La rédaction
Présentation du numéro
Tétralogiques n°30, 2025
Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste

Le nouveau numéro de Tétralogiques publie, en thématique principale, les actes des journées d’études et de travaux consacrés aux héritages et à l’actualité de l’anthropologie clinique médiationniste, ou théorie de la médiation, qui se sont déroulées les 18 et 19 novembre 2023 à l’Université Rennes 2.
Il s’agissait pour les organisateurs (revues Tétralogiques et Ramage [1], association ADAM [2], Institut Jean Gagnepain [3]) de célébrer le centenaire du linguiste et épistémologue Jean Gagnepain (1923-2006) en témoignant à cette occasion de l’aspect heuristique de la méthodologie qu’il a fondée et qui a inspiré, au fil de son enseignement ou de ses ouvrages, nombre de professionnels (enseignants, psychologues, juristes, médecins, architectes, orthophonistes, psychiatres, psychanalystes, archéologues, historiens d’art, sociologues, artistes plasticiens ou musiciens, etc.). Des professionnels venant d’horizons divers témoignent ici de la façon dont ils se sont appropriés le modèle explicatif médiationniste et sa dimension épistémologiquement critique, en le prolongeant par la confrontation à différents domaines. C’est sans doute le désir partagé de trouver de nouvelles réponses à leurs propres interrogations, ou de questionner à nouveaux frais ce qui fonde leurs pratiques professionnelles, qui les réunit. Mais c’est plus fondamentalement parce qu’ils ont trouvé, dans cette théorie, d’autres façons de poser les questions et les problèmes que notre condition humaine, dans toute la complexité de ses dimensions, induit.
La théorie de la médiation a ceci d’originale qu’elle explique sur un pied d’égalité le langage comme grammaticalité (objet de la linguistique, ou glossologie selon le concept plus spécifique de Jean Gagnepain), la technique (objet spécifique de l’ergologie), la société (objet spécifique de la sociologie) et le droit (objet spécifique de l’axiologie), quand bien même ces trois dernières capacités peuvent être verbalisés. Elle est en ce sens moins une « théorie » qu’une méthode permettant de confronter des hypothèses explicatives à des contenus et des moyens différents. Cette méthodologie conduit nécessairement à l’indiscipline et à une redéfinition du rapport entre théorie (qui est implicitement en chacun de nous) et pratique.
C’est ce qui explique la variété de ses héritages mais aussi la difficulté à partager ce modèle en sciences humaines. La théorie de la médiation s’avère pourtant, pour nombre de professionnels, universitaires ou non, un trousseau de clefs heuristique ou une paire de lunettes, métaphore qu’affectionnait Jean Gagnepain, permettant surtout de regarder autrement.
Le numéro de cette année est donc principalement composé des versions écrites des interventions orales des participants à ces journées d’études.
Attie Duval rappelle, dans « La théorie de la médiation et son rapport à la clinique », que la rencontre entre Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud (neurologue) a initié des travaux fondés sur l’observation des pathologies pour comprendre le fonctionnement humain. L’anthropologie médiationniste s’appuie sur une clinique « expérimentale » qui remet en cause les théories grammaticales traditionnelles, dans le cas de l’aphasie. Elle se distingue en cela d’une clinique « disciplinaire », descriptive ou thérapeutique. La situation clinique (qui est également socialement, techniquement et affectivement déterminée) n’est toutefois pas la seule où des « anomalies » peuvent s’observer.
Le second article, « Des violences conjugales à une anatomie de la conjugalité », s’inscrit dans une analyse clinique sociologique et psychologique ou axiologique. Il résulte d’un groupe de travail réunissant Jean-René Gouriou, Gilles Clerval, Robert Le Borgne et Frédérique Marseault, la plupart psychologues. Jean-René Gouriou montre comment la théorie de la médiation peut être un moyen d’analyser et de construire une ingénierie d’intervention, non réductrice, en matière de violences conjugales comme faits de société. Elle permet plus particulièrement de les déconstruire en différents champs (thérapeutique, judiciaire, travail social) ; de dissocier les troubles du couple des troubles dans le couple et d’analyser les enjeux d’intimité conjugale et de pouvoir qui se jouent dans ces violences.
