Camille Chamois
Laboratoire Sophiapol – UFR de Philosophie, Université Paris Ouest Nanterre – La Défense. cchamois549 chez aol.com
Les enjeux épistémologiques de la notion d’Umwelt chez Jakob von Uexküll
Résumé / Abstract
Le concept d’Umwelt a été introduit en éthologie pour décrire le caractère déterminé des stimuli environnementaux auxquels un animal réagit. Mais ce concept a cependant franchi les frontières disciplinaires et a entre autres été utilisé par la philosophie et l’anthropologie. Cet article tente d’abord de restituer le contexte théorique dans lequel le concept a émergé ; il met ensuite en évidence les soubassements philosophiques sur lesquels celui-ci repose ; il évoque enfin les intérêts et limites de son utilisation par l’anthropologie contemporaine.
Mots-clés
anthropologie | éthologie | mondes animaux | von Uexküll |
L’anthropologie contemporaine a largement pris en charge les relations homme-animal au sein de ce qu’on appelle communément l’anthropologie « multi-espèces ». Dans cette perspective, de nombreux auteurs sont ainsi conduits à mobiliser le modèle de l’Umwelt développé par Jakob von Uexküll, tout en en soulignant les limites heuristiques (Descola, 2011 : 64). Cet article cherche à comprendre les raisons de cette utilisation partielle : en quoi le concept d’Umwelt est-il intéressant pour l’anthropologie contemporaine ? Et pourquoi son utilisation suppose-t-elle de nombreux ajustements ? Pour répondre à ces questions, nous proposons de faire une généalogie critique de la notion d’Umwelt chez Uexküll. Initialement utilisé pour rendre compte du caractère constitué des stimuli environnementaux auxquels un animal réagit, le concept a rapidement franchi les frontières disciplinaires et est aujourd’hui mobilisé en philosophie comme en anthropologie – pour ne citer que les disciplines qui retiendront ici notre attention. Le présent article tentera de mettre en évidence les intérêts d’une telle mobilisation, mais en soulignera également deux limites : d’une part, le subjectivisme inhérent à ce modèle, largement dû à l’héritage « kantien » de la pensée d’Uexküll ; d’autre part, la réduction de toutes les relations organisme/Umwelt à un modèle unique qu’Uexküll nomme la « perception » (qui écrase ainsi la spécificité des rapports d’attention, de signification, etc.).
Dans un premier temps, nous étudierons ainsi l’enjeu que représentait, pour Uexküll, l’utilisation du concept d’Umwelt dans le champ de l’éthologie, mais aussi plus largement de l’épistémologie ou de la métaphysique. Pour cela, nous reviendrons sur les rapports qu’entretiennent les notions de « milieu » et d’ « Umwelt » au sein du corpus uexküllien. Ces termes sont en effet généralement utilisés comme des synonymes ou comme une traduction l’un de l’autre (Spitzer, 2007 : 120). Or, cette assimilation, sans être forcément fausse, rend malaisée la compréhension de l’enjeu épistémologique qu’implique l’introduction de la notion d’Umwelt par Uexküll. En effet, pour l’éthologue, les notions de « milieu » et d’ « Umwelt » sont non seulement distinctes mais symétriques. Les deux premières parties de notre propos suivront donc ce fil directeur pour éclairer le sens du travail d’Uexküll. Dans un second temps, nous évoquerons les difficultés inhérentes à ce modèle. Uexküll considère en effet que chaque espèce possède un « monde » propre ; mais il est également conduit à affirmer que deux individus de la même espèce peuvent évoluer dans des « mondes » différents. Ainsi, chaque fois qu’il repère un « hiatus perceptif » entre deux individus, Uexküll en déduit qu’ils vivent dans des « mondes » différents – ce qui rend la notion très vague et générale. On montrera qu’il s’agit d’une limite inhérente au paradigme « subjectiviste » d’Uexküll. La dernière partie sera consacrée à l’utilisation du modèle uexküllien dans l’ethnologie contemporaine. Trois exemples seront mobilisés pour montrer que la notion d’Umwelt présente un intérêt ethnographique certain pour analyser les relations humain/non-humain, à condition d’être pluralisée et « dé-subjectivée ».
1 La notion de « milieu »
Notre hypothèse est que la « théorie des milieux » telle qu’on l’entend ici peut être considérée comme un paradigme fondamental du XIXe siècle, paradigme transversal par rapport aux frontières disciplinaires instituées, dans la mesure où il structure indistinctement une partie de la géographie, de la sociologie, de l’histoire, de la biologie, de la physiologie, etc. La « théorie des milieux » ne représente donc pas ici un modèle analytique précisément délimité, mais plutôt un ensemble de représentations qui concernent toute la configuration du savoir à une époque donnée (Kuhn, 1983 : 29-30). On pourrait résumer l’intuition fondatrice de ce paradigme ainsi : « le milieu ou l’environnement détermine les caractéristiques des individus qui y évoluent ». Dans cette perspective, la notion de « milieu » est donc utilisée pour qualifier un type de détermination causale : les caractéristiques individuelles apparaissent comme les effets de déterminations « environnementales » (alors que ce concept ne fait généralement pas l’objet d’une analyse précise). On peut citer trois domaines – mobilisés plus ou moins explicitement par Uexküll lui-même – où, selon nous, ce paradigme est décelable.
1.1 La biologie évolutionniste
Le premier domaine est la biologie évolutionniste. La notion de « milieu » y joue en effet un rôle polémique décisif dans l’opposition entre les modèles lamarckiens et darwiniens. Les premiers accordent à l’environnement ou au milieu extérieur un rôle causal dans l’évolution des espèces. Le titre du chapitre VII de Philosophie zoologique est à cet égard très évocateur : « De l’influence des circonstances sur les actions et les habitudes des animaux et celle des actions et des habitudes de ces corps vivants, comme causes qui modifient leur organisation et leurs parties » (Lamarck, 1968 : 193-226, nous soulignons). L’argument du chapitre consiste à analyser comment un changement dans l’environnement entraîne un changement dans l’organisation physiologique des êtres vivants (animaux et végétaux) qui peuplent cet environnement. Les étapes de l’argumentation peuvent être résumées ainsi : un changement dans l’environnement modifie les besoins des êtres vivants, qui adoptent donc des habitudes nouvelles pour les satisfaire ; ces nouvelles habitudes rendent à la fois inutiles d’anciens organes – qui disparaissent alors – et supposent la naissance de nouveaux organes. Le milieu possède ainsi une place fondamentale dans l’évolution des espèces : celles-ci s’adaptent aux évolutions du milieu pour continuer d’y vivre. « L’adaptation c’est un effort renouvelé de la vie pour continuer à “coller” à un milieu indifférent. » (Canguilhem, 1985 : 136) L’adaptation biologique est donc seconde par rapport à l’évolution de l’environnement, et c’est sur cette dernière que porte le principe causal de l’évolution des espèces.
