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Pascal Abily

Psychologue, formateur et intervenant en analyse de pratique. pascalabily chez wanadoo.fr

Une clinique explicative au service de l’analyse de pratique professionnelle



1 Au service du public…

Peut-être avez-vous déjà aperçu monsieur A, abrité sous un porche ou dormant dans une voiture. Il vit à la rue depuis quatre ans, où sa santé se dégrade de jour en jour. Régulièrement hospitalisé, il demande toujours à sortir de manière anticipée et retourne sous son porche. Il ne souhaite pas mourir entre quatre murs, dit-il, mais sous les étoiles. Divorcé, il est père d’une petite fille, placée en famille d’accueil. Il pourrait bénéficier de visite médiatisée auprès d’elle mais il ne le fait pas « par honte ». Bénéficiaire du Revenu Minimum d’Activité (RSA), il alimente régulièrement un livret au nom de sa fille. En contraste avec la précarité de la vie actuelle qu’il mène, une somme importante s’y trouve. Sa fille en bénéficiera, mais seulement à sa mort.

Peut-être rencontrerez-vous un jour monsieur B qui vient d’emménager en ville. Du fait d’une maladie invalidante, un logement adapté s’imposait : il a dû quitter la campagne où il vivait, entouré de membres de la communauté africaine à laquelle il appartient. Son ancienne habitation a été décrite comme un squat où il pouvait être victime de vols. Lui, explique plutôt qu’il aime la fête, l’alcool et la cuisine de son pays. C’est d’ailleurs une préoccupation d’imaginer ne plus pouvoir « manger africain », le jour où la maladie, présentée comme « une malédiction », l’empêchera de préparer ses plats lui-même. En attendant, il découvre la vie urbaine et peine à accepter les aides à domicile.

J’ai eu, pour ma part, la chance de les rencontrer tous deux par l’intermédiaire, pour le premier, d’un travailleur social en charge de l’accompagnement au RSA, et pour le second, d’un soignant agissant dans le cadre d’un Service d’Accompagnement Médico-Social pour Adultes Handicapés (SAMSAH). Ces situations ont été présentées dans le cadre de séances d’analyse de pratique professionnelle que j’animais auprès de leurs équipes pluridisciplinaires respectives.

2 Un espace, trois temps…

Les définitions de l’analyse de pratique professionnelle sont multiples et souvent empreintes des courants théoriques dont ils émanent. Il convient néanmoins de distinguer ce travail d’autres instances existant dans le milieu professionnel (formation, supervision, régulation d’équipes…). Je prendrai comme référence la définition du site fédérant le maximum de professionnels dans le domaine : le Portail de l’Analyse de Pratiques Professionnelles fondé par Manuel Aguila [1] : « Nous entendrons […] par “Analyse des Pratiques” toute intervention au sein d’un groupe d’accompagnants ayant pour finalité première une plus grande prise en compte des besoins de l’usager ainsi que la promotion de celui-ci et de ses projets à partir de l’observation et de la compréhension des situations […] concrètes vécues par les participants. Elle doit permettre de donner du sens et de la cohérence aux interventions tout en intégrant la diversité des acteurs et les différences de points de vue. »

Les séances sont construites dans un cadre logistique et déontologique précis qui, indépendamment des apports propres de son animateur, conduisent les participants à présenter des situations de terrain à leurs pairs. En prenant appui sur la pluralité des regards, il s’agit alors d’intégrer la diversité des acteurs et les différences de points de vue afin de mieux comprendre, ou en tous les cas d’appréhender de manière distanciée la situation de l’usager (terme générique retenu pour tout bénéficiaire du service rendu, qu’il s’agisse d’un patient, d’un allocataire, d’un résident, etc.), celle du professionnel ainsi que les enjeux qui président à leur rencontre. Les échanges issus des questionnements, des remarques, des réactions contribuent à construire un tableau clinique qu’il va s’agir d’interroger, d’analyser. Le déroulement et les modalités de ce troisième temps différeront suivant la situation elle-même, la dynamique du groupe, le cadre posé par l’intervenant… et la manière avec laquelle l’équipe se l’approprie ou non. Dans tous les cas, l’effet attendu pour l’exposant est une prise de distance, un gain de sens et de cohérence dans l’accompagnement évoqué ; par ailleurs, le cadre ouvre pour tous les participants la possibilité d’entrevoir d’autres manières de concevoir, d’agir, de vivre ou de juger des situations du même type. Cela peut également permettre individuellement de se sentir soutenu, de mieux se protéger, s’ajuster et, de manière générale, gagner en inventivité dans sa pratique. Il est difficile de lister de manière exhaustive les effets d’une séance sur chacun des participants et sur le collectif tant cela nous échappe, aux uns et aux autres. Disons qu’une telle instance peut être l’occasion, en parallèle d’un travail propre à la pratique professionnelle, d’exprimer des ressentis en lien avec des expériences personnelles (comme en supervision…), celle d’apaisement de tension entre collègues (comme en régulation d’équipe…), celle d’une montée en compétence (comme en formation…) ; elle est également, et l’intérêt en est tout autant pour les professionnels concernés que pour leur encadrement, un laboratoire de repérage des risques psycho-sociaux. Au vu de cette multiplicité d’effets, notons la vigilance qui s’impose face à toute demande d’intervention en analyse pratique : l’objectif du prescripteur peut être tout autre que l’offre d’une telle instance…

