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Lucileee* Bach aka Sylvie Lambert

Chercheuse et enseignante (Middlebury College Paris) qui se consacre à l’analyse des relations que les arts entretiennent entre eux.
luci7eee chez gmail.com

Le rapport du bijou contemporain au vêtement et à l’art. Petite leçon d’introduction à la parure

Résumé / Abstract

Cet article reprend la main sur le travail de ma thèse qui portait sur le bijou contemporain, soutenue à la Sorbonne en 2012, et met en lumière l’apport des modélisations techniques (fabriquant/fabriqué) et sociologiques (instituant/institué) de la théorie de la médiation élaborée par Jean Gagnepain. Au-delà de l’hommage rendu, le but est de proposer quelques pistes de recherche actuelles et le dépassement en particulier de l’association exclusive entre l’ornement et le vêtement.

This article builds upon the work of my PhD on contemporary jewelry, defended at the Sorbonne in 2012, highlighting the analytical power of Jean Gagnepain’s models of fabricant/fabriqué and instituant/institué. Beyond paying tribute to his legacy, it aims to explore new research directions, particularly in challenging the exclusive association of ornament with clothing.

Mots-clés
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[NB Dans le texte, le signe * signale un lien vers une image en cliquant sur le mot qui le suit.]

Embarqué manifestement en « rupture », c’est par l’imprévu de sa facture que le « bijou contemporain » se démarque. À rebours du précieux, cette parure qui peut « débarquer » immanquable en photo, en visio, au resto, dans une expo, fait de *l’effet ou froid dans le dos. Très vite, on se rassure, si remarquable soit-elle, elle ne marque guère de francs territoires. Attractif mais déceptif, serions-nous en présence d’un anti-ornement [1] comme l’on parle d’anti-héros ? d’un ouvrage underground au sens duchampien [2] ? d’un ornement de scène [3] sans l’habit ? Somme toute, qu’est-ce que « se parer » veut dire ou manifeste ?

Cette problématique fut l’objet de ma thèse de doctorat qui, par une analyse médiationniste, a fait entrer le bijou contemporain en Sorbonne. Cet article vise à rappeler l’originalité de cette étude jamais conduite ainsi à l’Université. Il est urgent de reprendre la main sur ce qui appartient à ce travail soutenu en 2012 [4] et « rendre » enfin à Jean Gagnepain tout ce que cette étude lui doit : honneur à « l’in-discipline » qu’il revendiquait et hommage en rapportant ce qui du bijou désormais peut grâce à lui se comprendre. Aussi une analyse technique allant de l’apport à son port, transport, support ou renfort précédera-t-elle une étude de son rapport, ressort, réconfort ou consort, c’est-à-dire portable et (parfois) insupportable en société. Il n’existe pas de société sans bijou : celui-ci n’est pas un objet d’étude mineur.

FAIRE AUTREMENT

Après la publication de mon livre La Bague – Parcours historique et symbolique [5], une impression d’inachèvement ne me quittant étrangement pas m’a fait chercher si, l’écart, le pas-de-côté, le renversement seraient possibles. La rencontre avec la théorie de la médiation de Jean Gagnepain [6] fut une révélation. Le commencement. Penser autrement était ainsi possible, même en histoire de l’art [7] ! Plus question de cadre strictement historique [8] ni de toutes ces assertions présentant le bijou comme symbole de pouvoir, de richesse ou de foi du porteur, tandis que le bijoutier, lui, questionnerait le monde, la politique, les totems, les tabous… La méthode médiationniste sort du flux interprétatif, anachroniquement européocentré, bien plus révélateur de l’énonciateur himself que de quelqu’ouvrage à comprendre que ce soit. Les termes bijou, ornement, parure, artiste, artisan, bijoutier sont moins « mot pour le dire » que « mécanisme ». Le vocable, construction linguistique sans prise sur le monde, est une impasse pour rendre compte de la complexité de phénomènes circonstanciés : où commence, où s’arrête le bijou ? Celui d’ici, de jadis, de là-bas ? Et la cravate : collier, foulard ? La recherche s’est attachée à ce l’on apporte au vestiaire comme décor (supplémentaire ?), à déplier le phénomène manipulatoire qui fait que l’on enfile ou passe, porte ou emporte quelque chose, également l’impact ou implication dans le social. Pour le dire autrement : distinguer la fonction de l’objet (utilisation, technique) de son usage (us ou coutumes, style).

Le fabriquant/fabriqué et l’instituant/institué [9] de la Médiation élaborés à l’Université de Rennes 2 par Jean Gagnepain et son équipe notamment enrichis par les travaux autour de la clinique du geste [10] que la modélisation de cette anthropologie générale considère comme essentiels, consent ont structuré la recherche : d’une part, s’approprier les notions du modèle technique du plan 2 (matériau, engin, tâche, machine), d’autre part, chercher à valider ces instances qui, par le dysfonctionnement, les met en place, en lumière. Ainsi décompositions qualitatives et quantitatives ont été appliquées à tous les bijoux du corpus [11], issus de quatre collections européennes reconnues internationalement comme telles : le musée des Arts décoratifs de Paris, le Schmuckmuseum de Pforzheim, le Victoria & Albert Museum de Londres, la Danner Rotunde de la Pinakothek der Moderne de Munich.

Rendre compte du corpus via une « grille » d’analyse entre fabrication et manipulation a été envisageable [12], tenant compte du fait qu’observer des bijoux dans une vitrine uniquement par le mouvement des yeux ou déplacements latéraux (autopsique) est fort différent de se prêter à un examen de textes ou d’images (testimonial) ou d’opérer selon une manipulation sollicitant la capacité technique implicite du chercheur [13] (auturgie). De ces trois démarches préconisées par l’archéologie générale [14], l’enquête a favorisé cette dernière, la plus délicate à négocier auprès des conservateurs ! C’est que l’auturgie implique de pouvoir toucher les bijoux, les ouvrir, les fermer, les essayer, les mesurer, les peser, les porter… afin de retrouver, sans interférences de logique, de discours ou d’histoire, leur mode d’emploi ou rationalité technique. En matière de technicité [15], tout humain même peu habile est susceptible de retrouver la manipulation d’un objet, d’en faire lui-même l’expérience, au sens phénoménologique.

Si chaque démarche enrichit les autres, elle génère aussi ses propres limites : étudier uniquement par auturgie la manipulation d’un objet ne veut pas dire que l’on saura tout à son propos. Exemplaire est l’aventure rencontrée avec le « collier » de Viviana Torun [16], appartenant à la collection du musée des Arts décoratifs de Paris. Accompagnée de l’assistant conservateur de l’époque [17], le bijou a présenté un évidemment entre les unités « pendentif » et « supérieure » de la pièce trop étroit pour être enfilé « en collier » [18]. Bien qu’exposé, petite fierté achetée par les deniers du musée, l’ouvrage était « reclassé » prototype. C’était sans compter qu’ultérieurement une *image [19] (source testimoniale), par hasard, livrait la manière de positionner l’ouvrage : telle une écharpe, la pierre se pose sur le haut de l’épaule, grâce à son tuteur d’argent incurvé par endroit, sculptant, telle une autre silhouette, une ligne rigide indépendante du buste. La nouveauté ici en termes de trajectoire (du passage à l’ajustage) de cette pièce du tout début des années 1960 est réalisable par la malléabilité, propriété d’élasticité de l’argent (matériau vs matière, nous le verrons plus loin) qui permet de se jouer de la morphologie et de l’emplacement visés (cou, buste). Sylvia Tailhandier n’étant pas sur place, cette image validait, selon nous, l’affaire. Depuis, le prototype a pris du galon et il est regrettable que le musée se soit approprié les fruits de l’enquête médiationiste [20]. Coup de théâtre, voici le débat récemment relancé suite aux remarques du bijoutier joaillier diplômé de la Haute école de joaillerie de la rue du Louvre, avec lequel un axe de notre recherche se développe. Une vérification de l’utilité (portabilité) de l’ouvrage s’impose de fait, conjointement aux archives (livre, biographie, catalogue de vente) disponibles à présent en ligne [21]. Le conservateur [22] en charge de la section bijou du musée des Arts décoratifs de Paris devrait accepter cet hiver une auscultation « en » auturgie par notre professionnel. Passionnante affaire !

DE LA TECHNIQUE

Nullement organisée autour du récit du bijoutier, narration de ce qu’il dit avoir été (ou pas) exécuté, Ergotropie [23] (production du produit) et Vêture (maniement du produit) conduisent l’analyse technique. Il ne s’agit pas de réifier mais de déconstruire fabrication (moyens fabriquants pour fins fabriquées) et manipulation (gestuelle pour arrimage et port). Dit autrement, le mécanisme technique se déplie selon des moyens et des fins en vue d’une utilité, également selon une sécurité d’enfilage et de « portage ». De même que la société ne consiste ni en une accumulation d’individus ni en une positivité de leur place ou statut social, nous le verrons, la technique ne consiste ni en une suite ordonnée de gestes ni selon une typologie ou chimie de la matière.

Ainsi, le bois d’un bracelet n’a pas été appréhendé du point de vue de la matière mais du matériau [24], c’est-à-dire selon l’exploitation des propriétés retenues pour l’utilité. La matière « bois » n’est pas strictement réservée à la fabrication d’un bijou, plastique, argent ou silicone susceptibles d’être tout autant élus, mais peut tout autant intervenir dans la fabrication d’un hautbois ou d’une cuillère. Selon les finalités à produire (un bijou pour le bras, quelque chose qui « fait » de la musique, ou encore un « pour manger »), les caractères retenus de cette matière sont distincts. Pour le bracelet, le hautbois ou la cuillère, le fait d’être « sculptable » en ronde-bosse est un trait partagé par les trois objets ; en revanche, pour le premier, la propriété d’être et perçable et colorable est pertinente, tandis que, pour le deuxième ouvrage, la résonnance est visée ; et qu’enfin pour la troisième les propriétés possibles d’isolation de la chaleur, ainsi que celles de ne pas rayer ou d’être silencieuse au contact de la porcelaine l’emportent [25]. Ont été écartées les qualités « devenues » inutiles, comme le fait de brûler ou de résister à la traction/compression. Dans une analyse inversée, la synergie [26], obtenir de la transparence pour son ouvrage, le Plexiglas, léger, peu cassable, rayable et ne fondant pas se montre aussi adapté que le verre, la glace ou le cristal de roche. Un bijou lumineux s’obtient par le strass, tout aussi performant que le diamant ! Si en Occident le diamant possède en revanche plus de valeur que strass ou le Plexiglas (norme ou loi oblige), l’emploi de ce dernier permet des volumes que ne peuvent pas réaliser les deux autres. Ergotropiquement, à identité partielle près, la (propriété de) transparence est un trait partagé par plusieurs matières. Selon cette déconstruction technique, on peut dire que, de matière, n’y a pas, juste du matériau ou propriétés performantiellement utiles, comme l’atteste, nous l’avons vu, l’image du collier porté de Viviana Torun.