L’analyse darwinienne, par contraste, rejette l’hypothèse selon laquelle l’environnement physique serait la seule cause de l’évolution : « Les naturalistes invoquent constamment les conditions extérieures, telles que le climat, la nourriture, etc., comme la seule cause possible de variation. » (Darwin, 1973 : 16-17) Une telle focalisation sur les relations avec l’environnement physique laisserait dans l’ombre un phénomène fondamental : « les rapports si complexes avec les autres êtres organisés. » (Darwin, 1973 : 74) Au sein du milieu environnant, le modèle darwinien privilégie ainsi comme facteur mutationnel les rapports que les organismes entretiennent avec d’autres vivants : « Le premier milieu dans lequel vit un organisme, c’est un entourage de vivants qui sont pour lui des ennemis ou des alliés, des proies ou des prédateurs. » (Canguilhem, 1985 : 137)
Ainsi, dans la biologie évolutionniste du XIXe siècle, la notion de « milieu » ne fait pas l’objet d’une définition univoque. Mais lamarckiens et darwiniens s’accordent cependant pour faire du « milieu » le principe d’individuation des êtres vivants – et c’est ce qui nous intéresse ici : les caractéristiques du milieu sont pensées comme les causes des caractéristiques physiologiques des vivants.
1.2 La géographie physique
Le deuxième domaine peut être nommé « géographie » si on entend par là l’étude des rapports entre les populations humaines et leur environnement physique. Une série de théoriciens du XIXe siècle (comme Friedriech Ratzel, Karl Ritter, Ernst Haeckel, ou Hippolyte Taine) ont tenté de montrer que l’environnement physique était déterminant dans la constitution des sociétés humaines. Dans sa version la plus basique, ce modèle de la géographie « déterministe » (Febvre, 1949 : 50) établit une dépendance radicale entre les mœurs particulières d’une société donnée et le type d’environnement dans lequel elle évolue – et notamment le type de « climat ». La pluralité des modes de vie des humains apparait comme un décalque, sur le plan social, de la pluralité des milieux, sur le plan environnemental : « La population est étroitement dépendante de son territoire, puisque celui-ci exerce une grande influence sur son développement intérieur ainsi que sur ses relations. » (Ratzel, 1896 : 10 ; notre traduction) L’évolutionnisme biologique joue ainsi un rôle considérable pour des théoriciens qui considèrent que « la Science établi[t] la stricte dépendance des êtres aux milieux » ; ils en concluent ainsi « que le milieu [a] un pouvoir de transformation qui ne [doit] point s’arrêter aux insectes ou aux animaux quelconques — mais s’exercer également sur les êtres humains. Au physique d’abord, au moral ensuite. » (Febvre, 1949 : 43)
Dans une version plus complexe du déterminisme environnemental, les niveaux d’enchâssement sont multipliés de manière à obtenir une théorie de la causalité graduée. Ainsi, dans sa philosophie de l’art, Taine considère que, pour comprendre une œuvre quelconque, il faut procéder à une triple intégration : d’abord, réintégrer l’œuvre dans « l’œuvre totale de l’artiste qui en est l’auteur » ; ensuite, resituer l’artiste dans « l’école ou famille d’artistes » à laquelle il appartient ; enfin, replacer l’école dans « l’état des mœurs » d’une époque. Chacun de ces niveaux est supposé pouvoir « expliquer » le précédent dans la mesure où il le « détermine » et en constitue la « cause primitive ». Le « milieu » théorisé par Taine est ainsi pluriel : il ne s’agit pas uniquement de la définition naturaliste mais, par dérivation, d’un concept plus large et flou qui devient synonyme de « contexte », d’ « environnement », voire simplement d’ « entourage ». Cependant, le modèle analytique reste identique – les individus ne s’expliquent que dans la mesure où ils sont les effets du milieu dans lequel ils évoluent : « de même qu’il y a une température physique qui, par ses variations, détermine l’apparition de telle ou telle espèce de plantes ; de même il y a une température morale qui, par ses variations, détermine l’apparition de telle ou telle espèce d’art. […] Les productions de l’esprit humain, comme celles de la nature vivante, ne s’expliquent que par leur milieu. » (Taine, 1909 : 9-10) Ainsi, cette « géographie » établit une analogie entre l’organisation sociale des humains et les formes de vie animales à partir de la notion de « milieu ».
1.3 La physiologie
Le troisième domaine est celui de la physiologie. Le modèle du milieu s’y exprime par l’interprétation de tout comportement comme une réponse mécanique à des stimuli extérieurs. Ces analyses réfutent le caractère finalisé des comportements des vivants en mettant en évidence leur nécessité et la valeur causale des éléments de l’environnement. On qualifie généralement ces analyses de « pré-behavioristes ». Dans le texte d’Uexküll, Jacques Loeb apparait comme le représentant paradigmatique de ce courant de la physiologie. En effet, celui-ci exprime clairement la portée anti-téléologique de son analyse : « Les mouvements provoqués par la lumière ou par une autre source apparaissent au profane comme l’expression d’une volonté ou d’une raison de l’animal, alors qu’en réalité, l’animal est forcé d’aller où ses jambes le conduisent. Et ce, parce que le comportement de l’animal n’est constitué que de mouvements forcés. » (Loeb, 1918 : 14) Pour analyser ces mouvements forcés, chez les plantes comme chez les animaux, Loeb introduit le concept de « tropisme » : le « tropisme » comprend ainsi l’ensemble des réactions dans lesquelles l’organisme adopte une orientation définie en relation avec une source extérieure d’excitation. « On appelle tropisme l’orientation forcée des plantes par des sources extérieures d’énergie. C’est pourquoi l’idée d’un comportement animal fondé sur la structure symétrique de leur corps a été nommée théorie du tropisme du comportement animal. » (Loeb, 1918 : 15-16) Nous reviendrons sur ce troisième domaine d’études – très proche du travail éthologique d’Uexküll – dans la partie suivante.
Les trois cas analysés – physiologie, géographie, biologie évolutionniste – permettent de mettre en évidence la portée générale du paradigme des milieux : le milieu est ici pensé comme un environnement indifférencié (au sens où il ne dépend pas de l’individu qui y évolue) auquel réagit l’organisme en se mouvant ou en se transformant. Ainsi, « un historique même sommaire de l’importation en biologie du terme de milieu, dans les premières années du XIXe siècle » permet « de rendre compte de l’acception originairement strictement mécaniste de ce terme. […] Le monde d’abord, l’homme ensuite ; aller du monde à l’homme. » (Canguilhem, 1985 : 134) Or c’est à cette acception mécaniste et causale du concept de milieu qu’Uexküll oppose le modèle de l’ « Umwelt ».
2 Théorie de l’Umwelt
En effet, la notion d’Umwelt telle que l’utilise Uexküll, loin d’être un synonyme ou une simple traduction de la notion de « milieu » développée jusque là, en est plutôt une alternative. Uexküll l’énonce explicitement : « J’ai tenté d’introduire le mot d’Umwelt pour désigner ce monde qui est le produit de l’organisme. Le mot a acquis droit de cité – mais pas le concept. On emploie maintenant le mot d’Umwelt pour désigner l’environnement (Umgebung) spécifique d’un être vivant au même sens qu’on employait autrefois le mot de Milieu. Ainsi son sens propre a-t-il été perdu. » (Uexküll, 1912 : 352 et Feuerhahn, 2009 : 428) Le concept de « milieu » semble en effet inopérant pour rendre compte du comportement animal pour deux raisons : d’une part, le milieu est systématiquement analysé comme un environnement indifférencié ; d’autre part, les éléments du milieu possèdent un rôle causal dans le comportement de l’organisme. La théorie du « signe » et de l’ « Umwelt » développée par Uexküll vise donc ces deux caractéristiques du milieu.