De manière didactique, et même si cela ne correspond pas toujours à la réalité, trois étapes sont identifiables au cours d’une séance.

Premier temps d’exposé d’une situation vécue

La présentation d’une rencontre du professionnel avec un usager inaugure la séance. Étant la première prise de distance pour celui qui expose, la prise de parole peut ne pas être simple. Guidé par l’ambition d’être compris, par ses pairs comme par l’intervenant qui méconnaît les implicites de l’institution, l’exposant doit composer avec sa logique, ses jugements, dépasser ses réserves et ses a priori culturels pour donner accès à son expérience. Le groupe, quant à lui, s’emploie à accueillir ce matériau fragile, cette parole humainement nourrie d’approximations, d’affects et de partis-pris, fort d’une écoute exigée par le cadre.

Second temps d’échanges entre les participants

La présentation initiale suscite des questions sur les actes posés ou les mots utilisés, les motivations du professionnel, des observations, éventuellement des compléments d’informations si la situation est connue d’autres professionnels. À partir de ces mutuels enrichissements et questionnements, fruits de la diversité des acteurs et des différences de points de vue, le groupe aura construit le « tableau clinique » à partir duquel il va être possible d’élaborer.

Troisième temps d’élaboration collective

Il s’agit alors, pour reprendre notre définition, de donner du sens, de mettre en perspective ce qui s’est joué dans cette situation, pour l’exposant, pour la personne accompagnée, entre eux et autour d’eux. Ce travail d’élaboration collective doit permettre d’aider à la compréhension de la rencontre avec l’usager, de ce qu’elle provoque chez le professionnel, de la part qu’il y prend.

Une séance d’analyse de pratique peut être dynamique, faite d’allers et retours entre un point de vue et un autre, un participant et un autre, une focalisation sur l’usager puis sur le professionnel, des digressions, des remises en causes de ce qui commençait à s’élaborer : les mouvements sont tels que la métaphore de la danse m’est venue à l’esprit pour l’illustrer, une danse aux facettes multiples…

3 Une chorégraphie pas si libre…

Les écoles d’analyse de pratique sont multiples ainsi qu’en témoigne le site internet qui fait référence en la matière [2] : la psychanalyse, la systémie, l’ethnopsychiatrie, le co-développement… Je m’inscris pour ma part dans le cadre de l’anthropologie clinique de la médiation mais il ne s’agira pas ici de dresser un palmarès des approches : leur pertinence dépend de la dynamique propre au collectif, des contextes professionnels et des besoins identifiés du moment. Une entrée théorique qui « parle » à une équipe à un moment donné, peut ainsi ne plus lui correspondre à un autre moment. Néanmoins, et c’est ce que je souhaiterais transmettre aujourd’hui, le choix d’un modèle, quel qu’il soit, n’est pas sans conséquence sur la nature des échanges qui s’ensuivent et, donc, des élaborations collectives.

Il convient dans un premier temps de préciser cette place conférée au modèle. En effet, même s’il ne s’agit pas de formation ou d’analyse de situation, instances dans lesquelles la proposition d’une grille de lecture théorique est explicite, il serait faux de nier, dans une séance d’analyse de pratique, toute articulation entre la « clinique explicative » portée par le modèle (et donc l’intervenant) et la « clinique thérapeutique » portée par les pratiques professionnelles. Je prends ici ces termes dans l’acception proposée par une publication à venir de la revue Tétralogiques portant sur « le travail social à l’épreuve de l’épistémologie des savoirs » [3].