Pascal Abily, « Une clinique explicative au service de l’analyse de pratique professionnelle » souligne plus particulièrement qu’un recul théorique préside implicitement à tout accompagnement de personnes en difficultés et le rend plus cohérent quand l’explication est explicitée, et échangée. La théorie de la médiation offre une quadruple prise de distance (ou médiation abstraite), par rapport à l’intervention immédiate, dans un même modèle théorique. La dissociation, tout autant que la mise en relation de plusieurs explications non hiérarchisées de l’être humain, permet d’appréhender la complexité des situations décrites par les professionnels et ce qui fondent leurs pratiques.
Florent Cadet s’interroge de même sur l’usage professionnel de la médiation qui peut apparaître abstraite au premier abord. « En quoi la théorie de la médiation peut-elle être « concrète » ? » présente sa réflexion en tant que psychologue en institution qui cherche à concilier théorie et pratique. Le concret, le pragmatique, n’est en fin de compte que le résultat d’une analyse dont tout un chacun est au principe. Le risque professionnel est toutefois de plaquer des concepts sur la pratique et donc d’utiliser idéologiquement la médiation comme un savoir inerte et doctrinal. L’enjeu est alors de trouver un équilibre entre « l’oubli » de la théorie et l’émergence inattendu des concepts dans la rencontre avec les personnes accompagnées.
Le texte d’Armel Huet, « Jean Gagnepain et les sociologues rennais : trois décennies d’un dialogue inédit inachevé », témoigne de l’histoire institutionnelle et concrète des liens que Jean Gagnepain a entretenu avec les sociologues de l’Université de Rennes 2 et la façon par conséquent dont la sociologie rennaise a été influencée par la théorie de la médiation, et inversement.
Il y a « Du jeu dans la direction » pour Charles Quimbert, directeur aujourd’hui de l’association « Bretagne Culture Diversité » qui promeut la diversité au sein du patrimoine culturel immatériel. Il témoigne de son expérience professionnelle et des échanges qu’elle implique en l’interrogeant par les concepts sociologiques et axiologiques formulés par la théorie de la médiation (ceux de métier et de pouvoir, de patrimoine et d’altérité, de légitimité en particulier). Toute direction ne peut être que partagée sous peine notamment d’abus de pouvoir d’un côté et de démission (de responsabilité) des salariés de l’autre. La précision des formulations de Jean Gagnepain constitue pour l’auteur un levier de réflexion sur la relation à autrui au sein d’un établissement.
« Le savoir n’est vraiment utile que s’il est transmis ». Cette citation est le point de départ de Christophe Jarry qui retrace son parcours de psychologue et d’enseignant attaché à partager son intérêt pour la théorie de la médiation avec ses étudiants. Il prend l’exemple analogique de l’histoire du karaté qui aurait pu disparaître sans la motivation de certains pratiquants pour transmettre cette discipline. Le propos porte ensuite sur quelques principes méthodologiques fondamentaux de l’anthropologie clinique transmis à ses étudiants qui ont de leur côté un savoir propre. L’échange pédagogique n’est donc jamais exempt de malentendus. La traduction, la vulgarisation sont donc également constamment à l’œuvre.
Jean-Yves Urien propose également un retour d’expérience d’enseignant et de chercheur chargé de transmettre le savoir et surtout la méthode médiationniste. Son « Retour sur les fondements de la glossologie », qui spécifie le langage (le fait de dire), souligne la difficulté qu’il y a à vulgariser le raisonnement dissociatif (synonymie et traduction ; les performatifs ; locution et interlocution) et le raisonnement dialectique (contre tout dichotomie ; sens et expérience ; mythe et science). « Il faut faire avec les mots, lesquels résistent toujours. »
L’article de Marie-Armelle Camussi-Ni, « ’Mots’ et ’lexèmes’ dans la théorie de la médiation à l’épreuve de l’enseignement », témoigne de l’aspect heuristique de la théorie de la médiation dans l’enseignement de la glossologie. Il discute du statut du lexème dans le cadre des remaniements que Jean Gagnepain avait apportés aux catégories nominales et verbales. Il rend compte également d’une expérimentation toujours en cours dans l’enseignement du premier degré où les élèves sont confrontés à des énoncés problèmes (des homophones qui rendent difficile la distinction entre verbes et noms). Les protocoles visent à des prises de conscience (autant chez les enseignants que chez les élèves) du caractère abstrait du langage qui découle de sa logique structurale.