De même qu’en société ce qui est en cause s’établit selon une renégociation permanente qui tient à l’analyse de ce qui se joue entre les individus les uns par rapport aux autres, de même techniquement les choix qui s’opèrent lors de la fabrication varient en fonction de paramètres fabriquant une certaine gestuelle ou gestuelle certaine. L’analyse de la manipulation ou vêture s’étend de l’accrochage/enfilage au maintien/réajustage circonstancié de l’ouvrage. Le bijou n’est pas qu’une bague ou qu’un collier : c’est le doigt qui s’y glisse, le cou qui le porte, l’action qui fait qu’il s’arrime au tissu, la gesticulation pour éviter de le cogner, le faire tomber, le casser. Une gestique qui inclut la prise en main, le positionnement sur la partie du corps à laquelle il se destine, la manière dont il est porté, les mouvements à faire ou ceux que l’on ne peut plus faire, selon l’activité circonstanciée du porteur. Le bijou n’existerait pas sans la capacité de l’enfiler et de le porter, pas de bijou que de l’enfilage ? Le bijou est certes le produit issu d’une fabrication, mais il s’agit techniquement surtout d’une analyse de son port ou du fait qu’il soit portable, adaptable.

Nous nous sommes bien gardés d’interpréter outrageusement cette gestuelle selon une symbolique ou un rituel quelconque, mais de comprendre comment et combien la manipulation est rationnellement induite par la technique. Un grand sautoir requiert outre un accord, mais un raccord permanent, et il n’y a guère là sensualité ou érotisme. Pour porter cet objet, une « certaine » longueur rend nécessaires « certains » gestes (pour ne pas l’abîmer ou le casser) pouvant adopter au passage une « certaine » esthétique, telle celle de le toucher sans arrêt. La prétendue sensualité ne provient pas du collier, mais du porteur si, intentionnellement ou non, il décide de le caresser, le tripoter, le mordiller. En se positionnant au plus juste, la réalité du bijou s’éclaire.

À l’opposé d’un sens que l’on plaque sur l’objet, cette « artistique » pose un système rationnel incorporé à ce qui est à observer, à décrypter [27]. L’objectif est de garder une prise qui ne peut être que l’analyse de mécanismes constitutifs [28]. Les configurations des ornements du corpus étudié diffèrent : il faut considérer à présent leurs particularités.

DU CONTEMPORAIN

Ainsi, dans la fabrication d’un ornement contemporain, l’intrusion de matières surprenantes peut être un enjeu créatif, l’opposant de fait à l’idée que l’on se fait, ces temps-ci en Occident, d’un ornement : « naturelles » d’une part, lave, pierre ponce, soufre, *graine, *œuf d’émeu, bruyère brûlée, fumier… ou « non naturelles » d’autre part, *silicone, polystyrène, plexiglas, *plastique, verre armé, béton, *résine… deviennent du bijou, qui s’enfile et s’ajuste à l’emplacement visé. Il ne s’agit pas de dire que ce mécanisme de fabrication n’a jamais existé ni en d’autres temps, lieux ou milieux, mais de constater une systématisation de ce projet dès la fin des années 1950, en Europe – également aux Etats-Unis ou au Canada [29].

La réutilisation d’objets ou de fragments industrialisés, tout faits est similairement observée : *chambre à air de brouette, ressort, *bouchon de lavabo, goulot de bouteilles, *pellicules photo, papier peint, *punaise, boîte de conserve… Ce qui importe, c’est moins la matière ou son analyse technique que le projet, c’est-à-dire le choix de l’artiste. C’est lui qui élit une matière plutôt qu’une autre, c’est lui qui décide que tel objet industrialisé deviendra ou non du bijou. De l’ars pour l’Art, quitter la technique au profit (ou au détriment) de l’axiologie. Insoumis, il se permet de « faire » différemment : transposer, réutiliser, ne plus faire, la paternité de cette pratique revient à Marcel Duchamp [30]. S’arroger la liberté d’user de tout procédé dans un désir stylistique de divergence, voici le ressort de ces bijoutiers, critère déterminant pour articuler une quelconque analyse de ces ouvrages.

Notre modélisation permet de « déconstruire » : porter sans danger des *goulots de bouteille ébréchés, une réanalyse s’impose, comme les enfiler les uns à la suite des autres et les polir, deux opérations au demeurant ordinaires. Pour que la *chambre à air ou le bouchon de lavabo deviennent collier et bague, un simple et banal enfilage suffit, leur diamètre respectif permettant le passage de la tête ou du doigt. Toutefois, les bijoutiers ont provoqué des « embellissements », effets supplémentaires : un découpage pour l’un, l’ajout d’un diamant et lapis pour l’autre – découpage et sertissage restant des procédés peu nouveaux en bijouterie. Il est intéressant d’ajouter que, sous le joug de contraintes sociales (loi ou décret), l’importation de substances inhabituelles au vestiaire s’observe tout autant. Le gouvernement de Vichy interdit aux Français l’achat de souliers en cuir. Devant ces restrictions de cuir, laine, coton, les fabricants s’accommodent : bijoux, chapeaux, sacs, chaussures sont en bois, raphia, poils, cheveux (matières « naturelles ») ; mais aussi rayonne et fibranne (matières « industrielles »), ainsi que la réutilisation d’objets usagés, tels le papier journal ou les pneus. Le brou de noix appliqué à main levée verticalement sur l’arrière de la jambe fait apparaît la couture, comme celle d’un bas de soie [31].

Mais les métaux précieux, plus habituels continuent pour certains bijoutiers d’être une base de la fabrication ; en revanche, s’observe une réanalyse technique des propriétés de ces dites matières. Il est passionnant de comprendre cet inattendu fabriqué, telles les opérations consistant à exploiter, soit la propriété qualitative de la malléabilité de *l’or ou de *l’argent en matifiant, griffant aléatoirement sa surface, ou faisant muter artificiellement la couleur d’origine (obtenir un *argent noir ou un *cuivre avec des nuances de vert très particulières) ; soit l’aspect quantitatif par segmentation ou assemblage (engin) permet de jouer sur des dimensions ou volumes exagérés, un poids ou un évidemment particuliers possible via un type d’appareillage emprunté à d’autres domaines comme la vannerie ou l’aimant.

Une réanalyse de l’outillage ou des gestes relatifs à un procédé peuvent également aider à aboutir à des fins esthématopiques remarquables. En effet avec les métaux, pour fabriquer de la nouveauté, il faut s’éloigner de l’effet de brillance, et créer des *textures de surface *étonnantes, jamais vues : on raye, griffe, gratte, colore, oxyde, abîme, perce, troue, abîme, brûle le métal pour créer des matités, reliefs, tonalités, colorations, dégradés, couleurs, transparences, translucidités inédites, uniques. On cherche à produire ce qui ne se fait pas, autant d’innovations du dispositif fabriquant qui modifient ce qui est fabriqué.

Mais la réanalyse de l’élasticité, de l’assemblage, de la segmentation, du poids, de la longueur, de la largeur, du diamètre, du volume, de l’évidemment, des proportions, de l’agrandissement ou du rétrécissement d’un *élément, la duplication ou la disparition d’une unité indispensable comme l’espace d’enfilage, le travail minutieux sur les fixations, les éléments d’ouverture/fermeture, les modalités d’accrochage peuvent être exagérés, minorés, supprimés, remplacés, le positionnement sur le vêtement déplacé… ou comme *ici tout à la fois !

Une technique traditionnelle comme l’émail ou la céramique [32] peuvent être réanalysées de manière à produire des effets et des configurations tout à fait originales. L’étude de l’émail a permis d’observer combien des effets pouvaient être valorisés par les spécialistes de la technique, quand d’autres étaient dévalorisés par ces mêmes spécialistes pour lesquels sauter une étape comme celle du feu est un inconditionnel de la maîtrise de ce savoir-faire, quels que soient les effets produits.

Transposer une technique d’un domaine à un autre rend également possible la création de nouveautés : la Fermeture-Eclair peut être un nouveau mode d’appareillage ou de fermeture, la vannerie ou la couture importées dans le domaine du bijou permettent d’assembler nouvellement des pierres entre elles. Quant au tricot, il s’accommode très bien du fil d’or ou de fer pour un collier ou un bracelet. Ainsi, une unité d’attache, un outillage, un geste, une étape bouleversée dans le dispositif fabriquant, et c’est le résultat fabriqué qui s’en trouve autre, créant de l’inattendu. Les vêtements de Paco Rabanne des années 1960 sont réalisés par une technique de bijouterie [33], voire même tout-or et diamants comme la robe de 38 kg estimée aux alentours de 800 000 euros, portée par en 1968 *Françoise Hardy. Quant aux bijoutiers, ils peuvent avoir recours au tissage, ce qui invalide le classement d’un ornement par la substance ou le procédé.

L’enfilage, un positionnement incongru sur le vêtement ou le corps peut aussi devenir un enjeu d’innovation, et il arrive que ce qui fasse œuvre ne soit pas l’ouvrage en tant que tel, mais la gestuelle à exécuter pour porter l’objet. Cas exemplaire d’une bijoutière hollandaise : un *savon à l’intérieur duquel se voit, par transparence, un collier de perles. Pour l’enfiler, il faut se laver les mains. Ce n’est donc ni l’enfilage ni le port de ce bijou finalement des plus ordinaires (un simple collier de perles) qui est l’œuvre, mais le fait incongru de devoir réduire la matière savon par frottements répétés sous le robinet pour totalement éliminer et se le mettre au cou. La manipulation qui est autant une analyse de ce qui est produit par l’utilisation que lors de la fabrication, peut devenir un enjeu créatif et produire un passe (mise en place et ajustement) ou un port (tenue en place et rajustement), liés à la tenue et au maintien tout à fait intéressants, enfilage, position, gestuelle ou un port particulier pouvant à ce titre devenir inhabituel. La nouveauté se manifeste en termes de production de sensations visuelles par textures ou configurations singulières, d’une part, de maniements inédits, d’autre part. Pour certains objets, c’est même une succession de gestes à accomplir en amont qui font « œuvre », similairement à ce que procure le fait de déballer son cadeau d’anniversaire avant d’en prendre possession, d’en jouir pleinement. Curiosité et surprise qui s’illustrent bien chez la bijoutière suisse *Esther Brinkmann. Qu’à cela ne tienne, le papier cadeau peut lui aussi faire l’affaire et se faire « broche », comme ici. Rien ne se perd tout se transforme !

S’il y a image ou écriture dans l’équipement, on peut croire que ça « veut dire » quelque chose, alors que du sens il n’y a sans doute pas : une pierre de couleur rouge ne manifeste aucune passion d’amour, et l’obscure hématite n’a pas forcément la préférence des mélancoliques – n’est pas décadent qui veut [34]. Quant au « je t’aime », gravé au creux de ma bague, il ne s’adresse pas forcément à ma personne et les langoustines de mon *bracelet n’informent pas plus d’une quelconque frénésie pour les crustacés. On peut tout porter sans jamais ne rien vouloir dire de nous. Bien qu’imageant les organes sexuels masculins, le *collier de Sophie Hanagarth qui s’allonge exagérément en un fluide assemblage de pastilles de silicone n’est ni exhibitionniste ni créé pour un libertin. Enfilé et positionné à l’entrejambe selon la visée de la bijoutière, l’instabilité de la pièce ne cesse d’en restreindre techniquement et par évidence l’utilisation : l’instabilité par oscillation ou balancement générés par les va-et-vient du porteur déclenche surtout de l’embarras devant le risque d’endommager cette pièce qui est unique. Quant à son usage, provocateur à coup sûr pour un repas avec sa grand-mère ou sa petite cousine (là n’est pas l’enjeu d’un repas, sauf si projet de désaccord il y a) – ce point est développé plus loin. De l’information certes, préférable toutefois d’établir la réalité du phénomène de social de la personne qui a conjointement à s’inscrire et dans l’Histoire et dans la sienne en propre (style).