[1] La critique qu’Uexküll adresse à Loeb permet de comprendre son projet. Il reproche en effet à ce dernier d’analyser le comportement animal de manière « objective », c’est-à-dire en négligeant la sélection que tout organisme opère parmi les stimuli de son environnement. En omettant cette étape initiale, on se condamne à n’appréhender des actions animales que la part « réactive ». Uexküll ne nie pas que l’action animale soit dépendante de stimuli extérieurs et qu’en un sens elle puisse être analysée comme une « réponse » à l’environnement. Il nie simplement que l’action se réduise aux « tropismes » mis en évidence par Loeb, car ce modèle ne prend pas en charge la sélection préalable que tout organisme opère sur son environnement. Ce qui est rejeté par Uexküll, c’est donc que l’organisme réagisse à un environnement indifférencié, c’est-à-dire indépendant des caractéristiques propres de l’organisme ; or, si l’organisme dépend de son environnement pour agir, c’est bien de son environnement qu’il s’agit et non d’un univers inconditionné. Les actions de l’organisme sont bien des réactions mais dépendent de stimuli qui sont constitués comme stimuli par l’appareil perceptif de l’animal. Or, « la théorie de Loeb consistait en ce qu’il ne voulait voir qu’un monde actif chez les animaux et négligeait entièrement le monde perceptif. » (Uexküll, 1912 : 352) A l’inverse, Uexküll va orienter son analyse vers la question du « monde perceptif ». Une telle perspective suppose une critique du paradigme implicite de l’action chez Loeb, à savoir le modèle de l’arc-réflexe, qui suppose que l’action de l’organisme est l’effet de la transformation d’une stimulation initiale (Uexküll, 2010 : 35) :
Le débat porte donc essentiellement sur le statut accordé au « stimulus » : soit – dans le modèle de Loeb – il est un élément indifférencié de l’environnement ; soit – comme l’objecte Uexküll – il est le résultat d’un processus de constitution (Gibson, 1960).
[2] L’objectif d’Uexküll n’est donc pas de nier le rôle des stimuli extérieurs, mais de montrer que lesdits stimuli sont le résultat d’un processus de « sélection » ou de « constitution » préalable qui implique l’organisme percevant. Tous les organismes ne réagissent en effet pas aux mêmes stimuli et il est donc nécessaire de déterminer, pour chaque espèce, l’ensemble des éléments auxquels celle-ci est sensible. Par exemple, on a remarqué que le choucas adoptait systématiquement une position d’attaque lorsqu’il se trouvait face à un autre choucas. « Un autre choucas » apparait ainsi comme le stimulus qui, dans l’environnement objectif, fait réagir l’oiseau. Uexküll cherche cependant à déterminer ce qui, au sein de ce stimulus objectif, fait précisément réagir l’animal – la forme, le mouvement, la couleur, etc. Une série d’expériences permettent ainsi de mettre en évidence que c’est la couleur et la forme qui sont déterminantes : « On put en effet observer que la […] position d’attaque était adoptée quand on promenait devant lui [le choucas] un maillot de bain noir. Même lorsque le chat passait en portant un choucas blanc, il n’était pas attaqué. L’image-perception d’un objet noir transporté suffit pour déclencher la position d’attaque. » (Uexküll, 2010 : 131) Uexküll en conclut que l’oiseau ne réagit pas à l’élément objectif « autre choucas » mais plutôt au signe perceptif « couleur + forme ».
Cet exemple force à renverser la perspective analytique. Certes, l’animal réagit de manière réflexe à des stimuli externes ; et en ce sens on peut considérer que son comportement est déterminé par son environnement. Mais les stimuli auxquels il réagit ne sont pas des éléments objectifs appartenant à un environnement indifférencié : l’animal ne réagit qu’à certains stimuli déterminés en fonction de sa constitution physiologique propre. Uexküll souligne donc ce premier moment logique, à savoir la « sélection » des signes perceptifs auxquels l’animal réagira de façon déterminée. Ainsi, dans le fameux exemple de la tique, « ce qui est en question n’est pas l’excitation chimique de l’acide butyrique » qui fait effectivement réagir l’animal, « mais uniquement le fait que parmi des centaines d’actions qui émanent des propriétés du corps du mammifère, il n’y en a que trois qui deviennent pour la tique des porteurs de signe perceptif » (Uexküll, 2010 : 41). Il résulte de ce déplacement de focale analytique un nouveau modèle de l’action réflexe. Au lieu d’analyser comment des éléments indifférenciés sont « reçus » par l’animal et entraînent le déclenchement d’une action, il faut analyser comment une constitution physiologique particulière donne accès à un nombre de stimuli déterminés, et que ces stimuli sont les seuls à pouvoir déclencher des réactions de l’animal. Uexküll propose ainsi de substituer le modèle du « cercle fonctionnel » à celui de l’ « arc réflexe » (Uexküll, 2010 : 40).
Uexküll met donc en évidence la co-constitution de l’organisme et de son « milieu propre » : tout organisme n’existe qu’en étant ouvert sur un ensemble de stimuli particuliers ; et cet ensemble de stimuli n’existe à proprement parler que pour l’organisme. C’est pourquoi Uexküll va adopter un vocabulaire d’origine sémiotique : en parlant de « signes » perçus, il entend ainsi souligner le rôle actif de l’organisme dans la sélection et l’interprétation de ce donné. L’ensemble des signes perceptifs articulé à l’ensemble des signes actantiel d’un individu forme donc son « Umwelt » (Uexküll, 2010 : 27). Analytiquement, le modèle de l’Umwelt se présente donc comme une alternative explicite au modèle du « milieu » : l’Umwelt ne désigne pas l’environnement objectif, et il ne possède pas non plus de statut causal, ni même d’antériorité, sur l’organisme ; l’Umwelt est constitué par et pour l’organisme.
