Malo Morvan
Doctorant, CERLIS, Université Paris Descartes
De l’usage d’un vocabulaire axiologique en sociologie. Un exemple de tension entre « interférence des plans » et « principe de clôture » dans le modèle théorique de la médiation
Résumé / Abstract
Au sein du modèle de la médiation, la notion d’ « interférence des plans » semble entrer en contradiction avec le principe dit de « réciprocité des faces », supposant une clôture de chaque plan sur lui-même. Dans le but de se demander si une interférence des plans est effectivement possible, nous nous demanderons dans quelle mesure un vocabulaire axiologique peut être intégré au sein d’une analyse sociologique, en nous reposant sur l’étude de théories sociologiques donnant l’impression d’une telle intégration.
Mots-clés
épistémologie | légitimité | sociologie | théorie de la médiation |
Après que le modèle de la médiation a distingué, à l’aide de la clinique, différents plans de rationalité, nous constatons qu’il laisse entrouverte l’hypothèse selon laquelle ces plans distincts pourraient interagir entre eux, et ce sous le nom d’ « interférence des plans » de la rationalité.
Pourtant, il est à se demander dans quelle mesure une telle interférence est compatible avec une théorie strictement constructiviste comme l’est celle de la médiation [1], et notamment au sein de celle-ci, avec le principe de « réciprocité des faces » qui suppose une clôture au sein de chaque plan, dans la mesure où chacun de ses éléments se voit défini, non pas en fonction d’éléments hétérogènes, mais bien en fonction d’une cohérence interne à ce plan [2].
Comme ce numéro nous y invite, nous nous intéresserons plus particulièrement à l’interférence entre les plans dits « sociologique » et « axiologique » (renvoyant aux intitulés respectifs de « politique » et « morale »), dans la mesure où ce sont par ailleurs des plans qui sont généralement peu distingués entre eux en dehors du cadre d’analyse médiationniste (dans les discours communs ou savants réduisant d’emblée la « règle » à du social).
Pour savoir si une telle interférence est théoriquement concevable, il sera utile d’étudier des théories sociologiques donnant l’impression, pour un regard médiationniste, d’intégrer une dimension axiologique par le vocabulaire dont elles font usage [3]. L’étude de telles théories devrait nous permettre de repérer dans quelle mesure il est possible d’intégrer ou non des considérations d’ordre axiologique au sein de problématiques sociologiques, ce qui sera l’occasion d’un retour plus général sur la question de l’interférence des plans au sein du modèle médiationniste.
Nous commencerons par un bref rappel de quelques notions clés du modèle de la médiation pour la discussion qui nous intéresse ici : la distinction entre sociologie et axiologie, l’hypothèse de leur éventuelle interaction au sein d’une situation concrète, et le problème de compatibilité que pose cette hypothèse avec le principe de « clôture des faces ».
De là, nous aborderons les analyses de Bourdieu sur la « production de la langue légitime » en nous demandant si cela implique que cette langue doive avoir une dimension morale, puis les analyses présentées par Boltanski et Thévenot dans leur ouvrage De la justification. Les économies de la grandeur, pour voir si là aussi la notion de « justification » implique une légitimation au sens axiologique du terme, et celle de « grandeur » une valorisation.
1 La distinction entre sociologie et axiologie dans le modèle de la médiation
Commençons par rappeler ce qui fonde la nécessité de distinguer « politique » et « morale » au sein du modèle de la médiation, autrement dit de distinguer « sociologie » et « axiologie ».
1.1 Une distinction héritée de la clinique
Le modèle dit « de la médiation », forgé par Jean Gagnepain, Olivier Sabouraud, et l’équipe de recherche du LIRL [4], a été amené à distinguer entre différents types de capacités d’analyse strictement humaines (appelées « plans » de rationalité), suite à l’observation d’états pathologiques qui pouvaient s’observer à l’état séparé et dont l’explication ne relevait pas du même ordre.
Pour le propos qui nous intéresse, à savoir celui du rapport entre la politique et la morale, nous nous nous centrerons sur l’existence de pathologies relevant pour l’une de la capacité d’analyse du rapport à l’altérité, ou la négociation dialectique du rapport entre convergence et divergence envers autrui, et pour l’autre de la capacité d’analyse du rapport à la licence, ou la gestion du rapport conflictuel entre un désir et une autocensure (appelée « refoulement » dans le langage freudien). Les psychoses et perversions sont considérées comme des pathologies relevant du premier type ici, et renvoyant à une capacité d’analyse sociologique nommée « Personne » ; les psychopathies et névroses renvoyant à la seconde capacité d’analyse, d’un ordre dit axiologique, et nommée « Norme » [5].
Cette distinction entre deux types de capacités pouvant être distinguées par des pathologies cliniques distinctes peut s’appuyer sur l’opposition entre « responsabilité » et « culpabilité », la première renvoyant à une capacité de type sociologique, la seconde à une capacité axiologique [6], dont les carences respectives renvoient à la transgression et à l’infraction [7].
Le modèle médiationniste insiste sur la nécessité de distinguer ces deux types de capacités, dans la mesure où elles sont régulièrement confondues, tant dans l’opinion publique que dans certains travaux de recherche : ainsi lorsque l’on considère que tout interdit provient de la société, on rabat l’une sur l’autre les capacités d’analyse relevant de ces plans de rationalité différents que sont la sociologie et l’axiologie, et l’on néglige la possibilité que nous avons de nous fixer nous-mêmes des contraintes en raison de convictions morales portant sur le légitime, et ce indépendamment de toute situation de coercition sociale.
Notons que c’est à cette capacité d’analyse sociologique, nommée Personne, que renvoie le politique en tant qu’institution, alors que c’est à celle axiologique que renvoie la question de la morale. Par conséquent, par rapport au thème de ce numéro, poser la question de l’articulation entre ces deux capacités d’analyse, ou entre sociologie et axiologie, cela renvoie, en des termes moins précis, à poser celle de l’articulation entre politique et morale.
1.2 Distinguées pour l’analyse, mais mêlées dans la situation concrète
Malgré cette distinction, il n’en demeure pas moins que ces deux capacités d’analyse peuvent être liées entre elles [8]. Ce lien doit pouvoir se réaliser de deux manières différentes :
D’une part, tout comme il est possible d’analyser socialement du verbal (dans la langue) ou du technique (dans le style), l’analyse sociologique peut se porter sur la norme axiologique. La définition que Gagnepain donne du « code » correspond à ce cas [9].
« Je distinguerai maintenant le droit et le code. Le droit se fonde sur la capacité d’auto-contrôler notre désir, mais il n’est jamais vécu comme tel. De même qu’on ne parle jamais humain, mais toujours dans une langue, […] de même le droit ne se manifeste que dans des codes. […] La morale n’existe donc pas en soi mais sous forme de codes. […] le droit n’est pas le code, qui n’en est jamais que la socialisation. » (Ibid., pp. 163-164, nous soulignons) [10].
D’autre part, il est à supposer que l’analyse axiologique elle-même soit capable de se porter sur un matériau de type sociologique.