Au travers de l’étude, l’utilité de ces bijoux reste l’ornementation de parties du corps valorisées dans le monde occidental : doigt, poignet, cou, buste, oreille et non la lèvre des « femmes plateau ».

La raison d’être du bijou contemporain semble n’avoir pour autre finalité qu’elle-même.

GRANDE FAMILLE

Une « culture » faisant toujours système, le bijou n’est pas le seul domaine de la création où l’on s’autorise ce type d’expérimentations. Nouveauté en termes de texture, de composition, de manipulation par synergie ou polytropie est à l’œuvre dans la part la plus expérimentale de la création, vêtement, design, architecture et art plastique. Bronze, bois, marbre de la sculpture (Tony Cragg) ou tissu du vêtement (Comme des Garçons) sont qualitativement et quantativement « réanalysées » comme le métal en bijouterie, selon le projet d’obtenir d’autres couleurs ou brillances, de l’aléatoire par blanchiment ou usure. Le poids ou la pesanteur (Richard Serra), l’assemblage (Carl André), les dimensions (Claes Oldenburg), l’outillage (Frank Stella, Gerhard Richter), et jusqu’à une utilisation inédite du pinceau (Jackson Pollock). Réserver la peinture dans ses poils de martre ou autres, puis secouer et non plus étaler la couleur sur une toile disposée à plat sur le sol déjouera le dégoulinage et produira à coup sûr de nouveaux effets.

En termes manipulatoires, de similaires expérimentations s’observent tout autant : les tableaux s’installent au milieu de la pièce (Claude Rutault), les sculptures s’accrochent au mur (Giovanni Anselmo), les installations réalisées dans la nature se découvrent vue d’en haut, se survolent à ses risquent et périls (Robert Smithon). Ces pratiques mettent la réaction émotionnelle du récepteur au centre du projet. Tout est fait pour la surprise, une émotion spécialement ressentie, fameuse ou fumeuse expérience qui ne s’oublie pas (Carsten Höller), le prolongement de cette recherche de sensationnel de ce que peut notre sensorialité pouvant, chez certains artistes, chercher à induire le comportement ou à impliquer sa personne en partageant par exemple une soupe (Rirkrit Tiravanija). Sous le joug de sa pleine légitimité de créateur, l’artiste peut même quitter le plan technique pour celui de l’éthico-social avec un zest de provocation pour installer, grandeur nature, le pape terrassé par une météorite (Maurizio Cattelan). Généralisation d’un mécanisme caractérisant tout ce pan de la *création dite « contemporaine », classée comme telle avec son discours, ses publications, son public, ses lieux. De même existent des vêtements qui ne se portent pas, des œuvres dont on ne peut pas profiter… Il n’a pas été question de chercher l’exhaustivité, mais de comprendre le mécanisme.

Ce point a nourri les cours dispensés durant six ans à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs de Paris (*Ensad), et cela fut fascinant de réussir à emmener ailleurs, chaque année, les futurs designers dont j’avais la charge. L’exemple de Brancusi ou celui de Richard Serra serait intéressant à rapporter devant l’ampleur prise, tout comme cette nouvelle et longue réanalyse de l’art contemporain rendue possible par la Médiation et bien développée dans la thèse [35]. Mais le plus gratifiant fut de constater combien la transmission de l’outil médiationiste avait bien entamé une mue chez les jeunes designers l’utilisant pour les travaux. Phénomène également observable chez les universitaires américains de Stanford et de Middlebury College dont nous avions la charge de mener, en tuteur, jusqu’à la soutenance de Master d’histoire de l’art.

Ainsi, démontré et illustré combien un même projet, un même choix créatif fait diverger similairement, techniquement et stylistiquement, c’est comprendre que ces bijoutiers peuvent légitimement se sentir plus artistes et moins artisans, même si socialement ce statut ne leur est pas reconnu, du moins en France. C’est de leur libre désir de se revendiquer ou s’estimer plutôt ceci que cela, le statut d’artiste ou de plasticien étant, de nos jours, valorisé. Les mots ne sont que des mots, ils ne recouvrent pas les mécanismes en jeu et arbitraires sont les frontières. Certains accessoires de Martin Margiela ou Paco Rabanne s’inscrivent comme étant du bijou contemporain. Ces deux stylistes restent toutefois classés en Mode. Il ne s’agit pas de dire que le bijou, c’est de l’art (par leur nature commune d’ars ou d’ouvrage techniquement fabriqué bien sûr ils le sont), mais de comprendre comment une manière de faire, s’appuie sur des registres analogues, sur un système commun. C’est le processus qui est similaire, pas les ouvrages. Tout l’inverse en mode ou design et vêtements de stylistes, qui même par leur côté expérimental, leur prix ou le fait de n’être achetés et utilisés que par une minorité, sont connus et commentés à tout-va. Il s’avère aussi que, pour les bijoutiers, voir porter (ou porter eux-mêmes) leurs ouvrages n’est plus si déterminant que cela, davantage préoccupés qu’ils sont par l’expression de leur liberté d’artiste, leur contrainte étant de pure technique. Eh oui, même s’ils le rêvent très fort, le papier ne fusionnera jamais et le verre ne se forgera pas lui non plus !

Ce type de bijoux ne recourt plus ni à une organisation sociale de production ni à un registre de valeur traditionnel – ici, pas de tailleurs de pierres précieuses, de négociants d’Anvers, de place Vendôme ou de diamants atteignant des prix records chez Christie’s. Quant aux bijoutiers, ils s’obstinent à faire partie de la Maison des Artistes qui exclut le bijou [36]. Les propos de Brune Boyer interviewée à ce sujet en 2010 dans le cadre de la thèse sont curieux mais ont le mérite d’être clairs : « Il faut ruser clame-t-elle. Il ne faut surtout pas parler de “bijou” mais utiliser les termes “créations” ou “œuvres plastiques” ; il faut aussi à tout prix veiller aux photos que l’on joint à son dossier [37]. » Légitime vs légal, chacun s’arrange avec le curseur de sa tempérance, tant l’on sait que la loi française se contredit [38]. On peut reprocher aux bijoutiers, cependant, de rejeter, mépriser, voire truquer les sources des chercheurs français recherches et publications extérieures finalement au clan – si tu n’es pas bijoutier contemporain [39], vade retro satanas ? Un article [40] ne fait que démontrer nos propos ci-dessus.

INVESTITURE

Qu’en est-il du bijou en société, où le comportement est subtil, labile ? Ethniquement, l’on ne fait pas n’importe quoi avec n’importe qui n’importe comment ; éthiquement, l’on ne se comporte pas n’importe comment. À la différence de l’animal, l’on équipe son être en société. Articuler le modèle instituant/institué (état, partenariat, charge et partie) [41], selon convergence ou divergence, classe ou rôle. L’ornement semble fonctionner de manière similaire, voire solidaire au vêtement. Le jour de son baptême, le petit enfant reçoit une médaille ; pour se rendre à une soirée, l’on porte les bijoux que l’on imagine convenir et à sa tenue, et de ce que l’on se représente être de circonstance. La tenue du futur baptisé est de couleur blanche quand, pour sortir le soir, la tenue cherchera en tous points à s’accorder : avec une robe noire ou colorée, porter ou non des bijoux ? Se parer et se vêtir semblent être corrélés, ce qui pousse le porteur à « en » mettre ou pas lui appartenant en propre, à sa guise (style), selon son goût (esthétique), son envie d’exubérance ou de tempérance.

Outre la clinique [42], trois sources ont permis de valider, pour le bijou, ce concept d’investiture. Tout d’abord, l’étude médiationiste de Séverine Teillot [43] chez les Indiennes du Gujarât de confession hindoue expose comment l’ornement, en lien avec le port du vêtement, s’organise dans la fabrication de l’être dans cette contrée extra-occidentale. Cette archéologue a décomposé les configurations que prend le vestiaire indien selon les liens et rôles sociaux dans cette partie de l’Inde contemporaine. En 2010 lors d’une conférence à l’école de bijouterie de Saint-Amand-Montrond et le vernissage d’une exposition d’envergure européenne à la Cité de l’Or [44], les bijoux de la collection Paul Rey rapidement identifiés incitèrent à revenir sur les lieux. Formant une belle unité de temps, lieu et milieu (entre 1830 et 1950), cette collection réunie par la famille Rey, bijoutiers à Clermont-Ferrand sur plusieurs générations, est en mesure d’attester à la fois du goût (pourquoi conserver cet ouvrage-ci plutôt qu’un autre) que des aléas ou mystères de la constitution d’une collection (s’agit-il de pièces choisies ? d’invendus retenus ?). Féconde fut leur l’observation, même si elle ne fut autorisée qu’en démarche autopsique [45]. Enfin, le livre Bijoux des régions de France par son inventaire testimonial d’ornements dits « folkloriques » (récits, romans, peintures, photographies), confirme certains usages, ruraux et bourgeois [46]. Vestiaire de la société indienne actuelle régie par un système de castes (bien qu’aboli en 1948) ou bijoux portés au tournant du XXe siècle permettent d’approcher la manière dont l’ornement fabrique une investiture commune ; et peut-être de préciser si, dans son usage et rapport de dépendance, le bijou serait du vêtement [47].

Ainsi une différenciation s’observe clairement : d’une part, par une mise en lien d’une personne à une autre, présente ou absente (mariée, veuve), les « mettant à l’écart » de toutes les autres, ou mettant en lien plusieurs personnes entre elles (militaires) les opposant à toutes les autres ; et, d’autre part, par des ornements qui établissent l’être selon son âge (nouveau-né, petite fille, jeune fille), l’opposant cette fois à toutes les autres.

Le cas de l’alliance en Occident est ici à expliciter. Exposés à Saint-Amand-Montrond, des anneaux qualifiés de « nuptiaux » démontrent que la caractéristique de ce bijou depuis le XIXe siècle, réside moins dans la nature du métal (platine, or, argent) ou sa couleur (jaune, blanc), moins dans sa section (ronde ou demi-ronde, carrée…), son éventuel doublement voire triplement (deux ou trois anneaux enchâssés) voire l’ajout de diamants, que dans la permanence de sa forme circulaire. Historiquement, l’alliance n’a pas toujours eu la configuration minimale que nous lui connaissons. Le chaton des bagues de mariage juives des XVIe et XVIIe siècles prenait la configuration de petites maisons ; quant aux bagues fede portées en Angleterre au XIIe siècle, elles prenaient la forme de deux mains jointes, avec nœuds pour le mariage ou fleurs tressées en cœur, quand d’autres ne portaient que de la couleur (pierre). « Représentations » plus ou moins identifiables, « référence » à un signe socialement codifié telle la forme arrondie en deux endroits supérieurs rebondis qui n’est en rien l’image vraie du cœur humain ou encore fait de « titiller » les pupilles : établir la liste de toutes ces évocations serait insensé. Encore moins les détails, la période précise durant laquelle elles auraient pu être portées, perdues, pire abandonnées au profit d’autres.

Une constance majeure apparaît cependant : en Occident, ces bagues semblent devoir être portées à l’annulaire gauche, selon une croyance grecque du IIIe siècle av. J.-C. qu’une veine, la veine Amour, reliait l’annulaire directement au cœur, organe vital. Jusqu’au XIXe siècle, il n’est pas acquis non plus que le marié portait son alliance, à la différence de la mariée. Les circonstances de l’échange de ces bagues diffèrent aussi semble-t-il selon l’époque ou le milieu, les sources ne s’accordant pas. Il semble qu’en Bretagne aux XIXe et XXe siècles les futurs époux s’échangeaient leurs anneaux durant les « accordailles », c’est-à-dire les fiançailles.

