Malo Morvan

Doctorant, Paris 5 Descartes, CERLIS ; ATER, Rennes 2

Ensemble dans la sentience, seuls dans la sentence. Analyse des processus de différenciation/identification entre espèces humaine et non-humaines dans le discours antispéciste

Résumé / Abstract

Cet article se propose d’analyser la manière dont les rapports entre espèces humaines et non-humaines sont pensées au sein du discours antispéciste. En nous concentrant sur les processus d’identification et de différenciation, nous montrerons comment ce courant de pensée ne propose pas une remise en question de la différence de capacités entre humains et autres espèces, mais plutôt qu’il souhaite modifier le critère à utiliser pour la prise en compte des intérêts d’un être vivant, en passant d’un critère de capacité à un critère de sensibilité. Par ailleurs, l’insistance sur la particularité humaine au sein des espèces est ce qui permet à ce courant de répondre à l’argument de la prédation ’naturelle’ entre les espèces, en appelant à notre capacité ’culturelle’ à évaluer moralement la portée de nos actes.

This paper tries to analyse the way relationship between humans and other species is thought in the antispecist discourse. Focusing on the processes of identification and differentiation, we will show that this movement does not deny humans’ particularity, but rather that it aims to move the line of the criterion used to decide when it is or not relevant to take a being’s wishes into account, from a criterion based on capacities to another based on sensibility. Furthermore, insisting on humans’ particularity is what allows antispecists to answer to the ’natural predation’ objection, arguing that, as humans, we have the ability to assess the morality of our behavings.



« La question n’est pas : Peuvent-ils raisonner ?
ni : Peuvent-ils parler ?
mais : Peuvent-ils souffrir ? »

(Bentham 1789, 324‑325)

« Ces questions contiennent déjà un postulat, qui demande à être examiné : […]
que le droit d’un animal à vivre soit subordonné à la raison humaine. »

(Dahl 1984)

Le mouvement antispéciste est un courant de pensée revendiquant une égale considération des intérêts entre les espèce. Il s’oppose au « spécisme », terme forgé par analogie avec des termes comme « racisme » ou « sexisme », qui est une position défendant que, toutes choses étant égales par ailleurs, des intérêts humains devraient être préférés à ceux d’autres espèces au simple motif de notre appartenance à l’espèce humaine [1].

Une des revendications principales de ce courant est l’arrêt de la consommation alimentaire de viande (ainsi que l’arrêt de l’utilisation des autres espèces [2] dans nos activités : expérimentation, chasse, etc.). Cette revendication soulève souvent la question suivante : pourquoi les humains devraient-ils s’abstenir de manger d’autres espèces alors que les animaux carnivores le font ? À ceci, le mouvement antispéciste répond par l’argument suivant : c’est justement parce qu’en tant qu’humains, nous disposons d’une capacité morale dont ne disposent pas forcément les autres espèces, que nous devons nous abstenir de les manger, alors qu’elles-mêmes ne s’en privent pas.

Ainsi, loin de nier toute différence entre l’espèce humaine et les autres, le discours antispéciste s’appuie sur cette différence comme clé de voûte de son argumentation. Il est alors intéressant d’étudier les processus discursifs par lesquels ce courant parvient à concilier l’utilisation de cette différenciation avec la demande d’une prise en compte égale des intérêts entre les différentes espèces. Pour parvenir à montrer que les deux dimensions ne sont pas contradictoires, nous devrons distinguer entre les différentes logiques à l’œuvre dans ces opérations, notamment celle, logique, de la question de l’identité et de la différence entre les espèces, celle, sociale, de la revendication d’une prise en compte égale des intérêts, et celle, axiologique, de savoir qui doit faire preuve d’une obligation morale. Cette distinction entre différents plans d’analyse reposera sur le modèle théorique de Gagnepain & Sabouraud (Gagnepain 1990).

Dans cet article, nous travaillerons principalement à partir d’un corpus tiré de la revue lyonnaise Les Cahiers Antispécistes (http://www.cahiers-antispecistes.org), qui a publié 37 numéros depuis 1991, et qui se propose d’offrir une présentation argumentée, rationnelle, et rigoureuse, des thèses antispécistes. Par les traductions qu’elle a proposé, dans les années 1990, de nombreux textes devenus des « classiques » de l’antispécisme, elle a joué en France un rôle fondateur dans la définition termes du débat et la diffusion des idées liées au mouvement en France (Olivier 2004) [3].

Méthodologiquement, nous appliquerons une méthode d’analyse du discours telle qu’elle se présente dans les courants français, mais en tentant d’y appliquer les procédés d’identification / différenciation tels qu’ils sont théorisés dans le modèle de Gagnepain & Sabouraud.

Dans un premier temps, nous présenterons le courant étudié pour préciser son contenu doctrinal. Puis nous tâcherons de distinguer les différents registres sur lesquels s’appliquent les opérations d’identification et de différenciation proposées par les auteurs [4].

1 Présentation du courant

1.1 La thèse antispéciste

1.1.1 Une discrimination fondée sur l’espèce ?

Le courant antispéciste défend une égalité de considération entre les intérêts [5] de l’espèce humaine et ceux des autres espèces. Cela implique que, dans une situation de dilemme entre des intérêts d’un humain et ceux d’une autre espèce, considérer que le simple fait d’appartenir à l’espèce humaine soit une raison de favoriser les humains constituerait une forme de discrimination. Le mouvement défend un parallélisme entre le terme « spécisme » et les termes de « racisme » ou « sexisme », sur la base desquels il est forgé [6].

« Le spécisme est à l’espèce ce que le racisme et le sexisme sont respectivement à la race et au sexe : la volonté de ne pas prendre en compte (ou de moins prendre en compte) les intérêts de certains au bénéfice d’autres, en prétextant des différences réelles ou imaginaires mais toujours dépourvues de lien logique avec ce qu’elles sont censées justifier.

En pratique, le spécisme est l’idéologie qui justifie et impose l’exploitation et l’utilisation des animaux par les humains de manières qui ne seraient pas acceptées si les victimes étaient humaines. » (CA 1991)

Ainsi, par un raisonnement analogique :

  • toutes choses étant égales par ailleurs,
  • de même que l’on ne peut pas privilégier une personne blanche à une personne noire au simple motif qu’elle est blanche, car la couleur de peau n’est pas un critère pertinent pour la question du traitement social,
  • ni un homme à une femme au simple motif qu’il s’agit d’un homme, car le genre n’est pas non plus un critère pertinent pour cette question,
  • alors il n’est pas non plus défendable de privilégier un humain sur un membre d’une autre espèce au simple motif qu’il s’agit d’un humain, là encore car l’appartenance à une espèce n’est pas un critère pertinent pour la question de la manière dont on doit traiter un être.

Ici, les expressions « toutes choses étant égales par ailleurs » et « au simple motif » sont à prendre au sérieux :

  • privilégier une personne blanche à une personne noire, ou un homme (cisgenre, c’est-à-dire dont le sexe biologique correspond au genre social) à une femme (cisgenre) peut être justifié s’il s’agit de jouer le rôle de Jules César au cinéma (si le film se situe dans une perspective de reconstitution fidèle) ; ainsi ce principe ne vaut-il que lorsque les prétentions des différents candidats sont à égalité sur tous les autres points (par exemple, deux êtres affamés face à un seul morceau de nourriture), d’où la clause « toutes choses étant égales par ailleurs » ;

« Quand l’antiraciste parle de cette égalité humaine, que veut-il dire ? En mathématiques, on dit “Paul = Jean” si ce sont deux noms pour la même personne. Il ne s’agit pas de cela. Les Noirs et les Blancs ne sont en général pas égaux par la couleur de leur peau, puisque justement elle est différente. L’égalité dont parle l’antiraciste s’oppose à l’inégalité de traitement dont sont victimes certains en raison de la couleur de leur peau.

Mais l’expression “inégalité de traitement” est elle-même insuffisamment claire. Si j’étais médecin, je traiterais parfois Noirs et Blancs différemment : comme la peau noire absorbe moins le soleil, les Noirs dans un pays donné risquent moins le cancer de la peau. Constater cela n’est pas raciste, pas plus que ne serait constater, si tel était le cas, qu’une certaine couleur de peau n’a que des avantages sur une autre. […]

Ce serait certainement raciste, par contre, d’accorder plus ou moins d’importance aux intérêts – à la santé par exemple – des Noirs qu’à ceux des Blancs. Ce serait raciste de dire : la couleur de la peau d’un être justifie de le défavoriser, c’est-à-dire d’accorder moins d’importance à ses intérêts. » (Olivier 1992b)

  • de même, il faut que les satisfactions de l’un et de l’autre soient strictement identiques, car si un parti tirait une satisfaction d’une situation dont on peut prouver qu’elle serait plus grande que celle du parti opposé (par exemple, s’il fallait choisir entre laisser un bon verre de vin à une personne sachant l’apprécier ou à un cochon), alors il serait pertinent de satisfaire la satisfaction du premier, d’où la clause du « seul motif ».

La notion de « discrimination » ainsi définie permet donc de rendre compte de traitements différents dans certains cas, et elle se contente de dire que l’appartenance à une espèce, pas plus que celle à un genre ou à une couleur de peau, ne constitue en soi un motif suffisant pour un traitement favorable. Néanmoins, si d’autres motifs que cette appartenance sont invoqués, ils doivent être comparés, et le traitement favorable ira au candidat faisant preuve des motifs estimés les plus valables. Notons que, dans la majorité des cas mentionnés par la revendication antispéciste, puisque l’intérêt des uns est soit de rester en vie soit de ne pas vivre dans la douleur, et celui des autres est seulement de pouvoir apprécier un certain goût et une certaine texture en bouche, ou de ne pas remettre en question des habitudes alimentaires bien ancrées, alors la comparaison va en faveur des premiers, l’appartenance à l’espèce humaine ne suffisant pas pour invoquer ici un privilège justifié.

1.1.2 « Égale considération des intérêts » et « traitement égal »

Sur un certain nombre de questions théoriques, les thèses antispécistes ont pu se reposer sur des notions et distinctions élaborées par le courant de pensée dit « utilitariste », dont Jeremy Bentham est généralement considéré comme le fondateur, notamment par la médiation de Peter Singer, qui a importé un certain nombre de notions de l’utilitarisme vers la défense animale. C’est notamment vrai pour la signification précise à accorder à la notion d’« égale considération des intérêts », et notamment les raisons pour lesquelles elle n’implique pas nécessairement un « traitement égal » [7] :

« La thèse antispéciste est celle-ci : les intérêts égaux sont égaux. L’égalité qu’elle défend, c’est l’affirmation selon laquelle lorsque deux êtres sont porteurs d’intérêts de même grandeur, de même importance, alors lesdits intérêts sont aussi importants l’un que l’autre, aussi grands, indépendamment de toute autre caractéristique possédée par ces êtres, de leur couleur de peau comme de leur intelligence. » (Olivier 1991b)

L’expression « égale considération des intérêts » n’est pas synonyme de « traitement égal », mais signifie simplement qu’un traitement devrait être égal entre deux êtres vivants si leurs intérêts étaient strictement égaux ; mais si, dans la vie courante, les humains, du fait d’une conscience plus développée, d’une capacité à se projeter, etc., ont des intérêts qui peuvent être considérés comme supérieurs à ceux d’autres animaux, alors les intérêts des humains devront être préservés : ainsi, un antispéciste de la tendance utilitariste n’irait pas soutenir que, dans une situation de dilemme moral impliquant de choisir entre la vie d’un jeune humain mentalement valide et celle d’un jeune autre animal, il faudrait hésiter.