De manière assez sommaire, disons que le positionnement parfois revendiqué de certains intervenants (une soi-disant position neutre, naïve, sans jugement ni parti pris...) ne résiste pas à la circularité anthropologique résumé par l’assertion de Ferdinand de Saussure : « c’est le point de vue qui crée l’objet » [4]. L’intervenant en analyse de pratique est, d’une manière ou d’une autre, porteur d’un modèle qui n’est pas sans effet sur les élaborations ; c’est un fait qu’il convient d’admettre. Citons ici Jacques Laisis : « On a longtemps reproché cette circularité aux sciences humaines, on en a même tiré l’argument que c’est en raison de cela qu’elles ne seraient pas scientifiques. Je propose à l’inverse de faire remarquer que c’est la condition même de leur exercice. Ce n’est pas quelque chose qu’il faudrait éradiquer ; c’est au contraire quelque chose qu’il faut revendiquer et assumer jusqu’au bout. » [5]

Il ne s’agit pas ici de contester ce qui fait la spécificité de l’animateur de la séance : sa mission d’accueil des expériences des participants telles qu’elles sont formulées, sa nécessaire contribution à l’émergence d’un savoir qu’il ignore, la place qu’il doit réserver à la surprise, à sa propre surprise. Il ne s’agit pas d’aller à l’encontre de la clinique du détail chère à Rémi Baup [6]. Une sensation, une observation, un regard peut constituer le premier fil d’une pelote à dérouler collectivement. Mais convenons que l’intervenant est pris dans une grille d’appréhension du monde qui n’a rien d’immanente.

Or cette manière de « prendre le monde », propre à l’intervenant, n’a aucune raison, répétée au fil des séances et posée implicitement comme cadre de référence, de ne pas être transmise. S’il en était besoin de le prouver, notons qu’un intervenant peut souvent « lire » dans la prise de parole des participants l’approche des intervenants précédents, preuve qu’il contribue de la même manière, et en dépit parfois de ses dénégations, d’une même imprégnation. Ainsi, la méthode, la hiérarchie de ce qui compte aux yeux de l’intervenant, les termes employés pour le qualifier, les doxas afférentes à ces termes, les relations instaurées au sein du collectif en séance, sont autant de modalités spécifiques de concevoir et de faire vivre une séance d’analyse de pratique, possiblement transmises. Ce constat, si toutefois l’intervenant l’accepte, plaide pour une vigilance de sa part sur ce qu’il induit dans ses séances, les modalités avec lesquels il favorise l’émergence des « points de vue » et les prend en compte ; cette vigilance est alors complémentaire à celle, impérative, de ce qu’il peut transmettre de ses propres désirs qui relève sur ce point d’une indispensable supervision. En ce qui concerne les équipes, ce constat invite, selon moi, à un renouvellement des approches pour les équipes au cours d’une carrière professionnelle.

4 Prises d’appui…

Comment pourrions-nous définir, en toute objectivité bien sûr ! l’intérêt du choix de la médiation dans un accompagnement en analyse de pratique ?

Premièrement, la confrontation à la complexité du fait humain se traduit, comme pour toute approche anthropologique, par la convocation de plusieurs approches scientifiques. Plus précisément pour nous, ce qui la spécifie repose sur l’articulation des différentes composantes du fait humain, prenant appui sur un modèle holistique qui en postule la complexité. La nécessité d’acter la complexité et non de la contourner n’est pas anecdotique : il s’agit tout à la fois d’éviter la juxtaposition d’approches théoriques sans mise en perspective de leurs éventuels recoupements, vitrine alléchante d’une vision transdisciplinaire, ou la reconnaissance de plusieurs entrées prônant au final le caractère essentiel d’une d’entre elles, les autres étant appréhendées comme secondaires. Il en est ainsi de certaines approches psychanalytiques, sociologiques ou cognitivistes qui, de mon point de vue, évacuent à peu de frais la complexité des faits humains en hiérarchisant ses causalités. Notons de ce point de vue que nul n’est à l’abri, pas même la théorie de la médiation, d’une telle idéologisation de l’approche, et que l’acceptation de la contestation (y compris, même si c’est un autre sujet, par la clinique) et du débat s’impose…

Si nous prenons appui sur nos exemples, les situations de monsieur A et monsieur B ouvrent sur de multiples données : les environnements sociaux (le monde de la rue, les communautés…), les blessures dans un parcours de vie (l’éloignement, la maladie, l’absence…), les sentiments exprimés par l’usager au cours des rencontres (la honte, l’impuissance, la déchéance, l’inutilité sociale…), les fragilités ou les manières de tenir (la maladie, l’addiction, des modalités de rapport à l’autre, à autrui, à la mort…), etc. Face à cette diversité, il s’avère nécessaire de bien définir ce dont on parle, d’y mettre de l’ordre, de sélectionner ce qui est pertinent quitte à revenir ultérieurement sur ce qui a été écarté. C’est la dynamique du groupe, la circulation de la parole, les associations d’idées, la mise en lien avec d’autres situations, cette fameuse danse qui décidera du fil des élaborations. Néanmoins, l’intervenant, en posture d’écoute, passe au tamis de son approche personnelle les différents éléments qui viennent alimenter les échanges et, s’il est de formation médiationniste, il les aura traités au fur et à mesure de leur évocation par la déconstruction que propose le modèle, c’est-à-dire un classement suivant quatre plans différents : le Signe, l’Outil, la Personne et la Norme. Ce classement n’est en rien explicatif, d’autant plus que ce qui s’atteste sur un plan peut trouver sa cause sur un autre mais il n’empêche qu’il y a là, à l’œuvre, une organisation des « faits », rendue possible par une méthode propre au modèle. Cette organisation prend en compte chacun des plans définis cliniquement par Jean Gagnepain : la glossologie, l’ergologie, la sociologie et l’axiologie. Pour ma part, dans cette démarche explicative, je m’appuie essentiellement sur la Norme et la Personne et, d’une manière un peu particulière, sur le Signe.

