René-Louis Le Goff
Inspecteur honoraire de l’Éducation nationale, membre du conseil d’administration de l’A.D.A.M. (Association pour le Développement de l’Anthropologie Médiationniste)
Attention ! Un plan peut en cacher un autre
Résumé / Abstract
L’ambition d’enseigner la lecture à tous les petits français constitue le fondement même de l’école de la république. Le savoir-lire reste le plus emblématique des apprentissages « fondamentaux ». Or, le constat persistant que 20% d’élèves n’accèdent pas à la lecture (statistiques du ministère de l’Éducation nationale), outre qu’il alerte sur l’abandon progressif, aujourd’hui patent, d’une formation professionnelle des maîtres d’apprentissage de la lecture, met légitimement en examen les présupposés théoriques des instructions officielles, et donc les travaux de recherche qui informent ces directives. Mon propos plaide résolument pour un renouvellement de la problématique de l’apprentissage de la lecture, sous l’éclairage de la Théorie de la Médiation.
The ambition to teach all French children to read is the very foundation of the French Republic’s school system. The ability to read remains the most emblematic of ’fundamental’ learning. However, the persistent finding that 20% of pupils do not learn to read (Ministry of Education statistics), in addition to alerting us to the progressive abandonment, now patent, of professional training for reading teachers, legitimately calls into question the theoretical presuppositions of official instructions, and therefore the research that informs these directives. My paper argues resolutely for a renewal of the problematic of learning to read, in the light of Mediation Theory.
Mots-clés
apprentissage | écriture | enseignement | langage | lecture | technique | théorie de la médiation |
Introduction
Cette contribution poursuit la réflexion sur l’apprentissage de la lecture, inaugurée dans le numéro 28 de Tétralogiques [1] par une première approche des thèses majoritairement d’inspiration cognitiviste, qui fournissent depuis vingt ans à l’Éducation nationale sa référence absolue en matière d’enseignement de la lecture. Il n’est désormais d’instruction officielle destinée aux maîtres d’apprentissage de la lecture qui n’ait « fait l’objet d’une lecture critique de plusieurs membres du Conseil scientifique de l’Éducation nationale (CSEN) » [2], présidé par Stanislas Dehaene, depuis sa création en 2018. Le spécialiste des neurosciences est devenu l’incontournable représentant de la science au service de l’école [3] pour diffuser largement sur les médias la vérité scientifique dans l’ensemble des domaines qui engagent l’enfant dans ses divers apprentissages. Bénéficiant de la tribune qui lui a été offerte quotidiennement cet été sur France-Inter [4], Stanislas Dehaene a pu proclamer, sans risque d’être contesté, et avec une assurance déconcertante, sa confiance dans l’application de directives pédagogiques, scientifiquement agréées par le CSEN, en dépit des difficultés auxquelles elles exposent chaque année plus d’un quart (déclaré officiellement) des « élèves de CP » dans leur apprentissage de la compréhension de l’écriture de la langue :
« Sur la lecture, je crois qu’on a beaucoup progressé et là je suis très optimiste. Tous les signaux sont convergents. Il y a (effectivement) une distinction entre le vocabulaire qui commence à l’oral et qui se poursuit ensuite à l’écrit, et puis la lecture en tant que décodage qui est vraiment l’activité qu’on pratique au CP. Et tout le monde est d’accord maintenant là-dessus. Au CP, en début de CP, on va se focaliser sur apprendre à décoder, et en six mois, on saura décoder la plupart des mots réguliers du français à la fin de l’année. Mais après, et avant, il faut avoir acquis beaucoup de vocabulaire… » [5]
À travers des chiffres qui traduisent la persistance d’un problème que n’ont jamais réussi à dépasser les responsables du système éducatif, Camille Dejardin fait entendre l’urgence, comme nous l’a appris Jean Gagnepain, de le questionner en tout cas en termes différents de ceux à l’instant rapportés, lesquels prétendent l’avoir définitivement réglé dans la résolution de l’équation : apprentissage de la lecture = B-A-BA + Vocabulaire. Car, lorsqu’un problème persiste avec autant d’acuité, l’on peut penser bien légitimement que la manière de le poser, autrement dit sa problématique, est épuisée et qu’il convient donc de la renouveler. Quand la science s’y refuse, elle risque alors de céder au mythe en promettant aux maîtres, sans changer de cap, ce qu’ils ne peuvent assurer, « 100% de réussite au CP » [6]. La sanction, sans appel, est hélas hautement prévisible :
« Le constat est également accablant en lecture, compréhension et expression écrites, même s’il n’y a pas là de baisse fulgurante mais une stagnation dont on semble se contenter : en 2015 comme en 2003, environ 60% des élèves avaient ainsi une “maîtrise jugée suffisante des compétences attendues en fin de scolarité primaire”, ce qui n’empêche donc pas quelque 40% d’élèves d’avoir une maîtrise insuffisante de ces aptitudes de base. Au terme de la scolarité obligatoire, selon la même méthodologie, 40% d’élèves ne maîtrisent toujours pas correctement la lecture et plus de 20% sont “en grande difficulté”, cette fois à 15 ans ! » [7]
L’École de la République, qui garantit en principe à tous les élèves des chances égales de réussite, continuerait de se disqualifier en naturalisant l’échec scolaire précoce et durable des enfants issus des classes populaires, au prétexte idéologique qu’ils manqueraient de « vocabulaire », parce qu’ils seraient d’après les experts du CSEN, insuffisamment « exposés à un langage de qualité ».