« L’égalité de considération ne signifie pas traitement égal : si un animal ne souffre pas de ne pas pouvoir quitter un pays, alors qu’un homme en souffre, le traitement sera différent. Mais, là où les intérêts existent et sont analogues, ils doivent être pesés sur la même balance. L’intérêt à ne pas être utilisé pour une expérience ou à ne pas être enchaîné à vie dans un box d’élevage, à ne pas être arraché à sa mère, est le même pour les humains et les animaux. » (CA 1992)

Par contre, lorsque l’intérêt de l’un est simplement d’avoir un bon goût en bouche ou des produits de beauté, et celui de l’autre est de rester en vie, alors les intérêts du non-humain, étant supérieurs à celui de l’humain, doivent être pris en compte [8].

« Alors que la conscience de soi, la capacité à réfléchir à l’avenir et à entretenir des espoirs et des aspirations, la capacité à nouer des relations significatives avec autrui, et ainsi de suite, sont des caractéristiques non pertinentes relativement au fait de faire souffrir – puisque la souffrance est la souffrance […] – ces caractéristiques sont au contraire pertinentes quand se pose le problème de tuer. Il n’est pas arbitraire de soutenir que la vie d’un être possédant conscience de soi, capable de penser abstraitement, d’élaborer des projets d’avenir, de communiquer de façon complexe, et ainsi de suite, a plus de valeur que celle d’un être qui n’a pas ces capacités. » (Singer, Peter 1975 : 55, cité par DeGrazia, David 1993)

Peter Singer précise ailleurs sa pensée en cas de dilemme entre la vie d’un humain et celle d’une souris :

« on doit bien […] donner une égale considération à la souris et à l’humain (c’est-à-dire que la balance sur laquelle on pèse ce que l’humain retire de la vie et ce que la souris en retire doit être impartiale), mais je suggère que la conclusion de cette considération égale sera que nous devons attribuer à la vie d’un humain normal plus de valeur qu’à celle d’une souris, parce que d’un point de vue impartial, l’humain normal se trouve avoir plus à perdre. » (Singer 1993)

Dans cette phrase, Singer ne se contredit pas : il dit qu’au moment du jugement, les intérêts de l’un et de l’autre doivent être pris avec la même importance, pesées dans une balance qui n’en favoriserait pas plutôt l’un ou l’autre. Mais, dans cette balance neutre, lorsque l’on mettra la somme des intérêts que possède un humain à la vie d’un côté, et la somme de ceux d’une souris de l’autre, alors, les intérêts d’un humain étant plus complexes et plus nombreux, celle-ci penchera du côté de l’humain. Ainsi, le principe d’égale considération des intérêts demande seulement que la balance ne soit pas truquée d’emblée en faveur des humains avant la pesée, alors que l’idée d’un traitement égal aurait demandé que la balance donne un résultat égal.

Cette première présentation de la thèse antispéciste nous mène à comprendre que la thèse antispéciste ne dit ni qu’il n’y a pas de différence entre humains et autres espèces (ce qui prêterait le flanc à des critiques faciles, notamment dans le milieu des sciences humaines), ni que toutes les espèces doivent être traitées de la même manière (ce qu’il est également facile de caricaturer si l’on parlait de donner le droit de vote aux cochons), mais seulement que, dans une situation où les intérêts de différentes espèces sont comparables, alors il faut les comparer sans préjuger que le résultat doive être forcément en faveur des humains (même si la comparaison sera en fait souvent favorable aux humains).

1.2 Les distinctions

Le courant antispéciste, et particulièrement la présentation théorique qui en a été donnée dans les premières années de la revue Les Cahiers Antispécistes, se distingue d’un certain nombre de positions considérées extérieurement comme « proches » et avec lesquelles ils sont parfois confondus :

  • l’approche sentimentaliste : la ligne éditoriale de la revue étudiée ne consiste pas à attendrir le lecteur par des images ou évocations d’animaux mignons, ni à susciter son dégoût en exposant les cruautés auxquelles les humains soumettent les autres animaux, à l’inverse de certaines campagnes choc comme celles menées par l’association PETA par exemple. Par ailleurs, il ne s’agit pas de se présenter comme des « amis des bêtes », ce qui renverrait le traitement animal à une questions de goûts personnels, mais de fonder des pratiques sur des arguments rationnels partageables [9] (Benney et Mauras 1991).
  • les courants de « défense animale » et de « bien-être animal » : les auteurs de la revue marquent régulièrement leurs distances envers les courants de « défense animale », considérés ici comme réclamant un meilleur traitement des autres espèces au sein des activités humaines, notamment l’expérimentation scientifique et cosmétique. Les reproches adressés à ces courants sont : premièrement de remettre en cause uniquement les conditions de vie des animaux et non le principe même de leur utilisation, deuxièmement de s’intéresser principalement à l’expérimentation scientifique, quand l’élevage alimentaire constitue quantitativement un plus grand nombre de vies animales (Olivier 1991c) [10]. Ces démarcations, pour être importantes au début des années 1990, le sont peut-être moins aujourd’hui, où les thèses antispécistes se sont répandues dans certains milieux militants plus larges (Olivier 2004).
  • les courants écologistes : les auteurs ne souhaitent pas être identifiés à des défenseurs de « la Nature ». D’une part, un certain nombre de solutions qu’ils proposent peuvent entrer en conflit avec des positions écologistes (par exemple la question de la chasse de régulation), d’autre part, ils reprochent aux écologistes de s’intéresser à la vie comme un tout, et non aux intérêts à vivre de chaque individu vivant, légitimant par-là la mort de certains s’ils préservent le « tout » [11], enfin, de valoriser, sous l’égide de la « conformité à la nature », des positions conservatrices qui naturalisent les inégalités et s’opposent à leur analyse rationnelle (Olivier 1993) [12].
  • les courants de « libération animale » : vers la fin des années 90, les Cahiers antispécistes ont éprouvé le besoin de changer le sous-titre de leur revue pour se distinguer de courants qui revendiquaient la « libération » des animaux d’élevages, mais en se reposant selon la revue sur des positions qui restent spécistes : il faudrait libérer les animaux car il serait « conforme à la nature des animaux » que de vivre en milieu naturel (CA 1998).
  • l’argument kantien des devoirs indirects envers les autres animaux : les auteurs s’opposent généralement à un argument historiquement répandu en faveur de la considération envers les autres espèces, il s’agit de l’idée de devoir indirect mentionnée par Kant [13]. Cet argument consiste à dire qu’en faisant du mal à un autre animal, l’humain se nuit à lui-même en ce qu’il salit sa conscience morale par la cruauté dont il faut preuve, et que cela pourra l’inciter à se montrer cruel par la suite avec d’autres humains. Les raisons de ne pas s’en prendre aux autres animaux ne proviendraient donc pas directement de leur intérêt à ne pas souffrir, mais bien plutôt de notre intérêt à ne pas nous montrer cruels : les antispécistes valorisent quant à eux la prise en compte du premier intérêt.

1.3 Hétérogénéités au sein du mouvement

Les positions au sein du mouvement antispéciste ne sont pas homogènes. Si un certain nombre d’auteurs ont en commun les points mentionnés précédemment :

  • certains d’entre eux se rattachent à une position philosophique utilitariste (dont le fondateur est Jérémy Bentham, et dont Peter Singer a été l’artisan principal de l’application à l’éthique animale, avec son ouvrage, Animal Liberation, paru en 1975) ; celle-ci met l’accent sur les quantités de plaisir et de peine engendrées par les différents actes, et estime la moralité d’un acte en fonction de ces résultats produits [14].
  • d’autres à une théorie du « droit de animaux », dont le principal promoteur est Tom Regan (Regan 1983) ; qui estime que la notion de « droit » devrait être étendue, non au seuls êtres capables de réflexion, mais à tous les « sujets d’une vie ». Les droits sont alors définis comme « prétentions valides à quelque chose et à l’encontre de quelqu’un » (Cavalieri 1992a) [15].

2 Différenciations et identifications dans le discours antispéciste

2.1 Sur les processus de différenciation et d’identification

Notre objectif est d’observer dans quels cas le discours antispéciste considère les humains et les autres espèces comme similaires, et dans quels autres il insiste sur leur différence.

Nous partons ici du principe théorique selon lequel les identités et les différences ne sont pas des données naturelles et préexistantes, mais se dégagent d’analyses opérées par les sujets, en fonction à la fois des différentes capacités d’analyse dont ceux-ci disposent et des nécessités contextuelles dans lesquelles ils se trouvent. Ainsi, pour prendre un exemple, un ballon, un melon et une banane, pourront tour à tour être considérés comme similaires ou différents, selon les critères d’analyse auxquels ils sont soumis. Si l’on prend en compte la forme géométrique, le ballon et le melon seront rapprochés par opposition à la banane, si l’on prend en compte leur rôle alimentaire, le melon et la banane seront rapprochés par opposition au ballon, si l’on prend en compte la première lettre qui compose le mot les désignant en français, alors le ballon et la banane seront rapprochés, par opposition au melon. On peut formaliser ainsi le rapport entre les identifications ou distinctions et leurs critères :

C(forme) : ballon – melon | banane

C(alimentation) : banane – melon | ballon

C(première lettre) : banane – ballon | melon

ici, C(x) signifie « selon le critère x »,

désigne l’analyse d’une relation où les termes sont identifiés l’un à l’autre

| désigne l’analyse d’une relation où les termes sont distingués l’un de l’autre

Ces différents critères peuvent être comparés entre eux. Par exemple, si je souhaite écrire un dictionnaire, je me demanderai s’il est plus pertinent d’y ranger les éléments selon leurs formes ou selon l’ordre alphabétique. Nous pourrions donc écrire :

Q[dictionnaire] : C(première lettre) > C(forme)

ici, Q[x] désigne la question posée ou la tâche à accomplir

> désigne le fait que le critère situé à gauche considéré comme plus pertinent que celui situé à droite pour la question ou la tâche donnée

Les formulations de type Q[x2] : C(x1) > C(y1) peuvent être considérées comme de formulation « de second ordre », « réflexives », ou « méta », par rapport aux formulations de type C(x): A – B | C, dans la mesure où elles prennent pour objet non pas des objets eux-mêmes (A, B, C, un ballon, une banane, un melon), mais bien les critères selon lesquels ces objets sont identifiés et différenciés (critère de forme, critère d’usage, critère alphabétique). En ce sens, ils constituent l’analyse d’une analyse.

Par ailleurs, nous inféodons la possibilité d’opérer de telles identifications ou différenciations à l’existence de capacités d’analyse, telles qu’elles ont été décrites en détail dans le modèle médiationniste (Gagnepain 1990). Pour un rapide rappel, à partir d’une analyse des pathologies mentales chez l’humain, celui-ci distingue entre quatre plans d’analyse : (glosso)logique, technique, social, moral. Chacune de ces capacités est présentée comme une rupture fondamentale par rapport à celles déjà présentes au sein d’autres espèces : gnosie, praxie, somasie, boulie [16]. Au sein de la capacité d’analyse proprement humaine que le modèle nomme « glossologique », deux modes d’analyse sont possibles : l’un, qualitatif, identifie des différences et des ressemblances, l’autre, quantitatif, dénombre des unités séparées et des regroupements [17].