Ainsi, pour le groupe, recourir à « plus d’une science » exige de bien nommer les choses et, face à la complexité des situations et la diversité des points de vue, de mettre à jour la polysémie des termes utilisés, les doxas sous-tendues par les différentes cultures professionnelles, les traductions à opérer d’un monde à l’autre. À titre d’exemple, et cela me semble relever de possibles réflexions partagées en séance, aborder « la communication », « les bonnes pratiques » ou « le sens du travail » suppose l’abandon d’un accord mythique sur les termes et l’amorce d’un travail de déconstruction, de définition, de conceptualisation.

Plus globalement, les efforts consacrés à rendre compte de son expérience, de la façon la plus précise et la plus complète, alliés à la prise de conscience que la formulation retenue « ne collera jamais », rendent ses lettres de noblesse à la glossologie. Si cette science n’est pas vraiment dans l’air du temps, y recourir, au même titre qu’à l’axiologie ou la sociologie, permet sans conteste un véritable et original travail de la pensée, aux effets sur la pratique, que résume ainsi Laurence Nadal-Arzel :

« Il y a dans cette déconstruction de la raison humaine en quatre plans – langage, technique, personne et désir – un certain pragmatisme qui favorise une intelligence des situations étonnante et fonctionnelle. Elle autorise des mises en relations tout en permettant de réfléchir à des interventions possibles et elle établit aussi des distinctions déterminantes qui construisent autrement nos actes professionnels. » [7]

Deuxième caractéristique, et non des moindres : la théorie est dite de la médiation car elle soutient que l’humanité se définit par « une formalisation et une prise de distance par rapport au monde immédiatement saisissable auquel demeurent assujettis les autres êtres vivants » [8]. Jean-Claude Quentel poursuit ainsi : « jamais l’homme ne demeure dans un rapport immédiat au monde dans lequel il s’inscrit ; il médiatise ce rapport, à partir de quatre registres de rationalité, ordinairement conjoints, mais cliniquement autonomisables ». Autrement dit, ce qui fonde notre humanité relève d’une abstraction, ce qui n’est pas sans effet face à une demande d’analyse de pratique professionnelle souvent à la recherche de données pragmatiques, d’outils, de terrain. D’emblée, notre approche porte son intérêt, non pas seulement sur ce que les faits humains auraient d’« observables », mais également sur le processus qui mènent à leur « mise en forme ».

5 Danses en miroir…

Mettre l’abstraction au centre de la réflexion, c’est acter qu’il y a construction du réel par chacun des protagonistes, construction des situations qu’ils façonnent, vivent, éprouvent, ressentent jusqu’à en faire l’objet dont ils parlent à leurs pairs. Cela a pour conséquence d’une part, du fait du caractère anthropologique de ce processus, la mise sur le « même plan d’humanité » des usagers et des professionnels, et d’autre part, du fait de cette médiatisation par l’analyse de l’environnement, la prise en compte d’un implicite structural dépassant le seul inconscient de la psychanalyse.

Le processus d’extraction du réel par l’instance pour y revenir par la performance n’a rien de spécifique à l’usager, il concerne tout autant le professionnel. Trouble éventuel à part, s’ils sont tous les deux humains, il y a fort à penser qu’ils sont animés, agis, agités par les mêmes processus. La démarche d’analyse de la situation du premier peut ainsi questionner des processus à l’œuvre chez le second.

Sur le plan de la Personne, indépendamment de la problématique de l’usager et de sa manière de jouer de sa socialité : comment le professionnel va-t-il faire équipe avec lui ? Quel sera le périmètre de l’action entreprise : la personne seule ? La famille ? Les membres de la communauté ? Comment composer entre les usages de monsieur B et ceux des professionnels qui se rendront à son domicile ? Comment s’appuyer sur les compétences d’une personne qui ne s’en reconnaît plus ? Comment mettre en avant son expertise sans déposséder l’usager ? Etc.