[3] Le travail d’Uexküll se fonde donc originairement sur une analyse physiologique. Cependant, son ambition est plus large, puisqu’il s’agit explicitement de contrer le modèle du « milieu » exposé en première partie. C’est pourquoi l’analyse adopte une dimension ouvertement « métaphysique » : « “Nous y voilà, s’écrieront les mécanistes, la théorie des milieux [des Umwelten] se démasque : c’est de la métaphysique. Quiconque, en effet, cherche les facteurs efficients au-delà du monde physique est un métaphysicien.” Eh bien, soit. » (Uexküll, 1956 : 119) Le propos d’Uexküll excède en effet la stricte dimension biologique, et c’est cette extension métaphysique du propos qui va réellement faire de son analyse une alternative à la théorie du milieu en se situant en contrepoint de l’évolutionnisme comme du déterminisme géographique. Par rapport aux modèles évolutionnistes, la théorie de l’Umwelt privilégie l’harmonie synchronique organisme/milieu. En effet, si les analyses lamarckiennes et darwiniennes tentaient de rendre compte de l’évolution des espèces, et insistaient ainsi sur les moments d’instabilité ou de désajustement entre l’organisme et le milieu, Uexküll s’intéresse au contraire à la stabilité et à l’adéquation qui, habituellement, caractérise la relation de l’organisme à son Umwelt. « Chaque organisme ne peut être que ce qu’il est. […] En lui, toutes les ressources sont exploitées au maximum. Nous pouvons donc en tirer l’affirmation fondamentale suivante : chaque être vivant, par principe, est absolument parfait. » (Uexküll, 1928 : 138 et Romano & Jollivet, 2009 : 271). L’opposition d’Uexküll au modèle du déterminisme géographique est encore plus explicite : « L’expression Milieu vient de l’historien Taine. Un mot que nous pourrions traduire par Wohnwelt si son concept n’était pas chargé d’une signification qui le dépasse. La théorie du milieu affirme en effet que chaque sujet vivant est formé par son milieu. Les théoriciens du milieu considèrent comme une chose acquise que chaque homme soit un produit de son milieu. » (Uexküll, 1936 : 213 et Feuerhahn, 2009 : 435) Or, loin de penser l’homme et le vivant comme les produits de leur milieu, Uexküll pense plutôt l’Umwelt comme le produit du vivant – ou, pour être plus précis, il théorise la co-production du vivant et de son Umwelt au sein du milieu. W. Feuerhahn exprime clairement l’enjeu du débat avec Taine : « Si Uexküll a très vite renoncé à employer le terme de Milieu, c’est bien pour dénoncer la pensée de Taine et l’idée que chaque être vivant est dépourvu de toute finalité et peut intégralement être expliqué par l’influence du milieu. La notion d’Umwelt, loin d’être son équivalent allemand, est son opposé. Pour le montrer, Uexküll donne l’exemple de l’espace de vie de l’enfant des villes. Pour lui, ce n’est pas la rue de la grande ville qui forme l’âme de l’enfant, mais l’âme de l’enfant des villes qui forme la rue, laquelle devient ainsi un territoire délimité. Ce qui importe aux enfants qui jouent, ce sont les Umwelten qu’ils se construisent eux-mêmes. Le renversement ne saurait être plus radical avec la théorie du milieu. » (Feuerhahn, 2009 : 435-436)
La théorie de l’Umwelt vise donc à contrer un modèle trop déterministe qui se limite à analyser les réactions ou les adaptations de l’organisme à un milieu indifférencié. Uexküll insiste au contraire sur le fait qu’en temps normal, l’organisme réagit à un « monde » qu’il a lui-même constitué et auquel il est structurellement couplé. Il appelle donc « Umwelt » ce monde propre à chaque espèce vivante. Cette théorie entraine alors deux conséquences. D’une part, au niveau empirique ou méthodologique, elle suppose que l’étude du comportement animal débute par l’analyse de la physiologie animale pour en dériver l’Umwelt correspondant (au lieu de partir d’un environnement indifférencié pour en dériver les réactions de l’animal). D’autre part, au niveau théorique, chaque Umwelt devient la propriété à la fois inaliénable et irréductible d’une espèce particulière : chaque espèce évolue dans un monde qui lui est irréductiblement propre.
3 Le subjectivisme de l’Umwelt
Le modèle de l’Umwelt n’est donc pas qu’un outil méthodologique pour l’éthologue, c’est également un modèle métaphysique, épistémologique voire idéologique, dont le but explicite est de prendre le contrepied de la théorie des milieux. Mais, en opposant à l’ « objectivisme » de Taine un « subjectivisme » radical, Uexküll se trouve confronté à des difficultés similaires, que nous voudrions montrer, après avoir fait la généalogie de ce modèle.
[1] La méthode développée par Uexküll dans le champ de la biologie est en réalité une transcription, dans le domaine scientifique, du modèle philosophique kantien. L’éthologue l’affirme explicitement : « la biologie a gagné [avec la théorie de l’Umwelt] le raccord définitif à la doctrine de Kant qu’elle veut exploiter scientifiquement dans la doctrine du milieu, en mettant l’accent sur le rôle décisif du sujet. » (Uexküll, 2010 : 45-46) La « doctrine de Kant » désigne ici une théorie qui dérive les caractéristiques des objets perçus des structures de la perception elles-mêmes. Kant montre en effet que ni l’espace ni le temps ne peuvent être définis comme des éléments existant « en soi », mais doivent plutôt être appréhendés comme des structures subjectives de la sensibilité, comme des formes de la perception (Kant, 2006 : 123). L’idée générale retenue par Uexküll peut donc être résumée ainsi : les individus possèdent des « structures de perception » particulières qui les ouvrent sur un « monde » donné qui n’existe pas en dehors du sujet mais qui leur est propre (Uexküll, 2010 : 71). Uexküll retient donc essentiellement du modèle kantien l’idée que les caractéristiques de l’Umwelt n’existent que pour et par le sujet qui les perçoit. A partir de ce modèle de départ, Uexküll procède à un double déplacement : d’une part, il le naturalise ; d’autre part, il le pluralise.
La naturalisation du kantisme consiste à appréhender les notions d’ « a priori » et d’ « inné » comme des synonymes. Cette lecture « naturalisante » est commune au XIXe siècle et Uexküll l’hérite manifestement de Hermann von Helmholz (Hemholtz, 1962 : 593). L’ambition est de montrer que, puisque l’espace et le temps sont des structures « subjectives », il est possible de déterminer, dans la physiologie ou la psychologie, leur soubassement empirique. Or c’est ce que semblent indiquer les travaux de Karl Ernst von Baer. Celui-ci a en effet montré que « le temps perceptif de l’escargot se déroule à un rythme de trois à quatre instants par seconde. Il en résulte que tous les processus de mouvement se déroulent dans le milieu de l’escargot beaucoup plus vite que dans le nôtre » (Uexküll, 2010 : 76). Ces analyses semblent donc confirmer la théorie kantienne selon laquelle le temps et l’espace ne sont pas des donnés objectifs, mais des structures de la perception ; cependant elles ouvrent à une analyse naturaliste de ces structures perceptives. Une telle « naturalisation » du modèle kantien ne peut conduire qu’à sa « pluralisation » : en effet, si on montre que « l’espace-temps » subjectif dépend d’une base physiologique, comme les différentes espèces vivantes ont des physiologies différentes, elles vivent donc dans des « espace-temps » hétérogènes. La naturalisation du modèle kantien conduit donc à sa pluralisation, ce qui est la caractéristique fondamentale de la théorie de l’Umwelt.
[2] Le modèle d’Uexküll est donc mis en place pour rendre compte du fait que des espèces ne perçoivent pas le même donné. Il renverse en quelque sorte le modèle du « milieu » exposé en première partie pour adopter son symétrique : pour contrer l’idée d’un environnement totalement objectif et indifférencié, il propose un concept de monde totalement subjectif et irréductible. Chaque espèce vit dans une « bulle de savon » (Uexküll, 2010 : 71) qui lui est propre. C’est pourquoi on peut qualifier le modèle proposé par Uexküll de « subjectiviste » dans la mesure où les caractéristiques d’un Umwelt sont totalement dépendantes du sujet qui les perçoit et n’ont à strictement parler pas d’existence en dehors de cette relation de perception (Bains, 2001 : 137-168 et Deely, 1994). Le subjectivisme est une position épistémologique ou métaphysique qui consiste à dériver les caractéristiques du monde du sujet particulier qui fait l’expérience de ce monde. Les caractéristiques du monde sont donc irréductiblement corrélées à un sujet qui les perçoit, et elles n’existent ainsi que pour ce sujet qui les perçoit. Selon ce modèle, deux sujets différents perçoivent donc des mondes différents. Ce qu’affirme explicitement Uexküll en insistant sur l’incommensurabilité entre les Umwelten : « Chaque objet devient quelque chose de complètement différent lorsqu’il pénètre dans un Umwelt différent. » (Bains, 2001 : 117) Or, toute la question est de savoir comment distinguer deux sujets différents : s’agit-il d’espèces différentes ? Ou bien s’agit-il d’individus différents ? On considère généralement que Uexküll analyse la « subjectivité d’espèce » (Lestel, 2010 : 8), c’est-à-dire qu’il considère chaque espèce comme étant le sujet d’un Umwelt particulier. En ce sens, la tige d’une fleur est de la nourriture pour un herbivore, mais c’est un lieu d’habitation pour un insecte. Or « nourriture » et « habitation » sont des propriétés non seulement irréductibles l’une à l’autre, mais également incommensurable au sens où elles ne possèdent pas de base commune. On comprend donc qu’un objet devienne quelque chose de différent lorsqu’il entre dans l’Umwelt d’une autre espèce. Cependant, cette analyse est implicitement transposée par Uexküll au niveau individuel : selon lui, non seulement deux espèces différentes évoluent dans des Umwelten différents, mais deux individus de la même espèce peuvent, sous certaines conditions, évoluer dans des Umwelten différents. Par exemple, Uexküll analyse le cas d’un arbre qui, dans l’Umwelt du forestier, n’est rien d’autre qu’ « une brasse de bois » alors qu’il devient un « dangereux démon » pour une petite fille (Uexküll, 2010 : 156). A travers cet exemple, on comprend que le caractère « utilitaire » qu’endosse le chêne pour l’un est hétérogène par rapport au caractère « effrayant » qu’il endosse pour l’autre. Mais cette différence ne relève pas d’une « subjectivité d’espèce » : elle relève d’une différence d’attention ou de sensibilité, au sein d’une même espèce. En réalité, si la plupart des exemples d’Uexküll jouent effectivement au niveau de l’espèce, nous montrerons plus bas que beaucoup d’autres cherchent à mettre en évidence des différences individuelles. Ce flottement entre les niveaux individuel et collectif de l’analyse rend la notion d’Umwelt relativement floue, tout comme la notion de « subjectivité ».
