport à ces observations, nous gardons en tête ce que les deux apports théoriques précédents nous offrent comme aide. En effet, il y a bien une notion d’Idéal et de « collage » à cet idéal, c’est-à-dire, qui prend la forme d’un absolu par rapport auquel il n’est pas question de transiger et qui donne une consistance à la personnalité toute entière. Il y a bien, comme dans les observations de Pagès et de Gaulejac sur « l’emprise de l’organisation », des éléments de perte de soi par les salariés finalement écartés. C’est d’ailleurs bien à force d’identification intransigeante à cet idéal que nos deux patients ont fini par tomber malades, en l’occurrence, très gravement malades puisque la forme que prend ici leur douleur, est celle d’une perte d’un bout de soi-même et de son horizon. L’inscription dans la société est anéantie, ne reste plus que le repli sur le cocon familial. Tout ce qui permettait à Rosalie et à Jean-Pierre d’être présents dans le monde s’est effacé de leurs perspectives, emportant leurs possibilités même de se projeter dans un avenir satisfaisant. En effet, même s’ils retournent au travail, ils savent qu’ils devront le faire en acceptant un écartèlement entre ce qu’ils font et ce qu’ils pensent, et que leur cohérence interne sera menacée. Si Rosalie a décidé de tenter le coup moyennant quelques aménagements d’horaires et de soutien psychothérapeutique, Jean-Pierre, lui, préfère renoncer en cherchant une nouvelle orientation professionnelle. Malheureusement, rien ne garantit que cela sera source de succès si, comme nous le pensons, la question est d’un autre ordre que celle de l’aménagement du territoire pourrait-on dire, mais bien celle d’un fait de structure. Par contre, chez Jérôme « La » banque l’a abandonné, s’il devait retourner au travail, il pourrait y aller comme il le faisait avant, ce n’est pas son travail en tant que tel qui l’a rendu malade mais le fait que la banque ne l’ait pas soutenu, qu’elle le laisse tomber, qu’elle donne raison en quelque sorte à ce collègue-rival. La banque avait une place de parents à satisfaire qui, en contrepartie, offrait la reconnaissance de la valeur de Jérôme. Si Jérôme était un bon élément pour les intérêts de la banque, alors celle-ci le félicitait et le récompensait ; lorsqu’il a été défaillant, elle l’a écarté. C’est cette mise de côté qui le ronge, et non pas le fait de ne plus travailler comme gestionnaire de fortunes. Il était important pour lui que ses fortunés clients soient satisfaits de ses services et lorsqu’il a été tiraillé entre deux loyautés (obéir aux injonctions de la banque de vendre des produits financiers douteux et satisfaire ses clients en honorant leur confiance), il a commencé à vaciller, et les brimades du collègue-rival n’avaient plus qu’à l’abattre.
Quant à l’aspect narcissique, nous entendons les formulations de Godfrind comme la présence d’un courant, non pas auto-érotique, mais comme une première tentative de structuration identitaire, comme une sorte de socle basique, fondamental, à partir duquel le sujet se construit en colmatant plus ou moins efficacement et durablement ce premier étage fondateur de son identité, à entendre ici, de sa cohésion interne, de son sentiment de continuité existentielle. En lien avec ce qui est dit précédemment, ce courant narcissique de base serait consolidé par l’idéal dans lequel le travail, pour Rosalie et Jean-Pierre, est ici englobé tout entier, faisant en sorte que ces deux aspects (l’idéal et le narcissisme) deviennent solidaires ce qui, tout à la fois, les consolide et les fragilise.