Sur le plan de la Norme, et indépendamment des valeurs de l’usager, ce à quoi il s’autorise, ses prises de risque et les interdits qu’il se pose : comment le professionnel intègre-t-il ses propres représentations, ses jugements de valeurs dans la construction ou le maintien d’une relation avec l’usager ? Comment vit-il en tant que professionnel ce sentiment d’être parfois inutile, impuissant face à la situation ? Comment supporte-t-il les souffrances de l’usager et en quoi cela l’affecte-t-il ? À quoi doit-il s’autoriser dans ses contributions face à un projet qui ne lui appartient pas ? Etc.

Cette similarité, théoriquement posée entre l’usager et le professionnel paraît aller de soi. Pourtant, d’expérience, une approche en termes de statuts (le soignant vs le patient, le gardien vs le détenu, le formateur vs l’apprenant…) peut souvent être plus spontanée, intuitive pour des participants à une séance d’analyse de pratique. Ils occultent ou sous-estiment alors, dans les faits, cette dimension selon laquelle « ce qu’il met en œuvre n’est pas étranger à ce que je fais moi-même ».

Par ailleurs, s’intéresser à la manière avec laquelle les faits sont construits, c’est également porter son intérêt sur la hiérarchie qui a procédé à cette construction, c’est-à-dire sur ce qui a été retenu ou omis dans les représentations du professionnel, explicité ou tu dans son discours, valorisé ou refoulé dans ses motivations, acté ou ignoré dans son action, etc. Autrement dit, il convient de prendre en compte autant ce qui est absent que ce qui est explicite : le travail porte aussi sur l’invisible, le caché, l’oublié.

Monsieur A ne parvient pas à aller à la rencontre de sa fille et le discours du travailleur social traduit un sentiment d’échec face à l’inexistence des visites, en dépit de réelles tentatives. C’est seulement après de nombreux échanges au cours de la séance que ce dernier, soutenu par le groupe, prend conscience de sa focalisation sur ce soi-disant échec, prêté à Monsieur A, mais avant tout porté par le travailleur social. Dans le même temps, aidé par l’exposant, le groupe repère autre chose que ce dernier n’a pas pris en compte, à savoir l’évocation récurrente de la question de la mort dans le discours de Monsieur A. De toute évidence, à ce moment-là, pour ce professionnel-là, l’espoir d’une « fin sous les étoiles » pourtant clairement explicitée, le choix qui est le sien de « tout miser » sur la mort, présente un caractère douloureux, inadmissible, que seul l’échange avec les pairs lui permettra d’intégrer dans la problématique. L’élaboration collégiale autour de cette situation mettra en lien « cet oubli » avec un attachement à un homme qu’il qualifie de « touchant ». Le professionnel est touché au point de ne plus pouvoir accéder à ce qui compte peut-être de manière essentielle pour monsieur A.

Et il convient sans doute ici de souligner la pertinence des outils conceptuels de la théorie de la médiation, en complémentarité évidente sur ce plan avec la psychanalyse, pour faire émerger de tels enjeux. Prenons l’exemple de la culpabilité, souvent spontanément appréhendée comme le fait d’un ressenti résultant d’un événement décisif. L’appréhender comme la résultante d’une mesure permanente, une tentative éperdue de chacun d’entre nous pour trouver un équilibre entre le prix à payer et la satisfaction obtenue peut surprendre mais s’avérer très opérant dans l’abord des situations cliniques. Monsieur A semble venir dire au travailleur social que seule la mort pourra faire de lui un homme à la hauteur, aux yeux de sa fille, peut-être à la hauteur du montant important qu’il lui lègue. Et le professionnel doit alors composer avec l’idée paradoxale que cette mort peut être un projet, le seul point d’accueil possible pour commencer à envisager un travail, un contrat, entre l’un et l’autre.

Dans ces situations complexes qui nous intéresse, la théorie de la médiation nous invite à quitter cette seule vision d’un « inconscient » circonscrit au désir, vision finalement devenue traditionnelle et communément admise par les professionnels, pour entrevoir, sur le plan de la Personne (mais nous pourrions raisonner de la même façon sur les plans du Signe et de l’Outil) d’autres preuves d’une analyse à l’œuvre, d’une sélection et d’une hiérarchisation d’éléments considérés pertinents ou non par l’exposant.