1. L’à-faire du langage
En raisonnance avec la journée d’étude consacrée à l’héritage et l’actualité de la pensée de Jean Gagnepain, le présent article trouve un nouvel élan pour soutenir la rupture épistémologique qui s’impose avec l’idée traditionnellement admise, selon laquelle la problématique de l’apprentissage de la lecture serait circonscrite au seul champ du « langage ». Les personnes hospitalisées au service de neurologie du CHU de Rennes, diagnostiquées aphasiques, présentaient des tableaux cliniques tellement divers qu’ils ont fini par convaincre le linguiste Jean Gagnepain et l’aphasiologue Olivier Sabouraud, de devoir quitter leur champ de prédilection, s’indiscipliner donc, en reconnaissant que si ces personnes étaient toutes atteintes dans leur langage, elles ne l’étaient pas forcément du langage :
« La lecture et l’écriture ont été le point de départ qui nous a permis de constituer l’ergologie. En effet, la clinique aphasiologique nous a contraint, à la fois, à dissocier les troubles de l’écriture et de la lecture de ceux du langage, et à les introduire dans une perspective plus vaste dont la manifestation pathologique est l’atechnie… Ainsi, parler de l’écriture et de la lecture, c’est parler de l’appareillage du langage. » [8]
Les troubles de la lecture, associés à ceux de l’écriture, qu’ils supposaient à tort ressortir exclusivement à l’aphasie, ont ainsi conduit ces deux spécialistes du « langage » à émettre l’hypothèse, vérifiée par la clinique, que ces troubles n’affectaient pas forcément leur raisonnement logique, mais qu’ils étaient les symptômes, dans la lecture et l’écriture, d’une pathologie qui dépassait largement ces activités, puisqu’elle altérait l’ensemble de leur conduite outillée. Les personnes atteintes de tels dysfonctionnements leur auront ainsi appris que :
« C’est, structuralement, une même aptitude, en effet, que d’exploiter ou d’exécuter la lisibilité. Les deux s’acquièrent et se perdent ensemble. » [9]
Le « langage » mérite donc bien des guillemets, tant il laisse penser qu’il serait au cœur, voire le cœur même, de l’ensemble des questions qui interpellent notre humanité, dont celle qui nous occupe : l’apprentissage par le petit animal humain de la lecture. Force est de constater que les thèses les plus médiatisées, relatives à cet apprentissage, continuent de tenir le langage comme l’explication définitive, de sa réussite comme de son échec. Faisant écho aux premiers travaux du CSEN, lesquels affirmaient qu’“ apprendre à lire, c’est développer une nouvelle voie d’entrée dans les circuits du langage, par le biais de la vision” [10], Stanislas Dehaene ne craint pas d’enfoncer le clou :
« Apprendre à lire, c’est substituer la vision à l’audition. L’alphabet est une invention merveilleuse : grâce à lui, au lieu de nous servir de nos deux oreilles, nous accédons au langage par le regard. » [11]
Stanislas Dehaene distille ses propos sans l’ombre du moindre doute, assuré qu’une telle définition qui semble tellement aller de soi ne saurait être mise en examen. La journaliste qui l’accueillait ce jour-là à la matinale de France-Inter, ne l’avait aucunement alertée sur le risque qu’il prenait à exprimer aussi sereinement une contre-vérité, comme subjuguée par tant d’évidence. Elle semblait avoir oublié que, quelques minutes auparavant, sa collègue non voyante Laëtitia Bernard avait lu magistralement devant elle sa chronique consacrée aux Jeux Olympiques 2024, sans jeter un seul regard à son texte, l’ayant pourtant bien lu, mais avec ses mains.