Si ces derniers développements peuvent nous donner des pistes en termes de prise en charge thérapeutique, ça ne nous dit pas encore ce que serait le fait structural de cette question. Ici la théorie de la médiation ouvre une voie de compréhension. Si nous écoutons ce qu’elle nous dit du métier, nous devons reprendre ce qu’elle enseigne en matières d’identité et de responsabilité, et conséquemment, de construction de l’autre et de l’autrui. « En passant de l’instituant à l’institué, nous passons de la définition du citoyen à son implication dans la cité, du lien avec l’autre à l’obligation envers autrui, bref de l’identité à la responsabilité » [12]. Et pour notre propos, d’envisager les notions de fonction [13] et de charge sur la face de l’institué (de la responsabilité). La fonction désigne l’identité déontologique, professionnelle. Elle désigne une entité, une abstraction (en l’occurrence ici, un métier) par rapport aux autres entités, sans tenir compte de la manière dont elle sera exercée politiquement, c’est-à-dire, dans la « réalité » sociale. « En d’autres mots, une fonction est, comme un sème, un cadre de variations : elle peut être réinvestie socialement de diverses façons, qui y trouvent chacune leur principe de structuration. (…) C’est, en effet, parce que la fonction se définit dans ce qu’on pourrait appeler le répertoire, comme le sème dans le lexique, c’est-à-dire dans l’ensemble virtuel des compétences possibles, que nous sommes contraints de redéfinir toujours à nouveau la charge que nous exerçons, bref, de créer notre emploi ! » [14]. Et sur l’autre pôle, celui du réinvestissement, se trouve alors la charge, c’est-à-dire, l’actualisation de la fonction dans la cité ; il est question ici « non plus d’identité professionnelle, mais contractuelle » [15].
Pour ce qui concerne Jean-Pierre et Rosalie, il y aurait quelque chose de l’ordre d’une définition « inflative » de leur métier qui, en conséquence, leur fait remplir leur contrat au-delà des attentes. En effet, il est question d’en faire plus au nom de l’idée qu’ils se font de ce que serait leur métier tandis que les autres trouvent qu’ils en font trop. Et c’est bien dans ce décalage que nos deux patients finissent par trébucher puisqu’ils sont seuls à considérer leur tâche de cette manière, ce qui les oblige à s’y épuiser. S’ils arrivaient à convaincre, ne serait-ce que quelques-uns de leurs collègues à les suivre, sans doute cela aurait-il pu continuer comme ça un peu plus longtemps. Mais les autres ne se laissent pas prendre leur propre capacité à analyser la situation : ils définissent leur fonction et délimitent donc aussi leur action ce qui permet, en retour, d’offrir à leurs collègues exerçant d’autres métiers de faire le leur. Et celui des uns potentialise et valorise celui des autres. Et même si les autres enseignants et infirmiers ont tout autant le désir de faire leur travail dans le respect d’un certain idéal, ils ne le confondent pas avec leur métier.
Et peut-être ici pouvons-nous reprendre ce que la théorie de la médiation fait du narcissisme : il n’est plus question d’un investissement libidinal fût-il auto-érotique, mais d’une prise de pouvoir [16]. Nous pensons que la question du narcissisme intervient pour nos deux patients dans la mesure où leur souffrance prend la forme d’un effondrement : si, comme nous le proposons, leur narcissisme est tenu par l’Idéal, lui-même confondu avec le métier, on comprend pourquoi le perdre entraîne une sorte de dislocation de leur être qui se manifeste dans le sentiment qu’ils ont, qu’à part leur famille, tout est à reconstruire. Ils s’arrogent le pouvoir d’analyser leur métier de manière univoque et indiscutable, en poussant à l’extrême ce point de vue, ils sont le métier, ils en opèrent une sorte de captation qui anéantit la possibilité même de leurs pairs de se définir également selon leur métier. En prenant le pouvoir de la définition, ils détruisent l’échange avec leurs collègues et assignent en même temps ceux qui bénéficient de leurs services à une certaine place. En d’autres termes, nous pourrions considérer que Rosalie et Jean-Pierre n’effectuent pas de sélection, de classification de leur métier par rapport aux autres métiers qui existent dans leur champ professionnel : l’analyse taxinomique est défectueuse, et devient toxique. Cependant, le trouble est circonscrit car ils restent capables de faire une classification entre les champs professionnels : Rosalie sait bien qu’il n’y a pas à être architecte quand on enseigne dans le primaire et Jean-Pierre ne prétendrait pas faire le maçon dans l’hôpital, mais être tout à la fois, psy, assistant social, éducateur, chef de service, oui. Ils sont des sortes de « supers » profs ou infirmiers, dans la mesure où ils y englobent tous les métiers existants dans leur champ professionnel respectif. Il n’y a pas de délire là-dedans dans la mesure où ils gardent une certaine distance avec le fait que leurs manières d’être prof ou infirmier est en décalage avec les autres profs ou infirmiers. Ils savent bien qu’ils en font trop, ils ne se prennent pas pour ce qu’ils ne sont pas ; mais il ne suffit pas de le savoir pour faire autrement. Ils ne se prennent pas pour autre chose que ce qu’ils sont, mais ce qu’ils sont ne suffit pas. Ils sont comme handicapés de la capacité de s’arrêter, de se limiter et donc, de différencier leur tâche par rapport à celles des autres. Ce qui les arrête, c’est l’épuisement, c’est leur corps qui vient marquer l’arrêt, comme le même symptôme sur l’autre côté de la pièce : l’épuisement ne leur permet pas pour autant d’envisager leur métier autrement, il ne fait que marquer le fait que comme ça, ce n’est plus possible. Il est question du « tout », et si ce n’est pas le « tout », alors, ce n’est plus rien. Jean-Pierre et Rosalie nous font penser à la patiente paraphrène décrite par Alphonse de Waelhens que Jean-Luc Brackelaire relit à la lumière des développements que permet la théorie de la médiation [17], où il considère que cette patiente vient illustrer la définition revisitée du narcissisme. Nos deux patients ne sont pas paraphrènes : ils ne délirent pas et n’ont pas une vision du monde totalisante où ils auraient à jouer un rôle absolu vis-à-vis de tous. Mais leurs visions de leurs métiers sont, à tout le moins, exagérées. Surtout, elles ne sont pas discutables et entraînent avec elles les définitions des autres métiers de leurs champs respectifs. Ils ne sont pas que dans un discours sur ce que serait idéalement leur métier où ils pourraient se prendre à rêver à un monde meilleur et tenter d’y tendre tout en sachant très bien que c’est de l’ordre de l’impossible. Il n’est pas question de tendre vers ce monde meilleur mais de l’exercer en vrai et pour cela, ils doivent être partout à la fois et sur tous les fronts. Ils estiment avoir raison, il n’y a pas lieu de discuter, ceux qui voient les choses autrement se trompent. Ils tolèrent des manquements de la part de leurs collègues si ceux-ci n’arrivent pas à faire aussi bien qu’eux que si les motifs pour lesquels ils n’y arrivent pas sont de l’ordre de la résistance à l’effort et non pas de l’ordre d’une appréhension différente du métier. Si la collègue de Rosalie n’a pas craqué, alors qu’elle pense comme Rosalie, c’est parce que, selon notre patiente, elle s’organise mieux et peut se détacher. Rosalie et Jean-Pierre, à défaut de pouvoir se détacher, vont tenter de s’organiser.
Conclusion
Réfléchir sur ces deux cas cliniques nous a demandé de faire un premier tri, intuitif, entre les différentes situations particulières de patients qui se sont présentés dans notre service pour des motifs de burn-out. A première vue, tous nous ont expliqué avoir craqué au travail et ont considéré qu’ils ont craqué à cause du travail. Et il n’est pas question de mettre leur parole en doute. Effectivement, dans le décours de leurs récits, dans leur manière de s’approprier leur histoire, ils ont fait de ce qui s’est passé au travail, un événement. Il s’agit bien d’un épisode de leur vie qui remet en question leur trajectoire. Néanmoins, dans notre préoccupation de leur venir en aide, de répondre à la demande de soins qu’ils nous formulent, nous ne sommes pas arrivés à faire émerger un dénominateur commun assez puissant pour orienter notre travail avec une hypothèse de départ suffisamment heuristique pour tous. Il a donc fallu écarter la question du burn-out qui devenait une sorte d’écran de fumée. L’écarter mais pour y revenir ensuite avec des hypothèses qui évitent l’écueil d’une lecture purement contextuelle. Il est bien question d’enjeux personnels qui s’actualisent dans leurs rapports aux autres, au travail, à l’environnement. C’est l’exercice auquel je me suis essayée ici en prenant deux situations qui me paraissait mettre en lumière une problématique commune et non plus parce qu’elles se sont produites dans le travail, mais parce qu’elles indiquent quelque chose de semblable pour ces deux patients quant à leur propre relation à la question du métier. Pour les autres cas qui ne sont pas évoqués ici, il reviendra la charge de faire le même exercice. Cela dit, il n’est pas pour autant question de tomber dans le piège réducteur et violent qui serait de ne pas remettre en cause, y compris pour Rosalie et Jean-Pierre, la manière dont leurs institutions respectives et les discours sociaux véhiculés, ont contribué à la précipitation vers leur anéantissement.