Ainsi, et bien que la discussion ait été longue et nourrie autour de sa maladie, c’est en toute fin de séance que le professionnel, expérimenté au demeurant, nous apprend que Monsieur B. la qualifie de « malédiction » et qu’il en impute l’origine, au travers du vaudou, à ses ancêtres. De toute évidence, ces informations, pourtant primordiales pour engager un accompagnement auprès de lui, ont été jugées anecdotiques dans son exposé. Au cœur d’autres éléments saillants dans la prise en compte d’une situation complexe, elles ont probablement été appréhendées comme une question culturelle qui venait « en plus du reste » et qui n’avait, d’une certaine façon, pas leur place dans une analyse clinique. Comme si la sociologie ne pouvait exister que consécutive à quelque chose de plus important ; comme si questionner le sens que le patient donne à la pathologie qui l’affecte n’était pas une démarche préalable à la construction de tout projet d’accompagnement.

Là encore, la théorie de la médiation nous offre des outils conceptuels très opérants pour aborder ce type de rencontre et, en particulier dans la situation de monsieur B, pour interroger ses modalités d’appartenance ou de contribution aux différentes sociétés auxquelles il est confronté. Il convient ici d’échapper définitivement à une définition du lien social reposant sur une mise en relation quasi-naturelle d’acteurs multiples pour, au contraire, venir l’interroger comme le résultat d’un processus clinique auquel n’échappe pas le soignant. Ainsi, au travers de la situation de monsieur B, il devient opérant dans une situation d’accompagnement d’interroger les frontières que chacun pose, en termes de « J’en suis ou je n’en suis pas ? », « je prends ma part ou je m’abstiens ? ». Cela vaut tout autant pour le rapport de monsieur B avec sa communauté ou ses aides à domiciles, que pour l’alliance (ou le manque d’alliance) thérapeutique qui le lie au soignant en situation. S’interroger ainsi peut donner des « marges de manœuvre », de nouvelles perspectives, là où le professionnel pouvait avoir le sentiment d’une situation bloquée. La question essentielle posée par monsieur B, au-delà d’une maladie qui l’affecte grandement, relève d’enjeux sociaux qui pourraient être problématisés différemment, en dehors de tout registre axiologique, et nos échanges en séance permettent d’y accéder : peut-être lui serait-il possible de composer avec des intervenants extérieurs, les aides à domiciles par exemple, à la condition de retrouver une assise en termes d’une appartenance qu’il avait jusqu’ici ? Quid de cet équilibre antérieur probable entre, d’une part, ce qui était dénommé « squat » et « vol » et, d’autre part, la garantie que monsieur B avait une place et un rôle ? Ici encore, on peut faire l’hypothèse que, pour lui, ces enjeux prévalent sur les préoccupations, appréhendées comme déterminantes, par les professionnels. 

On peut s’accorder sur le fait que la médiation n’est pas le seul modèle théorique accordant de l’importance au refoulement ou à la dimension ethnoculturelle. Respectivement, la psychanalyse, et l’ethnopsychiatrie s’en seraient très bien saisies. Néanmoins, elle permet de s’en saisir « en même temps », comme manifestation, sur deux plans différents, d’un implicite structural qui s’étend à notre capacité humaine, toute entière, d’abstraction.

De la même façon, la médiation n’a pas le monopole d’aborder notre humanité dans sa complexité, mais sa portée heuristique nous permet de convoquer toutes les sciences humaines, à condition de définir ce dont on parle. Recourir à la psychanalyse, l’éthique, la sociologie, l’ethnologie, l’histoire, la linguistique, etc. dans un même cadre de réflexion n’est assurément pas si courant.

6 Danses collectives…

Le traitement collectif de la situation de départ prouve, s’il en est besoin, que celle-ci n’est rien d’autre qu’une élaboration de chaque professionnel, pris dans une rencontre. Parler de légitimité des analyses de chacun répond donc clairement, en dehors de toute injonction à la seule « bienveillance », au constat établi qu’à chaque situation donnée quelque chose nous parle, quelque chose nous échappe, qui nous en fait faire ce que l’on transmet. Chacun a donc à gagner d’une facette de compréhension qui n’est pas la sienne, potentiellement utile pour une rencontre ultérieure qui viendrait le mettre en difficulté. Cette existence, anthropologiquement posée, d’une pluralité de vues sur un objet donné, légitime l’expression de chacun et, moyennant un cadre de prise de parole et d’écoute sécurisant, engage à accepter la conversation avec différentes formes d’altérités professionnelles. Occuper un poste au sein d’un groupe de professionnels, ce n’est pas seulement décliner une mission de façon singulière, c’est aussi la mettre en lien avec ses propres modalités de représentation cognitive, ses repères sociaux (imprégnés de l’enfance ou fruit d’un parcours social), son éthique et son parcours affectif. De ce dialogue fructueux peut naître une analyse plus riche parce que croisée, mais aussi un sentiment de légitimité et de reconnaissance sociale de chaque professionnel au sein de l’équipe.