« Je crois qu’il est possible de mettre en évidence l’intérêt de dissocier une clinique sociologique de la légalité (du nomos : la loi) d’une clinique axiologique de la légitimité (de la dikè : la justice). La légalité n’est pas la légitimité, ce qui n’empêche pas les deux de se recouper. Vous pourrez porter un jugement de légitimité sur la légalité, vous pourrez également légaliser la légitimité, en codifiant le droit. » (Ibid., p. 167, nous soulignons)
Jean Gagnepain utilisait les suffixes de « -nomie » et « -dicée » pour désigner respectivement les analyses relevant de la capacité sociologique et celles relevant de la capacité axiologique [11]. On pourrait donc considérer que les interférences pourraient se caractériser sous les noms respectifs de « sociodicée » et d’« axionomie ». Nous appellerions ici « sociodicée » le fait de « porter un jugement de légitimité sur la légalité », et « axionomie » le fait de « légaliser la légitimité, en codifiant le droit » [12]. Le gouvernement et l’instauration des lois renverraient pour Gagnepain à une démarche de légalisation du légitime que nous appelons ici « axionomie » [13].
1.3 Problème théorique : compatibilité entre l’interférence et la clôture
Pourtant, cette idée de croisements entre des capacités d’analyses, nommés « interférence des plans », pose un certain nombre de problèmes théoriques dans le cadre constructiviste qui est celui de la médiation : si, pour reprendre la formule de Saussure, on concède que « bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet » [14], et si par ailleurs, reprenant la démarche clinique, on considère avec le modèle de la médiation qu’il y a quatre manières possibles de créer un « point de vue », relevant de quatre plans de rationalité irréductibles les uns aux autres (bien que seuls deux d’entre eux nous intéressent ici), alors comment un plan de la rationalité, ou « point de vue », pourrait-il prendre pour objet une construction qui résulte d’un autre plan, dans la mesure où chacun crée son objet propre selon sa perspective spécifique [15] ?
En même temps que la possibilité est ouverte pour des interférences, le modèle de la médiation insiste sur ces incompatibilités en invoquant le principe d’une clôture (ou d’ « immanence ») de chaque plan de la rationalité sur lui-même. Le modèle de la médiation réinterprète l’articulation classique en linguistique entre « signifiant » et « signifié », et en fait deux « faces » du Signe qui trouvent leur garantie l’une dans l’autre [16]. Par analogie, cette idée de deux « faces » se répondant l’une à l’autre s’applique par la suite aux trois autres plans de la rationalité que la clinique avait permis de distinguer. On aboutit alors, en sociologie et en axiologie, à l’idée d’une réciprocité par laquelle, au sein d’un même plan de rationalité, le critère de l’existence d’une face est l’autre face de ce même plan :
« La rationalité commence lorsque l’analyse de l’un des grains [Gagnepain fait ici allusion aux grains d’un chapelet, mentionnés dans la phrase précédente comme métaphore de la sérialité] devient le critère de l’analyse de l’autre : signifiant et signifié, fabricant et fabriqué, instituant et institué, réglementant et réglementé sont en relation réciproque. C’est cela, cette fermeture de la structure sur elle-même, cette capacité d’auto-structuration, qui est l’essentiel de la raison humaine » (ibid., p. 273).
Ce passage souligne que le seul critère permettant d’analyser un élément au sein d’un des plans se situe au sein de ce même plan : autrement dit le social se définit par le social, et l’axiologique par l’axiologique, même si au sein de chacun de ces plans, l’une des faces se définit par la face correspondante. Ce critère de réciprocité des faces, offrant à chaque plan son autonomie propre dans la mesure où chacun de ses éléments se définit en rapport avec des éléments correspondants au sein du même plan, rend difficile la théorisation d’une interférence entre les différents plans : c’est d’ailleurs en cela qu’il permet d’énoncer la « clôture » ou l’ « immanence » de chacun des plans sur lui-même, et qui justifie méthodologiquement que l’on ne les confonde pas dans l’analyse.
Il convient donc de se demander si des termes présents pour désigner des notions intermédiaires entre différents plans de la rationalité, comme ceux de « langue », « style », et « code » pour désigner l’appropriation sociologique des trois autres plans, sont susceptibles d’un traitement théorique, ou bien s’ils sont seulement des repères pratiques d’un point de vue pédagogique [17].
Est-il possible de parler d’axiologie au sein d’une théorie sociologique et inversement, ou bien le principe de clôture des faces réciproques d’un même plan a-t-il pour effet que toute interférence entre les plans semble condamnée d’avance ? En nous attachant à l’étude de théories sociologiques où des auteurs semblent intégrer un vocabulaire d’ordre axiologique, nous pourrons observer si une telle interférence se trouve ou non présente dans des descriptions théoriques.
2 La langue légitime chez Bourdieu : une langue morale ou une langue légale ?
2.1 La critique de la notion de « langue » et la création de la « langue légitime »
Au chapitre 1 de son ouvrage Langage et pouvoir symbolique, intitulé « La production et la reproduction de la langue légitime », Pierre Bourdieu s’oppose à la définition commune de la notion de « langue » en remettant en question deux présupposés qui s’y rattachent : d’une part l’idée selon laquelle elle consisterait en un usage commun partagé au sein d’une population [18], d’autre part l’argument selon lequel les usages verbaux pourraient être considérés indépendamment d’autres types d’usages sociaux, et de la configuration sociale générale dans laquelle ils sont pratiqués [19].
À la place de cette notion de « langue » présupposant une homogénéité des pratiques verbales et une indépendance du linguistique envers le sociologique, il entend décrire sociologiquement les processus qui visent à la création de ce qu’il nomme « langue légitime », c’est-à-dire une construction historico-politique menant à valoriser et accepter comme modèle les usages verbaux d’une certaine partie de la population. Il s’agit alors pour nous de savoir s’il y a une quelconque dimension morale ou axiologique à trouver derrière ce caractère « légitime » de la langue qu’il décrit.
Commençons par remarquer que, contrairement à des lectures qui en ont été faites [20], il ne semble pas que Bourdieu fasse ici preuve d’un réductionnisme sociologique qui viserait à réduire la langue uniquement à un ordre sociologique : il semble en effet conscient qu’un acte de parole est le résultat d’une pluralité de déterminations convergentes en situation concrète mais distinguables par l’analyse :
« Tout acte de parole et, plus généralement, toute action, est une conjoncture, une rencontre de séries causales indépendantes : d’un côté les dispositions, socialement façonnées, de l’habitus linguistique, [...] ; de l’autre, les structures du marché linguistique, qui s’imposent comme un système de sanctions et de censures spécifiques. Ce modèle simple de la production et de la circulation linguistique comme relation entre les habitus linguistiques et les marchés sur lesquels ils offrent leurs produits ne vise ni à récuser ni à remplacer l’analyse proprement linguistique du code […]. » [21]
2.2 Qu’est-ce que la langue légitime a de légitime ?
En regardant de près les passages concernés, nous verrons que, pour Bourdieu, « langue légitime » n’a pas de signification particulièrement axiologique, mais que cela renvoie plutôt à une définition sociologique. En ce sens, il semble employer les expressions « langue légitime », « langue officielle » et « langue dominante » comme relativement interchangeables [22].
2.2.1 La production d’une langue commune
« Pour qu’un mode d’expression parmi d’autres […] s’impose comme seul légitime, il faut que le marché linguistique soit unifié et que les différents dialectes […] soient pratiquement mesurés à la langue ou à l’usage légitime. L’intégration dans une même « communauté linguistique », qui est un produit de la domination politique sans cesse reproduit par des institutions capables d’imposer la reconnaissance universelle de la langue dominante, est la condition de l’instauration de rapports de domination linguistique. » (p. 71)
Ici l’auteur précise clairement que la question du légitime s’inféode pour lui à la dimension d’une mise en commun, résultat de processus politiques : malgré l’usage du terme « légitime », nous sommes donc en pleine sociologie.