Laëtitia Bernard ne pouvait figurer parmi les « 40 pépites réjouissantes sur le cerveau et l’apprentissage » qui enluminent les chroniques radiophoniques de Stanislas Dehaene. Car le constat irrécusable qu’elle lisait parfaitement, en lâchant les yeux, comme d’autres fièrement les mains sur leur vélo, apporte un démenti formel à l’approche visualiste à laquelle le neuroscientifique s’accroche, même s’il est fort probable qu’il ait sinon rencontré, mais sans doute croisé Laëtitia Bernard dans les studios de la matinale de France-Inter :
« Avec l’apprentissage de la lecture, la précision de la vision est augmentée. Apprendre à lire exige de reconnaître de tout petits caractères, parfois très semblables. Cet apprentissage améliore la définition du cortex visuel précoce, celui qui traite toutes les images, et pas seulement celles des lettres. Nos outils d’imagerie nous ont montré des différences très marquées entre les réponses visuelles des analphabètes et des personnes lettrées : en moins de deux dixièmes de seconde, leur cerveau répond plus fort à toutes les images, et particulièrement celles des lettres bien sûr. » [12]
Tous les enfants non-voyants qui apprennent à lire malgré leur handicap visuel, sont autant de contre-exemples qui infirment, implacablement, le parti-pris doublement logo-centriste et visualiste de Stanislas Dehaene sur la lecture. Il y cède de nouveau lorsqu’il évoque « le mystère des dyslexies » dont la diversité, qu’il constate, ne le conduit pas pour autant, à poser l’hypothèse que des troubles différents, qu’il désigne néanmoins indistinctement sous la même étiquette, ne sauraient relever du même principe explicatif. Les enfants non-voyants trouvent dans l’écriture en braille, un plan de travail pour accéder à la lisibilité sans leurs yeux sur lesquels ils ne peuvent plus compter, mais en sous-main, pour élaborer autrement la signification du message, dans le toucher intelligent de leur ouvrage.
Stanislas Dehaene ne peut théoriquement (sup)poser que l’écriture soit produite à l’intersection du plan de l’Outil, puisqu’il l’ignore, et du plan du Signe qu’il n’évoque jamais en ce terme. Et sans doute disqualifierait-il de « neuromythe » le raisonnement technique dont nous créditons l’enfant, au même titre que son raisonnement logique, lorsqu’il exprime le désir, autour de ses trois ans, de s’affranchir progressivement de l’assistance de ses parents, toujours empressés de « faire à sa place », de la toilette à l’habillage et aux repas, en présupposant qu’il ferait forcément mal. On ne rapproche pas d’emblée sa volonté parfois farouche de faire tout seul, de la demande qu’il manifeste conjointement, de faire (aussi) parler les mots, autrement dit de faire du langage aussi son à faire, pour éprouver, au pied de la lettre [13], tel le maçon au pied du mur, la complexité grapho-logique dans ses premiers ouvrages d’écriture.