Le port de ce bijou qui équipe ce changement d’état de la femme en épouse et du mari en époux peut continuer au-delà de la mort du conjoint et, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les seuls autres bijoux que la veuve pouvait continuer de porter devaient être sombres, voire noirs. « Les bijoux de deuil » comme on les appelait alors, prennent la configuration de bagues, colliers, bracelets, broches, dormeuses, pendentifs, médaillons et barrettes de toutes sortes, fabriqués grâce à des matières, soit déjà « noires » (jais, onyx, ébène, hématite), soit pouvant le devenir après un traitement ad hoc (argent bruni, bois bruni, nielle, émail, verre teinté, Bakélite, apprêt matifiant…). Il s’agit pour la deuillante de fréquenter son défunt mari, dans une mise à l’écart. Par ce mécanisme du deuil (culte funéraire), l’époux est « présent ». Porter du noir, c’est renoncer pour un temps donné au plaisir des sens, coupé du monde, sacrifié en ultime hommage. Entre 1830 et 1950 dans la société occidentale, il s’agissait de porter cette non-couleur et préférer la matité, comme s’il s’agissait de renoncer à la sollicitation visuelle (ravissement) qu’opère le chatoiement. Ces ornements ne sont portés que durant la période de deuil – grand deuil, demi-deuil ou petit deuil, en fonction du lien de parenté entretenu avec le mort – et en fonction du style, c’est-à-dire de la guise de chaque personne (plutôt des médaillons que des bagues pour les unes, plutôt des bracelets et des sautoirs pour les autres), ils établissent la personne dans un retrait social, en opposition, mais tout en congruence avec les autres deuillants. En Occident aujourd’hui, le renoncement pour le défunt continue d’exister, même si le consensus social n’est plus tant légalisé ou codifié, voire a disparu : à chaque deuillant, sacrifice différent tant les lunettes de soleil portées à l’enterrement feront circonstanciellement l’affaire. La conservatrice du patrimoine Claudette Joannis a répertorié de beaux exemples de bagues, de médaillons en jais, onyx, émail identifiables comme des ornements de deuil. Les bagues dites « Memento Mori » ornées d’une tête de mort, dont l’usage est attesté depuis le XVIe siècle par de nombreuses sources testimoniales et iconographiques, sont à intégrer ici, quand d’autres (trans)portent pour leur part une mèche de cheveux ou une quelconque trace de l’absent. Nous croyons au pouvoir d’évocation du projet commémoratif qui vise à doter l’objet d’un désir de rendre présent un absent, comme à celui de fabriquer un état de sacrifice du vivant pour le défunt. En revanche, nous n’avons pas établi ni les circonstances ni la durée du port de ces bagues, ni si elles étaient léguées par le défunt, par testament ou non, concédées le jour des funérailles ou achetées par la deuillante.

Ces manières de faire « état » varient d’une société à une autre, tandis que demeure ce mécanisme qui fait que l’être s’équipe de certaines choses selon certaines situations. Dans certaines ethnies du Gujarat (principalement les Raikas, les Rajputs et les Banjaras), le mariage n’implique pas pour la femme de quitter le foyer familial : si elle a bien changé d’état, la mariée peut rester dans son village natal, dans le style et l’histoire des siens, sans acquérir pleinement ce que l’on comprend en Inde par « l’état d’épouse ». Sur le lieu familial, pour la distinguer de ses consœurs non mariées, elle porte différents bijoux dont le bor, ornement arboré au front [48]. Ce n’est qu’une fois sous le toit conjugal que la femme mariée porte un nombre bien déterminé de bijoux en rapport avec son rang, qui la distingue de celles qui ne le sont pas ou bien des veuves qui n’en portent plus. Elle a équipé son état d’épouse et grâce à Séverine Teillot, l’on sait que « c’est notamment un assortiment de bracelets placé à un endroit précis, à l’origine fabriqués en ivoire aujourd’hui en plastique qui est l’apanage des femmes mariées. [...] Un jeu idéal se compose de dix-sept bracelets portés sur la partie supérieure de chaque bras et neuf autres portés sur chaque avant-bras, ce qui fait un total de cinquante-deux. » Le bijou établit non seulement l’engagement des époux l’un envers l’autre, mais aussi celui des familles entre elles – acceptation d’une union et du partage d’une histoire qui se fait à présent commune. Si le port (nombre d’éléments, emplacement, durée de port) diffère d’une ethnie à une autre, il suffit d’observer ce qui régit implicitement ou explicitement la société, et comprendre combien le bijou confirme le statut d’épouse dans cette région du monde. Ainsi, par rapport à la veuve occidentale qui porte une simple alliance, en Inde, c’est le foisonnement et l’hétérogénéité des bracelets portés sur ses avant-bras qui caractérisent l’état de femme mariée. Mais si la veuve occidentale continue de porter son alliance et peut même porter tous les bijoux qu’elle souhaite à condition que ceux-ci soient noirs, la veuve indienne doit ôter et briser tous ses bracelets. C’est l’absence d’ornement qui la constitue dès lors comme personne, veuve et seule.

Concernant le port de la bague de l’évêque, du cardinal ou du pape, les sources [49] ne sont malheureusement pas assez précises ou ne s’accordent pas toujours. Il semble que ce que l’on appelle « l’anneau pastoral » soit une bague portée en toutes circonstances (c’est-à-dire autant à la ville qu’en fonction) à l’annulaire droit, voire au médium droit, par l’évêque. Il s’agit bien d’un bijou d’état. Destiné à l’évêque, celui-ci prend la configuration d’un anneau d’or surmonté d’une pierre (saphir, améthyste, rubis, les sources ne s’accordent pas non plus sur ce sujet) ou d’une relique – aujourd’hui, la configuration de ces bagues est très variée. Destiné aux prêtres, celui-ci prend la configuration d’un simple anneau. Porté quotidiennement, l’anneau pastoral outille l’état de religieux de l’évêque (depuis 590 ou 610 ap. J.-C. selon les sources) ou du prêtre, et fabrique ainsi l’état du lien de l’homme d’église à Dieu. Le cardinal outille pour sa part son lien avec Dieu par l’anneau cardinalice, une bague ornée d’un saphir (ou grenat, spinelle, émeraude) gravé aux armes du pontife. Portée à la main droite, cette bague est offerte par le pape (depuis 1294) qui, par ce cadeau, intronise le cardinal dans sa fonction (nomination au consistoire). Ce bijou peut être légué en héritage ou transmis à un proche Le port de cette bague n’étant pas précisé (certaine source mentionnant qu’elle était portée sur le gant), il est difficile de s’assurer qu’il s’agit strictement d’un bijou d’état.

La chevalière, bague-sceau portant les armes d’une « noble » lignée, est un bijou d’état : transmise, elle manifeste l’appartenance à une certaine classe en isolant le porteur des autres. Les recherches de Claudette Joannis explicitent une mise à l’écart : dès 1692 dans les régiments allemands et alsaciens notamment, « les hussards portaient des boucles d’oreilles. Le régiment du roi puis la vieille garde de l’armée impériale gardèrent cette coutume en dehors de tout règlement. C’était la marque d’un corps d’élite. Chaque soldat achetait ses anneaux. » Cette pratique concerne en fait tous les corps de troupe, ce type de bijoux manifestant une mise à l’écart sociale de ces militaires tout autant qu’une différence particulière entre un soldat expérimenté, un vétéran ou un simple conscrit, comme l’atteste Gérard-Antoine Massoni qui a soutenu sa thèse sur les hussards. Porter un ou deux anneaux équipait donc bien l’état de militaire, opérant de fait un « rassemblement » des soldats entre eux (ils portent tous le même bijou), mais aussi une distinction de niveau entre chaque corps d’une même troupe par le port d’un anneau légèrement différent marquant, simultanément, une différence dans le groupe (l’expérimenté n’est pas le conscrit). Cette manifestation d’un état par le port d’un bijou spécifique induit, d’une part, une mise à l’écart de ces soldats par rapport à tous ceux qui ne le sont pas, un mécanisme similaire au port de la soutane qui isole le prêtre des autres membres du social ; d’autre part, une distinction d’échelon au sein même du groupe. Autre utilisation moins connue de cet anneau d’or attestée par Gérard-Antoine Massoni : un moyen d’échange, le bijou pouvant être la seule fortune transportée par son nomade propriétaire. Autre bijou d’état, le collier appelé « Esclavage » : son apparition est située autour de 1750, il ressemble à un collier porté par les élégantes sous Louis XV, un ornement de la femme mariée, ou plus précisément un cadeau de mariage assez onéreux, offert généralement le soir des noces – son usage est attesté en Normandie, Auvergne, Bresse et Poitou. Fabriqué à partir de matières précieuses (or, argent, diamants) ou moins précieuses (cuivre doré, strass) selon les possibilités financières du couple, celui-ci se compose généralement de trois médaillons ovales ou rectangulaires reliés entre eux par plusieurs chaînes plus ou moins longues. Celui-ci pouvait s’enrichir de nouvelles chaînes à l’occasion de la naissance d’un enfant. À Arles, le bracelet jonc en or massif appelé « Coulas », est aussi réservé aux femmes mariées. Quelles que soient ses configurations (simples ou travaillées) et sa dénomination (Capucine, Maintenon, Saint-Maurice, Bâton, Boulonnaise, Papillon, Grille), la croix est l’ornement féminin le plus porté. La Jeannette, une croix en matière précieuse (or et argent), aux extrémités tréflées, très ouvragées ou épurées, peut être considérée comme un bijou d’état. C’est le bijou des paysannes, unanimement porté dans les campagnes et acheté à la Saint-Jean. La collection de Saint-Amand-Montrond présente une vingtaine de croix, toutes dissemblables, preuve de cette quantité de configurations cruciformes possibles. Selon nos sources, la croix outille donc aussi parfois un mécanisme de classe : les paysannes.

Ainsi, de même que la soutane des prêtres et que la toge anglaise établissent l’être « en » ecclésiastique ou « en » universitaire, le bijou d’état établit une différenciation des états de lien. Ces ornements marquent un statut historiquement daté et ininterrompu : lors de la cérémonie, religieuse ou civile, les mariés s’échangent leur anneau. C’est à ce moment précis qu’ils « mutent ». Dans une promesse d’engagement total et éternel, ils se doivent d’arborer quotidiennement leur alliance, similairement au prêtre ordonné avec sa soutane. Ce qui caractérise ce bijou, c’est moins la circonstance de réception de l’objet qui en amorce le port, que la permanence du port lui-même, intronisant littéralement l’être : une opposition qualifiante d’un lien particulier qui s’établit soit entre deux personnes, soit entre plusieurs, par rapport à toutes les autres. La fabrication de l’état s’outille similairement via l’habit de policier ou de militaire ; dans celui de boucher (habit de base en pied-de-poule), celui de la serveuse (robe noire) ou dans l’équipement noir majoritairement adopté par les architectes d’aujourd’hui, lorsque toutes ces personnes continuent de porter ce vestiaire au-delà du cadre strict de leur métier – à moins que cela ne soit qu’un stratagème vestimentaire, le noir « affinant » la silhouette. Quoi qu’il en soit, il est « normal » de croiser un militaire habillé comme tel, marchant dans la rue, prenant le train, bien qu’il ne soit pas en rôle ; de même un policier ne portant jamais son uniforme garde donc le même vêtement quelles que soient les circonstances, comme un boucher reste en pantalon pied-de-poule pour prendre un café au bar du coin. Caractérisant non strictement un style personnel, ce vestiaire relève de l’établissement de l’être, de manière permanente. Porter une alliance à l’annulaire gauche en France, enfiler une soutane ou un vêtement pied-de-poule, c’est être « en » mari, clerc ou boucher, tout en n’étant en rien suffisant pour « en être » totalement : toujours possible de porter un anneau sans être marié, d’acheter une soutane et la porter sans être prêtre, d’enfiler une veste pied-de-poule sans être boucher ! On voit combien tout cela ne va pas de soi, l’habit ne fait pas le moine en le faisant tout autant, comme s’arrange le dicton. Ornement et vêtement sont nécessaires, mais restent non suffisants : pour être prêtre, encore faut-il être reconnu comme tel.