Nous analyserons ici la manière dont le discours antispéciste désigne ces différences et ressemblances, selon l’axe qualitatif, et distingue ou non, selon les critères pris en compte, l’espèce humaine des autres espèces. Nous verrons également comment ces critères sont discutés et comparés entre eux.

2.2 Nier le propre de l’humain ?

Un manque de connaissance du courant étudié, ainsi qu’une confusion dans l’usage des termes, peut parfois mener à conclure qu’une revendication telle que celle d’« égalité animale » reviendrait en fait à vouloir nier les particularités qui distinguent les humains des autres espèces. Une telle négation susciterait alors un mouvement de méfiance, de la part d’un mouvement humaniste, pour deux raisons :

  • d’une part, depuis Pic de la Mirandole, la défense de « la dignité de l’homme » est au centre de certains discours moraux, pour qui il est important de défendre que nous ne pouvons pas nous comporter ni être traités « comme des bêtes »,
  • d’autre part, un bon nombre de courants en sciences humaines, s’opposant pour des raisons épistémologiques à une tradition dite « réductionniste » ou « naturaliste » qui voudrait expliquer les processus mentaux des humains avec le même cadre descriptif que ceux des autres espèces (on peut penser au behaviorisme, à la sociobiologie, etc.), défendent au contraire l’idée qu’il est nécessaire de proposer un cadre théorique et méthodologique spécifique à l’humain, dont certaines capacités d’analyse différent fondamentalement de celles observées dans d’autres espèces [18],
  • Or, nous souhaiterons montrer que, pour le discours antispéciste, il n’est absolument pas nécessaire de remettre en question la différence entre notre espèce et les autres pour revendiquer une prise en compte égale des intérêts de chacun.

« Quand nous disons que tous les humains sont égaux, nous n’entendons pas en fait nous référer à une présumée égalité réelle, parce que les humains sont incontestablement différents quant à leur aspect et leur force physique, leurs capacités et leur sensibilité. Le principe d’égalité des humains n’est pas la description d’une prétendue égalité réelle : il est une prescription sur comment les humains doivent être traités.

Si la “frontière” qui détermine si l’on doit ou non attribuer une égale considération aux intérêts d’un être ne peut se fonder sur son sexe ou sur la couleur de sa peau, comment pourrait-elle se fonder sur le fait qu’il marche debout ou à quatre pattes, ou qu’il a de la fourrure ou non ? Et si le fait d’être plus intelligent n’autorise pas un être humain à en exploiter un autre, comment pourrait-il autoriser les humains à exploiter des non humains ?

En fait, l’application du principe d’égalité ne peut rationnellement s’arrêter que là où s’arrête la possession des intérêts, comprise comme capacité à ressentir le plaisir ou la douleur. » (CA 1992)

Remarquons par ailleurs que poser la question en termes de « différence entre notre espèce et les autres » est une mauvaise manière de raisonner : il existe aussi des différences entre le flamand rose et le guépard. Il ne s’agit pas non plus de faire le constat de caractères que notre espèce serait la seule à posséder, car là encore, il est possible que les espèces nommées communément « pieuvres » ou « poulpes » soient les seuls organismes à avoir trois cœurs, que les koalas soient les seuls à pouvoir manger de l’eucalyptus sans mourir, etc. La question n’est donc ni celle d’une différence entre l’espèce humaine et les autres, ni celle d’une différence propre à l’humain. Il faut plutôt considérer que, puisque toutes les espèces diffèrent d’une autre selon le critère que l’on choisit de prendre en compte, alors ce qui est défendu par l’humanisme touche plutôt la question d’une différence de différence, ce qui signifierait : nous ne différons pas des autres espèces de la même manière que le flamand rose diffère du guépard. L’humanisme est une théorie qui défendrait donc l’idée d’une différence dans la manière de différer, une « différence au carré », si l’on veut, et non d’une simple différence.

Mais si nous revenons au discours antispéciste, nous nous rendons compte que, pour ce courant, ces questions ne sont pas pertinentes. Certes, il arrive que certains articles valorisent l’intelligence de telle espèce de grands chimpanzés [19], ou proposent des réflexions stimulantes sur l’essentialisme de l’espèce, en suggérant que la notion est aussi arbitraire, désigne une réalité aussi poreuse, et est autant un prétexte à la naturalisation d’un état d’oppression, que ne le sont les notions de « sexe » ou de « race » (Bonnardel 1994b ; Olivier 1994b ; Rachels 1998). Pourtant, là n’est absolument pas l’essentiel du propos antispéciste.

« La lutte antiraciste a beaucoup passé de temps et d’énergie à vouloir démontrer l’égalité effective d’intelligence, ou de capacité au travail, ou de capacité culturelle, des différentes sortes d’êtres humains ; au point de laisser croire que l’égalité qu’elle revendique est celle-là.

On trouvera peu, dans ces pages, d’éloges de l’intelligence des “bêtes”. Nous ne dirons pas, comme tant d’autres, qu’“en fin de compte”, elles sont plus, ou aussi, intelligentes que nous. Notre propos n’est pas celui-là.

On ne peut prétendre que les Noirs doivent être respectés autant que les Blancs parce qu’ils sont aussi intelligents qu’eux, sans suggérer que les humains moins intelligents que les autres méritent le mépris. On ne peut prétendre fonder l’égalité des races ou des sexes humains sur la possession égale par ces groupes de quelque capacité que ce soit, sans justifier la discrimination contre ceux des humains qui, de fait, possèdent ces capacités à un degré moindre. L’antispécisme s’oppose au mépris, et lutte pour une justice qui ne soit celle ni du plus fort, ni du plus intelligent. » (Olivier 1991b)

2.3 Critère de de rationalité et critère de sensibilité

2.3.1 Qu’est-ce qui compte lorsqu’il s’agit de faire souffrir un être ?

La question posée sera plutôt : quel est le critère nécessaire pour que nous prenions en compte les intérêts d’un être vivant à ne pas souffrir ? Les antispécistes défendent la thèse selon laquelle ce critère ne doit pas reposer sur une particularité propre à l’humain, quelle que soit par ailleurs celle que l’on met en avant ou la manière dont on la formule (« rationalité », « langage », etc.), mais que le seul critère devant être pris en compte pour savoir si nous avons ou non le droit d’infliger de la douleur est celui de la capacité d’un être à ressentir cette douleur.

« La condition nécessaire et suffisante pour avoir des intérêts est, en schématisant beaucoup, la sensibilité, entendue comme capacité à souffrir et à jouir. Si un être est sensible, c’est-à-dire en mesure d’éprouver de la peine et du plaisir, alors il a des intérêts, et s’il a des intérêts, il a accès à la sphère de l’égalité, et ses intérêts doivent êtres évalués sur la même balance que les intérêts analogues de tout autre être. L’appartenance à une espèce plutôt qu’à une autre ne peut peser dans cette évaluation, parce que l’espèce en elle-même n’est pas moralement pertinente. C’est déjà cela que nous impliquons, observe Singer, quand nous affirmons, malgré les évidentes différences de fait entre les humains, qu’ils sont tous égaux. Lorsque nous soutenons l’absence de pertinence morale de la couleur de la peau, nous reconnaissons implicitement l’absence de pertinence morale, pour reprendre l’exemple célèbre de Bentham, du nombre des pattes ou de la façon dont se termine le sacrum. » (Cavalieri 1992a)

Ainsi, que l’on maintienne ou non l’idée d’une « différence de différence » entre l’espèce humaine et les autres espèces, il est possible malgré tout de défendre la thèse selon laquelle, si plusieurs espèces sont capables de ressentir de la douleur, alors elles doivent être traitées avec autant de considération concernant l’évitement possible de cette douleur. Le terme défendu par le mouvement antispéciste pour désigner cette capacité à éprouver des sensations agréables ou désagréables est « sentience » (Reus 2005). Il désigne simplement le fait de ressentir quelque chose auquel est associé un caractère agréable ou désagréable pour l’individu [20]. L’objectif de l’introduction d’un tel néologisme est de s’opposer à un dualisme séparant nettement le « corps » et l’« esprit », reléguant la « sensation » au domaine purement physique, et le « sentiment » au domaine de l’esprit.

« Il est dommage aussi que nous n’ayons pas l’équivalent de l’anglais feeling, qu’à la place nous soyons obligés de choisir entre les mots sensation (chaud, faim…) et sentiment (amour, tristesse…), le premier avec un parfum de “physique”, “corporel” et le second avec un parfum de “psychique”, “spirituel”. Ou peut-être le problème n’est-il pas tant dans les mots (la racine est bien sentir dans les deux cas), mais plutôt dans la volonté tenace de jouer sur les mots pour attribuer aux animaux une sentience qui n’en est pas une. Une fois, j’ai entendu quelqu’un dire dans un colloque : “les animaux souffrent”, puis ajouter, comme pour se rattraper : “enfin, du moins ils connaissent une souffrance purement physique”. La souffrance “purement physique” (par opposition à “psychique” ou “psychologique”), ça n’existe pas, ce n’est pas la souffrance. Les sensations sont des sentiments. » (Reus 2005)

On perçoit ici que l’introduction du néologisme « sentience » a pour but de remplacer un schéma de type :

C(dualisme) : sensation | sentiment [21]

physique | psychique

corps | esprit

autres animaux | humains

par un autre :

C(monisme) : sentience humaine – sentience non-humaine

2.3.2 Les limites de la sentience

La notion de « sentience » a pour avantage de s’opposer à la tentative de réduction à l’absurde des thèses antispécistes qui évoque une sensibilité des plantes à la douleur (Bonnardel 1992). En effet, il est simple de montrer que l’observation morphologique et physiologique des plantes ne montre pas les canaux par lesquels se manifeste la douleur (fibres nerveuses A-δ et C, système nerveux centralisé, etc.).

« […] je ne crois pas à l’égalité des êtres vivants ; ou, plus exactement, je crois à l’égalité d’importance des intérêts de même grandeur de tous les êtres qui ont des intérêts, mais je ne crois pas que les plantes, ou les bactéries par exemple, aient des intérêts ; je ne les crois capables ni de plaisir ni de souffrance, je crois nulle la grandeur de leurs intérêts. Je ne les méprise pas ; je pense seulement qu’elles ne sont pas concernées par nos actes. » (Olivier 1991b)

Par ailleurs, il est possible que d’autres espèces ne remplissent pas ce critère. La question se pose de savoir par exemple si les insectes ou certains mollusques sont des êtres capables de ressentir la douleur. Si tel n’était pas le cas, alors en vertu du critère de sentience, un antispéciste devrait admettre qu’il n’est pas immoral de maltraiter de tels êtres et de les tuer.