Exécutant la lisibilité, devenant l’artisan de son verbe, « écriteur » [14], il se découvre réversiblement lecteur de ses écrits. Et les belles histoires que ses parents, les enseignants continuent de lui lire, et qu’ils continueront, pour son plus grand bonheur, de lui lire encore longtemps, revêtent désormais pour lui un intérêt majoré, dès lors qu’il commence à comprendre que le sens qui semblait jusqu’alors s’en exhaler, comme le parfum d’une rose, n’est pas le fruit d’un tour de magie, mais le produit, d’un tour de main. L’observation que Jean-Yves Urien formule à propos de l’analyse glossologique qui nous permet de conceptualiser la réalité, vaut analogiquement lorsque l’apprenti lecteur trans-forme le langage en écriture :
« Il n’y a pas, dans le langage, “d’immaculée conception” : on conçoit toujours à travers des rapports formels marqués. » [15]
Anecdotiquement, Gaël Faye, invité sur France-Culture [16] pour présenter son dernier roman, [17] nous apporte un soutien très inattendu lorsqu’il commente ainsi son entrée dans l’apprentissage de la lecture :
« Ce qui est arrivé dans ma vie, c’est l’écriture, avant la lecture, mon père nous lisait à table “le petit prince” de St Exupéry, mais c’est arrivé par l’écriture, et parce que j’ai écrit, je me suis senti devenir un lecteur. »
L’hypothèse que le meilleur moyen d’apprendre à lire c’est, effectivement, d’apprendre à écrire, pour mieux comprendre ce langage, causé main. On peut avancer alors que si nous lisons c’est parce que nous continuons à écrire, dans notre tête, de plus en plus vite. Il n’est d’ailleurs pas rare que le lecteur accompli ne parvienne parfois jamais à se passer d’un stylo, d’un crayon, qu’il glisse spontanément entre ses doigts, comme s’il retrouvait l’outil qui lui a assuré ses premiers pas dans l’écrit, et qui l’aide encore, pense-t-il, à sûrement mieux lire.
2. Éloge du dissensus
Nous l’avons annoncé dans le précédent article, mais la force du courant cognitiviste apparaît si irrésistible qu’il importe, de rappeler, à… contre-courant donc, que le véritable obstacle épistémologique auquel est confronté l’apprenti-lecteur n’est pas le « langage » auquel il a émergé depuis longtemps, mais l’ouvrage qui façonne ce langage en un message, soumis au silence, auquel la lecture à voix haute redonne la parole. L’enfant n’apprend pas à lire pour réapprendre à parler, mais pour apprendre, dans l’écriture, à littéralement faire ce qu’il dit, à produire donc « du langage ». Pour estomper les guillemets grâce à la gomme de Ferdinand de Saussure, il convient de parler désormais du Signe. Et comme l’Homme ne parle pas humain, mais des langues, l’écriture est toujours celle d’une langue, autrement dit celle du Signe qui la grammaticalise singulièrement, entre de multiples autres, en français, « cette langue qui parle en nous ». C’est donc moins le Signe qui interroge l’apprenti lecteur que son ouvrage. Lire consiste, en fait, à retrouver le chemin, le trajet [18] de cette fabrication, fruit d’une double analyse technico-logique, laquelle produit ce que Jean Gagnepain appelle « un signal de Signe ». [19] Nous lui devons cette formulation :
« Écrire, finalement, c’est parler aussi, par le truchement de l’art [20]
La lisibilité, qu’elle soit produite dans l’écriture, ou exploitée dans la lecture, c’est toujours une autre façon (< latin factio, -onis « action et manière de faire) de parler, au sens où il s’agit de façonner le Signe, ou de le re-connaître dans l’artifice de sa graphie. Or, Stanislas Dehaene occulte purement et simplement l’ouvrage du Signe, comme s’il était transparent. Et il assimile à la lecture des images, la reconnaissance visuelle des images que seraient les lettres, auxquelles correspondraient les « sons » dont le langage serait, selon lui, exclusivement composé. Partant, il néglige la double analyse technique et logique qui, dans la collusion des plans de l’Outil et du Signe, produit l’écriture du second, dans toute sa complexité phonographique (graphie de phonème, analyse du son en signifiant), et réciproquement, sémiographique (graphie de sème, analyse du sens en signifié).