[3] L’enjeu épistémologique est donc le suivant : peut-on se contenter de définir le « monde » d’une espèce ou d’un individu comme irréductiblement sien, c’est-à-dire comme un monde privé qui exclut tous les autres individus ou espèces ? L’assimilation entre les niveaux de l’individu et de l’espèce est-elle tenable ? Est-ce que toutes les composantes d’un « monde » donné sont « perçues » de la même manière par les individus ? Cette catégorie unifiée de « perception » est-elle pertinente ? En procédant ainsi, on minimise la pluralité des manières de se rapporter au donné : il semble en effet plus heuristique de distinguer la logique de la perception de la logique de la signification ou de l’attention, pour ne citer que ces trois cas. Par exemple, deux individus d’espèces différentes peuvent percevoir un élément commun, mais ne pas lui accorder la même signification. C’est d’ailleurs ce qu’analyse Uexküll lui-même dans le dernier chapitre de Milieu animal et milieu humain, intitulé « Le même sujet comme objet dans différents milieux ». Dans ce chapitre, l’auteur montre que des individus de différentes espèces (renard, chouette, fourmi, humain, etc.) peuvent percevoir le même objet (en l’occurrence un chêne) mais lui accorder des significations différentes. Mais comment rendre compte du fait que ces espèces perçoivent le même objet ? On est contraint d’affirmer que les « mondes » des différentes espèces ne sont pas totalement hétérogènes. Or, ce constat, certainement évident pour l’analyse éthologique, s’articule mal à la définition de l’Umwelt proposée par Uexküll, puisque celui-ci en fait explicitement un monde clos sur lui-même, comparable à une bulle entourant chaque espèce. Que les animaux possèdent des « points de vue » irréductibles sur le donné ne signifie en effet pas que ce donné leur soit irréductiblement propre. Bref, que chaque monde soit relatif à une espèce ne signifie pas que celui-ci soit subjectif. Or, cette différence est d’importance car elle suppose d’abandonner un modèle trop strict de l’Umwelt et de changer de paradigme épistémologique ou métaphysique. En effet, si les Umwelten possèdent des traits communs, le concept même d’Umwelt devient quelque peu surdéterminé en ce qu’il implique une clôture et une autonomie par rapport aux autres Umwelten. Or, nombre de théoriciens du XXe siècle vont ainsi – à la suite d’Uexküll – chercher à rendre compte du caractère relatif des points de vue ; mais – contre Uexküll – ils vont éviter de dériver de cette relativité l’existence d’un « environnement soi-disant privé » (Gibson, 2014 : 214).
4 Les sept niveaux de l’Umwelt
La difficulté du subjectivisme peut selon nous être surmontée à deux conditions. D’une part, en cessant d’utiliser, pour désigner les pôles ultimes de la relation perceptive, les concepts de « subjectivité d’espèce » et d’Umwelt. Et d’autre part, en proposant une typologie des niveaux sémiotiques impliqués (perception, attention, catégorisation, etc.) par les exemples d’Uexküll [1]. Celui-ci envisage la vie comme un processus fondamentalement sémiotique (Sebeok, 2001 : 10). Mais en utilisant une catégorie très générale de « signe » ou de « perception » on se prive d’une distinction fine des processus impliqués. On se propose donc de classer les différents exemples mobilisés dans le texte d’Uexküll. Cette classification ne possède pas de valeur épistémologique particulière : il s’agit simplement de mettre en évidence la pluralité des mécanismes qu’Uexküll nomme indistinctement « perception ». C’est cette pluralité qui lui permet de passer indistinctement de différences d’espèces à des différences individuelles dans l’opposition entre les Umwelten. Ainsi, lorsqu’Uexküll parle d’Umwelt, il analyse au moins sept niveaux hétérogènes.
[1] La « modalité » : on désigne ainsi la capacité à percevoir des éléments appartenant à un domaine sensible particulier (par exemple, le domaine visible) et ce, en fonction des caractéristiques physiologiques d’un organisme. Uexküll prend pour exemple la tique : « De tout ce qui l’environne, aucune excitation ne [lui] parvient. De toutes les actions qui émanent du corps du mammifère, il n’y en a que trois qui deviennent des excitations, et ce dans un ordre de succession déterminé. » (Uexküll, 2010 : 42) Cet exemple montre que le monde de l’humain diffère de celui de la tique parce que la tique n’est pas ouverte sur toute une série de domaines sensibles (en l’occurrence, les domaines sonore, visuel, etc.). Et c’est dans la mesure où la tique n’a pas accès aux domaines visuel et sonore qu’elle possède un Umwelt différent de celui de l’homme, et vice versa. En ce sens, « différence d’Umwelt » signifie ici « différence de modalité perceptive ». On pourrait multiplier les exemples où des espèces possèdent des organes physiologiques différents qui les ouvrent à des domaines sensibles différents. La plupart du temps, on renvoie ainsi à des espèces qui ne possèdent pas l’un des cinq sens externes que possède l’homme. Mais il existe également des animaux qui possèdent des sens externes que l’homme ne possède pas : par exemple, les requins ou les raies ont des « ampoules de Lorenzini » qui leur permettent de détecter des champs électromagnétiques au sein de l’eau (Fields, 2007 : 58-64) ; ou les chauves-souris se dirigent par des phénomènes d’écholocalisation (Simon, 2011 : 631-633). L’argument positif selon lequel chaque espèce animale possède un Umwelt propre est donc appuyé sur un constat négatif, à savoir qu’il existe des hiatus perceptifs entre des individus d’espèces différentes – et, notamment, des hiatus au niveau de la modalité perceptive.