L’ornement établit aussi, en différenciant les êtres selon leur âge : nouveau-né, petite fille, jeune fille, épouse… En Inde au XXe siècle par exemple, dans certaines ethnies du Gujarat, différents bijoux outillent ces étapes successives. Ainsi la petite indienne doit-elle retirer, à la puberté, la boucle de nez qu’elle portait jusqu’alors et se préparer à recevoir des ornements d’oreille ; elle doit aussi revêtir les habits relatifs à son genre féminin, ressemblant à ceux de ses aînées. Ceux-ci, assez couvrants, requièrent une manipulation particulière avec laquelle elle doit se familiariser afin d’être « prête » à se marier. Par les unités ainsi (r)assemblées de son vestiaire, la petite indienne s’incorpore au groupe auquel elle appartient. Ce cheminement d’enfant à jeune fille puis femme mariée, passage à cet état d’épouse efficient une fois sous le joug conjugal.

Ce processus d’incorporation se retrouve en Occident avec la bague de fiançailles. L’état de fiancé(e), moins marqué, moins en vigueur aujourd’hui, s’étalait de l’acceptation par le père de la demande en mariage du prétendant jusqu’aux derniers préparatifs du mariage (dot, accords, trousseau, publications des bans, choix du tissu de la robe, invitation), période de passage ou de transition liant les jeunes gens quasiment au même titre que le mariage et qu’il n’était en tous cas pas de bon ton de rompre. L’usage des fiançailles remonte de manière officielle à un décret de 860 du pape Nicolas Ier, et cette bague offerte, en métal précieux, devait représenter pour le futur époux un sacrifice financier. Quelques bagues de fiançailles de la collection de Saint-Amand-Montrond, sont représentatives sur plusieurs générations de la production et du port de ce bijou en province, durant une période allant du Second Empire à la IVe République. Afin de la préparer à son passage à l’état de femme mariée, la jeune fille occidentale se faisait ainsi offrir par son futur époux une bague plus ou moins volumineuse, portant soit une seule pierre précieuse, soit plusieurs pierres agencées en motifs géométriques ou floraux, cadeau avant l’alliance qui outille un statut transitoire entre l’état jeune fille et d’épouse. En 1915, femmes et hommes portaient continument leur bague de mariage et de fiançailles, le livre de de Claudette Joannis permettant testimonialement de préciser qu’en Bretagne cette bague dite d’« accordailles » n’était qu’un anneau en argent, l’utilisation de l’or pour ce type de bijoux n’étant pas généralisée. Les futurs époux s’offraient leur bijou lors du repas dit d’« accordailles » lui aussi – le temps de ces fiançailles s’étalant de quelques semaines à trois mois, voire toute une année.

L’imprégnation et l’incorporation [50] permettent de comprendre ce subtil et transitoire état de la petite indienne qui, jusqu’à la puberté, reste immergée dans la culture des siens, sans capacité de distanciation possible – processus qui s’équipe par le port de la boucle de nez. À la puberté, lorsqu’elle acquiert l’aptitude à se distancier, elle mute « en » jeune fille, incorporation s’outillant par le port de boucles d’oreilles. L’exercice de la manipulation de son vêtement la préparera à l’état suivant, le mariage. Ces différents âges, chaque fois accompagnés d’ornements dédiés la font glisser d’état en état, jusqu’à son statut de personne. L’ornement des tout premiers âges de la vie par lequel se fabrique l’état de tout petit enfant en Inde, chez les Bhopa Rabaris, prend la configuration de cordons de qualité et couleur spécifiques. À l’âge de six jours, c’est doté́ d’un cordon de laine rouge et d’un cordon de coton blanc entrelacés, cernant son cou, ses poignets et ses chevilles qu’il est présenté à la Déesse Mère, divinité protectrice. C’est la résistance des fils qui va en déterminer le port, et il est attendu que ce temps soit le plus long possible. Le port de ces dix cordons outillant son état de nouveau-né est assujetti à une usure tributaire à la fois de la gesticulation du bébé et des gestes des parents et autres adultes à son égard. En Occident, le petit enfant porte son bracelet de naissance, en métal précieux, sur une courte période déterminée par la longueur, des maillons supplémentaires étant mis à disposition lors de son acquisition pour s’ajuster à la croissance. Pour la période des XIXe et XXe siècles, les bracelets de baptême conservés à Saint-Amand-Montrond (portant le nom de l’enfant ou des inscriptions comme « bébé »), ainsi que les médailles (figurant le visage de la Vierge, un saint ou un ange), aux proportions adaptées à celles de son petit corps (longueur, poids, volume) se comprennent comme étant eux aussi des bijoux de naissance, offerts à l’enfant le jour du sacrement ; toutefois, selon nous, moins manifestation d’un état et plus mécanisme d’incorporation au groupe par l’appropriation des parents et des proches.

Un mécanisme similairement ambigu s’observe avec le bracelet d’identification que la sage-femme pose autour du poignet du nouveau-né à la maternité, portant son nom, son prénom, son sexe et le nom de sa mère pour l’authentifier. Son port est ponctuel, c’est par la présence sur un même lieu et au même moment d’autres nourrissons qu’un risque de confusion entre nouveaux-nés existe. Sorti du cadre médical et administratif, ce bracelet devient inutile, l’ambiguïté sur l’identité du nourrisson étant levée.

Un même bijou qui se partage : d’un côté, la mariée et la veuve, le militaire, l’évêque et la paysanne (états de liens ou du lien) ; de l’autre, le nouveau-né ou la jeune fille (états d’âge), le mécanisme du bijou d’état est similaire, qu’importent lieu, milieu, époque. Il s’outille par le partage, entre deux personnes ou plusieurs, d’un bijou à la configuration similaire dont la durée de port varie selon une différenciation de l’état soit du lien soit de l’âge mettant la personnne concernée à l’écart ou en opposition à toutes les autres. Ce qui caractérise le bijou manifestant des états de lien semble incomber soit à la permanence de son port (alliance, anneau pastoral, anneau des hussards, croix des paysannes), soit à la nature du lien entretenu avec une personne défunte (port de bijoux noirs en Occident ; ne plus porter de bracelets pour les Indiennes). Ces bijoux prennent des configurations plutôt minimales et circulaires (bagues et bracelets), et s’adaptent à la morphologie grâce à la fluidité incluse dans leur configuration technique (croix portée avec une chaîne, médaillons du collier Esclavage assemblés par chaînettes souples), entravant le moins possible la gestuelle quotidienne (dormir, se laver, éplucher les légumes, travailler au champ, etc.) ; les matières précieuses utilisées (or, platine, argent, mais aussi strass ou cuivre) étant plutôt pérennes. Des imprécisions persistent toutefois pour le port de ce type de bijoux : les Indiennes gardent-elles leurs bracelets pour dormir ? À quel moment était ôté le volumineux collier Esclavage, apanage des femmes mariées des XIXe et XXe siècles ? Remarquons que les époux portent la même alliance ; les militaires, la même boucle. Par la permanence du port d’un bijou similaire s’outille leur être social – cet ornement manifestant un certain état de lien. En revanche, du nouveau-né à la jeune fille, le passage d’un âge à un autre est équipé par des bijoux chaque fois différents (cordons, puis boucle de nez, puis boucle d’oreille). Mais un même type de bijou outille le lien entre les enfants d’un même âge : les nouveaux-nés bhopa rabaris portent tous des cordons de couleurs et matières différentes et, jusqu’à la puberté, toutes les petites indiennes portent la même boucle. Dans ces états de lien et états d’âge, il s’agit, d’une part de partager le même bijou que l’autre ou que les autres ; d’autre part, d’un port qui différencie la personne des autres en l’associant à une autre, ou à quelques autres.

Pour le bijou de type contemporain, qu’en est-il de l’investiture ?

Dans le corpus, aucun bijou n’a pu être identifié comme manifestant un mécanisme d’état (de lien ou d’âge) ou se déclarant comme tel. Quid du concept qualitativement statutaire ou identitaire instituant de l’être contemporain en société [51] ? Présente à la soutenance de notre thèse puis à la conférence à l’Afedap [52] qui s’ensuivit, la directrice de la galerie Terres d’Aligre nous a pris au mot. Nous avons relevé le défi et mené ce qui s’apparente à une « direction artistique » auprès de deux de ses bijoutières contemporaines, Marianne Anselin et Claire Marfisi, sur près de six mois, avant de les rendre à leur galeriste pour la scénographie et le vernissage. Au final, *Oui fut une exploration [53] féconde, aussi un hommage à Jean Gagnepain, sorte de lignage à son concept d’investiture.

L’alliance comme cosa mentale mérite de se poser plus objectivement ici via les travaux de deux bijoutiers contemporains n’appartenant pas forcément au corpus. Premier exemple avec *Monika Brugger qui a répondu de manière intéressante à une commande d’anneaux nuptiaux. Elle a proposé aux futurs époux qui donc se sont adressés à elle d’acheter un certain poids d’or à 24 carats (compris entre 5 et 30 g, voire plus si le couple dispose de fonds), poids à diviser en deux parts égales – demandant martelage et étirement pour une mise « en cercle ». Au final, les deux ouvrages comportent très exactement le même poids d’or. Traditionnellement, un or 750e (18 carats), malléable et résistant est utilisé pour résister au quotidien ! Traditionnellement, la section ou diamètre du fil façonné ou étiré est identique pour les deux ouvrages ; ainsi, avec une taille de l’annulaire en général supérieure à celui de sa femme, l’homme dispose au final d’une bague proportionnée à sa morphologie mais qui, en poids, a nécessité un rajout de matière. Ainsi la bijoutière a organisé sa production non pas strictement à partir de la taille des doigts, mais d’une même quantité de métal à répartir équitablement entre les futurs époux. Le travail sur ces points techniques qualitatif (poids) et quantitatif (pureté) du métal concourt à des finalités intéressantes. Tout d’abord, le poids du métal est identique dans les deux alliances, tandis que la section de la bague de l’épouse devient supérieure à celle de l’époux. Ensuite, afin de garder un or pur, à 24 carats, la bijoutière a choisi de réaliser une soudure à partir d’un or également pur, et non pas comme attendu à partir d’un alliage dédié. Pourtant, l’œil ne fait pas la différence entre une soudure traditionnelle ou celle-ci nettement plus expérimentale. Une information (verbale ou écrite) doit donc être donnée pour avertir de cette particularité. Pourtant, si l’or 999 % (24 carats) possède cet atout d’ultramalléabilité, il a le désavantage de vite s’abîmer en surface. Comment comprendre un tel parti créatif ? Ce projet élaboré autour de la « pureté » du métal est à mettre en correspondance avec la « pureté » du sentiment ou de l’engagement partagé par les deux époux au moment de leur union. La soudure est ici indécelable, mais c’est la valeur donnée à la représentation mentale qui l’emporte ici sur la technique, selon l’idée du lien d’amour pur  : une pureté absolue du métal (même indécelable) qui rappellerait un amour pur (sans tiers), devant faire face aux coups de la vie (une surface facilement déformable, abîmable ou rayable). Quant au poids similaire des deux ouvrages, il renvoie aux forces équitablement partagées que le couple choisi de valoriser au moment de son changement d’état social, par le mariage.