« Pour une huître, ou un scarabée, je ne crois pas que nous ayons d’arguments valables permettant de les qualifier de sujets-d’une-vie ; et la question se pose donc de savoir si eux aussi ont un droit à être traités avec respect. » (Regan 1992a)

Pourtant, nombre d’antispécistes considèrent que ces questions de la délimitation des êtres sentients au sein du règne animal, bien qu’intéressantes d’un point de vue théorique, ne doivent pas être des diversions savantes à leur démarche militante, dans la mesure où la plupart des animaux d’élevage, en tant que mammifères ou poissons, peuvent être de fait caractérisés comme des êtres sentients en toute certitude.

2.3.3 Un remplacement de critère

Ainsi, pour reprendre la formalisation présentée plus haut, nous pourrions dire que l’humanisme défend une position de type :

C(raison) : humains | autres animaux

Et les antispécistes une position de type :

C(sentience) : humains – autres espèces

Les deux positions ne sont pas incompatibles, puisqu’elles n’identifient et ne distinguent pas selon les mêmes critères. La question est plutôt : lorsqu’il s’agit d’infliger de la douleur à un être vivant, ce qui compte est-il plutôt le fait qu’il soit doué de raison, ou capable de ressentir cette douleur ? Leur position consiste alors, sans nier la différenciation opérée par C(raison), à mentionner que celui-ci n’est pas le critère pertinent lorsqu’il s’agit de la possibilité morale d’infliger ou non de la douleur à un être vivant, et qu’il faut, sur ces questions, lui privilégier le critère C(sentience). Ce remplacement de critère peut être décrit comme « un déplacement de la “ligne infranchissable” qui marque les limites d’une réelle considération morale » (Cavalieri 1992a). On la formalisera donc de la manière suivante :

Q[douleur] : C(sentience) > C(raison)

« La moralité traditionnelle trace cette ligne parallèlement aux frontières de l’espèce humaine, et la justifie en invoquant la possession par ses membres de caractéristiques déterminées : la rationalité, la capacité linguistique, l’autonomie, etc. Elle applique ensuite le principe d’égalité à tous les humains – et aux humains seulement.

Singer argumente que cette position est irrationnelle. L’application du principe d’égalité, qui est interprété dans la perspective utilitariste comme prescrivant l’égale considération des intérêts, ne peut cesser que là où cessent les intérêts. Étendre la sphère de l’égalité au-delà de cette limite est absurde, la restreindre en-deçà serait automatiquement arbitraire. » (Cavalieri 1992a)

Plusieurs arguments peuvent être avancés contre l’utilisation du critère de rationalité dans les mauvais traitements, par exemple : si demain, des extraterrestres à l’intelligence largement supérieure aux humains nous découvraient, et s’ils souhaitaient nous faire subir les mauvais traitements que nous faisons subir aux autres espèces, alors nous protesterions, en niant par-là l’idée qu’être plus intelligent qu’un être ou qu’une espèce justifie de le réduire en esclavage (Olivier 1996).

2.3.4 Une raison pour le remplacement : l’argument des « cas-limites »

Mais c’est l’argument dit « des cas limites », qui, depuis sa formulation (Singer 1975) est devenu un des plus répandus et les plus puissants du mouvement antispéciste.

« Du point de vue de cet argument les animaux non humains d’une part et les jeunes enfants et les attardés mentaux de l’autre se trouvent dans la même catégorie ; et si nous utilisons cet argument pour justifier une certaine expérience sur des animaux non humains nous devons nous demander si nous sommes également prêts à autoriser cette même expérience sur de jeunes enfants humains ou des adultes attardés mentaux ; et si nous faisons à ce sujet une différence entre les animaux et ces êtres humains, sur quelle base pouvons-nous la fonder, si ce n’est sur un parti pris cynique – et moralement indéfendable – en faveur des membres de notre propre espèce ? » (Singer 1975 : 49, cité par DeGrazia 1993)

Son but est de s’opposer à la thèse selon laquelle ce sont les capacités intellectuelles d’un être qui déterminent quel traitement il est moral ou non de lui infliger.

« On ne peut non plus faire face à l’attaque de Singer en tentant de déplacer le poids de la justification de la discrimination entre humains et animaux, en le plaçant non plus sur les caractéristiques biologiques qui définissent l’espèce, mais sur l’ensemble des caractéristiques supposées particulières à ses membres, telles la rationalité, la capacité linguistique ou l’autonomie. En effet, Singer observe que ces caractéristiques ne sont pas possédées par tous les humains – que certains membres de notre espèce, comme les retardés mentaux graves, en sont privés – et que malgré cela, nous ne ressentons pas comme légitime de les traiter comme nous traitons les non humains. Le fait que nous n’utilisons pas ces humains comme moyens pour nos fins indique que nous n’attribuons pas réellement une signification morale décisive à la rationalité, au langage ou à l’autonomie. » (Cavalieri 1992a)

Cet argument peut être formulé et formalisé ainsi :

  • Certaines personnes défendent l’idée selon laquelle ce sont les capacités intellectuelles d’un être vivant qui déterminent s’il est moral ou non de le maltraiter et de le tuer : ainsi un être vivant peut être maltraité et tué s’il ne dispose pas de capacités intellectuelles développées.

Q[ni maltraiter ni tuer ?] : C(raison) > C(sentience)

  • Or il existe certains humains qui ne sont pas dotés de telles capacités : notamment des humains handicapés mentaux profonds [22].

C(raison) : humains valides | humains handicapés – autres espèces

  • Si la première affirmation était vraie, alors ces personnes devraient accepter que l’on puisse élever des humains handicapés dans des espaces confinés et surpeuplés, les gaver, tester le caractère irritant d’un liquide vaisselle en leur injectant dans les yeux, pratiquer sur eux la vivisection et d’autres expériences sans anesthésie, ou bien les tuer et les manger.

*Q[ni maltraiter ni tuer ?] : C(raison) : seuls humains valides | humains handicapés – autres espèces [23]

  • Or, si l’on refuse d’infliger ce traitement aux humains handicapés mentaux, alors il faut reconnaître la fausseté de la première prémisse : ce n’est pas l’intelligence d’un être qui détermine si l’on a le droit ou non de lui infliger des mauvais traitements.

Q[ni maltraiter ni tuer ?] : C(sentience):humains valides – humains handicapés – autres espèces

Cet argument aboutit donc à rejeter C(raison) comme critère d’identification pour un traitement moral, et à lui substituer C(sentience), car le coût à payer pour accepter de maintenir C(raison) serait d’accepter également de pouvoir maltraiter et tuer les humains dénués de raison.

À cet argument, quiconque répondrait en disant « ce qui fait que l’on peut traiter ainsi des animaux d’une autre espèce, mais pas des humains, c’est que les seconds sont des humains », tiendrait un discours spéciste selon la définition qui en a été donnée plus haut : un discours défendant que, toutes choses étant égales par ailleurs, il est préférable de privilégier un humain pour la seule raison qu’il est humain.

Le tour de force de cet argument consiste à remettre en question l’association récurrente faite entre « humanité » et « raison », fondant des identifications habituelles de type :

C(raison) : humains | autres espèces

en montrant qu’il existe certains humains se trouvant de l’autre côté de la barrière de la raison :

C(raison) : humains valides | humains handicapés – autres espèces

En mettant des humains des deux côtés de la barrière de la raison, on ne peut plus accepter de se servir du critère « raison » pour justifier des mauvais traitements à ceux qui en sont dénués, car cela nécessiterait d’accepter aussi de tels traitements pour ceux des humains qui sont du « mauvais côté » de la barrière de la raison. Mais, si l’on refuse des mauvais traitements pour ces êtres dénués de raison que sont les humains handicapés, alors par contamination, il faut aussi les refuser aux êtres qui s’y trouvent identifiés par rapport à ce critère, à savoir, les autres espèces animales. Le fonctionnement rhétorique de cet argument est donc d’introduire une catégorie intermédiaire qui brouille les cartes de nos fréquentes associations d’idées (les antispécistes diraient : de l’essentialisme de l’espèce) pour obliger à remettre en question les habitudes qui en découlent.

« Sur quoi peut bien être fondée l’affirmation que nous avons plus de valeur inhérente que les animaux ? Sur leur manque de raison, d’autonomie ou d’intellect ? Nous pouvons raisonner de cette manière seulement si nous sommes prêts à raisonner de même à propos des humains qui ont les mêmes déficiences. Mais il est faux que ces humains – les enfants handicapés mentaux, par exemple, ou les aliénés – ont moins de valeur inhérente que vous ou moi. Il n’est donc pas possible non plus de soutenir rationnellement que les animaux qui leur sont comparables en tant que sujets d’une vie dont ils font l’expérience ont moins qu’eux de valeur inhérente. » (Regan 1992b)

2.4 Réserver la justice aux humains ?

Nous avons vu que le propos antispéciste n’était pas de nier l’idée qu’il existe une particularité de l’espèce humaine, nous verrons même que cette particularité est au fondement même de l’exigence morale faite aux humains de se comporter moralement.

Ceci dit, il importe de distinguer entre la question (glosso)logique de la classification des espèces, de l’identification de leurs particularités et différences, et celle, sociologique, de la délimitation de groupes qui ont droit à un traitement privilégié. La question que posent les antispécistes est : peut-on se fonder sur une particularité biologique des humains pour justifier un traitement à part ? En commençant par remarquer que c’est sur la base d’une telle naturalisation des différences sociales que se sont appuyées les idéologies justifiant les traitements ségrégatifs (infériorité conférée aux femmes, aux personnes racisées [24], en raison de leurs particularités biologiques), le mouvement antispéciste considère qu’une défense des privilèges accordés spécifiquement aux humains ne peut que jouer sur la confusion entre les questions de classification et celles de traitement social.

« Mais en fait, les humaines [l’auteur féminise ses expressions] distinguent bien deux mondes, “Humanité” et “Nature”, mais juxtaposés, existant côte à côte en interaction. Ils/elles les posent ainsi comme deux Ordres différents, comme deux nations qui entretiennent un commerce, mais qu’un fossé sépare. Dans cet ordre des choses, il faut que les vaches soient bien gardées : les animaux doivent rester dans la “Nature”, pour obéir à leur nature et remplir leur vocation naturelle, et les humaines doivent rester humaines, et continuer d’obéir à leur humanité, à leur liberté, à leur dignité : à leur haute idée d’eux-mêmes, d’elles-mêmes.

Cette partition idéologique […] nous interdit de penser que les non-humains pourraient avoir droit au progrès vers plus de bien-être auquel aspirent les humaines. Elle impose le développement séparé, l’apartheid des espèces : d’un côté, la “sélection naturelle”, la “loi de la jungle”, et de l’autre, les exigences de justice. » (Bonnardel 1996)

L’auteur précise bien qu’il souhaite atteindre cette égalité de considération « non pas comme ceux/celles qui voudraient replonger les humaines dans l’Ordre naturel » (ibid.) : ainsi son objectif, loin de remettre en question la particularité des humains fondée sur leurs capacités, consiste à élargir le champ des être à traiter sans cruauté, des seuls humains vers l’ensemble des espèces sentientes.

« Les meilleurs critiques [des inégalités sociales entre les humains] n’ont généralement pas pensé une seconde que leurs analyses puissent aussi s’appliquer aux autres animaux : les humanistes se sont attaquées, au fil des siècles et de l’évolution sociale, à l’idée que des humaines puissent ressortir de l’ordre de la “Nature”, mais cette critique s’est (presque) toujours arrêtée aux frontières de l’humanité. » (ibid.)