Les élaborations portent souvent en premier lieu sur l’usager, son environnement, la manière avec laquelle il peut se saisir de propositions professionnelles et celle avec laquelle le professionnel se saisit de cet ensemble complexe. L’analyse consiste donc à mettre en lien des observations très précises, issues d’un contexte donné, et des processus beaucoup plus généraux, anthropologiques, qui pourraient venir en rendre compte. Or, ce travail est mené par et pour un groupe de professionnels qui établissent déjà entre eux un certain nombre de rapports humains, rapports qui peuvent dès lors se voir interrogés, explicitement ou implicitement, au cours de la séance. Quand une infirmière me dit, avec un peu de surprise : « finalement il s’agirait de penser nos relations en équipe de la même manière que notre relation au patient », c’est bien de cela qu’il s’agit.

Les processus relationnels généraux, partant de la situation d’un usager ou de questionnements théoriques, prennent du sens pour l’équipe au moment où ils sont mis en lien avec les préoccupations de chacun, leurs histoires ou les crises qu’ils ont pu traverser. Ces liens, qui favorisent l’appropriation des concepts explicatifs, échappent le plus souvent à l’intervenant qui peut toutefois les déceler par des sourires, des sous-entendus, des regards complices…

Dans toute société, les échanges s’alimentent des écarts entre les représentations, jugements, repères de ses membres. Les évoquer de manière systématique comme relevant de la normalité peut rendre possible, explicitement ou implicitement, un changement de regard sur la pratique d’un collègue et un possible travail sur les malentendus entre différentes catégories professionnelles. Pour accompagner de multiples équipes pluridisciplinaires, j’observe que cela permet d’interroger, quand cela ne permet pas de les éviter, tout recours à la stigmatisation ou à la caricature (la temporalité « des psychologues », l’administratif « des assistants sociaux », le jargon « des éducateurs spécialisés », etc.). L’analyse de chacun prend sens au-delà de sa seule formation professionnelle. Par ailleurs, que les enjeux soient nommés ou non en séance, une réflexion engagée sur cette base rend possible l’établissement d’un certain nombre de ponts, de mises en lien entre les pensées, les comportements, les places ou les décisions.

Sans réduire les participants à leur groupe d’appartenance, une équipe pluridisciplinaire se caractérise malgré tout par des accents professionnels (je me réfère ici à la définition que peut en donner Attie Duval [9]). Ce sont des façons de dire, de faire ou de juger qui témoignent d’une appartenance particulière auxquelles le professionnel se réfère, voire s’accroche. Ce sont des mots, des usages, des valeurs, fruits d’une culture, d’une formation, de l’histoire d’un métier ou d’une institution. Ces accents, comme tous les accents, peuvent laisser indifférent, dérouter, susciter de l’incompréhension ou du rejet, séduire ou faire rire. Mais ils peuvent aussi initier de véritables dynamiques d’équipe si l’on accepte de les voir comme le point inaugural de toute communication et non comme un obstacle. Dès lors, les participants vont-ils pouvoir passer plus aisément d’un contexte, d’une culture professionnelle, d’un outil catégoriel, à l’autre.

Dans tous les cas, de ma place, il me semble que le modèle médiationniste, pris comme référence par l’intervenant, peut agir comme un facilitateur, notamment dans la prise en compte de l’autre.

7 Danses contemporaines

Les familiers de la théorie de la médiation s’accordent à attester de la surprise qu’elle peut susciter chez les professionnels de terrain. De fait, c’est un modèle insuffisamment connu. Néanmoins, reconnaissons un avantage à cette situation : l’effet de découverte pour des publics arrivant avec un autre savoir constitué. La mise en crise du savoir au sens de René Kaës [10] oriente les débats vers l’argumentation et des échanges qui s’inscrivent dans le droit fil de l’indiscipline prônée par Jean Gagnepain.

Par ailleurs, d’expérience, les concepts médiationnistes permettent un dépassement du périmètre des situations analysées. À une époque où la question du sens du travail se pose plus particulièrement, ils peuvent éclairer les ressentis professionnels de l’ordre de l’insatisfaction, de la lassitude, de l’impuissance. Autrement dit, la réflexion clinique ayant pour point de départ la situation d’une personne en difficulté me semble ici de nature à alimenter les propres interrogations du professionnel sur son exercice et, pourquoi pas, de contribuer à ce qu’il élabore ses propres solutions. Elle peut en outre favoriser un sentiment d’appartenance propre à offrir un soutien aux professionnels qu’ils perçoivent souvent déficitaire du côté de l’institution ou de la société.

Du côté de l’institution, cet espace d’élaboration contraste avec d’autres lieux qui, par le passé, pouvaient aussi en faire la proposition. Au fil du temps et de la montée en puissance du « reporting » ou du contrôle, des réunions internes ou de services se sont vues très souvent oblitérées par l’évaluation, les informations descendantes, l’organisationnel... Les questions cliniques ont été repoussées très loin.