2.2.3 La langue instituée par les écrivains et par l’État
La dimension d’une « mise en commun », l’évocation d’une « langue nationale » n’est pas la seule en compte pour qu’une « langue [soit] celle qui […] s’impose à tous comme la seule légitime » (p. 70), la reconnaissance de l’usage verbal de certaines professions comme particulièrement représentatif est également requise :
« Parler de la langue, sans autre précision, comme font les linguistes, c’est accepter tacitement la définition officielle de la langue officielle d’une unité politique : cette langue est celle qui, dans les limites territoriales de cette unité, s’impose à tous les ressortissants comme la seule légitime, et cela d’autant plus impérativement que la circonstance est plus officielle [...]. Produite par des auteurs ayant autorité pour écrire, fixée et codifiée par les grammairiens et les professeurs, chargés aussi d’en inculquer la maîtrise, la langue est un code, au sens de chiffre permettant d’établir des équivalences entre des sons et des sens, mais aussi au sens de système de normes réglant les pratiques linguistiques [23]. » (ibid., p. 70)
Au-delà des « auteurs ayant autorité pour écrire », la « légitimité » d’une pratique verbale repose également sur son institution étatique :
« La langue officielle a partie liée avec l’État. Et cela tant dans sa genèse que dans ses usages sociaux. C’est dans le processus de constitution de l’État que se créent les conditions de la constitution d’un marché linguistique unifié et dominé par la langue officielle : obligatoire dans les occasions officielles et dans les espaces officiels (École, administrations publiques, institutions politiques, etc.), cette langue d’État devient la norme théorique à laquelle toutes les pratiques linguistiques sont objectivement mesurées. » (ibid., p. 71)
Les écrivains et les institutions étatiques sont donc les deux types d’acteurs sociaux contribuant à élever une langue que Bourdieu nomme « légitime » [24]. Autrement dit, ce qui fait que l’on reconnaît un usage linguistique comme « légitime » n’a rien d’un jugement qui porterait sur son acceptabilité morale. Il s’agit beaucoup plus de la mise en rapport entre les dispositions intériorisées par la personne, étant donné son milieu social d’origine, et l’analyse spontanée qu’elle produit de la configuration sociale dans laquelle elle se trouve et des usages verbaux qui y sont attendus. Cette analyse spontanée est décrite par Bourdieu selon la métaphore du marché (ibid. p. 78-79).
En ce sens, les notions d’« évaluation » (que Bourdieu reprend à Labov en la distinguant de l’ « effectuation ») et de « correction » évoquées par l’auteur (ibid., p. 80) renvoient indéniablement à un ordre sociologique, dans la mesure où le « jugement » que portent les locuteurs sur leurs propres productions verbales ne consiste pas en un jugement moral concernant l’acceptabilité axiologique de ce qu’il y a à dire, mais porte bien sur la conformité sociale par rapport à des productions érigées comme représentatives d’un parler commun, ou d’un parler associé à une classe aisée de la population.
Si nous revenons à l’usage axiologique qui est donné à un terme comme « légitime » dans le modèle de la médiation, nous devons remarquer qu’une manière de parler « légitime » aurait été une manière soumise à une censure concernant l’acceptabilité morale du propos : plus que celle du caractère adapté ou non du propos par rapport à la configuration sociale donnée, la question abordée aurait été celle du rapport conflictuel entre un désir expressif et une interdiction éthique que l’on s’impose à soi-même d’en parler, que celle-ci se présente sous la forme du tabou, sur la face du réglementant, ou sous celle de l’anathème, sur la face du réglementé [25]. Or ici, la seule question abordée par Bourdieu est celle du rapport entre nos usages verbaux et ceux de notre entourage social.
Aussi nous semblera-t-il plus pertinent d’employer l’expression de « langue légale » plutôt que « langue légitime », ou bien de reprendre celle de « langue officielle » proposée par Bourdieu, dans la mesure où son analyse n’a rien d’axiologique.
2.3 Réciprocité de l’instituant et de l’institué au sein de l’institution de la langue
Ici, de même que pour le signifiant et le signifié, ou le réglementant et le réglementé, nous avons analogiquement un processus de définition réciproque par lequel l’instituant et l’institué se retrouvent tous les deux dans la définition de la langue dite « légitime ». L’instituant, renvoyant à la face des appartenances, se réalise dans les propos sur la « langue commune », partagée par tous au sein d’une communauté, ce que Bourdieu nomme « illusion du communisme linguistique » (2001, p. 59). L’institué quant à lui, renvoyant à la face des contributions (ou « compétences »), se réalise dans les propos concernant la « langue officielle », c’est-à-dire celle qui est à la fois reconnue dans les cadres professionnels institués tels que les situations administratives, et associée à certaines professions considérées comme détentrices de la bonne manière de parler (« les auteurs autorisés »).
Si instituant et institué doivent être l’objet d’une définition réciproque, cela signifie que la définition de la langue commune ne saurait se reposer que sur celle de la langue officielle, et inversement. L’école, l’Académie, le dictionnaire, la grammaire, ou le parler journalistique, marquent bien cette réciprocité : d’une part les professionnels qui y exercent n’y sont autorisés que parce qu’ils s’expriment au nom d’un usage supposé commun ou national ; d’autre part cet usage commun n’est attesté que parce qu’existent ces institutions qui s’en veulent l’inscription et l’officialisation sur l’ensemble du territoire. Nous pouvons ici retrouver un processus de définition réciproque des deux faces de l’analyse sociologique analogue à celui que J.-Y. Urien [26] décrit pour les deux faces du Signe.
Bourdieu semble avoir conscience que ces deux dimensions vont de pair [27]. Il mentionne que les deux conditions « pour que les groupes qui la détiennent soient en mesure de l’imposer [leur pratique verbale] comme seule légitime » sont « l’unification du marché et la distribution inégale des chances d’accès aux instruments de production de la compétence légitime et aux lieux d’expression légitimes » (ibid., pp. 86-87). L’« unification du marché » se fait par la croyance en une pratique partagée au sein d’une communauté (instituant), alors que la « distribution inégale » résulte directement des « coûts de formation » (p. 85) impartis à chaque type de profession (institué).
« Mais c’est sans doute la relation dialectique entre l’École et le marché du travail ou, plus précisément, entre l’unification du marché scolaire (et linguistique), liée à l’institution de titres scolaires dotés d’une valeur nationale, […] et l’unification du marché du travail (avec, entre autres choses, le développement de l’administration et du corps des fonctionnaires) qui joue le rôle le plus déterminant dans la dévaluation des dialectes et l’instauration de la nouvelle hiérarchie des usages linguistiques. » (p. 76).
Ici aussi, l’École semble décrite comme cette charnière où les deux faces de la Personne se définissent mutuellement : l’enseignant a autorité à enseigner la langue car c’est celle de tous les Français, et la langue est commune comme en atteste le fait qu’elle est pratiquée dans toutes les écoles [28].
Ce constat portant sur la réciprocité des faces de la Personne nous permet de distinguer, au sein de ce que nous avons nommé « langue légale », la dimension de la « langue commune », relevant de l’instituant, et celle de la « langue officielle », relevant de l’institué.