*Benjamin Lignel est le second exemple. Ce bijoutier n’appartient pas au corpus mais la réanalyse qu’il a déjà opéré sur l’alliance est assez pertinente pour être discutée ici. Il propose cette boîte contenant deux rubans d’or identiques de 24 carats à disposer autour de l’annulaire en l’enroulant, puis en entortillant les extrémités afin de fixer le ruban à l’emplacement de ce que l’on reconnaît comme étant la place d’une alliance en Occident. Le ruban étant plus long que le diamètre d’un doigt, les extrémités restent de fait telles quelles, saillantes au-dessus, comme un chaton. Cet « arrimage » est surprenant pour un anneau que l’on a plutôt l’habitude d’enfiler le long du doigt, une nouveauté rendue possible par l’extrême malléabilité́ du métal utilisé pur. L’avantage d’un tel conditionnement (ruban) confère une adaptabilité maximale (convient à toutes les tailles de doigt). C’est en revanche un désavantage car il nécessite un rajustement continuel à faire en… tordant les extrémités. Cette manipulation va peu à peu éliminer le métal et faire en sorte que se casse le ruban qui, désolidarisé, devient inutilisable. La finalité de la bague est ici malmenée, traditionnellement conçue pour rester en place, perdurer. Titre ou commentaires du bijoutier renseignent sur cette « aberration » technique. Cheap Thrills, ou Super Cheap Thrills dans sa déclinaison boîte d’allumettes, se réfère au titre éponyme de Janis Joplin de 1968 prétendant que certains plaisirs ne peuvent durer plus de 9’38’’ – voire à ce que chantait Sylvie Vartan en 1965 : « L’amour, c’est comme une cigarette, ça flambe comme une allumette ! »

Il faut admettre que pour l’achat d’alliances le « traditionnel » l’emporte, les futurs époux se dirigeant vers la joaillerie, voire la haute joaillerie, ou bien la bijouterie de nos quartiers. Le mécanisme de similarité « un même bijou pour plusieurs » observé au XIXe siècle chez les militaires ou pour outiller un état d’âge (nouveau-né, petite fille) ne s’envisage que peu pour le contemporain. Remarquable et techniquement portable (enfilable et ajustable), ce bijou ne se préoccupe donc que très peu de la personne (état ou rôle). A l’extrême, il sait se faire indésirable en société lorsque, via des traits plus extrêmes, il repousse sans donc s’accorder avec le vivre ensemble (convivialité). Jouer autour de nos totems et tabous, telle la broche *Nymphe de Carole Deltenre ou le collier préservatif de *Keith Mendak, génère, c’est selon, une palette d’effets et d’attitudes : sourire, gloussement, rire (jaune), gêne, embarras qui se modulent circonstanciellement (expo, métro, solo). Quant aux bagues toutes blanches de *Viviane Yazdani leurs visées orgasmiques (enpirie) restent visuellement « inoffensives ». Ménage à Quatre fait savoir (via mode d’emploi) sans faire voir [54].

Affranchi des convenances, voici éloignée la traditionnelle fabrication d’investiture de la personne par le bijou, hormis lors des circonstanciés vernissage, visite, colloque, dîners en partenaire ou partie. Toujours dans son style et son milieu ! Au phénoménal festival punk de Mont-de-Marsan en 1976 et 1977, les festivaliers ne portaient que des bijoux à leur guise punk, comme le bijou contemporain n’est porté que par des aficionados : affaire d’arbitraire de l’être en société. Hors de tout jugement, mais fruit de l’observation, du témoignage de galéristes ou dires des bijoutiers eux-mêmes, il semble avéré que rares soient les individus manifestant un intérêt sans bornes. Divergence et arbitraire de la personne, voici deux raisons d’un port, ainsi qu’une présence sociale plutôt rares, notamment en France, bien que musées ou centres d’art le collectionnent, le prêtent, et que des colloques ou journées d’étude sont régulièrement organisés [55].

IN PRINCIPIO

Reste que, quelle que soit la tournure qu’il adopte, le bijou contemporain s’enfile et se porte, car fabriqué pour l’être : absence utile [56], comme le cou l’est au collier, l’asphalte au pneu, le tableau à la craie. Le bijou, mobile, interchangeable, accompagne la tenue sur la peau comme sur le tissu ou s’y fixer, temporairement. Si l’ornement est bien en relation de dépendance réciproque avec le vestiaire et la morphologie, il agrémente aussi l’équipement le plus minimal qui soit, comme un short, un top ou un maillot de bain. Cette prise de corps par le bijou peut se réaliser en entourant fixement une partie tel un collier rigide, ou en se montrant mobile et fluide comme un sautoir souple épousant la morphologie. Sans se conformer à l’anatomie et tout en étant dépendant, le bijou peut revendiquer sa propre autonomie. « Pourtant, si ajusté soit-il et même s’il est fait sur mesure, l’ordonnance du vêtement ne se conforme jamais parfaitement à celle du corps qui doit le porter. Les parties de l’un ne sont jamais exactement celles de l’autre [57]. » Un collier de chien ou ras-de-cou rigide qui dessine une autre ligne que celle du corps par un redressement « naturel » de la tête peut se rapprocher des talons aiguilles qui, en allongeant les jambes, bassin cambré, redessine la silhouette. La similarité est manifeste, moins pour interpréter la posture ou la personne elle-même comme… altière, charmeuse, fumeuse, ou l’adhésion à cet attrait occidental pour le longiligne, et bien plus pour comprendre cette autre ligne corporelle fabriquée, que les femmes à plateaux d’Afrique aux lèvres inférieures proéminentes illustreraient tout autant.

Puisque le bijou se porte, celui-ci est lié au corps, c’est une évidence. Il en pare ou s’empare des cou, doigt, poignet, cheville, etc. au détriment d’emplacements valorisés en d’autres temps, lieux, milieux (nous l’avons dit), d’une part le bijou doit s’ajuster au vêtement ou, inversement, le vêtement est choisi en fonction de lui : pour sa broche, on optera pour une chemise au tissu épais ; d’autre part, il s’agit d’une finalité autant esthétique, plastique [58], c’est-à-dire que l’ensemble du vestiaire trouve en soi sa propre fin. On pourra accorder sa robe rouge avec un bijou rouge, un collier ras-de-cou quand le col de son pull-over est peu évasé, des bracelets à chaque bras dans l’idée de la fabrication d’une symétrie. Si l’on préfère l’accumulation, l’épure ou équilibre, on choisira une multitude de bijoux, ou un et un seul, ou un juste équilibre.

Mais le bijou n’est pas le seul à se faire décor du vêtement ou du corps tant il entretient des rapports complémentaires et solidaires avec la perruque, les faux ongles, les barrettes, les faux cils, mais aussi le maquillage, le tatouage, la broderie, les sur-piqûres, l’écharpe, la cravate, les gants, le chapeau. Le jeu technique entre ce que l’on croit être du bijou ou du vêtement, peut être exemplifié par deux ornements contemporains : tout d’abord, un ouvrage de Clara Camus, jeune styliste qui a fabriqué un bracelet en cuir qui est aussi un petit sac que l’on porte sur l’avant-bras comme un bijou, mais selon une double finalité (décorative et dynamique) ; également par une pièce de *Monika Brugger, une bijoutière du corpus qui a brodé à un emplacement plutôt attendu pour une broche la définition de ce bijou tirée du Petit Robert selon la typographie reconnaissable de ce dictionnaire, tout en considérant que, comme son nom l’indique (Inséparable), c’est l’ensemble du vêtement qui constitue le bijou.

Mais ce n’est pas le fait d’être porté qui incontestablement le caractérise : on porte aussi bien un sac, un vêtement, un parapluie. On peut mettre du poison dans sa bague, quand portefeuille et papiers d’identité réclament un sac. Si l’on enfile son vêtement tout comme une bague ou un collier, c’est en revanche pour se vêtir que l’on passe le premier, porter un bijou serait-il lié au fait de remédier au manque de décor du vêtement ? Il faut analyser. Ainsi, contrairement au bijou, une fonction de mise à « l’abri » du sujet semble incluse dans l’utilité du vêtement : un imperméable (pour s’isoler de la pluie), un manteau en hiver (pour s’isoler du froid). L’abri est « ce qui, dans le vêtement, contribue à assurer la maintenance biologique du sujet en formant écran entre lui et le monde [59] ». Il est évident qu’en fonction des saisons et selon la chronologie, la géographie ou la culture, celui-ci n’opte pas pour la même qualité (laine ou lin), la même quantité de tissu (longueur ou couvrance) ou le même dispositif (ciré, capuche et bottes par temps de tempête, ou simple chapeau et parapluie sous un petit crachin). Ces mécanismes communs se manifestent dès qu’il s’agit de sortir de chez soi. Si l’on s’habille pour protéger son être biologique, se vêtir est subtil. Incontestable que le manteau soit un abri « vital » (au sens de vie ou de mort) pour le sans-abri ou l’Inuit, qu’en est-il de la casquette du policier ou des circonstances comme entrer dans une église où les hommes, même par une température basse, doivent ôter leur chapeau ? Avec la casquette du policier, l’utilité fonctionnelle d’abri ou de protection défendue pour le sans-abri ou l’Inuit n’est plus si efficiente : la casquette tient moins de la protection du sujet et plus de l’emblème du métier : le policier est dans son képi. Dans ce qui établit la personne, logement, traitement, aliment lui sont indissociables et, dans la réalité, tout est lié : solidarité des industries de l’être. Si l’on se trouve dans la rue, pour ne plus avoir froid, on peut entrer dans un bâtiment, un magasin, un parking, une voiture (logement). À l’intérieur d’un bâtiment, on enfile un pull-over, chaussette, robe de chambre on pose un châle sur ses épaules (vêtement) ; on fait un feu, on augmente le chauffage (mobilier), prend un bain, se frictionne, fait les cent pas (traitement du corps) ; se prépare un thé ou avale un bol de soupe (aliment).