Mais les professionnels sont aussi des citoyens, sensibles à l’évolution de la scène médiatique dans ce qu’elle peut offrir en termes de « débats ». L’offre d’échange et de conversation argumentée existe encore mais il faut bien reconnaître qu’elle est minoritaire, cédant aux spectacles où les expressions s’opposent, se juxtaposent, quand elles ne se superposent pas. L’analyse de pratiques professionnelles, à plus forte raison quand le modèle permet une ouverture sur les différentes sciences humaines, s’inscrit ainsi comme une possibilité de contrer certains travers de notre époque contemporaine : la simplification des faits à outrance, la dénonciation sans argumentation, la description sans analyse ou l’assignation des personnes à des catégories d’appartenance.

8 Fin du spectacle et applaudissements…

Il y aurait d’innombrables choses à dire encore sur ce qui se joue au cours de ces séances et, en ce qui me concerne, sur le plaisir de les animer. En guise de conclusion, je souhaiterais remercier toutes les équipes que je rencontre qui m’autorisent à puiser dans leur remarquable créativité et à renouveler moi-même mes propres grilles de lecture.

Cette journée, en hommage à Jean Gagnepain, était pour moi l’occasion de remercier la théorie de la médiation de m’avoir ouvert à ce travail, au travers de ceux qui en sont ou en ont été les passeurs : les amis de l’ADAM et l’ensemble des enseignants qui nourrissent régulièrement mes réflexions – même quand ils ne le savent pas –, avec une pensée émue pour les absents.

Références bibliographiques

Aguila M., 2024, Le guide de l’analyse de pratique, https://www.analysedespratiques.com/, Page consultée le 01.12.24.

Baup R., 2013, Enfant pensé, enfant pensant, enfant se dé-pensant, Congrès de l’Association Française des Psychologues de l’Éducation Nationale, Notes personnelles de l’auteur.

Duval A., 2002, Cours de Maîtrise de Sciences du Langage. Notes personnelles de l’auteur

Kaës R., 1979, « Introduction à l’analyse transitionnelle », in Kaës et al, Crise, Rupture et Dépassement, Paris, Dunod.

Laisis J., 1996, « Quel « Discours de la méthode » pour les sciences humaines ? », in Tétralogiques, n°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis, https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article263

Nadal-Arzel L., 2015, Jean Gagnepain, le devoir d’impertinence, Revue Place Publique. http://www.placepublique-rennes.com/article/Jean-Gagnepain-le-devoir-dimpertinence-1

Quentel J.-C., 2006, « Théorie de la Médiation », Le dictionnaire des sciences humaines, PUF, pp.1169-1170, Quadrige. Dicos poche, 2 13 055710 4. ⟨halshs-00949041⟩.

Tétralogiques, « Appel à contributions pour le n°31 : « Le travail social à l’épreuve de l’épistémologie des savoirs », in Tétralogiques,  https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article284

Saussure F. de, 1916, Cours de linguistique générale, Paris, Payot.


Notes

[1Aguila M., 2024, Le guide de l’analyse de pratique, https://www.analysedespratiques.com/, page

consultée le 01.12.24.

[3« Appel à contributions pour le n°31 : « Le travail social à l’épreuve de l’épistémologie des savoirs » », in Tétralogiques, https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article284.

[4Saussure F. de, 1916, Cours de linguistique générale, Paris, Payot.

[5Laisis J. : « Quel « Discours de la méthode » pour les sciences humaines ? », in Tétralogiques, n°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis. URL  : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article263

[6Baup R., « Enfant pensé, enfant pensant, enfant se dé-pensant », 2013, Congrès de l’Association Française des Psychologues de l’Education Nationale, Notes personnelles de l’auteur.

[7Nadal-Arzel L., 2015, « Jean Gagnepain, le devoir d’impertinence », Revue Place Publique. http://www.placepublique-rennes.com/article/Jean-Gagnepain-le-devoir-dimpertinence-1

[8Jean-Claude Quentel. « Théorie de la Médiation ». PUF. Le dictionnaire des sciences humaines, PUF, pp.1169-1170, 2006, Quadrige. Dicos poche, 2 13 055710 4. ⟨halshs-00949041⟩

[9Duval A., 2002, Cours de Maîtrise de Sciences du Langage, notes personnelles de l’auteur.

[10Kaës R., « Introduction à l’analyse transitionnelle », in Kaës et al., Crise, Rupture et Dépassement. Paris, Dunod, 1979.


Pour citer l'article

Pascal Abily« Une clinique explicative au service de l’analyse de pratique professionnelle », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article298