2.4 Que reste-t-il d’axiologique dans la « langue légitime » ?
Nous pourrions donc dire à propos de Bourdieu que lorsqu’il parle de « légitimité » de la langue, il ne désigne pas une problématique axiologique, mais bien plutôt une question de sociologie, qui peut être distinguée entre question du commun et question de l’officiel. Par rapport à l’opposition présentée précédemment (1.3.) entre l’évocation des interférences de plan et le principe de clôture, Bourdieu faisant jouer la réciprocité du commun et de l’officiel, se situerait donc plus du côté de la clôture des faces entre elles au sein d’un même plan que de celui de l’interférence entre les plans.
Pour autant, le vocabulaire axiologique reste prégnant dans les descriptions qu’il donne des phénomènes en question, notamment parce que la langue officielle est l’objet de valorisations et que les parlers jugés « populaires » [29] ou « relâchés » sont quant à eux dévalorisés. Faut-il faire intervenir ici la notion de sociodicée pour rendre compte de ces jugements ?
Nous aurions tendance à dire que la question n’est pas pertinente. Ce qui intéresse Bourdieu, ce sont les processus sociaux de constitution d’un usage officiel menant à la dévalorisation d’autres usages, et les comportements sociaux d’ajustement des pratiques verbales concomitants à ces processus. Que ces processus s’appliquent sur un matériau verbal est d’ailleurs relativement indifférent pour lui [30]. De même, qu’il soit possible de porter des jugements axiologiques sur la variabilité des usages sociaux est une éventualité à envisager, mais cela ne tient aucune place au sein de l’analyse qu’il propose, malgré un vocabulaire qui semblerait axiologique pour une lecture médiationniste. Qu’il s’agisse de la notion de « code », des métaphores juridiques, ou du rôle attribué à l’État, il est important de noter le fait que pour Bourdieu ces notions désignent toujours des processus d’institution sociologique, qui, contrairement à l’usage qu’en fait Gagnepain, ne se situent pas sur une frontière avec l’axiologie.
3 Les « justifications » de Boltanski et Thévenot [31]
3.1 La démarche des auteurs
L’objectif de ces auteurs est de décrire les controverses présentes dans les milieux sociaux à partir d’une pluralité de schèmes de description du monde et de valorisations qui peuvent être invoqués par les acteurs. Il est présenté ainsi :
« Il s’agit d’étudier la possibilité d’arriver à des accords justifiables sous la contrainte d’une pluralité des principes d’accord disponibles, sans échapper à la difficulté en admettant un relativisme des valeurs et en attribuant ces principes à des personnes ou groupes de personnes les possédant en propre. » (p. 266).
Ce qui intéresse les auteurs n’est donc pas tant le contenu des propos tenus au sein des controverses, mais bien plutôt les cadres cohérents et implicites de valorisation qui sont présupposés par les locuteurs lorsqu’ils mobilisent leurs arguments. Ces cadres de description valent aussi bien pour décrire l’état idéal de la relation entre les humains (auquel cas on les nomme des « cités ») que pour sélectionner les objets pertinents de l’environnement et les mobiliser au sein d’une interprétation cohérente (on les appelle alors des « mondes ») [32]. Ces « cités » sont au nombre de six : inspirée, domestique, de l’opinion, civique, marchande, industrielle [33].
Plus que le contenu des qualifications que les locuteurs font à propos de choses ou d’autres personnes, ce qui intéresse ces auteurs réside dans « l’acte de qualifier » (p. 11). La distinction de ces différents cadres théoriques d’analyse des « mondes » et de valorisation des personnes au sein de « cités » permet aux auteurs d’étudier les controverses ainsi que les manières dont elles se résorbent. Par exemple, dans le cas d’une controverse à propos d’un chanteur à la mode, un propos se situant dans la cité de l’opinion pourra le valoriser du fait qu’il est connu, alors qu’un propos se situant dans la cité inspirée le dénigrera du fait même de son manque d’idées personnelles. La controverse peut se clore à partir du moment où l’un des locuteurs est parvenu à faire prévaloir son propre cadre de valorisation (ici, la cité inspirée ou celle de l’opinion) comme pertinent pour l’évaluation du chanteur en question. Autrement dit, la question implicite est : pour évaluer un chanteur à la mode, le cadre le plus pertinent consiste-t-il à mesurer sa popularité ou à évaluer son originalité artistique ?
Commençons par remarquer que ces théories ont quelques points de convergence avec le modèle médiationniste :
— premièrement, l’importance accordée tant au conflit qu’à sa résorption dans la constitution des liens sociaux [34] ;
— deuxièmement, la volonté de dépasser une opposition simpliste entre l’« individuel » et le « collectif », dans la mesure où l’étude des controverses en question s’attelle à observer comment des convergences se font et se défont [35] ;
— troisièmement, l’appel à une capacité d’analyse du monde social environnant [36] ;
— quatrièmement, la mise en œuvre d’un principe d’analogie entre les catégorisations grammaticales et celles du lien social [37] ;
— enfin, la référence à une capacité de décentration, ou de détachement par rapport à un rôle assigné, qui peut être rapproché des analyses portant sur l’absence de la Personne [38].
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3.2 Y-a-t-il de l’axiologie dans les grandeurs et les justifications ?
Une éventuelle présence axiologique serait à déceler au sein de ce modèle théorique à deux endroits : d’une part, en interne, au sein de chaque cité, une des fonctions de la cité étant de fournir une description hiérarchisée du social où les personnes sont placées selon une « grandeur » qui leur serait attribuée ; d’autre part, en externe, dans le rapport des cités entre elles, dans la mesure où le choix de la cité considérée comme pertinente pour la description d’une situation fait l’objet d’une « justification ». Ces deux dimensions seront examinées tour à tour.
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3.2.1 La hiérarchie et l’attribution des grandeurs dans la cité
La notion de « cité » a pour les auteurs le but de concilier deux constats apparemment incompatibles, qu’ils établissent comme principes de base de toute théorisation politique : d’une part, le principe de « commune humanité » (nommé « a1 » dans le système de principes qu’ils établissent), qui « pose une forme d’équivalence fondamentale entre ces membres qui appartiennent tous au même titre à l’humanité » (ibid., p. 96), d’autre part, le constat selon lequel les sociétés sont hiérarchisées, selon ce qu’ils nomment des « ordres de grandeur » (qui constitue le principe « a4 ») [39].
Cette tension se résout dans ce que les auteurs nomment « formule d’investissement » (a5), qui justifie l’état de grandeur de certains par le fait qu’ils auraient fait des sacrifices pour parvenir à cet état [40]. C’est ici qu’il pourrait sembler justifié de proposer une analyse de ce « principe d’investissement » en termes axiologiques, dans la mesure où il semblerait recouper un rapport entre calcul du « gage » et du « titre » (ou du « prix » et du « bien ») dans le modèle de la médiation [41]. Le sacrifice justifiant la position de grand pourrait en effet s’interpréter comme l’introduction d’un « noloir », qui dédaignerait certains plaisirs considérés comme inférieurs au profit d’une conception plus légitime d’un « bien commun ».
Pourtant, cette interprétation n’est pas si simple au sein de la démarche théorique des auteurs, pour trois raisons : d’une part car elle a avant tout pour but de répondre à un problème d’ordre sociologique ; d’autre part car le terme « grandeur » n’est pas pris ici sous une acception signifiant une forme de supériorité, mais en un sens quantitatif désignant la grandeur d’un ensemble qui en inclut d’autres ; enfin car le sacrifice est défini essentiellement comme renoncement aux grandeurs des cités concurrentes et non comme renoncement à un plaisir. Abordons ces points successivement.