Dans cette interrogation, plusieurs éléments sont intéressants :

  • D’une part, les antispécistes critiquent une confusion faite entre la question classificatoire de la spécificité humaine et celle sociologique des traitements privilégiés pour les humains, en s’opposant à la seconde sans remettre en question la première : ils pratiquent ainsi à leur manière ce que le modèle médiationniste nomme « dissociation des plans » entre les raisons d’ordre glossologique et sociologique.
  • D’autre part, on peut voir un discours de type « méta » dans les propos antispécistes, puisqu’ils ne visent pas seulement à pratiquer eux-mêmes des identifications / différenciations, mais ils analysent ces opérations telles qu’elles ont été pratiquées par les courants auxquels ils s’opposent.
    Il s’agit encore une fois d’un remplacement de critère, les antispécistes voulant passer d’une analyse fondée sur un critère classificatoire à une autre sur un critère sociologique invoquant des questions d’égalités et de traitements privilégiés. Les termes dans les passages cités en sont révélateurs : « deux nations », « obéir », « remplir leur vocation », « liberté », « dignité », « avoir droit au progrès vers plus de bien-être », « apartheid des espèces », « loi de la jungle », « exigences de justice », ils désignent tous la question sociologique de la manière dont les différentes espèces sont traitées et considérées, et n’impliquent pas de supposer une absence de différences avec, par exemple, les capacités humaines.

Il s’agit donc d’un passage d’une différenciation (glosso)logique de type :

C(raison) : humains | autres espèces

Par une identification sociologique de type :

C(prise en compte) : humains – autres espèces

Là encore, il s’agit, sans remettre en question la première différenciation, de se demander si elle est pertinente pour savoir de quelle manière nous devons traiter les autres espèces. Pour être plus exact que la formule précédente, et pour comprendre que cette question de « prise en compte » des intérêts d’une espèce est plus une question générale qu’un critère en soi-même, et qu’elle repose dans le discours antispéciste sur le critère mis en valeur par la notion de « sentience », il faudrait formaliser également la dimension « méta » du discours antispéciste, et le remplacement de critère. On aura donc :

Q[prise en compte] : C(sentience) > C(raison)

2.5 La seule espèce morale

2.5.1 L’argument de la prédation naturelle

À l’inverse, les partisans de la consommation de viande ont eux aussi un argument récurrent : les animaux se mangent entre eux. À partir de ce constat, plusieurs conséquences peuvent être tirées :

  • la chaîne alimentaire suit le cycle de la nature, elle doit être respectée.
  • nous n’avons pas à être moraux envers d’autres espèces alors que celles-ci ne le sont pas entre elles.
  • nous sommes aussi des animaux, donc nous aussi avons le droit de manger les autres animaux.
    Nous aborderons ces conséquences l’une après l’autre [25].

2.5.2 Le respect de la nature

La conséquence 1. constitue une des raisons du clivage entre les positions antispécistes et certaines conceptions de l’écologie [26]. Les antispécistes ne défendent pas le « naturel » pour lui-même, et ils se réfèrent à la position de John Stuart Mill selon laquelle il est impossible de dire, sous prétexte qu’un événement est naturel, que cela suffit à le rendre moral : « la nature », ce sont aussi des tempêtes et tremblements de terre qui tuent arbitrairement coupables et innocents, des maladies, etc. Énoncer comme principe moral qu’il faudrait « suivre la nature » aurait pour conséquence de définir chaque action du quotidien comme immorale, puisque, lorsque nous mettons un manteau pour sortir sous la pluie, lorsque nous prenons des médicaments, ou lorsque nous construisons un pont pour rejoindre deux rives séparées, nous nous opposons, par nos actions, aux conséquences produites par la nature (Reus 2003).

2.5.3 Une exigence de réciprocité morale ?

Être moraux avec les immoraux

La conséquence 2 repose quant à elle sur le présupposé selon lequel une action morale doit impliquer une certaine forme de réciprocité, au moins potentielle. Ainsi, nous ne devrions être moraux qu’envers des êtres qui pourraient, au moins potentiellement, l’être aussi. Là encore, l’argument des « cas limite », présenté plus haut, s’oppose à cette idée : il y a chez les humains eux-mêmes un grand nombre d’individus qui ne peuvent pas être moraux eux-mêmes (nourrissons, personnes âgées séniles, personnes handicapées mentales sévères), et malgré cela, nous défendons l’idée que c’est un devoir de nous comporter moralement envers eux [27]. Par ailleurs, l’exigence de traiter correctement, sans le torturer ni le tuer, un humain qui s’est lui-même montré immoral par ses crimes, que ce soit pour des raisons cliniques (pathologies sociales ou pathologies de la régulation morale du désir (psychopathie)) ou non, est également un argument souvent avancé en opposition à la peine de mort, dont l’abolition est généralement considérée comme un progrès social.

Cette considération pousse à une distinction entre la qualité d’« agent moral » et celle de « patient moral » :

  • Les agents moraux sont ceux à qui l’on demande de se comporter moralement,
  • Les patients moraux sont ceux à l’égard desquels nous avons le devoir de nous comporter moralement.
    Ainsi, la plupart d’entre nous sommes à la fois des agents et des patients moraux, au sens où l’on nous demande d’agir moralement, et l’on attend réciproquement qu’autrui se comporte de même manière envers nous. Mais, dans le cas d’êtres vivants qui pourront ressentir négativement la manière dont nous nous comportons envers eux quand bien même ils ne disposent pas des capacités suffisantes pour qu’on puisse leur demander eux-mêmes de se comporter moralement, seule la qualité de patients moraux leur sera attribuée [28].

Dans cette argumentation, le point de départ consiste à nier le fait qu’une personne doive elle-même pouvoir se comporter moralement pour exiger que l’on se comporte ainsi avec elle ; par exemple, si un enfant en bas âge maltraite un petit animal en jouant, si nous considérons qu’il ne « sait pas encore ce qu’il fait » et ne peut pas encore se rendre compte de la douleur de l’animal, nous ne le lui reprocherons pas (car nous ne le considérons pas encore comme un agent moral), mais ce n’est pas pour autant que nous nous autoriserons à traiter cet enfant comme il traite le petit animal : nous nous interdirons de faire souffrir cet enfant, car bien qu’il ne soit pas encore un agent, nous le considérons déjà comme un « patient moral », c’est-à-dire quelqu’un vis-à-vis duquel nous avons des obligations morales, et ceci du simple fait que cet enfant serait capable de ressentir de la souffrance.

La formalisation de l’argument pour évacuer cette exigence de réciprocité serait analogue à celle que nous avons proposée plus haut pour les « cas-limite », il faudrait simplement remplacer C(raison) par C(capacité à agir moralement). Ainsi, le schéma :

Q[je suis moral avec] : C(agent moral) > C(patient moral)

est-il remplacé par :

Q[je suis moral avec] : C(patient moral) > C(agent moral)

Critère de sentience et critère de capacité morale

La question restante est : que faut-il posséder pour être considéré comme un « patient moral » ? De « critère », l’attribut « patient moral » devient lui-même objet d’une « question » pour laquelle on peut comparer plusieurs critères. Si nous considérions qu’il faut pour cela être doué de raison, ou être moral soi-même, nous perdrions le bénéfice de la distinction entre « patient moral » et « agent moral », puisque nous ne dirions rien d’autre que : « pour pouvoir être considéré comme un patient moral, il faut être un agent moral ». Pour reprendre l’exemple de l’enfant, ce qui compte pour savoir si nous avons envers lui le devoir moral de ne pas le faire souffrir n’est pas de savoir s’il est lui-même moral, mais s’il peut ressentir la douleur. L’argument des antispécistes est qu’il suffit d’être capable de ressentir de la douleur pour que l’on puisse exiger de quelqu’un de ne pas infliger inutilement cette douleur ;

Q[patient moral ?] : C(sentience) > C(capacité morale)

La différence entre ces deux critères réside en ce que le critère « capacité morale » ne place que les humains valides parmi les bénéficiaires d’une obligation morale ou « patients moraux », alors que le critère « sentience » y place également les humains non-valides, mais aussi les espèces animales capables de ressentir de la douleur :

C(agent moral) : humains valides | humains handicapés – autres espèces

C(patient moral) : humains valides – humains handicapés – autres espèces

En résumant les acquis de ce raisonnement, on obtient donc :

Q[je suis moral avec] : C(patient moral) – C(sentience) : humains valides – humains handicapés – autres espèces [29]

Quelle réciprocité pour les herbivores ?

Par ailleurs, les antispécistes remarquent que, quoi qu’il en soit, même si cet argument de réciprocité avait été valide, il n’aurait pas pu justifier pour autant l’élevage et l’abattage de la plupart des espèces dont nous mangeons la viande, celles-ci étant presque toutes herbivores. Le critère de réciprocité, s’il avait été accepté, ne nous aurait effectivement autorisé à manger que les carnivores :

« Bien entendu, nous pouvons tout de suite trouver la chose amusante quand l’argument “Qu’ils récoltent ce qu’ils sèment” sert à justifier notre consommation de bovins, moutons, porcs, lapins et autres animaux herbivores. Il est frappant aussi de noter que lorsqu’à l’occasion un animal comme un requin ou un ours inverse les rôles et nous prend comme proie, nous ne nous résignons pas à dire : “Eh bien, je suppose que nous aussi devons récolter ce que nous avons semé.” Au lieu de cela, nous qualifions habituellement l’animal de “bandit”, de “monstre”, voire d’ “assassin”, et nous le poursuivons pour nous venger et pour le punir. » (Sapontzis 1992)

Le raisonnement ici incriminé peut être formalisé de la manière suivante :

*Q[droit d'être immoral avec ?] :
C(êtres immoraux) > C(êtres moraux)

C(êtres immoraux) :
êtres en mangeant d'autres | êtres n'en mangeant pas carnivores | herbivores

*Q[droit de manger ?] :
C(carnivores)  > C(herbivores) :
animaux sauvages | animaux d'élevage

Ceci signifie : quand bien même l’exigence de réciprocité aurait été valide, celle-ci aurait demandé que nous ne nous autorisions à être immoraux qu’avec les êtres qui le sont eux-mêmes. Si nous considérons que le fait de tuer et de faire souffrir d’autres êtres sensibles pour s’en nourrir est, pour cette question, le facteur qui permet de définir les espèces immorales, cela implique que nous devions être moraux envers les espèces qui ne partagent pas ces pratiques. Les « herbivores » ne seraient ainsi considérés comme mangeables que parce que nous généralisons trop rapidement autour de la catégorie « les animaux ». Autrement dit : le critère de réciprocité lui-même offrirait la contrainte de n’avoir à manger que les espèces qui en mangent d’autres, et corollairement de ne pas avoir à manger les espèces herbivores d’élevage.

