Madeleine Mount-Cors
Théorie de la médiation et Musée en Herbe. D’un programme d’éducation artistique à un processus d’aide à la construction de l’enfant
Résumé / Abstract
Cet article est la version résumée de la communication faite par l’autrice lors de la journée d’études du 18 novembre 2023 à Rennes.
Mots-clés
art | Education | enfant | politique | théorie de la médiation |
Je m’appelle Madeleine Mount-Cors et je viens de terminer mes études de licence en Sciences politiques en mai 2023 au Pomona College, en Californie. Dans le cadre de mes études, j’ai effectué un stage au Musée en Herbe, à Paris [1]. C’est à cette occasion que j’ai découvert le modèle de la théorie de la médiation. Pour m’approprier ce modèle théorique complexe, j’ai essayé de mobiliser la théorie de Jean Gagnepain à l’occasion de la rédaction de mon rapport de stage. J’ai ainsi essayé de m’approprier ce modèle au fur et à mesure que je le découvrais. J’appliquais ce que j’en comprenais à une analyse croisée de l’art, de l’éducation et du développement de l’enfant. Ma présentation comportera cinq parties : dans un premier temps, je présenterai les raisons pour lesquelles j’ai effectué cette recherche. Dans un second temps, j’expliquerai la problématique que j’ai utilisée. Ensuite, j’exposerai la manière dont je me suis servie de la théorie de J. Gagnepain pour cadrer et orienter ma recherche. Je reviendrai sur la problématique et tenterai de relier ma recherche avec le développement de l’enfant. Pour conclure, je résumerai mes résultats sous l’angle de ce que cette expérience apporte à l’enfant du point de vue de sa construction sociale et psychique.
Je viens donc de la Caroline du Nord aux États-Unis et j’ai fait mes études universitaires au Pomona College, dans le sud de la Californie. J’y ai étudié les Sciences politiques ainsi que l’Histoire de l’art et le français. À l’automne de l’année 2022, j’ai effectué un semestre d’étude à Paris avec le programme d’étude de l’université américaine, Middlebury College, située dans le Vermont. Dans le cadre de ce semestre d’étude à l’étranger, j’ai réalisé un stage au Musée en Herbe, un musée d’art pour les enfants. J’ai rédigé un rapport de stage dans lequel il m’était demandé de produire une recherche originale sur un sujet. Je tiens à remercier ma tutrice pour le rapport de stage, Lucileee Bach, qui m’a fait découvrir Jean Gagnepain et m’a poussée à m’inscrire à cette conférence [2]. Merci également à Thierry Lefort pour le soutien qu’il a apporté à mon projet de communication dans le cadre de cette conférence. Les écrits de Thomas Ewens et Jean-Claude Quentel ont également beaucoup compté dans ma découverte et ma compréhension du modèle de la théorie de la médiation. Ce travail de recherche, à partir de la problématique choisie, m’a amenée à modifier ma manière de penser à plusieurs égards, mais surtout à envisager de manière critique des questions que je considérais comme acquises, telles que l’éducation publique et les initiatives gouvernementales qui l’orientent. J’ai également réfléchi à la façon dont des termes spécifiques pouvaient être pensés dans le cadre du modèle de la médiation, par exemple la différence entre ce que l’on appelle le personnel, l’interne et l’externe.
La problématique que j’ai développée dans le cadre de mon étude était la suivante : Comment l’éducation artistique et culturelle affecte-t-elle le développement psychologique et social de l’enfant ?
L’éducation artistique et culturelle (EAC) est une initiative du gouvernement français. Comme toutes les activités du Musée en Herbe s’inscrivent dans ce cadre, j’ai voulu questionner cette mission politique. La mise en œuvre de l’EAC révèle l’évolution de la conception des effets de l’art sur le développement de l’enfant. En recherchant ce qu’il pouvait en être de ses fondements théoriques, j’ai rencontré la théorie de la médiation. Il s’agissait donc d’une mission politique intéressante à explorer, puisqu’elle se situe à l’intersection de la théorie et de la pratique.
Comme cela est défini par le gouvernement français, l’éducation artistique et culturelle est venue rassembler sous une même appellation des activités « fort diverses » en tant que politique transversale à la culture, à l’éducation et à la jeunesse. L’expression « éducation artistique et culturelle » (EAC) s’est imposée de manière systématique à partir du début des années 2000 et répond à trois objectifs selon le Ministère de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse :
1) permettre à tous les élèves de se constituer une culture personnelle riche et cohérente tout au long de leur parcours scolaire ;
2) développer et renforcer leur pratique artistique ;
3) permettre la rencontre des artistes et des œuvres, et encourager la fréquentation de lieux culturels.
Ainsi, l’EAC a des objectifs à la fois internes, touchant à ce qui se joue en l’enfant lui-même, et externes, concernant l’atmosphère sociale qui entoure l’enfant. C’est du moins comme cela que j’ai commencé à percevoir les choses avant de les confronter au modèle de la théorie de la médiation.