Premièrement, n’oublions pas que le propos principal de ce principe d’investissement « a5 » est de parvenir à expliquer comment concilier le principe de commune humanité et le constat de sociétés hiérarchisées, ce qui est une question sans nul doute sociologique. L’intervention, pour justifier une division du social composée de « grands » et de « petits », d’un argument selon lequel si les grands sont grands c’est qu’ils ont accepté des sacrifices, semble secondaire par rapport au processus même par lequel ils sont placés comme « grands » au sein de la cité correspondante, c’est-à-dire par rapport à leur position hiérarchique au sein de la société.
Deuxièmement, nous pouvons remarquer l’ambiguïté du terme de « grandeur », qui est susceptible de revêtir une définition tant axiologique (en termes de valeur) que quantitative, lorsqu’elle est utilisée en mathématiques par exemple. Ici, bien que le statut des « grands » soit effectivement associé à une position hiérarchique qui pourrait donner à penser qu’elle est l’objet d’évaluations axiologiques de la part des acteurs [42], il semble bien pourtant que les auteurs en aient étonnamment privilégié plutôt la dimension quantitative :
« On comprend mieux la structure de cette construction si, au lieu de l’immerger immédiatement dans des spécifications morales […] on reste au plus près de l’axiomatique en assimilant bien commun et forme de généralité. […] Cette spécification s’exprime, dans chaque spécification de cité, par la modalité suivant laquelle les grands comprennent les petits. » (ibid., p. 100, ce sont les auteurs qui soulignent).
« Comprendre » doit ici être entendu dans les termes de l’inclusion de l’ensemble des petits au sein de celui des grands, ceux-ci étant identifiés à la dimension de la cité toute entière (« La cité s’identifie par l’état de grand et accéder à l’état de grand c’est être identifié avec la cité. », ibid.) et formant donc un ensemble qui comprend le sous-ensemble des petits. De même, « l’inférieur étant traité de bien particulier » (p. 101), le supérieur est donc ce qui renvoie au plus général, au plus large, qui englobe les particuliers.
« Le principe de dissemblance (a2) et l’ordre de grandeur (a4) soutiennent un ordre, suivant lequel l’une des formes de généralité est dotée de la légitimité du bien commun de la cité, alors que toutes les autres sont réduites à des biens particuliers auxquels ne sont attachées que des jouissances égoïstes. » (ibid.).
Si l’ambiguïté entre la question de la jouissance et celle de la grandeur est patente dans cette phrase, nous prenons le parti de l’interpréter ainsi : parmi les jouissances existantes, celles qui sont légitimées sont celles permettant d’aboutir à un bien commun, ou général, alors que celles qui sont dévalorisées sont celles qui ne renvoient qu’à des biens individuels. Donc bien que l’on parle de jouissances, c’est bien ici la question de l’échelle de la société à laquelle celle-ci s’applique (« grande » échelle : à la société entière, « petite » échelle : à quelques seuls individus) qui entre en compte, et non pas une quelconque considération sur une quelconque acceptabilité morale de la jouissance en question. La question de leur acceptabilité morale est elle-même court-circuitée par le fait qu’il existe plusieurs cadres de valorisation concurrents.
« Traiter dans un même cadre le rapport général/particulier, et la question de l’équité, est très exactement la fin que nous nous sommes donnée dans notre recherche. C’est dans cette visée que nous avons cherché à élaborer un cadre adéquat pour rendre compte de la confrontation entre plusieurs principes de justice. Une fois ce travail accompli, nous disposons d’une construction qui permet d’envisager la distinction du général et du particulier, structure commune à toutes les cités, comme la réduction d’un univers à plusieurs mondes [43]. » (ibid., p. 188).
On pourrait se demander si cette opposition entre des « biens communs » constituant des grandeurs au sein des cités, et des « bien individuels », ne constitue pas un retour à l’opposition entre « individuel » et « collectif » que les auteurs récusaient pourtant. Nous pouvons penser que ce n’est pas le cas, dans la mesure où ils explicitent plutôt ce que le modèle médiationniste pourrait qualifier d’analyse générative du social, c’est-à-dire de la segmentation des unités et leurs rapports d’inclusion.
Troisièmement, car ce qui fait la grandeur du sacrifice, ce n’est pas qu’il ait fait l’objet d’une censure en raison d’un sens moral [44], mais c’est bien plutôt le fait que le bonheur dont a bénéficié le grand est resté tenu à l’écart des cités concurrentes :
« le sacrifice exigé pour accéder à un état de grandeur apparaît alors lié à la tenue à l’écart des autres cités. Le bonheur particulier des petits, sacrifié dans l’état de grand, est ainsi la trace des autres biens communs qui ne peuvent être reconnus comme tels dans la cité. ».
Ainsi ce qui compte pour considérer qu’un grand a fait un sacrifice, ce n’est pas tellement qu’il a renoncé à un type de jouissance en raison de principes qu’il s’est fixés, mais bien plutôt qu’il a maintenu sa jouissance au sein de la cité considérée, c’est-à-dire à l’écart des cités concurrentes. Bien que la question de la jouissance apparaisse, on ne demande pas au grand de renoncer à son désir au nom d’une légitimité. On lui demande plutôt, parmi plusieurs cadres de légitimation qui s’affrontent, de s’en tenir à celui qu’il s’est fixé, pour ne pas risquer des compromissions avec des cadres relevant d’autres milieux sociaux. Le principe en question ne porte plus cette fois-ci sur la dimension de l’inclusion quantitative des jouissances les unes dans les autres, mais sur celle de leur opposition qualitative : on se trouve donc sur l’axe de la Personne correspondant à la taxinomie en glossologie.
S’il est éventuellement possible d’évoquer une « axionomie » ici, comme proposé plus haut, il semble que le terme ne soit pas pertinent, dans la mesure où le fait que l’objet mentionné soit une jouissance semble relativement indifférent par rapport au fait (quantitatif ou génératif) que celle-ci englobe les jouissances particulières, et au fait (qualitatif ou taxinomique) qu’elle se maintienne à l’écart des jouissances concurrentes. En ce sens, la -nomie, tant quantitative que qualitative, pourrait être invoquée pour établir des définitions identitaires sur des bases tout autres que des jouissances, tout en continuant à fonctionner selon la même logique.
Ainsi pour ces trois raisons, malgré des apparences de propos axiologiques au sein de l’analyse des auteurs, il faut interpréter la question du « sacrifice » essentiellement comme une question d’inclusion quantitative des groupes entre eux : ce qui se joue, c’est principalement la question de savoir, parmi les biens présents, lesquels seront considérés comme « communs » car, étant constitutifs de la cité, ils renverront à une grandeur partagée, et lesquels seront simplement des biens égoïstes ou individuels, dans la mesure où, s’inscrivant dans une cité concurrente, ils sont pris comme ne renvoyant qu’aux seuls individus qui en bénéficient.
3.2.2 La justification de la pertinence des cités
L’objet des auteurs est d’étudier la manière dont les personnes engagées dans des controverses impliquant des cités opposées parviennent à gérer la relativité des ontologies et ontonomies présentes, par la critique (pp. 265-334) le compromis, (pp. 337-407), ou la relativisation (pp. 408-421).
La question posée est alors : parmi la diversité des cadres de compréhension du monde, lequel est pertinent pour évaluer la personne ou la situation considérée ? Le choix de ce cadre repose sur un processus de justification [45].