Or nier le plan de l’Outil qui fournit le principe d’explication de la graphie du Signe n’est pas sans conséquence sur la manière dont il convient d’accompagner le petit humain dans cet apprentissage dit de la lecture qu’il amorce bien avant son entrée au « CP ». Encore faut-il s’abstenir de le percevoir, ni comme l’infans qu’il n’est plus, puisqu’il parle depuis longtemps, ni comme l’iners (> latin, « inhabile »), qui aurait pu aussi étymologiquement le désigner. Car, analogiquement aux mots qu’il trie de mieux en mieux pour dire le monde, ses mains s’appliquent, de plus en plus précises, à le construire, avec une concentration d’ajusteur :
« Je suis assis sur la moquette, près de Théo, mon neveu. Il a six ans. Je le regarde empiler consciencieusement, en les croisant, de petits rectangles de bois. La tour monte peu à peu, grâce à toute l’application dont un enfant est capable quand il bâtit son monde. » [21]
Comment ne pas percevoir dans ses nombreux essais d’écriture qu’il expérimente autour de ses trois-quatre ans, et qu’il nous demande de vérifier et de valider, l’émergence d’une raison technique, contemporaine de sa raison logique ? Or, le paradoxe ne nous alerte même pas lorsque ses multiples équivoques, logiques, nous émerveillent alors que ses explorations manuelles nous font craindre le pire ! Nous ne retenons que ses maladresses qui nous désolent quand ses « mots d’enfant » nous ravissent. Nous n’imaginons pas que ces mains qui touchent à tout attestent, analogiquement chez/en lui, un raisonnement technique. Nous l’observons du coin de notre œil inquiet s’acharner de toute évidence à casser ce qu’il a entrepris, avec une certaine ferveur, nous en convenons, de... démonter.
3. De la gare de Rennes à l’université de Rennes 3
De la gare de Rennes à « chez Gagnepain », le train aura trouvé dans le « plan », le motif d’une vigilance qu’il fallait acquérir en urgence lorsqu’on s’inscrivait à « Rennes 3 » [22] : ne pas se laisser abuser idéologiquement par un plan qui peut toujours en cacher un autre, a fortiori quand il s’agit de celui, dont dépend, fondamentalement, la façon la plus favorable d’interroger le problème en question. Or, quand on a choisi de faire de l’humain, sinon son problème, en tout cas son métier, en l’occurrence celui de pédagogue qui consiste à accompagner le petit d’homme dans ses divers apprentissages, l’enjeu devient majeur de dissocier dans les quatre plans de rationalité que couvre la TdM, celui qui détermine l’activation du processus de l’apprentissage en question, sans ignorer les autres, lesquels pour être concernés n’y participent qu’incidemment.
Sans doute Jean Gagnepain était-il particulièrement soucieux de nous faire réfléchir à quatre fois avant de nous prononcer en toute circonstance, étant donné qu’au sein même de la médiation, la tendance persistante à toujours désigner le plan du Signe, comme étant le plan 1 pour avoir été le premier investi par la clinique des aphasies, risquait toujours de lui donner comme une préséance sur le plan 2, celui de l’Outil, bien que l’absence de hiérarchisation entre eux fût vigoureusement affirmée :
« Technique vaut bien logique, en effet, et – n’était le dédain bien des fois évoquées de nos “classes” pour le travail et l’idée qu’il suffit de ne s’y point livrer pour penser – il n’eût jamais paru moins humain, sinon moins humaniste peut-être, de savoir réparer son carburateur… que de savoir corriger ses fautes d’orthographe ! » [23]
Pour filer la métaphore ferroviaire, l’échec persistant des instructions préconisées par le ministère de l’Éducation nationale, nous presse de nous détourner d’une ligne à voie unique, la bonne vieille méthode syllabique, que le CSEN prescrit, en la remastérisant « phonique », laquelle trahit une conception outrancièrement sonographique de l’écriture :
« En français, comme dans toutes les écritures alphabétiques, les lettres correspondent aux sons (avec des irrégularités). » [24]
Une telle présentation surprend de la part de chercheurs qui, de surcroît, n’hésitent pas à taxer d’« irrégulières » les lettres dites muettes, incompatibles, de fait, avec leur définition, objectivement tronquée, de la graphie du Signe. Car, pour être lisible, celle-ci doit nécessairement com-prendre, dans leur réciprocité, comme nous le rappelions à l’instant, et la graphie du Signifiant, et celle du Signifié dont rendent comptent ces lettres qui, si elles ne résonnent pas, raisonnent dans la tête du lecteur, sans compter tous les signes diacritiques, ponctuations, accents divers, qui participent de l’intelligibilité du message, jusqu’aux blancs éminemment significatifs, bien qu’ « insonores », qui segmentent l’écriture.