[2] L’ « extension modale » : on nomme ainsi la capacité à percevoir un spectre plus ou moins étendu d’éléments appartenant à un domaine sensible particulier, en fonction des caractéristiques physiologiques d’un organisme. En effet, deux individus partageant un même domaine sensible (des individus possédant tous deux des yeux par exemple) peuvent cependant ne pas partager la même extension du domaine sensible en question. Uexküll mobilise l’exemple du papillon : celui-ci possède des organes auditifs et est donc, tout comme l’homme, ouvert sur le domaine des sons ; simplement, il n’en perçoit qu’un spectre très limité. En effet, « la très petite et très subtile structure de l’organe auditif du papillon de nuit est consacrée exclusivement au son aigu de la chauve-souris. Ces papillons sont pour le reste complè tement sourds. » (Uexküll, 2010 : 98) On sait en effet que les papillons de nuit (Noctuidae) possèdent deux organes auditifs symétriques qui leur permettent d’entendre des sons situés dans un spectre de fréquence situé entre 3 et 100 KHz (Roeder & Treat, 1961 : 135-148) : ils entendent ainsi des sons que l’oreille humaine ne perçoit pas (et inversement). La composition sonore de leurs milieux respectifs est donc hétérogène. Ainsi, les Umwelten de l’homme et du papillon ne se distinguent pas (dans cet exemple) en fonction des domaines sensibles corrélés, mais en fonction de l’extension de ces domaines. Dans ce cas, l’idée qu’il existe une pluralité d’Umwelt est encore dérivée du constat qu’il existe des hiatus perceptifs ; mais ce qu’on entend par « hiatus perceptif » est différent et en quelque sorte réduit.
[3] L’unité : il s’agit de la constitution, au sein d’un domaine sensible particulier, d’unités de sens. Même si des individus possèdent les mêmes modalités perceptives, et la même extension perceptive, il peut exister des hiatus des unités discriminées au sein de ce domaine. C’est là aussi l’exemple de la tique qui sert à Uexküll : « Dans notre milieu humain, il n’existe pas de mammifère comme tel, en tant qu’objet intuitif, mais seulement une abstraction conceptuelle d’ordre classificatoire, que nous ne rencontrons jamais dans la vie. Il en est tout autrement chez la tique ; dans son milieu il existe un mammifère composé d’un petit nombre de caractères. » (Uexküll, 1956 : 139) Ainsi, le hiatus perceptif se joue ici sur la nature des unités qui composent l’Umwelt d’une espèce. La constitution de telles unités dépend largement des caractéristiques perceptives des espèces. Par exemple, la constitution particulière de l’œil humain ne lui permet pas de discriminer entre les mésanges bleues (Parus caeruleus) mâles et femelles, alors que, du point de vue de ces mésanges elles-mêmes, les mâles et les femelles constituent des unités perceptivement différentes puisque celles-ci sont capables de déceler des différences de couleurs non-perceptibles par l’œil humain (Hunt, 1998 : 451-455). Selon Uexküll, c’est là un autre type de hiatus suffisant pour affirmer que les espèces confrontées possèdent des Umwelten différents.
[4] Les affordances « physiologiques » : on qualifie ainsi le sens pratique attribué à une unité de sens en fonction de notre physiologie. L’exemple pris par Uexküll est éclairant : « Nous pourrons donc constater, si nous faisons du chien l’habitant de la maison, qu’une foule d’objets y seront pourvus de la connotation siège. De même il y aura une foule d’objets qui, pour le chien, présenteront la connotation boisson et la connotation nourriture. » (Uexküll, 1956 : 96) Dans ce cas, le hiatus ne concerne plus la capacité ou non à percevoir un donné sensible, mais plutôt le « sens pratique » qu’on attribue à un donné – que deux espèces peuvent également percevoir. La définition implicite de l’Umwelt qui est alors impliquée concerne son niveau sémantique.
[5] Les « affordances habituelles » : on nomme ainsi le sens pratique attribué à une unité de sens mais, contrairement au cas précédent, ce mécanisme résulte des habitudes prises par l’individu. Il suppose donc d’en appeler, non pas uniquement à la constitution physiologique d’un individu, mais à son expérience passée. Par exemple, Uexküll analyse le « chemin familier », c’est-à-dire l’ensemble des éléments qui, lorsqu’on effectue plusieurs fois le même trajet, acquièrent une valeur d’indice de la direction à prendre. Ainsi, le guide charge-t-il certains éléments du paysage d’une telle valeur : « Le guide suit avec certitude un chemin que nous ne voyons pas nous-mêmes. Parmi tous les arbres et roches de l’environnement, il y en a certains qui se distinguent en tant que balises de tous les autres arbres et rochers, bien qu’ils ne soient marqués d’aucun signe pour ceux qui ne connaissent pas les lieux. Le chemin familier dépend totalement du sujet individuel et cela en fait un problème typique de milieu. » (Uexküll, 2010 : 115) Le modèle de l’ « affordance habituelle » s’applique également dans le cas des objets manufacturés : leur affordance n’apparait que lorsqu’on connait leur utilité. « J’avais emmené à Dar es-Salaam un jeune Noir d’Afrique centrale très intelligent et très adroit. Tout ce qui lui manquait était la connaissance des objets d’usage européens. Quand je l’invitai à gravir une petite échelle, il me demanda : “Comment faut-il faire ? Je ne vois que des barres et des trous.” Dès qu’un autre Noir lui eut montré comment grimper, il put l’imiter sans difficulté. Depuis de moment-là, les “barres et les trous” donnés par les sens avaient reçu pour lui une tonalité d’ascension et étaient définitivement reconnus comme échelle. Le signe perceptif des barres et des trous avait été complété par le signe actantiel de la performance qui lui est propre. » (Uexküll, 2010 : 109) Il s’agit là d’un cinquième niveau qui concerne les individus et non les espèces – les caractères ainsi acquis ne pouvant être hérités biologiquement.
[6] L’« attention » : on désigne par ce terme la faculté de remarquer la présence d’une entité en fonction des préoccupations propres de l’individu. L’exemple que mobilise Uexküll est celui d’un tronc d’arbre en forme de visage, qu’un forestier ne remarque pas mais qu’une petite fille perçoit : « Dans le milieu absolument rationnel du forestier, le chêne voué à la hache n’est rien d’autre qu’une brasse de bois […]. Il ne fera guère attention à l’écorce boursouflée qui ressemble fortuitement à un visage humain. Mais la petite fille s’épouvantera devant le chêne qui la regarde avec son visage méchant. Le chêne tout entier s’est transformé en dangereux démon. » (Uexküll, 2010 : 156) Dans ce sixième cas de figure, la différence d’Umwelt est dérivée d’une différence d’attention entre deux individus de la même espèce : ces analyses, comme une grande partie du niveau précédent, quittent donc le modèle des différences entre espèces.
[7] L’ « imagination » constituerait le dernier niveau d’analyse, si on entend par là la tendance à inférer l’existence d’un être particulier à partir de quelques indices. L’exemple d’Uexküll est une petite fille qui perçoit une sorcière dans une poupée : « Dans sa Paideuma, Frobenius parle d’une petite fille qui, avec une boîte d’allumettes et trois allumettes, se rejouait devant elle en silence l’histoire de la maisonnette de pain d’épice, Hänsel, Gretel et la méchante sorcière quand soudain elle laissa échapper : “Emmenez-moi la sorcière, je ne peux plus voir son horrible visage !” La méchante sorcière est en tout cas apparue en chair et en os dans le milieu de la petite fille. » (Uexküll, 2010 : 146) Ces analyses distinguent également les individus d’une même espèce.