« À quelles conditions une forme d’équivalence peut-elle être commune, c’est-à-dire permettre une qualification de personnes et d’objets pouvant encadrer un accord ou servir d’appui dans une discorde ? Nous nous proposons, en répondant à cette question, de prendre au sérieux l’impératif de justification sur lequel repose la possibilité de coordination des conduites humaines, et d’examiner les contraintes de l’accord sur un bien commun [46]. » (ibid., p. 53).
Pourtant, à la lecture des auteurs, ce terme n’a rien non plus d’axiologique : il ne s’agit pas de justifier de la défendabilité morale de telle compréhension de la situation. Le choix du critère pertinent repose principalement sur l’analyse du dispositif instrumental mis en place et des possibilités qu’il offre de classer les gens [47].
La justification d’une échelle d’évaluation s’obtient lorsqu’elle est jugée pertinente par les personnes présentes par rapport à la situation concernée à évaluer : cité civique dans le cas du vote, cité industrielle dans une usine, citée inspirée lors d’une exposition de peinture, etc. Les auteurs revendiquent d’ailleurs le fait de traiter la question de la « justice » de la même manière que celle de la « justesse », c’est-à-dire l’appropriation d’un cadre d’analyse par rapport à la situation. On considère « juste » une description de la situation dans les termes d’une cité sur laquelle tous les locuteurs peuvent s’accorder : « Nous ferons ainsi de la propriété de la justice d’arrêter la dispute une propriété caractéristique » (ibid., p. 50). Dans la mesure où elle repose sur la possibilité de mettre les personnes d’accord, on perçoit donc que c’est une dimension seulement sociologique qu’il faut donner ici à l’acception du terme « justice ».
Ainsi, malgré la présence de notions comme « grandeur », « justification », « justice » ou « sacrifice », nous voyons que la dimension axiologique renvoyant à l’autorégulation d’un désir ne semble pas pertinente ici, et que tant l’analyse de l’environnement en termes de « mondes » que les controverses à propos des « cités » peuvent être lus dans des termes purement sociologiques.
Nous sommes partis du problème de la compatibilité entre la notion d’« interférence des plans » et celle de « clôture des faces » au sein d’un même plan, dans le modèle de la médiation, pour nous demander si cette notion d’« interférence des plans » pouvait constituer un concept explicatif pertinent. Constatant que la distinction entre questions de sociologie et d’axiologie était rarement faite en dehors du modèle de la médiation, nous nous sommes proposés d’examiner des théories sociologiques dont un médiationniste pourrait dire qu’elles font usage de concepts axiologiques, afin d’étudier l’éventuelle possibilité de théoriser une telle interférence.
Pourtant, ce que nous avons constaté, tant au fil de l’étude des théories de Bourdieu sur la langue légitime, que de celle des justifications par Boltanski et Thévenot, c’est que la dimension axiologique ne semblait pas pertinente au sein de leurs explications. Certes, dans les processus de positionnement des personnes par rapport à des descriptions du social, on trouve des phénomènes d’acceptation ou de rejet, mais ceux-ci semblent se manifester bien plutôt sous la forme d’une divergence sociologique que sous celle d’une dévaluation axiologique. La question de la hiérarchie sociale, qu’il s’agisse de classer les productions des locuteurs non-autorisés par rapport aux productions officielles, ou de déterminer qui est « petit » et « grand » au sein d’une cité, peuvent donner l’impression d’une immixtion de l’axiologie au sein de la description des configurations sociales. Pourtant nous avons vu qu’il était possible d’interpréter ces hiérarchies en des termes purement sociologiques : dans le cas de Bourdieu, en fonction de la plus ou moins grande proximité d’une manière de parler envers celle qui a reçu l’officialisation, ou la détention d’un capital verbal autorisé, dans celui de Boltanski et Thévenot, dans des termes quantitatif d’inclusion des « petits » au sein des « grands » qui les comprennent.
Ainsi, lorsque des auteurs ne distinguant pas entre elles les dimensions axiologique et sociologique de la même manière que le fait le modèle médiationniste emploient des termes qui seraient perçus comme axiologiques pour un médiationniste, une analyse détaillée de leur argumentation montre qu’ils se situent en permanence sur le plan de la sociologie, lequel se clôt sur lui-même, et qu’il ne semble donc pas pertinent ici de faire appel à une forme d’« interférence » entre différents plans.
Bien entendu, l’étude de deux théories sociologiques semblant contenir de l’axiologie n’a pas pour prétention d’épuiser la question de l’interférence possible entre ces deux dimensions, encore moins la question théorique de l’interférence des plans en général. Néanmoins, elle permet de constater que, dans les cas présentés ici, invoquer une « interférence » de l’axiologie avec la problématique des auteurs aurait témoigné au mieux d’une simplification pédagogique, au pire d’une déconstruction insuffisante.
Bibliographie
BOLTANSKI Luc & THEVENOT Laurent, 1991, De la justification, Paris, Gallimard.
BOURDIEU Pierre, 2001, Langage et pouvoir symbolique, Paris, Seuil, version complétée de Ce que parler veut dire.
GAGNEPAIN Jean, 1994, Leçons d’introduction à la théorie de la médiation, Louvain-la-Neuve, Peeters.
HONNETH Axel, 2013, « Liquéfactions du social, à propos de la théorie sociale de Luc Boltanski et Laurent Thévenot », Ce que social veut dire, tome 1, trad. Pierre Rusch, pp. 239-273, Gallimard
LE BOT Jean-Michel, 2010, « Les schèmes d’identification : ontologie ou ontonomie ? Retour sur le livre de Philippe Descola, Par-delà nature et culture », Tétralogiques, n° 18, p. 151-176.
SAUSSURE Ferdinand de, 1916, Cours de linguistique générale, Paris, Payot.
URIEN Jean-Yves, 1984, « Marque et immanence dans la théorie du signe », Tétralogiques, 1, pp. 7-32.
Notes
[1] Par « constructiviste », nous ne désignons pas ici une théorie portant sur la genèse des schèmes cognitifs dans l’enfance comme l’entend Piaget, ni une théorie évoquant des « constructions sociales », mais un positionnement épistémologique défendant que la « réalité » ne préexiste pas à l’analyse que nous en faisons. Une telle posture s’oppose par-là à une forme d’empirisme. Pour le propos qui sera ici le nôtre, l’incompatibilité présumée avec l’interférence des plans s’explique par le point suivant : si l’on accepte que cette analyse, qui distingue entre « axiologie » et « sociologie », préexiste à une réalité qu’elle permet de nommer en la mettant en forme, alors quelle pertinence y a-t-il à évoquer une réalité, distincte de cette analyse, dans laquelle ces deux dimensions seraient associées ?
[2] Plus précisément par une définition réciproque des faces entre elles, comme nous le verrons plus loin.
[3] Bien entendu, la question de l’intégration d’un vocabulaire axiologique au sein de théories sociologiques ne vaut que pour qui propose au préalable une distinction entre ces deux dimensions : c’est donc bien une lecture du médiationniste envers ces auteurs, plus qu’une proposition venant de leur propre formulation.