Les trois piliers de l’EAC que constituent l’ensemble des connaissances acquises par l’élève, des pratiques expérimentées et des rencontres faites dans les domaines des arts et du patrimoine, nécessitent de mettre en place des partenariats et des collaborations à plusieurs niveaux. Ce caractère partenarial permet à l’EAC de travailler dans un cadre large, allant des enseignements suivis aux projets spécifiques et actions éducatives.
L’EAC revendique un ancrage théorique pour étayer sa pratique. Le principal fondement théorique que j’ai identifié est le suivant : l’EAC met en œuvre une éducation « à l’art » et « par l’art ». Cette position rejoint en fait ce que Jean Gagnepain vise à travers son « ergotropie », c’est-à-dire une théorisation de ce qu’est spécifiquement la technique. Deux autres objectifs principaux m’intéressent également : 1) la transmission de connaissances et de compétences permettant l’appropriation des biens culturels et 2) l’émancipation citoyenne et l’apprentissage au moyen des objets et des pratiques artistiques. Lors de mon stage, je me suis intéressée à la manière dont un enfant manipulant ou interagissant avec un objet, par le biais de la création artistique ou lors d’une interaction avec une œuvre d’art, pouvait atteindre des objectifs aussi élevés. Cela m’a amenée à me pencher sur les théories relatives à la fois à l’art et au développement de l’enfant, afin d’essayer d’expliquer en quoi cette approche « de l’art » « par l’art » pouvait être éducative.
C’est ainsi que j’ai donc été conduite à m’intéresser à la théorie de l’humain proposée par J. Gagnepain. Celui-ci propose deux nouvelles approches qui m’ont aidée dans ma recherche, d’une part, celle portant sur l’art et, d’autre part, celle portant sur l’enfant. Sa conception de l’art met en évidence la capacité chez l’homme à médiatiser techniquement son activité. Elle se comprend comme l’une des formes de notre rationalité. Pour J. Gagnepain, l’art est tout aussi fondamental à notre humanité que le sont la parole, le comportement social et la conduite éthique. Selon Thomas Ewens, l’art prend sa place auprès du raisonnement logique, de la sociologie et de l’axiologie comme « l’une des grandes composantes architectoniques de la culture humaine » [3]. L’art constitue donc une dimension fondamentale de la rationalité humaine, du fait de la capacité propre à l’homme à médiatiser techniquement son activité et à manipuler l’environnement. Cela s’applique directement à mon étude des enfants et à leur capacité à manipuler des objets (qui constituent indistinctement « de l’outillage », quelle que soit leurs formes ou leurs usages sociaux) et à interagir avec eux par le biais d’une « pratique artistique ».
La théorie de J. Gagnepain offrait un deuxième recul qui était essentiel pour ma recherche : il concernait cette fois l’enfant. La conception de l’enfant, qui est celle la théorie de la médiation, insiste sur le fait qu’il ne présente aucune différence avec l’adulte sur trois plans : le langage (« le signe »), l’art (« l’outil ») et le désir (« la norme »), mais que, par contre, il présente une différence – qui fait précisément sa spécificité – au niveau du 3e plan, celui du « social » (où l’on parle précisément de « personne »). Cela peut sérieusement contribuer à valoriser les enfants puisqu’ils sont considérés comme des êtres humains pleinement capables de s’épanouir, aussi bien sur le plan du langage que de la technique et de la norme, même si leurs apprentissages, en l’occurrence leurs mots et leur vocabulaire, leurs productions techniques, leurs usages sociaux et leurs comportements, ne sont pas aussi importants et diversifiés que ceux d’un adulte. Ces productions ne doivent pas être comparés à ceux des adultes pour éviter ce qu’on appelle « l’adultocentrisme ». Seules comptent ici les capacités mises en œuvre. Cette conception originale et complète du fonctionnement humain va à l’encontre de la conception traditionnelle de l’enfant et de son statut socialement admis. Comme le dit Jean-Claude Quentel : la théorie de la médiation souligne que « l’enfant fonctionne dans [le] domaine du rapport à la satisfaction d’une manière effectivement identique en son principe à celle de l’adulte », au même titre que dans son rapport à la logique et donc à la technique, mais il « se spécifie par un fonctionnement particulier dans son rapport au social et à l’altérité » [4].
Cette différence entre l’adulte et l’enfant, qui se situe donc exclusivement sur le plan du social, constitue le cœur même de l’éducation. Ce double statut de l’enfant – différent de l’adulte, mais aussi égal à lui – conduit à souligner sa rationalité à travers l’analyse technique dont il est capable. Ainsi, l’éducation artistique et culturelle s’appuie sur la manipulation de l’objet, la fabrication et l’outillage, clés de voûte de la technique pour J. Gagnepain. Cela signifie que l’éducation artistique est un domaine particulièrement formateur pour le développement des enfants : un croisement entre l’art – une forme distincte de la rationalité humaine – et l’éducation, un domaine qui permet à l’enfant de s’imprégner des usages de son entourage social. Du point de vue technique notamment, « l’enfant fonctionne (…) d’une manière effectivement identique en son principe à celle de l’adulte » [5]. Cette conception de l’enfant me permet d’effectuer des études et des recherches approfondies sur l’art et ses effets sur le développement de l’enfant, voire le développement humain.