En l’absence de la moindre référence à Ferdinand de Saussure auquel nous sommes tout de même redevables de nous avoir légué les concepts qui continuent de nourrir les sciences du langage [25], cette doxa est d’autant plus redoutable qu’elle est confortée par des recherches qui s’appuient sur des technologies innovantes tellement éblouissantes que l’on peut craindre, à écouter leurs utilisateurs, qu’elles n’écartent pas le risque de les aveugler sur les processus anthropologiques mis en œuvre quand un enfant (s’) apprend à lire. Nous pensons bien évidemment à l’image par résonance magnétique (I.R.M.), que l’on peut légitimement soupçonner, compte tenu de l’extrême mobilisation neuronale observée, de permettre d’y voir tout ce que l’on s’attend à y (re)trouver, en renvoyant aux spécialistes du cerveau leurs intimes préconceptions de ce qui s’y passe quand on est un lecteur expert, qui n’est pas forcément identique à ce qui s’y passe, lorsqu’il s’agit d’un apprenti-lecteur :
« Ce que nous croyions être une seule région est, en fait, à l’échelle d’un individu, une multitude de petits bouts de cortex. C’est un petit peu comme si on croyait voir une seule étoile avec notre télescope, et on se rend compte que non, c’est une galaxie. » [26]
Il est pour le moins surprenant que de son observation de l’emballement des circuits neuronaux qui le conduit à déclarer que « la lecture est une activité complexe (qui) repose sur de multiples régions cérébrales », Stanislas Dehaene persiste paradoxalement à réduire son apprentissage à un simpliste décodage sonographique :
« Avec une méthode syllabique, ou plutôt phonique, qui enseigne lettre après lettre, son après son, jusqu’à ce que chaque mot soit décodable, et bien le circuit de la lecture se développe à toute vitesse. Et c’est d’ailleurs pourquoi, Le Conseil scientifique de l’Éducation nationale, dont je suis le président, a émis des recommandations très précises sur les manuels et les méthodes de lecture, parce que les données scientifiques sont vraiment claires dans tous les pays et ce depuis des décennies. » [27]
Pour clore, sans conclure
À lire les rapports du conseil scientifique de l’Éducation nationale, à écouter son président Stanislas Dehaene vanter l’efficacité prétendue d’une méthode syllabique remastérisée « phonique », laquelle ne marche pas depuis un siècle et demi d’école de la république, la théorie de la médiation ouvre une voie nouvelle. L’emprunter n’est pas sans risque d’apparaître bien audacieux face au large consensus qui, au-delà ou en marge du courant cognitiviste, réunit la grande majorité des chercheurs autour de l’idée reçue que l’apprentissage de la lecture procéderait exclusivement de la raison logique de l’enfant, doublée d’une excellente vue pour décoder « les correspondances entre les sons et les lettres ».
Dans la mesure où Stanislas Dehaene se présente, indiscutablement, tant il est médiatisé, comme le chef de file du courant cognitiviste, conseiller majeur du ministre de l’Éducation nationale, il est pour le moins légitime de mettre en examen son discours. L’entreprise serait futile de chercher à polémiquer avec un chercheur d’un tel renom, sauf si l’on entend, après le sens qu’en a donné Jean Gagnepain, que l’on ne peut se poser, autrement dit affirmer sa pensée, qu’en l’opposant à un point de vue autre. À l’inverse des consensus qui risquent toujours de laisser penser à l’opinion que « les problèmes » seraient définitivement résolus, alors qu’il ne peut y avoir que différentes manières de les interroger, la polémique avait à ses yeux l’intérêt vertueux de provoquer, démocratiquement, l’affrontement pacifique de thèses, scientifiquement déclarées dans leur finalité explicative de la réalité. Car, pour l’homme de sciences, il ne pouvait y avoir d’avancée de la connaissance que nécessairement relative, rapportée à l’échelle de l’humain qui tente par tous les temps, de comprendre son monde, sans jamais être assuré d’y parvenir. Jean Gagnepain opposait ainsi, à l’idéologie qui a illusoirement réponse à tout, l’épistémologie qui consiste, face aux problèmes que n’épuisera donc jamais l’Humanité, à les penser différemment pour les dépasser toujours provisoirement.
Il nous reste donc, en associant étroitement dans ce « nous » les pédagogues, du bon pain sur la planche pour expliquer qu’en matière d’apprentissage de la compréhension du Signal du Signe, il existe d’autres voies plus efficaces que celles qui voudraient les cacher. Ce sera l’occasion d’éprouver, outre les critères de « vérifiabilité » et de « transposabilité » auxquels Jean Gagnepain soumettait sa méthode, celui d’« applicabilité », que précise Jean-Yves Urien, qui renvoie « à la collaboration des divers “métiers” (terme sociologique) qui peuvent contribuer aux deux critères précédents. » [28]
Références bibliographiques
Stanislas Dehaene (sous la direction de), 2019, La science au service de l’école, premiers travaux du Conseil scientifique de l’éducation nationale, Paris, Odile Jacob.