[4] Laboratoire Interdisciplinaire de Recherches sur le Langage, fondé par Jean Gagnepain à l’université Rennes 2, intégré dans le CIAPHS en 2012. [Note de la rédaction]
[5] Les troubles relatifs à la capacité d’analyse sociologique renverront à des productions verbales ayant la forme du délire, ceux relevant de l’axiologie renvoyant à la fabulation. À propos des troubles de type axiologique, Gagnepain dira : « Ces troubles […] sont, malgré les retombées du troisième plan, des troubles cliniquement autonomisables. » (Gagnepain, 1994, p 167, cf. également p. 186). [Voir également les articles de J.-C. Quentel et P. Gaborieau, ainsi que F. Cadet et J.-C. Schotte dans ce même numéro. - Note de la rédaction]
[6] « Pour nous, la responsabilité est au 3e plan : il n’y a responsabilité que par rapport aux autres, à la collectivité, à la loi. La culpabilité, elle, renvoie [...] à l’aptitude humaine et rationnelle d’auto-contrôler notre propre désir (au 4e plan) » (ibid., p. 171).
[7] Ainsi par exemple il y a transgression (axiologique) sans infraction (sociologique) lorsque les « délinquants » se regroupant en bandes, réinstaurent le respect d’une hiérarchie de groupe (l’« omerta »), malgré le respect moindre de normes axiologiques (ibid., p. 171). On pourrait penser inversement que des gens qui choisissent délibérément d’enfreindre la loi au nom de convictions morales (résistants, activistes) se situeraient dans un cas d’infraction sans transgression.
[8] « C’est pourquoi aussi il convient de distinguer la loi (plan III) de la règle (plan IV), car la personne n’est pas la norme. Encore faut-il préciser que « distinguer » veut dire que c’est pathologiquement dissociable, ce qui n’empêche aucunement que les raisons distinctes interfèrent. Dans le « comportement », qu’il soit pathologique ou « normal », tout interfère et tout fonctionne simultanément. » (ibid., p. 279, nous soulignons)
[9] Gagnepain évoque parfois également le droit comme relevant d’une pure axiologie et le devoir comme relevant d’une sociologisation de celui-ci : « [Sur le plan de la personne, ] la déontologie définit […] le principe de devoir à l’égard d’autrui. Précisons qu’il s’agit du devoir sur le troisième plan [sociologique], et non du droit sur le quatrième [axiologique]. […] Devoir et droit, légalité et légitimité, sont deux choses complètement différentes. […] Le fait que par ailleurs la société codifie le droit, c’est-à-dire en fasse du devoir, est une affaire de sociologie, non d’axiologie. » (ibid., p. 133).
[10] Cf. également p. 159.
[11] Cf. aussi pp. 280-285.
[12] Bien que les références à la légalisation du légitime (le « code », ou ce que nous avons appelé « axionomie ») soient plus fréquentes, on peut trouver une analyse qui semblerait témoigner d’une forme de jugement moral concernant le politique (d’une « sociodicée »), pp. 173-174.
[13] « Il faut admettre que la légalisation du droit, qui aboutit au code, soit le fondement même de ce qu’on appelle politiquement la loi. […] En fait quand quelqu’un revendique dans la société un pouvoir gouvernemental, c’est au fond […] un pouvoir de légalisation de la légitimité, de politisation de l’éthique. » (ibid., p. 173).
[14] Saussure F. de, 1916, Cours de linguistique générale, p. 23.
[15] « Bien sûr, dans la réalité, tous les plans interfèrent et se confondent ; mais il y a lieu de les distinguer théoriquement dès lors qu’il est cliniquement possible de dissocier les troubles de l’abstinence ou troubles de la prohibition, c’est-à-dire du rationnement, des troubles de la raison sociale, c’est-à-dire de la personne ou de la personnalité. » (Gagnepain, 1994, p. 163).
[16] Actuellement, c’est au niveau glossologique que cette réciprocité est encore la plus claire à expliquer : les deux faces qui la constituent, signifiant et signifié, renvoyant respectivement à la phonologie et à la sémiologie, se définissent l’une par l’autre selon les doubles critères de « pertinence » et de « dénotation ». Cf. Urien J.-Y., 1984, pp. 10-11 : « À chaque fois la preuve de la discontinuité structurale sur une face du signe est à rechercher dans une référence à l’autre face. Phonologie et Sémiologie se posent réciproquement, et le signe est à lui-même son propre principe de fonctionnement ; son ordre de “compétence” (tout comme son trouble : l’aphasie) est spécifique. À cette condition se trouve fondée une glossologie, ou théorie du signe, qui pose en objet d’explication, donc en objet construit, ce que psychologues et sociologues présupposent et renvoient hors de leur champ. » Cette dernière phrase souligne que le principe de définition réciproque des deux faces du Signe, ou principe de clôture, évite d’avoir recours à un des autres plans de la rationalité pour expliquer le premier.
[17] Notons que le problème se pose déjà pour l’activité scientifique en elle-même. Ainsi, proposer une description logico-verbale (marquée ici par le suffixe « -logie ») d’un processus technique, sociologique, ou axiologique, c’est déjà prendre pour objet d’un des plans de la rationalité (ici celui qui ressort à la capacité logico-langagière que Gagnepain nomme « glossologie »), des constructions relevant des trois autres plans. Dans la glossologie, le logico-verbal se prend lui-même pour objet, de même pour les autres plans de la rationalité dans ce que Gagnepain nomme « ergotropie », « socionomie », « axiodicée » (Gagnepain J., 1994, pp. 280-285). Mais dans toute autre perspective, qu’il s’agisse de la technologie (ou ergologie), la sociologie, ou l’axiologie, nous nous situons déjà dans un cas d’ « interférence des plans », ou des entités d’un type non-glossologique sont pris comme objets d’une analyse glossologique.
[18] Ce qu’il nomme « illusion du communisme linguistique », Bourdieu P., 2001, p. 67.
[19] Il s’oppose en cela d’une part à une tradition linguistique entendant expliquer les changements linguistiques comme relevant d’une logique intrinsèque à la langue sans prendre en compte les changements sociaux corrélatifs (ibid. p. 67), et d’autre part à une tradition pragmatiste (et notamment interactionniste) qui n’entend pas prendre en compte la position sociale des locuteurs au sein d’une organisation déjà donnée, et se condamne alors à une description de la simple « situation » comme si elle surgissait du néant (ibid., p. 98).
[20] Cf. Urien J.-Y., 1984, pp. 7-8.
[21] Bourdieu P., 2001, p. 60. Si l’on se réfère à la suite de la citation (cf. aussi pp. 83-84) , on constate que l’objectif de l’auteur n’est pas tant de soumettre le langage à un impérialisme sociologique, que de se départir lui-même d’un impérialisme purement « linguistique » qui ne laisserait pas la place à ce qu’une sociologie du langage puisse se constituer elle-même. « La compétence suffisante pour produire des phrases susceptibles d’être comprises peut être tout à fait insuffisante pour produire des phrases susceptibles d’être écoutées, des phrases propres à être reconnues comme recevables dans toutes les situations où il y a lieu de parler. Ici encore, l’acceptabilité sociale ne se réduit pas à la seule grammaticalité. » (p. 84, c’est l’auteur qui souligne)
[22] En témoigne le fait que l’index de l’ouvrage donne, à l’entrée « légitimité et langage », le renvoi suivant : « v. langue officielle » (ibid., p. 413).
[23] L’auteur reviendra sur cette ambivalence de la notion de « code » p. 76, sa dimension de « norme » n’ayant pas là non plus de valeur axiologique, puisqu’il entend par-là qu’elle acquiert « force de loi dans et par le système d’enseignement » (p. 76). Il convient donc de distinguer nettement l’acception purement sociologique qu’il en donne de celle que nous avons présentée chez Gagnepain comme légalisation du légitime.