Pour en revenir à la problématique « comment l’éducation artistique et culturelle affecte-t-elle le développement psychologique et social de l’enfant ? », il m’a semblé intéressant de commencer à voir comment les principes énoncés par l’institution qui soutient la pratique de l’EAC peuvent être reliés au développement psychologique et social de l’enfant tel que l’envisage la théorie de la médiation.
Ma première constatation a été que l’art s’appuie d’abord sur les sens et sur l’action. L’enfant interagit personnellement avec ses sens, en touchant, sentant, voyant, entendant ou goûtant, tout en évoluant dans un environnement précis. En tant qu’activité technique, l’art peut être vu comme un vecteur essentiel du développement psychologique et social qui découle de l’interaction avec l’environnement. Le fait de manipuler, de créer et d’être entouré par des œuvres participe au développement moteur et technique de l’enfant. On voit clairement la mise en pratique du plan de l’outil et la rationalité technique chez l’enfant comme décrit par J. Gagnepain.
Ma deuxième constatation a été qu’ayant accès aux sens, l’enfant peut commencer à extraire des étapes significatives de son expérience pour en former une sorte de récit. Sa capacité à prendre en compte son environnement, en manipulant ou en interagissant avec un objet, permet à l’enfant de se constituer des souvenirs et de construire une narration d’un moment précis. L’enfant devient ainsi graduellement, à mesure que son développement lui permet de saisir de plus en plus d’éléments, l’agent de ce qui va devenir ensuite, avec l’émergence à la personne, sa propre histoire. Grâce à cette expérience sensorielle, expérientielle, l’enfant peut désormais fabriquer une mémoire qui s’appuie sur le ressenti. Cela participe à une forme de pré-socialisation de l’enfant, préalable à son émergence au plan de la personne, puisque les enfants se spécifient dans leur rapport au social, selon la théorie de la médiation. Le plan de la norme, ou rationalité éthique chez J. Gagnepain, permet par ailleurs à l’enfant d’apprendre à soumettre ses sentiments et ses désirs, de telle sorte qu’il y trouve une satisfaction spécifiquement humaine.
Ma troisième conclusion concerne l’effet que peut avoir l’environnement social sur le développement psychologique et social de l’enfant. L’enfant, par l’art, est immergé dans un contexte social constitué. Dans ce contexte, l’enfant perçoit des différences. Il se confronte à ces différences et apprend à débattre, à échanger avec autrui et à s’associer à d’autres. Cette expérience encourage l’enfant à mûrir psychologiquement et socialement, dans le but de devenir, avec l’émergence à la personne, un citoyen responsable. Cette conclusion met en rapport deux plans du modèle de J. Gagnepain, celui du signe (la rationalité logique) et celui de la personne (la rationalité ethnique).
Pour conclure, l’enfant développe, à partir de la conjonction de ces divers registres de fonctionnement, une première forme de « soi ». Le pouvoir politiquement transformateur de l’EAC trouve son fondement dans le développement de l’enfant. Ce mécanisme est celui que l’enfant découvre en mettant en œuvre sa capacité à produire de l’art (capacité reconnue comme registre de la rationalité, au même titre que le langage et que l’éthique) et un principe de régulation de ses propres désirs qui relève d’une autre capacité en lui. Il va ainsi pouvoir émerger à la personne dans de très bonnes conditions.
Références bibliographiques
Ewens T., 2010, « Repenser l’art et l’éducation artistique. », Tétralogiques, 18, Presses universitaires de Rennes, p. 95-114.
[En ligne] http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article112
Gagnepain J., 1987, « Y a plus d’enfant », Tétralogiques, 4, Enfant, langage et société, Presses universitaires de Rennes, p. 5-10.
Quentel J.-C., 2005, « Un enfant s’éduque-t-il ? », Cosmopolitiques, 10, Éditions Apogée/Cosmopolitique, p. 121-131.
Notes
[1] Le Musée en Herbe est un musée parisien géré par une association loi de 1901, reconnue d’intérêt général, subventionnée par la Mairie de Paris et soutenue ponctuellement par l’État, la région Île-de-France, des artistes et des particuliers. Le Musée en Herbe se veut un espace intergénérationnel de découvertes culturelles et de pratiques artistiques.
[2] La journée d’études autour de Jean Gagnepain. Note de la rédation.
[3] Thomas Ewens, « Repenser l’art et l’éducation artistique » (2010).
[4] Jean-Claude Quentel, « Un enfant s’éduque-t-il ?. » (2005).
[5] Jean Gagnepain, « Y a plus d’enfant » (1987).
Madeleine Mount-Cors« Théorie de la médiation et Musée en Herbe. D’un programme d’éducation artistique à un processus d’aide à la construction de l’enfant », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.