Cette liste n’est certainement pas exhaustive et on devrait trouver, dans le corpus d’Uexküll, des cas qui répondent à des logiques supplémentaires. Le but de cette rapide recension est de montrer que le concept d’Umwelt est généralement dérivé par rapport au constat de l’existence d’un « hiatus perceptif », c’est-à-dire du constat qu’un élément n’est pas « perçu » ou « interprété » de la même manière par des individus différents (quelle que soit l’espèce à laquelle ils appartiennent). A partir de ce constat empirique, Uexküll en conclut invariablement à l’existence d’Umwelten différents. Cependant, les niveaux ainsi rassemblés sous l’appellation d’Umwelt sont très hétérogènes : certains relèvent de différences physiologiques radicales, qui séparent les espèces entre elles ; d’autres relèvent de différences moins profondes, liées à l’expérience des individus, et distinguent entre eux des individus d’une même espèce. L’extension accordée au concept d’Umwelt en affaiblit ainsi la pertinence théorique. A défaut d’analyser précisément ce qu’il entend par « percevoir » et « interpréter », et à défaut de proposer une typologie fine des types de hiatus perceptifs à l’œuvre dans les relations entre les individus, Uexküll est en effet conduit à utiliser le même concept et à aplanir la diversité des cas étudiés. Or, en distinguant précisément les niveaux sémiotiques impliqués, il semble qu’on puisse rendre compte à la fois des différences et des ressemblances dans les mondes perceptifs des espèces ou des individus différents – c’est-à-dire éviter le reproche de subjectivisme. On propose donc d’organiser les différents niveaux présentés ci-dessus de la manière suivante :
Le schéma ci-dessus représente les sept niveaux d’analyse repérés dans le texte d’Uexküll et décrits plus hauts. Ces sept niveaux sont organisés de droite à gauche et de haut en bas en fonction de leur radicalité : un hiatus perceptif à un niveau quelconque suppose généralement le partage du niveau supérieur. Par exemple, si deux espèces se distinguent par l’extension d’un domaine de perception, cela suppose qu’elles partagent ce domaine perceptif. Chaque nœud représente une alternative qu’on peut formuler ainsi : « l’animal possède-t-il le domaine analysé en commun avec l’observateur ? » Si la réponse est négative, il appartient à la catégorie représentée par l’ellipse située à droite et pour laquelle nous retranscrivons les exemples d’Uexküll lui-même ; si la réponse est positive, il faut étudier le domaine inférieur pour trouver un éventuel hiatus perceptif. Le niveau « Autrui » est un niveau idéal où deux individus partagent tous les niveaux sémiotiques proposés et appartiennent donc au même Umwelt. Précisons que ce schéma n’a pas de valeur épistémologique. Les différents niveaux ne s’enchâssent pas de manière aussi nette – on peut, par exemple, acquérir des « affordances habituelles » similaires sans pour autant posséder d’ « affordances physiologiques » communes, comme dans le cas du « chemin familier » qu’humains et animaux peuvent avoir en commun sans pour autant posséder une physiologie commune. L’ambition de ce schéma n’est donc pas de proposer une hiérarchie rigide des niveaux sémiotiques. Elle est, d’une part, de montrer que le modèle de l’Umwelt ne concerne pas uniquement les relations inter-espèces mais également les relations inter-individuelles. Selon cette acception, la théorie de l’Umwelt possède un sens plus large que la stricte définition d’une « subjectivité d’espèce » (Lestel, 2010 : 8), même si c’est essentiellement en ce sens que le concept a été mobilisé. D’autre part, ce schéma doit donner un aperçu des niveaux sémiotiques impliqués et surtout de leur grande diversité – la différence de domaine perceptif pouvant difficilement être rabattue sur la même modalité analytique que la différence d’attention. En multipliant ainsi les niveaux sémiotiques, on évite l’opposition rigide entre « appartenir au même Umwelt » et « évoluer dans des Umwelten hétérogènes » pour introduire des degrés de communauté plus nombreux et précis.
5 Le modèle de l’Umwelt dans l’ethnographie contemporaine
Cette reformulation des intérêts et des limites de la notion d’Umwelt permet de comprendre dans quelle mesure ce concept a pu être réutilisé par l’anthropologie contemporaine. Les relations humains/non-humains ont récemment fait l’objet d’analyses variées, notamment au sein de ce qu’on nomme souvent l’anthropologie « multi-espèces » (Keck, Regehr et Walentowitz, 2015). Dans cette perspective, le modèle d’Uexküll a ainsi été mobilisé de plusieurs manières. On en retiendra ici trois modalités : certaines cosmologies indigènes développent une théorie des « mondes animaux » qui semble proche du modèle d’Uexküll. Certaines organisations sociales accordent une grande importance au monde de certains animaux et forment les individus pour qu’ils y prêtent attention. Certains dispositifs sociaux sont explicitement structurés autour de la prise en charge d’Umwelten animaux.
L’idée selon laquelle les différentes espèces animales possèdent des Umwelten irréductibles les uns aux autres est une idée souvent mobilisée pour décrire les cosmologies amazoniennes, et plus largement ce qu’on nomme souvent les sociétés « animistes ». Ce terme a en effet été utilisé récemment par Philippe Descola pour décrire une série d’organisations sociales qui accordent le statut de « personnes » aux animaux et aux végétaux en leur attribuant une « intériorité » ou une « âme ». Or, ces phénomènes ont généralement été analysés en termes de « croyances » au sens où les animistes attribueraient abstraitement une âme aux non-humains. Descola s’appuie sur l’analyse d’Uexküll pour transformer les coordonnées du problème : selon lui, les sociétés animistes ne sont pas des sociétés où on affirmerait abstraitement l’existence d’une âme chez les non-humains, mais où, concrètement, on cherche à détecter quels sont les stimuli auxquels réagissent les non-humains. En ce sens, les animistes se caractérisent par l’attribution aux non-humains d’un « point de vue de même nature que ceux des humains, mais situés à l’intérieur de sphères de pratiques et de significations qui sont particulières à chacun d’eux, puisque chacun d’eux partage avec ses seuls congénères ce que von Uexküll appelle un Umwelt » (Descola, 2005 : 388). Le modèle d’Uexküll est donc mobilisé de façon générale pour décrire des contextes où la détermination des stimuli auxquels les vivants réagissent est socialement importante. De même, l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro a analysé certaines cosmologies amazoniennes à travers les concepts de « perspectivisme » et de « multinaturalisme ». Ce dernier terme décrit l’idée selon laquelle chaque espèce animale possède une « nature » qui lui est propre, c’est-à-dire un ensemble de signes perceptifs et actantiels qui dépend de son organisation physiologique. A ce niveau, le modèle du « multinaturalisme » est donc une transcription du modèle de l’Umwelt, le concept de « nature » étant, dans le texte de Viveiros de Castro, l’équivalent du concept d’Umwelt dans le texte d’Uexküll. Dans ces deux cas, le modèle d’Uexküll est mobilisé pour rendre compte de l’organisation à la fois sociale et cosmologique des sociétés dites « animistes » ou « perspectivistes ». En partant de l’idée selon laquelle « les animaux voient […] des choses différentes de ce que nous voyons, car leurs corps sont différents des nôtres » (Viveiros de Castro, 2009 : 39), ces auteurs parviennent ainsi à montrer que les sociétés animistes et perspectivistes reposent sur une série de tentatives pratiques pour adopter le point de vue de ces animaux : c’est le cas dans l’utilisation de plantes hallucinogènes, des « conversations » avec les animaux, des rêves, et de leur cosmologie dont une des ambitions premières est de décrire le monde tel que le perçoit tel ou tel animal.