2.5.4 Différents par la morale

De la singularité à la responsabilité

« Dès que l’on parle de considération égale pour les intérêts de tous les animaux, c’est-à-dire, de donner aux intérêts des non-humains autant de poids qu’aux intérêts similaires des humaines, on se voit opposer une série d’arguments, toujours les mêmes. Revient en particulier systématiquement la référence à la prédation : « Mais les animaux, eux, se mangent bien entre eux ; alors, pourquoi ne devrions-nous pas en faire autant ? » – ou, à l’inverse : « Si on s’oppose à l’exploitation des animaux, il faut aussi prendre position contre la prédation dans la Nature. »

On sait combien il est aisé de répondre à ces objections : les humaines ont justement cette spécificité tant vantée par ailleurs par les spécistes de pouvoir bien plus facilement que les autres animaux changer de comportement pour des raisons morales. » (Bonnardel 1996)

Quant à la conséquence 3, elle révèle, peut-être plus que les autres, le fait qu’il ne s’agit pas, pour les antispécistes, de nier la singularité humaine. Car certes, nous sommes des animaux comme les autres animaux, mais cela ne signifie pas, comme nous l’avons vu pour la conséquence 1, qu’il soit pour autant moral de nous comporter comme le font les autres animaux. Beaucoup d’auteurs du mouvement antispéciste constatent en effet que nous sommes la seule espèce à nous poser des questions de moralité, mais aussi capable d’agir moralement [30]. Et c’est justement parce que nous avons la possibilité d’agir moralement alors que les autres espèces ne le peuvent pas, qu’il est légitime de nous demander, contrairement à elles, de le faire.

« Il ne s’agit pas pour moi de dire que les différences entre les humains et les autres animaux sont sans importance. Je crois que le développement des capacités intellectuelles des humains a abouti, pour la première fois dans l’histoire de la terre, au dépassement d’un certain seuil critique permettant l’explosion de la culture, cette explosion étant un phénomène naturel mais unique à ce jour. Cette culture nous a permis, au moins sur certains points, d’améliorer notre propre sort. Mais ce qui importe surtout est que nous avons de ce fait acquis une responsabilité sans précéd[e]nt, individuelle et collective, envers tous les êtres sensibles, que cela nous plaise ou non. » (Olivier 1992a)

Ainsi, nous le voyons, ce discours antispéciste réintroduit la particularité humaine au cœur même de ses revendications. Pour reprendre la terminologie proposée précédemment, on pourrait résumer ce point de la manière suivante : seuls les humains sont des agents moraux, mais toutes les espèces dotées de sentience sont des patients moraux.

C(agent moral) : humains valides | autres espèces

C(patient moral) :
humains – espèces sentientes | espèces non-sentientes

Non seulement nous somme la seule espèce douée d’une conscience morale, mais nous sommes également la seule qui a mis en place des institutions et des moyens techniques tels qu’ils nous assurent aujourd’hui le contrôle de la planète et la possibilité de la modifier à notre guise. Cela place l’humain en situation de pouvoir par rapport aux autres espèces, situation dont les conséquences doivent être assumées jusqu’au bout :

« Les humains sont, qu’on le veuille ou non, aux commandes de la planète. Cela résulte des hasards de l’évolution ; si ce n’était pas nous, ç’aurait peut-être été, dans quelques millions d’années, une autre espèce. Mais il se trouve que c’est nous.

[En note : ] On dira que je me montre ici moi-même spéciste, en plaçant les humains aux commandes. Mais d’une part, ce n’est pas moi qui les place ainsi, ce sont, pour le moment en tout cas, les faits ; d’autre part, il s’agit là d’une différence en tant qu’agents moraux – qui résulte de ce que les humains sont, généralement, plus à même que les individus d’autres espèces d’agir sur leur environnement selon leurs intentions, et aussi de généraliser leur bienveillance spontanée à travers le raisonnement éthique. En tant que patients moraux, je n’accorde aucun statut particulier aux humains, dont les joies et les peines n’ont ni plus ni moins d’importance que celles des autres. Le but de l’antispécisme n’a jamais été de nier les différences factuelles qui peuvent exister entre individus de différentes espèces. » (Olivier 1994a)

Il est intéressant de remarquer ici que l’auteur insiste tellement sur la particularité humaine qu’il en vient à se défendre lui-même d’être spéciste ! Mais précisément, puisque le spécisme ne consiste pas à souligner une différence entre les espèces, mais à déduire de cette différence la revendication d’un traitement privilégié, alors souligner ainsi cette différence n’est pas une marque de spécisme.

Ces passages ont pour but de mettre en évidence ce que le discours antispéciste considère comme une inconséquence dans nos positions morales : insister fortement sur notre particularité morale dès qu’il s’agit de faire de nous des patients moraux privilégiés, mais la nier lorsqu’il serait question d’être des agents moraux plus attentifs que les autres. Cette contradiction peut encore être creusée plus avant.

Les contradictions de notre morale habituelle

Ce qui est remis en question par les arguments antispécistes ici présentés n’est donc pas notre spécificité d’agents moraux, mais l’usage que nous en faisons pour justifier un quelconque traitement de faveur dans le règne des espèces. Les antispécistes permettent d’observer ici un raisonnement contradictoire dans l’usage que nous faisons communément du constat d’une moralité spécifiquement humaine : les humains prétendent qu’ils seraient supérieurs moralement à d’autres espèces, et que pour cette raison ils devraient justement éviter d’appliquer cette supériorité, mais continuer à tuer et faire souffrir d’autres espèces, alors qu’eux-mêmes sont justement les seuls à être moralement capables de s’en abstenir.

« Mais admettons […] que les humains soient de fait moralement supérieurs aux animaux dans ce sens : ce serait une ironie cruelle, souligne Sapontzis, de se référer à une capacité supérieure à mettre de côté l’égoïsme pour évaluer impartialement ce que l’on doit faire, comme justification du fait d’ignorer les intérêts d’êtres plus faibles et – supposés – moralement inférieurs, comme les animaux. » (Cavalieri 1992b)

L’argument d’une moralité supérieure dans l’espèce humaine devrait mener à penser que nous avons un plus grand devoir envers les autres espèces qu’elles n’en ont elles-mêmes entre elles, or il est utilisé pour s’autoriser à dénigrer une souffrance que nous infligeons volontairement, consciemment, et qui n’est pas d’une absolue nécessité. Le raisonnement contradictoire est le suivant :

C(capacité morale) : humains | autres espèces

C(respectable moralement) : humains | autres espèces

Q[cap morale doit être utilisée sur ?] : C(respectables) > C(non-respectables)

Q[action sur les non-respectables ?] : C(pas d'usage de ma cap. morale) > C(usage de ma cap.)

C(action sur les non-respectables ?) : humains non-moraux – animaux non-moraux

Nous nous contredisons lorsque nous déduisons, du fait que nous sommes les seuls êtres capables d’une moralité, que cette supériorité justifie que nous n’ayons justement pas à appliquer cette moralité sur les autres espèces, car cela signifierait précisément que nous ne ferions pas usage envers elles de cette capacité qui nous en distingue pourtant, et nous nierions par l’action le critère selon lequel nous avions érigé notre supériorité. Pour le résumer, nous nous servirions de l’étalage d’une différence (notre capacité à être moraux) justement pour ne pas avoir à l’utiliser (en n’étant pas moraux envers les autres espèces). C’est la deuxième étape de ce raisonnement qui sera critiquée par cet argument :

*C(respectable moralement) : humains|autres espèces

En effet, comme nous l’avons vu, la distinction entre « agent moral » et « patient moral » implique que ce n’est pas parce que les autres espèces ne sont pas elles-mêmes capables de se comporter moralement qu’elles ne peuvent pas nous obliger à nous comporter moralement envers elles. En d’autres termes, on ne peut déduire, de la spécificité des humains, un quelconque privilège dans le traitement.

Le nécessaire et le superflu

Par ailleurs, parmi les arguments mentionnés par les antispécistes, on trouve le fait que les humains, omnivores, pourraient survivre en se passant de manger de la viande, ce qui n’a pas les mêmes implications que lorsqu’il s’agit d’espèces carnivores, qui, en plus de ne pas avoir la possibilité de s’interroger moralement sur leurs pratiques, n’ont pas non plus d’autre choix alimentaires pour survivre.

« Enfin, on peut noter que les animaux qui pratiquent la prédation sont habituellement décrits de façon exacte comme faisant “ce qu’ils doivent faire pour survivre”. Donc, si “ce n’est que justice” que nous traitions les animaux comme eux se traitent les uns les autres, alors nous devrions limiter la consommation que nous en faisons à “ce que nous devons faire pour survivre”. Étant donné les nombreuses utilisations futiles que nous faisons des animaux et la profusion d’alternatives dont nous disposons déjà ou que nous pourrions développer, la consommation que nous faisons des animaux dépasse de loin cette limite. » (Sapontzis 1992)

L’argument des antispécistes vise donc à remplacer une identification simple de type :

C(alimentation) : humains (omnivores) – carnivores

Par une différenciation plus complexe de type :

C(agent moral) : humains | carnivores

C(nécessité de la viande pour survie) :

herbivores – humains (omnivores) | carnivores

Ainsi, de même que pour le point précédent, où la question était de savoir si le critère pertinent, lorsqu’il s’agit d’être maltraité et tué, est qu’un individu soit intelligent (humains seuls) ou capable de ressentir la douleur (tous les êtres sentients) ; dans cette question, les antispécistes nous interrogent également sur la question du bon critère : lorsqu’il s’agit de savoir si nous devons ou non faire attention à ne pas maltraiter inutilement d’autres êtres sentients, le critère pertinent est-il ce que notre organisme est capable de digérer, ou bien notre capacité à nous interroger moralement sur les traitements que nous leur faisons subir et leurs conséquences ?

Q[que manger ?] :

C(moralité) & C(néc. de la viande…) > C(capacité à digérer)

Partant du constat que, d’une part, la consommation de viande n’est qu’un luxe pour notre espèce et non une nécessité pour notre survie, d’autre part, nous sommes les seuls capables de nous interroger moralement quant aux effets de nos actions sur la douleur des autres êtres vivants, l’antispécisme en déduit que nous ne devrions plus manger de viande.

La considération animale comme marque de la culture humaine

Alors que le mouvement antispéciste s’oppose régulièrement à une démarche « naturaliste » qui évoque une « loi naturelle » pour justifier, en les naturalisant, des comportements sur lesquels nous avons la possibilité de nous interroger, il insistera justement sur le fait qu’accorder de la considération aux autres espèces, alors que celles-ci ne le font pas forcément entre elles, constitue une marque de la culture humaine par laquelle nous nous distinguerions des autres espèces, en montrant que nous sommes capables d’échapper au règne de la « Nature ».