Dans le cadre de ses études en sciences politiques, en histoire de l’art et en français (en Californie), Madeleine Mount-Cors a effectué un stage au « Musée en Herbe » à Paris, qui s’inscrit dans le cadre de « l’éducation artistique et culturelle » promulguée par le gouvernement français. « La théorie de la médiation chez le Musée en Herbe. D’un programme d’éducation artistique et culturel à un processus d’aide à la construction de la personne chez l’enfant » revient sur sa découverte, à cette occasion, de la théorie de la médiation et souligne la compréhension de l’enfant qu’elle peut permettre.
Gilles et Anna Le Guennec ont conçu, mis en œuvre et partagé un atelier d’ergologie, science de l’outil ou de la technique et donc aussi de l’art. Le « Chantier d’ergotropie : quand faire, c’est faire. Avant, pendant et après le chantier » fait retour sur cette expérience. À partir du modèle explicatif médiationniste et de ses concepts, Gilles Le Guennec analyse dans ce texte le faire implicite, également analytique, des participants confrontés à des matériaux et dispositifs qui s’offrent à leur exploration et leur manipulation. Ces « babioles » (boules et billes, pinces multiprises, fil, salière…) sont autant des objets tangibles, forces d’actions, que des formes abstraites structurées. Un enregistrement vidéo du début de l’atelier complète le texte.
Dans la section varia, les lecteurs pourront prolonger les réflexions suscitées par les articles précédents.
Lucileee* Bach (aka Sylvie Lambert) reprend sa thèse (soutenue en 2012) qui portait sur le « bijou contemporain » pour mettre en lumière les modélisations techniques (fabriquant/fabriqué) et sociologiques (instituant/institué) de la théorie de la médiation. Le « Le rapport du bijou contemporain au vêtement et à l’art. Petite leçon d’introduction à la parure » propose des pistes de recherche actuelles et le dépassement en particulier de l’association exclusive entre l’ornement et le vêtement.
« Attention ! Un plan peut en cacher un autre » porte sur l’apprentissage de la lecture. René-Louis Le Goff plaide pour son renouvellement à l’école, sous l’éclairage de la théorie de la médiation qui distingue quatre plans de raisonnement humain, dont le plan du signe langagier, méconnu dans sa complexité abstraite, et celui de la technique, l’impensé du processus de l’écriture et de lecture. Il y critique les présupposés théoriques des instructions officielles, et donc les travaux majoritairement cognitivistes qui les informent. La lecture (comme l’écriture) trouve sa spécificité dans la capacité technique, d’outillage plus générale qui appareille le langage. Lire, c’est faire le langage.
Dominique Ottavi, dans « Art et dessin enfantin, entre science et création », propose un regard historique sur la conception pédagogique de l’art enfantin. Force est de constater que le XXIe siècle montre une régression des activités artistiques dans une pédagogie confuse au sein de laquelle l’enfant est surtout invité à contrôler ses affects. L’article revient sur les « idées modernes » du XXe siècle de la pédagogue Élise Freinet, du pédagogue et psychologue Earl Barnes et d’Aby Warburg (historien de l’art). Même critiquables, leurs conceptions peuvent guider notre compréhension de cette activité graphique de l’enfant.
Dans « L’un après l’autre », Michael Herrmann analyse la façon de raconter une histoire en remettant en cause une approche narratologique anglo-saxonne qui, verbo-chronologiquement centrée, conduit à des impasses analytiques puisqu’elle évacue la dimension de la personne. Le récit ne se réduit pas à une suite chronologique d’événements qui confond temps et histoire. La conception médiationniste les distingue : l’histoire repose sur la capacité personnelle d’historiciser, c’est-à-dire de récapituler le temps, se l’approprier.
Voilà une belle façon de clore ce numéro consacré à l’histoire de l’anthropologie clinique médiationniste, toujours actuelle car toujours objet d’appropriations diverses.
Notes
[1] Revue d’archéologie moderne et d’archéologie générale éditée par les Presses de l’Université Paris-Sorbonne. Centre d’Archéologie Générale http://anthropologiedelart.org/ramage/
[2] Association pour le Développement de l’Anthropologie Médiationniste. https://rennes-mediation.fr/Nmedia/
[3] Site officiel : https://www.institut-jean-gagnepain.fr/
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