Sans doute les différentes situations de burn-out que nombre d’individus connaissent aujourd’hui pourraient être lues et comprises sur plusieurs plans différents, que les souffrances vécues et provoquées dans le travail, par le travail, peuvent être analysées pour certaines sur le plan de la personne et que d’autres pourraient l’être sur celui de la norme ou encore de l’outil. Nous espérons que notre modeste contribution donnera lieu à un débat différent mais complémentaire sur les questions de souffrances au travail.
Bibliographie
BRACKELAIRE J.-L., 1995, La Personne et la société. Principes et changements de l’identité et de la responsabilité, Bruxelles, De Boeck.
FREUDENBERGER H., 1987, L’Epuisement professionnel : la brûlure interne, Québec, Gaëtan Morin éditeur.
DE GAULEJAC V., 1987, La Névrose de classe, Paris, Hommes et groupes éditeurs.
GODFRIND J., 1993, Les deux courants du transfert, Paris, PUF.
GUYARD J. et GUYARD H., 1997 « Les troubles autolytiques. Quelques propositions pour tenter de comprendre l’obnubilation névrotique » in Tétralogiques, 11, Presses Universitaires de Rennes.
PAGES M., BONETTI M., DE GAULEJAC V., 1979, L’Emprise de l’organisation, Paris, PUF.
Notes
[1] Freudenberger, 1987.
[2] J’utilise le « nous » en référence au fait que mes réflexions sont nourries par le travail collectif effectué en équipe au sein du Centre de jour.
[3] Op. cit., p. 42
[4] Op. cit., p. 132
[5] En effet, ce dont souffrent aujourd’hui nos deux patients, c’est de ne plus travailler et de savoir que s’ils retournent travailler un jour, ils devront le faire autrement. Ils doivent renoncer à leur manière de travailler, à défaut de pouvoir modifier leur rapport au travail, ils savent très bien qu’ils devront organiser les choses de manière telle qu’ils seront empêchés de faire comme ils le voudraient. Ils ne sont pas dans la quête impossible d’un manque à combler, d’une incomplétude à résoudre. Ils sont en deuil aujourd’hui d’une part d’eux-mêmes.
[6] Brackelaire, 1995, p. 219, à propos de l’abîme dans lequel se perd une patiente paraphrène.
[7] P. 81. Ces auteurs y notent : « La névrose, nous semble-t-il, cristallise, ou encore positive, la dimension du criticable ; elle fait des critiques, non pas de simples repères comportementaux capables de diriger ou d’orienter, par des dynamiques de rachat ou de pardon, des comportements jugés insuffisants, mais des points de fixation, pathologiquement indépassables et dramatiques. »
[8] De ce point de vue, ils entrent bien dans la description originelle donnée au symptôme typique du burn-out. Là où ils s’en éloignent, c’est dans les motifs de l’épuisement : ils ne s’épuisent pas à constater l’inefficacité de leur travail (même si cela peut parfois y contribuer), ils s’épuisent surtout à ne pas pouvoir faire leur travail comme ils pensent devoir le faire, et à supporter que leurs collègues ne le fassent pas forcément comme eux.
[9] Brackelaire, 1995, p. 114
[10] Op. cit., p. 115
[11] Même lorsqu’elle parle de ses enfants et de la manière dont elle a accompagné leur scolarité, elle est enseignante dans la manière dont elle nous explique avoir traité les difficultés d’apprentissage de son fils. Elle venait combler les carences des profs de son fils qui n’y comprenaient décidément rien.
[12] Brackelaire, 1995, p. 212.
[13] Nous reprenons ce terme de « fonction » proposé par Brackelaire (Op. cit. p. 214) en lieu et place de celui « d’office » initialement donné par Jean Gagnepain.
[14] Op. cit., p. 215.
[15] Ibid.
[16] Voir Brackelaire, 1995, pp. 216 et 225.
[17] Voir Brackelaire, 1995, pp. 217-221.
Sandrine Rastelli« Un burn-out comme une paraphrénie sans délire, ou le travail comme fait du narcissisme », in Tétralogiques, N°22, Troubles de la personne et clinique du social.