[24] Cf. également p. 91-94.
[25] Cf. Gagnepain J., 1994, p. 179.
[26] Cf. Urien J.-Y., 1984.
[27] Ibid., pp. 75-77.
[28] Si l’auteur mentionne lui-même l’idée d’une « relation dialectique » entre ce que nous appelons « langue commune » ou instituant et « langue officielle » ou institué, nous mentionnerons quant à nous plus volontiers l’idée d’une « définition réciproque » de ces deux dimensions entre elles, qui renvoie à l’idée de « clôture » mentionnée précédemment ; le terme de « dialectique » étant en effet appliqué à d’autres articulations au sein du modèle de la médiation, à savoir celle entre les « pôles ».
[29] Bourdieu revient de manière critique sur la possibilité d’évoquer un « parler populaire », cf. ibid. ch. 3, pp. 132-151.
[30] « Visible dans tous les domaines de la pratique (sport, chanson, vêtement, habitat, etc.), le processus d’unification et de la production et de la circulation des biens économiques et culturels entraîne l’obsolescence progressive du mode de production ancien des habitus et de leurs produits. » (pp. 77-78, nous soulignons)
[31] Boltanski L., Thévenot L., 1991, De la justification, Paris, Gallimard.
[32] On pourrait se demander dans quelle mesure il serait possible de faire correspondre ces « cités » à une forme d’ontonomie au sein du modèle de la médiation, et les « mondes » à une forme d’ontologie, comme Le Bot J.-M., 2010, se l’est demandé à propos de Philippe Descola et Louis Dumont. En ce sens, les « cités » sont définies par les auteurs comme « un équipement politique fondamental pour confectionner du lien social » (op. cit., p. 92).
[33] La question qui nous intéresse ici n’est pas de savoir de quelle manière on peut articuler la distinction entre ces six cités au sein du modèle de la médiation pour les faire correspondre : il semble plus intéressant de nous intéresser aux présupposés qui sous-tendent leur élaboration théorique.
[34] Cf. p. 39. Cf. Gagnepain J., 1994, pp. 138-139.
[35] Cela permet également une relecture des oppositions entre un courant « collectiviste » ou « holiste » imputé à la sociologie durkheimienne et l’approche « individualiste » associée à l’économie. En effet, pour les auteurs, même la sociologie la plus « holiste » réintroduit de l’individuel lorsqu’elle envisage « l’intériorisation » des normes et dispositions sociales par les acteurs, et même l’économie la plus individualiste est obligée de concéder que les individus s’accordent sur les règles du marché et les définitions des objets échangés, de leur valeur, etc. (idem, pp. 39-45), pour pouvoir chercher leur intérêt dans ce marché.
[36] Cf. pp. 181-184. Les auteurs y distinguent deux capacités qu’ils nomment « sens moral » et « sens commun » dont l’absence correspond aux pathologies de la Personne : paranoïa et psychoses.
[37] Ainsi les auteurs évoquent-ils régulièrement les cités comme des « grammaires du lien social » (ibid., p. 27) ou « entreprises grammaticales d’explicitation et de fixation de l’accord » pp. 61, 64, et 86-96, où les auteurs se situent par rapport à la tradition des topiques en rhétorique.
[38] « La faculté de se détacher de l’environnement immédiat, de se soustraire à la confusion de ce qui est en présence pour relier les êtres disponibles à un ordre d’importance, constitue la capacité minimale nécessaire pour s’engager dans des situations sans s’y perdre. Cette capacité doit être acquise et peut être fortement perturbée, comme le suggèrent, par exemple, des observations menées par J.-P. Barret dans une institution pour enfants schizophrènes. […] Adopter la disposition voulue par la situation, c’est devenir un être du monde dont la situation relève (quand on est dans le bureau de vote, devenir un citoyen). […] C’est parce que les personnes existent dans tous les mondes, qu’il faut les identifier dans le monde qui convient. » (ibid., p. 184) Plus loin, les auteurs mentionnent une « capacité non-consciente » de « se porter au delà [de soi]-même » (p. 183). Cf. également p. 268 : « Les personnes peuvent se soustraire à l’empire de la situation et mettre en cause la validité de l’épreuve parce que, relevant en puissance de tous les mondes possibles, elles ont la capacité de se laisser distraire. » (ils soulignent).
[39] À ces deux principes essentiels, il faut ajouter des principes accessoires tels que celui de « dissemblance » (a2), selon lequel il doit y avoir au moins deux états distincts au sein d’une société (selon une conception que rien n’interdit de concevoir comme structurale), et celui de « dignité », impliquant que l’état de « grand » au sein de la hiérarchie ne peut être refusé à quelqu’un en vertu de propriétés constitutives de cette personne (comme dans le cas des dérives naturalistes ou eugénistes, qui justifient les classifications sociales sur des critères biologiques).
[40] On trouve également ce qu’ils nomment « principe de bien commun » (p. 99), selon lequel le bénéfice dont jouissent les « grands » au sein d’un groupe se propage sur le groupe en entier (en prenant en exemple la métaphore de la main invisible chez Adam Smith pour la « cité marchande », par lequel l’enrichissement individuel sera redistribué à la collectivité).
[41] Gagnepain J., 1994, pp. 160-167.
[42] Ainsi dans la lecture qu’en fait Honneth, il associe la notion de « grandeur » à une forme de « mérite » (Honneth A., 2013, pp. 247-248).
[43] Ainsi les auteurs reprennent-ils explicitement l’expression de Louis Dumont mentionnant la « référence des parties au tout ». (ibid., p. 87)
[44] Lorsque les auteurs évoquent la nécessité d’un quelconque « sens moral », c’est pour désigner tout autre chose que de l’axiologie : les capacités décrites (pp. 181-184) semblent beaucoup plus proches de capacités d’analyse sociologiques de la situation.
[45] « Parmi l’infinité des rapprochements possibles, nous ne nous intéresserons qu’à ceux qui sont non seulement communs et donc communicables, mais qui soutiennent des justifications. » (ibid., p. 48, souligné par les auteurs).
[46] Cf. également p. 60 sur ce qui permet de définir les conduites comme justifiables, permettant « le règlement des discordes », ou bien, p. 87, la définition d’un « argument acceptable », comme celui qui « arrête cette remontée » des remises en question entre les grandeurs établies.
[47] Le recours à des dispositifs d’objets ne doit pas laisser penser qu’il s’agirait pour autant d’ergologie, car l’analyse qui est portée sur eux ne vise pas leur utilité, mais seulement la manière dont ils peuvent permettre d’attester la grandeur de l’entité testée au regard de la cité considérée. Le dispositif d’objets en question crée un environnement dans lequel le recours à telle ou telle cité semble s’imposer, bien qu’il soit toujours susceptible d’une interprétation dans les termes d’une autre cité. Par exemple, une usine incite à mettre en place l’échelle industrielle pour l’analyse de la situation (p. 185), bien qu’il soit toujours possible de l’analyser sous un angle civique (en s’intéressant à la représentation des ouvriers par les syndicats), inspiré (en la voyant comme un objet esthétique, comme dans le film Dancer in the Dark de Lars von Trier), etc.
Malo Morvan« De l’usage d’un vocabulaire axiologique en sociologie. Un exemple de tension entre « interférence des plans » et « principe de clôture » dans le modèle théorique de la médiation », in Tétralogiques, N°20, Politique et morale.