« En fait, ce dont il est ici question, c’est de la lutte entre la nature et la culture. […] Je dirais simplement qu’accepter de perdre ses repères, c’est s’obliger à recréer du sens, c’est à dire de la culture ; refuser par exemple le carnivorisme, c’est donner un sens nouveau à la vie des animaux ; c’est créer de nouveaux concepts culturels comme celui de l’égalité animale. Garder ses repères, c’est au contraire se positionner dans un état où les choses ont un sens en soi, un état senti comme naturel et rassurant. L’histoire humaine apparaît comme une irrépressible création de culture, constamment freinée par un désir de nature, le second terme rassurant l’esprit quant aux emballements du premier. Mais ce qui caractérise l’humain, c’est la création de sens, de culture, c’est à dire un déséquilibre constant entre la perte d’un repère et la mise en place d’un suivant destiné à être abandonné lui aussi ; ce n’est pas le désir de nature. » (Méry 2000)

Ainsi, et par un paradoxe seulement apparent, c’est en insistant sur le fait que les humains ne doivent pas se comporter « comme de simples animaux » que l’antispéciste essaie de convaincre son opposant :

« Ainsi, au niveau pratique, je crois que la plus importante des choses que peut faire un activiste, c’est de tenter d’être le porte-parole des animaux, et de l’être avec humilité, sans mépris ni dédain. Il ne s’agit pas de mépriser celui à qui vous parlez, même s’il n’est pas pour les droits des animaux ; il s’agit de l’aimer, d’affirmer son humanité. […] C’est cela que je veux dire, quand je dis qu’il faut confirmer l’humanité de celui qui est en face. » (Regan 1992a)

2.6 Sur la place de la morale dans ces analyses

Nous avons insisté ici sur ce en quoi le discours antispéciste invite d’une certaine manière à une dissociation des raisons, en nous enjoignant à ne pas confondre la question logique de la spécificité humaine et celle, sociale, d’un traitement identique ou différent entre les espèces. Pourtant, nous avons pu voir que la dimension morale (ou « axiologique », que le modèle médiationniste considère comme distincte de la question sociale) était très présente également dans le discours. Nous n’avons pas pour autant souhaité lui accorder une trop grande importance au sein de cet article, d’une part car ce n’est pas l’orientation d’analyse choisie, d’autre part car nous pouvons penser que, dans cette analyse, à chaque fois que la question morale est évoquée, c’est pour être prise pour objet, et non pour être exercée en tant que capacité d’analyse.

Par exemple, lorsque l’on se demande quelle doit être notre position morale en faveur des intérêts des autres animaux, la question est avant tout celle, sociologique, de savoir si nous devons identifier les autres espèces comme potentiels porteurs muets des mêmes revendications que nous à des traitements décents (rester vivant, ne pas vivre dans la douleur). La réponse sera soit la différenciation du groupe des « humains » comme porteurs de privilèges ou traitements exclusifs, soit l’identification de tous les êtres sentients comme pouvant prétendre à une prise en compte similaire. Le fait que cette prise en compte porte sur des intérêts, des états de plaisir et de douleur, ou puisse impliquer un éventuel devoir de la part des humains (tous ces termes témoignant d’une connotation morale) est certes important dans la perspective des militants antispécistes, qui visent avant tout à modifier nos systèmes de valeurs. Mais ces questions ne sont pas ici pertinentes dans une démarche qui se veut une analyse des procédés d’identification et de différenciation dans le discours de ces militants : nous souhaitons voir comment les discours de ce courant définissent et redéfinissent des groupes, s’opposent à des différenciations (« nous avons le droit d’être mieux traités que les autres espèces car nous sommes plus intelligents ») ou à des identifications (« nous avons le droit de manger des animaux car d’autres espèces le font bien entre elles ») en déplaçant les critères qui président à ces opérations de définition de groupes dans les discours communs.

De même, lorsque l’on analyse les propos des militants antispécistes évoquant le fait que les humains auraient envers les autres espèces un devoir parce qu’ils disposent d’une capacité morale dont ceux-ci ne disposent pas, il se trouve également de l’axiologie dans ce discours, mais il nous semble ici périphérique, dans le sens où la question qui nous a intéressée ici est : « quel usage est fait d’une capacité x (la moralité) pour pouvoir demander à un groupe (les humains) de se comporter différemment (ne pas manger de viande) d’un autre groupe (les carnivores) ? ». Le processus qui nous a intéressé dans l’analyse de ces propos est essentiellement la différenciation présentée ici par les antispécistes entre humains et non-humains, et que celle-ci repose sur la capacité à se montrer moral n’est que le prétexte à cette opération de différenciation.

Conclusion

De ce périple dans les théories antispécistes, nous pouvons retenir les points théoriques suivants :

  • L’essentiel de l’argumentation du courant consiste à dissocier la question classificatoire d’une particularité humaine reposant sur des capacités propres de celle d’une égalité sociale dans la prise en compte des intérêts qu’ont les individus à une vie non-douloureuse.
  • Cette argumentation procède par une remise en question des critères communs que nous utilisons pour identifier et différencier l’espèce humaine et les autres espèces animales (seul être raisonnable lorsqu’il s’agit des droits, un être naturel lorsqu’il s’agit de manger des animaux), en présentant un certain nombre de nouvelles notions (sentience, agent moral / patient moral, etc.) qui ont pour but de redéfinir de nouveaux critères d’identification.
  • Malgré des incursions en philosophie ou l’usage de méthodes d’analyse du discours, nous considérons cette analyse comme proprement sociologique, puisqu’à travers les remplacements de critères suggérés par les militants, c’est la question « comment regroupe-t-on le individus et comment faut-il les traiter ? » qui se trouve posée.
  • Les opérations mentales d’identification / différenciation, telles qu’elles ont été mises en avant dans le modèle de la médiation par l’étude des pathologies, peuvent être d’un usage heuristiquement fructueux dans l’étude de discours non pathologiques, en ce qu’elles peuvent rendre explicites les opérations sous-jacentes qui déterminent une argumentation : cela ouvre la porte vers de nouvelles applications possibles du modèle dans le courant des études de discours.

Tableau récapitulatif des différentes identifications/différenciations opérées par l’antispécisme

Reprenons ici les différentes catégorisations qui ont été abordées depuis le début :

Critère HV HH AES AENS Remarque
O H C C H O
Prise en compte des intérêts oui non
Traitement Le traitement dépend des intérêts différents dans chaque catégorie.
« Raison », « rationalité », « intelligence », etc. oui non C’est l’identification HH – AES qui nous obligera, dans l’argument des cas limite, à choisir entre exclure les deux (ce qui semble indéfendable) et inclure les deux.
Capacité morale oui non
Sentience oui non
Agent moral oui non S’aligne sur « capacité morale ».
Patient moral oui non S’aligne sur « sentience ».
Peut être mangé non oui
Peut manger de la viande non oui non Seules peuvent manger de la viande les espèces qui ne peuvent se nourrir autrement.

Ici : HV signifie « humains valides », HH « humains handicapés » (mentaux sévère), AES « autres espèces sentientes », AENS « autres espèces non-sentientes » ;
O « omnivore », C « Carnivore », H « Herbivore ».

QuestionCritère communCritère antispécisteRemarque
Ai-je des obligations à son égard ? Agent moral Patient moral C’est parce que le critère commun formule une exigence de réciprocité qu’il faut aussi être « agent moral » pour être digne d’obligations selon celui-ci.
Ce qui définit un « patient moral » ? « raison » etc. sentience C’est l’argument des cas-limite qui justifie ce remplacement.
Qui peut manger de la viande ? Capacité à la digérer (nature) - Capacité morale (culture), - Nécessité de la viande pour la survie Le critère commun inclut tous les carnivore et omnivores dont les humains, le critère antispéciste exclut doublement les humains.

Les principaux remplacements de critères dans le discours antispéciste.

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Notes

[1En conformité avec des réflexions actuelles concernant la restitution des données de recherche aux personnes concernées, j’ai soumis une première version de cet article, pour avis et révision, à des membres du mouvement antispéciste, notamment de la revue étudiée. Merci à Estiva Reus qui m’a suggéré d’utiles précisions que j’ai tenté de prendre en compte. Les éventuelles erreurs, affirmations discutables et raccourcis de cet article restent néanmoins de mon entière responsabilité.

[2Nous utiliserons dans cet article les expressions suivantes : « humain » au lieu d’« homme » pour éviter une métonymie réduisant l’espèce à ses seuls représentants hommes, et « les autres animaux » ou « autres espèces » plutôt que « les animaux » pour éviter de sous-entendre que les humains en sont exclus.

[3Nous nous sommes particulièrement intéressés aux articles des premières années, où les auteurs ont tenté de définir précisément les orientations théoriques de leur courant. Les numéros plus récents de la revue abordent davantage l’actualité du militantisme. Par ailleurs, les mouvements de défense de la cause animale et d’opposition à la consommation de viande se sont fortement développés depuis les années 1990, si bien que l’on ne peut plus considérer que les CA constituent aujourd’hui la seule approche de la question. La revue reste néanmoins un incontournable, tant pour son rôle historique que pour son effort de présenter de manière claire, rigoureuse, et explicite, les tenants et aboutissants théoriques du débat.

[4Pour rendre compte de ma propre position par rapport à ce courant : j’ai d’abord nourri une curiosité toute théorique sur ces questions dans le cadre d’un travail universitaire en 2012. Au fur et à mesure des lectures, la rigueur et la clarté de l’argumentation m’ont fait réaliser que je ne pouvais plus maintenir les lieux communs habituels concernant la consommation de viande et le traitement des autres espèces, sans pour autant que j’en vienne à m’impliquer personnellement dans un quelconque mouvement. Aussi cet article est-il écrit à partir d’une position devenue favorable, par la force de l’argumentation, aux thèses présentées, mais sans aucune volonté prosélyte. Au mieux, puis-je espérer que la distinction entre la question logique de la classification des espèces et celle, sociologique, de l’égalité de considération entre elles, pourra peut-être lever un lieu commun consistant à associer le mouvement antispéciste à une négation des particularités humaines, cette confusion créant un a priori défavorable, notamment dans le milieu des sciences humaines.

[5La notion d’« intérêt » appliquée aux autres espèces est définie, de manière circulaire mais néanmoins explicite, comme « l’intérêt qu’a tout être sensible à ne pas souffrir, à éprouver le plaisir, le bonheur, et pour cela à continuer à exister. » (Olivier 1991b)

[6Ce parallélisme, fortement revendiqué par Les Cahiers Antispécistes, qui mentionne en permanence des comparaisons de ce type, n’est pas forcément partagé par d’autres acteurs du mouvement antispéciste, notamment l’association AIDA, qui, se déclarant d’un « apolitisme », ne souhaite pas faire le lien avec d’autres mouvements, afin de pouvoir rallier tant des opposants que des promoteurs du racisme ou du sexisme.

[7L’influence de l’utilitarisme est néanmoins fortement relative en fonction des courants théoriques auxquels se rattachent les différents auteurs : ainsi, Tom Regan, l’autre grande figure historique du mouvement antispéciste, a-t-il plutôt fondé toute son argumentation sur une théorie des « droits » à accorder à tous les animaux, dans une perspective dès lors fortement divergente de l’utilitarisme (cf. plus bas). La nature de l’exercice nous contraint ici à occulter souvent les divergences internes au mouvement antispéciste pour présenter « le courant antispéciste » comme défendant unanimement une thèse univoque : or il doit être clair qu’une telle reconstruction n’est qu’un résultat simplifiant, artificiel et rétrospectif pour les besoins de l’analyse présentée ici, qui ne pourra pas dispenser le lecteur intéressé d’une prise de connaissance plus détaillée des contenus abordés ici trop rapidement.

[8Un argument récurrent des antispécistes réside aussi dans le nombre d’individus touchés par les choix des uns et des autres : pour qu’une seule personne puisse manger de la viande tous les jours, il faut pour cela élever, dans des conditions difficiles, et tuer en une vie des milliers d’animaux.

[9« Je suis fatiguée de m’entendre dire par les gens qui apprennent que je suis végétalienne et anti-vivisectionniste : “Oh ! Bien sûr vous êtes une amie des animaux”. Si je protestais à propos des Pakistanais qui sont battus par le Front National, je ne pense pas que ces mêmes personnes diraient avec la même complaisance “Oh ! Bien sûr vous avez toujours aimé les Pakistanais”. » (Benney et Mauras 1991).