D’autres analyses ethnographiques ont montré que la question de l’Umwelt animal se posait dans les interactions quotidiennes avec l’animal. Dans ces cas, on constate une prise en charge, dans les pratiques quotidiennes, des Umwelten animaux par les individus humains. Grégory Delaplace en donne un exemple évocateur : « Si le cheval est considéré par les Mongols comme le compagnon idéal de l’homme viril, [c’est] qu’ils le présument capable de percevoir certaines choses qui échappent à la vue de son cavalier. Les Mongols, en effet, prêtent à leurs montures la capacité de sentir la présence des “âmes”, “fantômes” et autres “choses invisibles” plus ou moins dangereuses qu’ils imaginent peupler la “steppe inhabitée”. » (Delaplace, 2010 : 121) Dans cet exemple, les Mongols traitent leurs chevaux non pas comme des machines mues par un environnement indifférencié, mais comme des sujets, et plus encore, comme des sujets capables de percevoir ce que l’individu humain ne perçoit pas lui-même. L’interaction homme/animal ainsi décrite ne s’effectue donc pas en dépit du hiatus perceptif, mais au contraire repose sur un tel hiatus. Du point de vue de l’analyse ethnographique, cela conduit à une mise au second plan des problématiques cosmologiques. Certes, les Mongols affirment que les chevaux perçoivent des « fantômes » et il est donc indéniable que l’interaction avec le cheval est liée aux cosmologies mongoles. Mais ces représentations tirent leur puissance d’adhésion et de transmission d’un rapport interindividuel où l’homme prête attention à ce que perçoit le cheval. Le niveau « théorique » de la cosmologie est donc arrimé à un niveau interactionnel d’attention à ce qu’on ne peut percevoir mais que l’autre perçoit. Or ces deux niveaux relèvent de logiques physiologiques et psychologiques différentes et font donc l’objet de deux types d’apprentissages différenciés. Le premier relève d’un apprentissage spéculatif qui permet la transmission de la cosmologie ; le second relève d’un apprentissage relationnel et attentionnel qui situe l’Umwelt du cheval au centre du dispositif social. Le modèle d’Uexküll peut ainsi servir à analyser la constitution sociale de certaines interactions où l’Umwelt d’un individu ou d’une espèce constitue le point de référence à partir duquel se déploient des actions et des significations particulières. C’est d’ailleurs le projet de l’anthropologue Tim Ingold : pour analyser les relations entre les chasseurs Cree et leurs rennes, il propose de concentrer l’analyse, non sur les rapports cosmologiques mais sur les types d’interactions (Ingold, 2012 : 171) à partir d’un modèle de l’Umwelt débarrassé de sa dimension subjectiviste (Ingold, 2013 : 135).
Enfin, un troisième type de cas décrit l’importance de l’Umwelt animal dans la mise en place de dispositifs sociaux. Stéphane Rennesson, Emmanuel Grimaud et Nicolas Césard ont ainsi analysé le jeu kwaang, pratiqué en Thaïlande, et qui consiste à faire se confronter deux scarabées placés sur un tronçon de bois. Les maîtres de chacun des scarabées tentent alors de les « stimuler » en faisant vibrer des stylets sur le rondin. La difficulté du jeu est de trouver la bonne fréquence vibratoire pour stimuler son scarabée. Sur quoi repose l’intérêt véhiculé par le dispositif ? D’abord, sur l’acquisition par les joueurs d’une technique qui leur permet de produire des stimuli dont ils connaissent au préalable les effets sur les scarabées. Les joueurs développent donc un savoir dont le but est de maîtriser l’animal en le faisant réagir de manière mécanique à leurs mouvements. Par ailleurs, cette tendance mécanique est limitée par les joueurs, qui s’interdisent de manipuler l’animal de façon trop directive, et produisent donc des signes vibratoires soumis à l’interprétation de l’animal. Ainsi, pour augmenter l’indécision et donc l’intérêt du jeu, on n’appréhende pas le scarabée comme un amas d’arcs-réflexes qui réagit de façon déterminée à des stimuli, mais comme un sujet qui possède un milieu perceptif particulier auquel le joueur doit s’adapter s’il veut communiquer avec l’animal et le faire réagir. Le jeu n’a d’intérêt que parce que les mondes perceptifs des humains et des scarabées divergent, c’est pourquoi le dispositif ludique tend à maintenir cet écart et non à le combler.
On pourrait multiplier les exemples de cas ethnographiques où la divergence entre les mondes perceptifs de l’humain et de l’animal est conservée ou accentuée par le dispositif interactionnel (Gramaglia & Sampaio da Silva, 2011 : 232). C’est là la spécificité de l’analyse ethnographique par rapport au modèle d’Uexküll. Celui-ci montre en effet que les Umwelten « s’offrent à notre regard non pas physique mais uniquement spirituel » (Uexküll, 2010 : 27), c’est-à-dire que l’accès aux Umwelten suppose un effort de transposition ou de projection. Mais cela suppose qu’on en reste au cas d’une relation interindividuelle où un humain est confronté à un animal – et les dispositifs dans lesquels la rencontre se produit, les habitus attentionnels incorporés par les individus, ou la cosmologie qu’ils mobilisent, ne sont pas pris en charge par l’analyse. Or, ce que montrent les exemples ethnographiques cités, c’est que la transposition, même si elle a une base cognitive « innée », est toujours structurée par des dispositifs socio-techniques particuliers, mêlant cosmologie, habitus incorporés, etc. Ces mécanismes consistent ainsi à introduire, dans un Umwelt donné, des signes perceptifs qui proviennent originellement d’autres Umwelten. Uexküll, qui n’insiste pas beaucoup sur ces processus de transformation des milieux perceptifs, cite cependant le cas du dressage des chiens d’aveugles : « La difficulté du dressage réside dans le fait d’introduire dans le milieu du chien des signes perceptifs déterminés qui ne soient pas dans son intérêt mais dans celui de l’aveugle. » (Uexküll, 2010 : 117) Le dressage est donc pensé comme un processus « social » dont le résultat est une contamination de l’Umwelt du chien par des signes perceptifs provenant de l’Umwelt de certains humains. En prenant en compte les dispositifs sociaux qui ouvrent les Umwelten les uns aux autres, on en vient à accorder une grande importance à la dimension diachronique d’apprentissage ou de « familiarisation » dans la relation humain/non-humain. L’enjeu n’est donc plus de savoir si les mondes perçus sont commensurables entre eux (Nagel, 1981). Il consiste plutôt à analyser comment se mettent en place des tentatives concrètes et socialement constituées de prise en charge des mondes animaux. Ainsi, il apparait que l’utilisation du modèle uexküllien en anthropologie doit conduire à une analyse diachronique des mécanismes sociaux qui font passer certains signes perceptifs d’un Umwelt à l’autre. Une telle analyse permettrait en effet d’accomplir le programme d’une anthropologie du « devenir-animal » qu’appelaient de leurs vœux Gilles Deleuze et Félix Guattari (Deleuze et Guattari, 1980 : 285 et suivantes).
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Notes
[1] On emploie ici le terme de « sémiotique » dans le sens très large que lui attribuent G. Deleuze et F. Guattari – et que reprend T. Sebeok – et qui désigne l’ensemble de ce qui est perçu par un agent. Cette idée de « sémiotique globale » est donc bien plus large que ce qu’on entend traditionnellement par « sémiotique », notamment dans la mesure où elle se démarque de toute approche logocentrique.
Camille Chamois« Les enjeux épistémologiques de la notion d’Umwelt chez Jakob von Uexküll », in Tétralogiques, N°21, Existe-t-il un seuil de l’humain ?.