Stanislas Dehaene, France-Inter, émission Une idée dans la tête, Juillet-Août 2024, 40 épisodes. Les chroniques de Stanislas Dehaene ont été publiées, réunies sous le titre, Une idée dans la tête, 40 pépites réjouissantes sur le cerveau et les apprentissages, France Inter – Éditions Odile Jacob, Paris, octobre 2024.
Camille Dejardin, 2022, Urgence pour l’école républicaine, Exigence, Équité, Transmission, Paris Gallimard, coll. Tracts N° 42.
Attie Duval-Gombert, Hubert Guyard, 1986, « Du pied de la lettre au pied de nez », Tétralogiques, 3, p. 3-60.
Jean Gagnepain, 1993, Huit Leçons d’introduction à la théorie de la médiation, en accès direct sur le site Institut Jean Gagnepain.
Jean Gagnepain, 1982, Du vouloir dire I, Du Signe, de l’Outil, en accès direct sur le site Institut Jean Gagnepain.
Jean Giot, Jean-Claude Schotte (Éds), 1999, Langage, clinique, épistémologie, achever le programme saussurien, De Boeck Université.
Ministère de l’Éducation nationale, 2018, Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP.
Stéphane Padovani, 2020, Autour de nous, La Vilaine éditrice.
Jean-Yves Urien, 2017, Une lecture de Jean Gagnepain, Du vouloir dire, du Signe, collection Quadrato, Institut Jean Gagnepain.
Notes
[1] René-Louis Le Goff, « Pour une problématique renouvelée de l’apprentissage de la lecture », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation. URL : https://tetralogiques.fr/spip.php?article223
[2] Ministère de l’Éducation nationale, 2018, avertissement, p.1.
[3] Stanislas Dehaene (sous la direction de), 2019.
[4] Stanislas Dehaene, 2024.
[5] Invité de la matinale de France-Inter, le 24 mars 2024.
[6] Ministère de l’Éducation nationale, 2018, p. 45.
[7] Camille Dejardin, 2022, p. 5.
[8] Jean Gagnepain, 1993, p.106.
[9] Jean Gagnepain, 1982, p. 227-228.
[10] Stanislas Dehaene, 2019, p. 32.
[11] Stanislas Dehaene, 2024, p. 50.
[12] Idem, p. 73-74.
[13] Attie Duval et Hubert Guyard : Du pied de la lettre au pied de nez, Revue Tétralogiques n°3, 1986.
[14] Z., 5 ans, « je préfère à écrivain ! », s’amuse-t-elle, logiquement, à précéder la « correction » de son grand-père.
[15] In Jean Giot & Jean-Claude Schotte, 1999, p. 70.
[16] Le Book Club, Émission du 12 septembre 2024, produite et animée par Marie Richeux.
[17] Gaël Faye, Jacaranda, Bernard Grasset, Paris, 2024.
[18] Dans sa rigueur paradigmatique, Jean Gagnepain oppose, selon les plans de médiation, l’objet, le trajet, le sujet, et le projet, qu’analysent respectivement le Signe, l’Outil, la Personne et la Norme.
[19] Jean Gagnepain,1982, p. 226
[20] Au sens latin de “ façon d’agir ”, d’activité outillée.
[21] Stéphane Padovani, 2020, p.17.
[22] Satellite du gai savoir, de conception tétralogique, qui naviguait dans l’espace universitaire, en déployant ses quatre ailerons appelés « plans » au-dessus de la fac de lettres.
[23] Jean Gagnepain, 1982, p. 275.
[24] Stanislas Dehaene (Sous la direction de), 2019, p. 33.
[25] Jean Giot, Jean-Claude Schotte, 1999.
[26] Stanislas Dehaene, 2024, p. 89.
[27] Idem, p. 86.
[28] Jean-Yves Urien, 2017, p. 261.
René-Louis Le Goff« Attention ! Un plan peut en cacher un autre », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.