[10« Nous n’avons pas les mêmes buts que la défense animale. Nous sommes pour l’égalité, et non, comme elle, pour le maintien d’un “ordre naturel”. La cible principale de la défense animale est la vivisection, qu’elle voit comme portant atteinte à cet ordre, et non la consommation de viande, qu’elle défend, du moins dans son principe, comme conforme à la hiérarchie naturelle et à la prédation.[…] La défense animale n’est pas antispéciste, elle est pour une forme acceptable, paternaliste, du spécisme. Et c’est tout naturellement que dans sa littérature se rejoignent les thèmes souvent racistes de l’extrême-droite traditionnelle, et ceux du mouvement écologiste, qui se fonde, lui aussi, sur la défense d’un “ordre” antique. » (Olivier 1991a)

[11« […] la philosophie écologiste ne prend pas au sérieux les individus animaux. Ce qui lui importe, c’est une sorte de tout mal défini – qu’elle nomme la communauté biotique, ou l’écosystème, ou autrement. C’est toujours un système ; et pour eux, il n’y a pas de mal à détruire les vies dans ce système quelle qu’en soit la raison, tant qu’on n’en détruit pas trop – tant qu’on ne tue pas trop, qu’on ne piège pas trop, etc. » (Regan 1992a)

[12La question n’est pas ici de savoir si les auteurs ont ou non raison d’attribuer de tels propos à « l’écologie », mais plutôt de voir quelles sont les raisons qui ont poussé les auteurs, au début des années 1990, à se distancier de positions avec lesquelles ils pouvaient être confondus (par ailleurs, le contenu et la diffusion des thèses écologistes a elle aussi fortement évolué depuis lors, sûrement beaucoup plus fortement que l’antispécisme). Il peut exister aujourd’hui des courants qui tentent de rétablir des liens entre ces différentes positions.

[13« Quand les actions des animaux offrent une analogie avec les actions humaines et paraissent découler des mêmes principes, nous avons donc des devoirs envers ces êtres, en tant que par là nous favorisons l’accomplissement des devoirs correspondants que nous avons envers l’humanité. Celui qui abat son chien parce qu’il ne lui est plus d’aucune utilité et ne lui rapporte même pas ce qu’il faut pour le nourrir, n’enfreint pas en vérité le devoir qu’il a envers son chien, puisque celui-ci est incapable de jugement, mais il commet un acte qui heurte en lui le sentiment d’humanité et l’affabilité bienveillante, auxquels il lui faut pourtant donner suite, en vertu des devoirs qu’il a envers l’humanité. S’il ne veut pas étouffer en lui ces qualités, il doit d’ores et déjà faire preuve de bonté de cœur à l’égard des animaux, car l’homme qui est capable de cruauté avec eux, sera aussi capable de dureté avec ses semblables. On peut déjà juger du cœur d’un homme au traitement qu’il réserve aux animaux. » (Kant 1775)

[14Il faudrait distinguer, au sein de ces courants, d’autres sous-courants. Par exemple, dans les théories utilitaristes, d’une part entre les utilitaristes de l’acte et ceux de la règle, d’autre part entre les utilitiaristes hédonistes et ceux de la préférence. Ces distinctions se retrouvent au sein du mouvement et influencent le détail des argumentations des différents auteurs, mais ne seront pas abordées ici.

[15Il existe d’autres auteurs défendant les thèses antispécistes mentionnées au fil des numéros de la revue : Paola Cavalieri, Edward Johnson, Steve Zapontzis, Stephen Clark, sans compter les auteurs de la rédaction eux-mêmes : David Olivier, Yves Bonnardel, principalement. Chacun d’eux peut développer une sensibilité théorique particulière qui fait qu’il est toujours partiellement artificiel de regrouper, comme nous le faisons ici, la diversité de ces positionnements sous la bannière d’« un seul » antispécisme.

[16Ce n’est pas ici le lieu de discuter de cette question de la particularité humaine que le modèle médiationniste attribue à ces capacités ; d’une part cette question sera traitée dans les autres articles de cette revue, d’autre part, nous verrons que le propos des antispécistes se situe justement sur un plan tout autre que celui de l’identité ou la différence des capacités mentales.

[17Ces deux approches différentes sont désignées comme des « axes » au sein du modèle, l’axe qualitatif étant dit « taxinomique », et le quantitatif étant nommé « génératif », quoique ce dernier ait plus à voir avec la méréologie contemporaine qu’avec les développements de la syntaxe générative. Pour simplifier, nous ne prenons pas en compte les « pôles » ni les « faces » qui sont également distingués au sein de ce modèle. Par ailleurs, nous avons orienté cette analyse sur la question qualitative des identifications / différenciations, et non sur celle, quantitative, des séparations et regroupements d’unités. En effet, le discours antispéciste privilégie la dimension de l’individu, témoignant par-là d’une influence assez nominaliste. La notion d’« espèce » est souvent utilisée, mais parfois remise en cause.

[18Nous avons vu que c’est la position du modèle de la médiation, qui considère que, bien que les animaux non-humains peuvent partager certaines capacités de gnosie, praxie, somasie, ou boulie, nous possédons en revanche un développement de ces capacités à un niveau tel qu’il constitue une rupture radicale envers ces capacités communes.

[19Cf. notamment le Cahier n°8 (septembre 1993), contenant plusieurs articles concernant « le Projet Grands singes anthropoïdes ». Ce projet, demandant la ratification de traitements moins cruels envers certaines espèces de singes en raison de leurs capacités mentales plus développées, a pourtant soulevé des questions au sein du mouvement : pourquoi privilégier seulement les grands singes et ne pas étendre ces revendications aux autres espèces ? Pourquoi faire mention de leur intelligence alors que c’est la capacité à ressentir le plaisir et la douleur qui doit être prise en compte (Arsac 2003b) ? On trouve également des références à des travaux de neurobiologistes comme Antonio Damasio (Arsac 2003a) ou d’éthologues comme Franz de Waal (de Waal 2014).

[20Il est possible de s’opposer à ce regroupement entre les humains et les autres espèces en soulignant la différence fondamentale que constituerait, pour les humains, le fait d’avoir conscience de ce plaisir ou cette douleur. Pourtant, les antispécistes font alors remarquer à quel point cette notion de « conscience » est mal définie et polysémique, y compris dans les écrits scientifiques et philosophiques, à tel point que, selon les définitions, d’autres espèces y seront inclues ou non. Pour les antispécistes, des constats éthologiques simples, tels qu’un mouvement de recul face à un objet identifié comme causant de la douleur, ou des cris de douleur, ou des manifestations physiologiques observables de stress, sont des éléments plus fiables qu’une notion philosophique mal définie au lourd passé spiritualiste.

[21Ici, l’argument de la fonction C(x) ne désigne pas, comme précédemment, un critère selon lequel s’opère une identification ou une différenciation, mais plutôt des cadres de pensée ou « paradigmes » (le dualisme, le monisme), que l’on pourrait désigner comme des réseaux cohérents d’identifications et de de différenciations implicites. Ils jouent donc le même rôle que les critères simples, si ce n’est qu’ils sont plus généralistes. J’ai par ailleurs introduit l’opposition classique « monisme »/« dualisme », car c’est ce dont il est question ici.

[22Les nouveaux-nés ou les vieillards séniles sont également parfois cités. Il est aussi possible de penser aux fœtus : « Certains opposants à l’avortement définissent la vie moralement pertinente de façon tellement large qu’elle englobe l’ovule qui vient d’être fertilisé, mais en même temps de façon tellement étroite que des animaux adultes, avec un système nerveux bien développé et des sensibilités sociales, en sont exclus. » (Adams 1992). Pour ces cas, il est possible de rejeter l’argument en mentionnant qu’ils ont été ou pourront potentiellement devenir intelligents ; mais cela soulève une nouvelle difficulté : il faut être capable de justifier des raisons de traiter un être vivant en fonction d’un état qu’il a possédé, qu’il possédera, ou qu’il aurait pu posséder, ce qui ne va pas de soi face au nombre de contre-exemples possibles. « Un fœtus a des intérêts potentiels ; un animal a des intérêts effectifs. » (ibid.).

[23Ici, le caractère « * » désigne, comme en linguistique classique, une formule que l’on ne souhaite pas accepter.

[24« Racisé » est le terme en vigueur dans les milieux militants pour désigner les personnes dont la couleur de peau est associée à une position socialement moins privilégiée, l’objectif des militants en faisant usage de ce terme est à la fois de souligner le caractère construit de l’appartenance raciale, et le fait que la peau blanche n’est généralement pas considérée comme une « couleur » ou signe d’appartenance à une « race ».

[25Nous n’étudions ici que les conséquences que nous pouvons tirer de la prédation sur notre propre consommation de viande. D’autres réflexions vont plus loin en s’interrogeant sur la responsabilité que nous aurions ou non à intervenir dans certains cas au sein des processus de prédation entre espèces (Sapontzis 1996) ou sur la réintroduction des espèces prédatrices (Thomson 1992).

[26Nous avons déjà abordé cette différence plus haut. Bien entendu, on ne peut pas réduire la diversité des positions écologistes à ce simple point de valorisation d’une « Nature », nous mentionnons ici « l’écologie » au sens où ce courant est construit dans le discours antispéciste, sens qui peut être parfois réducteur en ce qu’il ne prend pas en compte les revendications mettant en avant un « environnement », au sens de « biotope » ou « milieu », mais seulement celles qui évoquent une « Nature » sacralisée.

[27Dans la logique antispéciste, si un humain n’est pas capable de faire des choix moraux par lui-même, nous devons néanmoins veiller à ce qu’il se comporte sans infliger de douleur aux autres, ce qui implique par exemple de ne pas servir de viande à des humains irresponsables dont nous avons la charge (ni d’ailleurs aux animaux domestiques omnivores).

[28On peut se demander s’il existe des êtres qui auraient seulement la qualité d’agents moraux sans être des patients moraux. Peut-être faudrait-il chercher du côté des figures religieuses telles que les saints, martyrs, le Christ, etc.

[29Ici, le critère « patient moral » a été identifié avec le critère « sentience ».

[30Cette position n’est pas partagée pour autant par l’ensemble du mouvement antispéciste. En particulier, certains s’intéressent aux courants de psychologie sociale montrant que les actions des humains ne résultent pas toujours d’une délibération morale explicite (mais aussi du conformisme, de l’habitude, etc.), ou aux observations des éthologues observant par exemple une forme de proto-morale, ou un sens de la justice, chez les grands singes. Néanmoins, nous occultons ici ces tendances qui remettent en question l’idée que seuls les humains seraient des agents moraux, d’une part parce qu’elle n’est pas nécessaire à l’argumentation présente, d’autre part parce qu’elle soulève de nouvelles questions (notamment, celle de l’anthropomorphisme).


Pour citer l'article

Malo Morvan« Ensemble dans la sentience, seuls dans la sentence. Analyse des processus de différenciation/identification entre espèces humaine et non-humaines dans le discours antispéciste », in Tétralogiques, N°21, Existe-t-il un seuil de l’humain ?.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article33