Pour les festivités d’un mariage princier, la mariée aura été coiffée et maquillée (traitement), après l’échange des consentements, elle arborera l’anneau nuptial ainsi qu’une robe qu’elle ne portera que pour l’occasion, l’ensemble des invités sera vêtu pour la circonstance, parfois endimanché, en tout cas caractérisant leur classe et leur statut (têtes couronnées, membres du gouvernement, dirigeants d’associations, personnalités du show-business, etc.). En même temps que le style de chacun (vêtement), le bâtiment, le palais où se déroulera la fête sera choisi en rapport avec le rang des mariés (logement) ; il en ira de même pour la qualité ou l’agencement des plats (ameublement). Si le système est un tout cohérent, les disparités manipulatoires persistent : on ne pénètre pas dans sa maison comme on rentre dans son pull ou que la nourriture entre en soi. Tout comme le bain de mer n’est ni celui de sa baignoire, de pied ou de la foule. Sur la plage, le maillot de bain n’a par exemple pas toujours été aux dimensions si minimales qu’aujourd’hui rend possible. « Ce qui est en cause, c’est moins la sexualité que la pudeur, c’est-à-dire le fait que ça m’appartienne et que ce ne soit pas à toi [60] ». Sans cette frontière, la personne entre dans la pathologie : une tendance soit à l’exhibitionnisme (intimité niée), soit au voyeurisme (intimité de l’autre niée). Contrairement aux sciences et théories uniquement discursives, cette anthropologie valide ses hypothèses nous l’avons dit. Et quelle force de se valider cliniquement, par la pathologie, d’une part, parce que cette vision en « négatif » de la raison et de son fonctionnement est une composante de la théorie, d’autre part, parce que les travaux de ces cliniciens médiationistes permettent d’exploiter les notions du modèle avec une tout autre ampleur. Cet aller et retour théorie-clinique est un constituant à part entière. Dans la thèse, les troubles de l’habillage ont permis de comprendre que, se vêtir, c’est choisir le bon vêtement, l’enfiler à l’endroit, au bon endroit. C’est enfiler son caleçon avant son pantalon (tout le monde n’est pas Superman slip rouge moulant par-dessus son collant !), le gilet sur son pull, mettre ses chaussettes avant ses chaussures ; également ne pas enfiler son pantalon par la tête ou tout autre un segment corporel dans une ouverture inappropriée ; ajuster et fermer son vêtement [61]. De même, l’analyse de troubles neurologiques affectant la personne dans sa relation à l’autre – c’est-à-dire lintériorisation (faculté déjà là) – éclaire le mécanisme social, processus qui justement ne va pas toujours de soi, voire dans certains cas échoue. Tout se passe comme si certains n’étaient pas ou pas parfaitement « socialisables », faute d’être capables d’intériorisation. Et de surcroît appréhender cette manière d’être qui fait ôter aux hommes leur chapeau (casquette, béret, capuche et autres couvre-chef) même dans une église froide, l’utilité d’abri ne peut ici se réaliser. Même en possession de l’objet (d’un objet), la circonstance (consensus social ou loi) peut le déconseiller voire l’interdire, comme se balader avec une kalachnikov). Nos manières d’être en société ont ainsi plus strictement à voir avec des « frontières » de convenances ou de pudeur [62] nous l’avons dit. On parle aussi d’intimité dans la mesure où, une fois outillé, je peux faire barrière à l’autre si j’ai décidé que ce qui est à moi restera caché [63] – occulté, camouflé, couvert, voilé.

L’on dit que personne ne se promène nu (en l’état donné par la nature) en société, selon son bon vouloir. En effet, nudistes ou naturistes ne peuvent vivre leur partenariat que dans un territoire aux limites (frontières) strictement définies. En France, enfreindre cette loi [64], c’est prendre le risque d’être verbalisé, condamné pour exhibitionnisme [65]. Partenaires en lieux « sûrs », les nudistes vaquent ainsi à leur gré, nus, s’équipant à l’envi, à leur guise ou pour la surprise d’accessoires qui n’en sont donc d’ailleurs point ! Abri (pied, tête, yeux) ou pour le chic, chaussures, chapeaux, lunettes de soleil, montres, sacs, bijoux… ici se portent, là se laissent. Circonstance oblige : traînant ou en training, en grandes surfaces, en face-à-face, sac à main ou bien à dos ; et qu’il soit l’heure du resto ou du disco. Sorte de paradis, comme a tenté de le démontrer l’exposition [66] du Mucem. Même si l’inverse est plus fréquent, gambader et se fréquenter sans vêtements mais avec des bijoux est avéré. Et s’il fallait argumenter davantage et indiquer l’une des directions que prend notre recherche [67], évoquons, en d’autres lieux, la nudité des Himbas en Namibie, accompagnée de magistrales parures de cou, buste, tête ; en d’autres temps, la nudité des athlètes grecs dont la pratique en olympiade ou au gymnase est pour sa part bien documentée [68]. S’entraîner (acquérir de l’endurance), c’est en tous points s’entretenir : soulager la douleur musculaire pour les uns, conserver une silhouette honorable pour d’autres. Des circonstances sociales et politiques où règne la responsabilité citoyenne : « Même nus les corps sont des machines dont les Grecs prennent soin [69] ». Certes, mais une nudité sans l’être, puisque non intégrale. Mieux vaut nuancer et préciser des êtres nus, équipés tantôt de gants, ceintures, bijoux (colliers, bracelets, boucles d’oreilles, chaînes de pied) [70]. Voici démontré que le bijou fonctionne très bien tout seul, sans chemise, sans pantalon.

L’effacement d’investiture du bijou contemporain paraît démontré et permet de comprendre cette quasi-invisibilité évoquée en introduction. L’expérimental l’emporte ! Un bijou pour lui-même, technique pour la technique, comme l’on dit un art pour l’art. Que ces ornements soient lourds, voyants, inconfortables ou demandant une gesticulation parce que ça gratte ou que c’est trop serré n’est pas la question : tiare ou traîne de mariée « gênent » tout autant pour fréquenter les pèlerins ou valser pour ouvrir le bal. Le pape (comme il doit) porte son imposante tiare, de même que la mariée (comme elle se le doit) garde sa robe de princesse jusqu’à la fin du jour ou de la nuit. Ce temps de cérémonie de mariage (célébration civile, religieuse et jusqu’au banquet, buffet, repas, soirée…) est compté. Quant à la fréquentation d’un vernissage d’art, d’un dîner aux dessous chics, mieux vaut s’équiper en bijoux qui ne feront ni guindés, endimanchés, ringards. S’accorder mais marquer (se démarquer, se faire remarquer) sans qu’il n’y ait de vraie représentation car bien plus en représentation : ici, ni scène ni décor ; un jeu sans jeu, sorte d’anti-rôle sans rôle tant il n’y là ni théâtre, ni public, ni personnage, ni texte, ni pièce, ni quelconque spectacle à applaudir. Quant au fabricant (bijoutier, joaillier, créateur, artisan, artiste) contemporain, en s’éloignant délibérément et parfois outrageusement du dispositif technique, il tend à se marginaliser, diverger semble être devenu la panacée, quitte à ne plus produire du tout. Manœuvre qui fait œuvre sans main ! Le bijou de *Sissi Westerberg ? Une empreinte éphémère sur la peau, après le serrage d’une cordelette, dans l’effacement progressif du sillon jusqu’à disparition du phénomène [71]. Du tangible à son contraire, ni vu-ni connu si l’on n’était pas là pour voir ? Que l’on se rassure, tout est maîtrisé. S’apparentant à la pratique artistique de la « performance » dénommée ainsi depuis les années 1970, la captation photographique ou cinématographique est de la partie. Une preuve de cette épreuve fera foi de feu son existence partageable, médiatisable à l’envi pour la vie. Loisir et esthétique, vous dis-je !

Le bijou est loin d’être un simple accessoire au service du vêtement. Moins supplément, plus « supplément d’âme », il va et vient au-delà des corps et du décor : Kunstwollen [72] ? C’est ce qu’il faut démontrer. 


Notes

[1Exposition « Anti-Bijoux », Galerie Collection, Atelier Métiers d’art de France, septembre-novembre 2013, Paris – en ligne : https://vu.fr/KDYIx

[2Nicolas BOURRIAUD, Beaux-Arts, novembre 2007, n° 281, p. 40. La tirade de Marcel Duchamp « The great artist of tomorrow will go underground » conclut son intervention lors du colloque Where do we go from Here ? au Philadelphia Museum of College of Art, le 20 mars 1961.

[3Lucileee BACH, « Costume et ornement de scène : de quelle investiture parlons-nous ? », in Le Costume de scène, objet de recherche, publication des actes du colloque sous la direction de Didier Doumergue et Anne Verdier, Centre national du costume de scène (CNCS), Moulins-sur-Allier, mars 2013, p. 235-243.

[4Sylvie BACH LAMBERT, Le Bijou contemporain, son rapport au vêtement et à l’art – Anthropologie de l’ornement en Europe depuis les années 1960, thèse de doctorat sous la direction de Pierre-Yves Balut, Centre Chastel, Paris-Sorbonne, 2012.

[5Sylvie LAMBERT, La Bague – Parcours historique et symbolique, Le Collectionneur/Ramsay, Paris, 2000.

[6Jean GAGNEPAIN, Leçons d’introduction à la théorie de la médiation – https://www.institut-jean-gagnepain.fr/œuvres-de-jean-gagnepain

[7Philippe BRUNEAU et Pierre-Yves BALUT, Artistique et Archéologie – Mémoire d’archéologie générale 1-2, PUPS, Paris, 1997.

[8Si tout est en histoire, tout n’est pas de l’histoire.

[9Jean GAGNEPAIN est le premier à les penser et à les articuler en 1982 dans les tomes 1 et 2 de Du vouloir dire – en ligne : https://www.institut-jean-gagnepain.fr/œuvres-de-jean-gagnepain ; en 1997 à Paris-Sorbonne, Philippe BRUNEAU et Pierre-Yves BALUT, Artistique et Archéologie – Mémoire d’archéologie générale 1-2, PUPS, Paris.

[10Didier LE GALL, Des apraxies aux atechnies – Propositions pour une ergologie clinique, De Boeck Université, Paris/Bruxelles, 1998. François OZIURAK, Études neuropsychologiques des rapports entre outils, gestes et usages, thèse de doctorat, sous la direction de Didier Le Gall, école doctorale d’Angers, 2007. Olivier SABOURAUD, Le Langage et ses Maux, Odile Jacob, Paris, 1975. Jean-Yves URIEN, « Des troubles du langage à la pluralité des raisons », in Le Débat, n° 140, 2006. Interview de Jean GAGNEPAIN, in Atouts Bretagne, 1989. Olivier SABOURAUD, « Vous avez dit : “anthropologie clinique” ? » in Tétralogiques, n° 17, 2006, p. 189-226.

[11Dans le volume 2 ou Annexe de la thèse.

[12Philippe BRUNEAU et Pierre-Yves BALUT, Artistique et Archéologie – Mémoire d’archéologie générale 1-2, PUPS, Paris, 1997, p. 90-94 et p. 287-289.

[13AA, p. 288.

[14AA, op. cit.

[15Dans cette démarche, il s’agit de « faire (ou refaire) par soi-même », cf. AA, p. 278-292 et p. 253-254.

[16Cette bijoutière suédoise est connue pour avoir réalisé au gré de ses voyages (Stockholm, Paris, Biot) des ouvrages dont beaucoup seront édités par la maison Georg Jensen.

[17Frédéric Bodet, qui fut l’un des membres composant notre jury de soutenance.

[18Bijoutière et spécialiste des métaux, Sylvia Tailhandier que nous avons sollicitée durant toute la recherche a permis la compréhension d’effets techniques improbables pour une novice telle que nous l’étions alors. A l’Université catholique de Louvain, en partenariat avec le laboratoire de mycologie, elle mène un travail de recherche passionnant autour des nouvelles substances.

[19Barbara CARTLIDGE, Les Bijoux du XXe siècle, Payot, Paris, 1986, p. 81. Une légère mobilité est offerte à la pierre (quartz) par l’anneau d’argent qui la perce et la relie à la structure. Toute la pertinence de ce collier des années 1960 réside dans ce jeu (gagnant) avec la morphologie : cou, buste ici ; doigt, bras ou poignet pour les bijoux de sa collection.

[20Notice du bijou en ligne : https://madparis.fr/collier-body-sculpture

[22Mathieu Rousset Perrier.

[23Nous reprenons la formule développée par Pierre-Yves Balut dans le cadre des cours de L2 et 3 sur le vêtement à Paris-Sorbonne, réappréciée lors des séminaires du 26 novembre au 3 décembre 2009. Cf. définition sur le site de l’Anthropologie de l’art – http://tinyurl.com/4xn6xue

[24AA, p. 90-94.

[25Une qualité recherchée au Japon, où manger en silence, c’est-à-dire sans entendre le cliquetis incessant des couverts au contact de la vaisselle, est hautement apprécié.

[26AA, p. 95-96.

[27AA, p. 205-206.

[28Philippe BRUNEAU, « L’archéologie contemporaine : de la voiture-balai à la locomotive », 2001, p. 5-6.

[29Dans le cadre de la thèse, le corpus ne pouvait tout étudier, tout embrasser des collections existantes. Un corpus ne peut prétendre à l’exhaustivité mais s’organise autour d’un ensemble assez remarquable pour viser l’objectivité de la recherche.

[30Marcel DUCHAMP, « Discours au Musée d’Art moderne de New York, 1961 » (1994), p. 191-192 – en ligne https://www.centrepompidou.fr/fr/ressources/oeuvre/cg9jka

[31En l’absence de catalogue, citation extraite du dossier de presse d’Accessoires et objets, témoignages des vies de femmes à Paris 1940-1944, p. 9. Cette exposition eut lieu au mémorial du Maréchal-Leclerc-de-Hauteclocque-et-de-la-Libération de Paris–musée Jean-Moulin, du 20 mai au 15 novembre 2009 (organisée par Fabienne Falluel, conservatrice en chef du musée Galliera et Marie-Laure Gutton, chargée d’études documentaires au musée Galliera. Dominique VEILLON, La Mode sous l’Occupation (1990), p. 71-140. Fabienne FALLUEL et Marie-Laure GUTTON, Elégance et Système D (2009), p. 45.

[32Sur ce point, nous renvoyons à notre étude « A Bit Of Clay On The Skin : New Ceramic Jewelry », consultable en ligne : https://artjewelryforum.org/reviews/un-peu-de-terre-sur-la-peau-bit-clay-skin-new-ceramic-jewelry

[33Annaëlle RABANEDA, « Le Vêtement en bijouterie dans les collections de Paco Rabanne – Analyse de la technique “bijouterie” appliquée aux vêtements », RAMAGE 14, PUPS, Paris, 2001, p. 69-98.

[34Comme des Esseintes, héros de A rebours (de Joris-Karl Huysmans) avec la couleur noire, p. 13-22 : en ligne – https://fr.wikisource.org/wiki/À_rebours/Chapitre_I

[35Une publication des trouvailles de ce travail est en cours.

[36Sur le site de la Maison des artistes, page réservée aux Activités relevant du régime social des artiste-auteurs : https://www.lamaisondesartistes.fr/site/identification-fiscale-sociale/le-champs-dapplication-du-regime

[37Suite des propos recueillis : « Je suis tout à fait à l’aise avec le statut prodigué par la Maison des Artistes. Cette définition correspond bien à ma manière de fonctionner qui est artistique. Mes pièces sont très élaborées, je passe beaucoup de temps à leur conceptualisation ; je ne fais jamais de série mais fonctionne par huit ou neuf pièces. Il faut savoir que, pour être admis à s’inscrire à la Maison des Artistes, il faut ruser : il ne faut surtout pas parler de “bijou” mais utiliser des termes comme “créations” ou “œuvres plastiques” et veiller aux photos que l’on joint à son dossier. » Cette bijoutière contemporaine française nous est bien connue depuis le livre La Bague – Parcours historique et symbolique publié en anglais en 1998, chez RotoVision, p. 232-233.

[38Notre étude à ce sujet est bien avancée, l’objectif étant de modifier la loi.

[40Brune BOYER, « Interpréter l’art et la manière : que veut dire tricher dans un atelier de bijouter ? in Images Re-vues, Hors-série 7 Par-delà l’art et l’artisanat, 2019 – https://journals.openedition.org/imagesrevues/6401

La bijoutière est aujourd’hui titulaire d’un doctorat en anthropologie au LESC Paris-Ouest, sous la direction de Sophie Houdart.

[41Jean-Claude QUENTEL et Jacques LAISIS, « Le lien social et ses fondements », in Le Débat, n° 140, mai-août 2006.

[42Michel YLIEFF, Trois grilles d’évaluation – Analyse fonctionnelle des conduites d’autonomie dans les états démentiels (toilette, habillage, orientation dans l’espace). Didier LE GALL, Philippe PEIGNEUX, Les Apraxies : formes cliniques et modèles théoriques. Nous détaillons ces dysfonctionnements plus loin dans le texte courant.

[43Séverine TEILLOT, Vestiaire féminin du Gujarât et du Rajastan – Manières de donner forme à l’activité et à l’être (2007) et Vêtir le corps – Vêtement féminin en Inde occidentale (2006), Master 1 et 2 Paris-Sorbonne, 2006 et 2007, sous la direction de Pierre-Yves Balut. Séverine TEILLOT, « Le vestiaire féminin au Gujarat et au Rajasthan à travers la collection Riboud du musée Guimet », in La revue du Louvre et des musées de France, n° 4, 2009, p. 95-108.

[44Dans le cadre du programme européen Comenius et de l’exposition « Quand la pierre brute devient bijou ». Un compte rendu soigné de mon intervention est d’ailleurs toujours en ligne : https://lnkd.in/ek5RGRh2

[45Cette collection, acquise en 2003 par la ville de Saint-Amand-Montrond, compte quelque 1000 références, dont 260 exposées à la Cité de l’Or. Max Aubrun, conservateur des musées de Chauvigny, et Marie-Christine Planchard, conservateur du patrimoine en charge de ce fonds de bijouterie, ont orchestré les ouvrages selon ces deux axes : sociologique (Les âges de la vie) et typologique (La parure du buste). En 2017, un cambriolage a dévasté la collection – https://vu.fr/SlZOf Aujourd’hui, seules nos notes et photographies attestent, dans la thèse, de ce choix exposé qui n’est plus.

[46Le port de ces ornements est attesté avant la Première Guerre mondiale, c’est-à-dire la période qui marque le début du déclin du bijou (et costume) « régional ».

[47Claudette JOANNIS, Bijoux des régions de France, Flammarion, 1993.

[48Séverine TEILLOT, Vestiaire féminin du Gujarât et du Rajastan – Manières de donner forme à l’activité et à l’être (2007), p. 46.

[49Sylvie LAGORCE, Parures liturgiques, Bibliothèque du Costume, Rouergue, Paris, 2010. Bertrand BERTHOD, « Bijou ecclésiastique de l’Antiquité à nos jours », Bijou d’homme – Signes et insignes, catalogue de l’exposition au musée de la Chemiserie et de l’Elégance masculine d’Argenton-sur-Creuse, 12 juin-31 octobre 1999.

[50Jean-Claude QUENTEL, L’Enfant. Problèmes de genèse et d’histoire, 1997, p. 338.

[51L’alliance se fait rare chez les contemporains : techniquement, trop simple ? industriellement, devenue rentable ? Dans l’usage, peu de clients ? Cet axe est un point de notre recherche.

[52Conférence « L’investiture du bijou contemporain, what’s the problem ? » à l’Afedap à Paris, le 22 février 2013.

[53Marianne Anselin et Claire Marfisi ont exposé leurs travaux à la galerie Terres d’Aligre, du 21 septembre au 31 octobre 2013, dans le cadre des Circuits Bijoux. Site par nos soins toujours en ligne, devenu incomplet : https://exposition-oui.tumblr.com/investiture

[54Une recherche de ce phénomène est en ligne, dans cet article :

https://www.academia.edu/98123736/Malin_plaisir_de_lornement_Carole_Deltenre_et_Vivianne_Yazdani

[55Gilles LE GUENNEC, La Fabrication en question, Les Éditions du Possible, Rennes, 2015.

[56AA, op. cit.

[57Philippe BRUNEAU, « Le vêtement » (1983), p. 144-145.

[58Le terme esthétique n’est pas à entendre comme un jugement, cf. AA, p. 76-77 et p. 346.

[59Philippe BRUNEAU, « Le vêtement », op. cit., p. 147.

[60Jean GAGNEPAIN, cité par Jean-Michel LE BOT, Aux fondements du lien social – Introduction à une sociologie de la personne (2008), p. 92.

[61Michel YLIEFF, Prise en charge et accompagnement de la personne démente, Kluwer, Bruxelles, 2000. Egalement, « Trois grilles d’évaluation – Analyse fonctionnelle des conduites d’autonomie dans les états démentiels (toilette, habillage, orientation dans l’espace) », 2009. Didier LE GALL et Philippe PEIGNEUX, Les Apraxies : formes cliniques et modèles théoriques – en ligne.

[62Jean GAGNEPAIN, Du vouloir dire, t. 1, p. 193-194.

[63Jean GAGNEPAIN, Huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation, op. cit., p. 141-143. Jean GAGNEPAIN, Du vouloir dire, t. 1, p. 193-200. Jean-Claude QUENTEL, « La paternité en question. À propos d’un cas de paranoïa », in Tétralogiques, n° 12, PUR & LIRL, 1999, p. 107-139.

[64Article 222-32 du code pénal français.

[65Sanctionné par un an de prison ferme et 15 000 euros d’amende.

[66Exposition Paradis naturistes, Mucem, 3 juillet-9 décembre 2024.

[67Jean GAGNEPAIN, Du vouloir dire, t. 2, op. cit. Jean-Claude QUENTEL, « Plus qu’un corps », in Inflexions, n° 12, p. 11-21. Également « Théorie de la médiation et psychanalyse, de Jacques Lacan à Jean Gagnepain » – https://vu.fr/qwtRP

[68Par d’éminents chercheurs, Alexandre Farnoux, Philippe Bruneau, François Queyrel, Ludovic Laugier.

[69Sous la direction entre autres d’Alexandre Farnoux, le catalogue du musée du Louvre L’Olympisme – une invention moderne, un héritage antique. Alexandre FARNOUX, « L’Étrange sport des Grecs », Le Sport en Grèce antique – Dossiers d’Archéologie, n° 423, p. 6-11 – en ligne : https://vu.fr/jlHNU

[70Comme l’atteste la célèbre fresque des Boxeurs d’Akrotiri retrouvée à Santorin, datée autour de 1300 av. J.-C., conservée au musée archéologique national d’Athènes – en ligne https://www.worldhistory.org/trans/fr/2-673/fresques-dakrotiri Également l’amphore à figures rouges du peintre Pythoclès de 500 av. J.-C.– en ligne https://olympicgames.culture.gov.gr/fr/agonismata/pugmaxia/2_amforeas.html

[71On parle d’élasticité, selon la loi de Hooke où la peau ou le métal retrouvent leur forme initiale après déformation. Toutefois, seul le derme sera viscoélastique (double propriété d’élasticité et viscosité) en se déformant et revenant lentement à sa forme originale, selon le temps et la vitesse des forces appliquées. Si les métaux répondent immédiatement, une déformation et une récupération plus complexes s’observent pour le derme.

[72Kunstwollen ou Du vouloir d’art, via Massimo CARBONI, Ornament and Kunstwollen, 2012 – en ligne https://journals.openedition.org/imagesrevues/2032


Pour citer l'article

Lucileee* Bach aka Sylvie Lambert« Le rapport du bijou contemporain au vêtement et à l’art. Petite leçon d’introduction à la parure », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article297