Gilles Le Guennec
Maître de conférences en Arts Plastiques retraité, Université Rennes 2, plasticien.
Chantier d’ergotropie : quand faire, c’est faire. Avant, pendant et après le chantier
Mots-clés
ergologie | fabrication | outil | production | technique | théorie de la médiation |
Jean Gagnepain, avec son équipe d’enseignants-chercheurs, nous a fait penser, voire vibrer, autour de sa façon de penser, de faire, d’être et de vouloir. Il a notamment relevé la part de l’homo faber qui est quotidiennement en nous, non pour gesticuler, non pour nous agiter, mais simplement pour appréhender ce qui se fait quand on fait, puisqu’à notre insu, implicitement, « ça » se fait !
Ce rendez-vous lui est dédié. Par ce chantier, l’ergotropie est « en action » tout autant, sinon plus, que l’ergologie est « en cause » et « en paroles ». Néanmoins, il ne s’agit pas de congédier l’analyse par le langage mais de la subordonner, pour un temps, à la manipulation. Merci d’essayer... et bienvenue aux participants du chantier, que je remercie chaleureusement.
1. Avant : « c’est quoi ce chantier ? »
Le chantier de l’atelier : babioles sur table et cartes en mains
- Des tablées sont proposées, autour desquelles des équipes d’acteurs-facteurs sont réunies.
- Une boîte à babioles : sur chaque table est déposée une boîte remplie de babioles diverses.
- Un exemple de « lot » illustre une possibilité parmi les agencements diversement imaginables.
- Des cartes sont à disposition, en rappel de quelques hypothèses.
Le but de l’atelier est de regrouper les babioles en « lots » attestant d’une mise en relation. Chacun met en œuvre son analyse. Le trajet-projet principal de l’atelier consiste à extraire des babioles de la boîte pour constituer des lots organisés par une relation « technique », à découvrir, à expliciter et à débattre.
La séance se déroulera en trois parties :
- L’atelier débutera par une présentation des analyses qui s’opèrent par des expériences de manutention de babioles. Une démonstration (on essaiera de faire aussi bien que le camelot du marché) visera à suggérer une approche ergologique ouverte, en amorce de chantiers (au pluriel).
- La seconde partie consistera, autour de chaque table, à manipuler les babioles tirées de fonds de tiroirs, à les apparier, en formulant des hypothèses de rapports qui les apparenteraient analytiquement, et à en débattre. En appui, des cartes de jeux apporteront quelques pistes.
- La troisième partie sera un temps de restitution en commun. Une fois les discussions de tables terminées, on se rassemblera pour remettre collectivement en cause les problèmes apparus dans les échanges et partager les questionnements qu’ils suggèrent.
- Le matériau (l’utilité) n’est pas la matière mais son pouvoir (utile). Plutôt qu’un moyen élaboré à identifier, on mettra en opposition deux babioles du point de vue des « pouvoirs-faire » qu’elles intègrent.
- La qualité utile (la qualité sensible, la qualité influente) : pour faire en sorte que le matériau soit efficace. À titre d’exemple : la transparence du verre ne va pas sans une attention à son éventuelle fragilité, qui constitue un contre-pouvoir. L’engin n’est pas ce que l’on tient dans la main mais la quantité de moyen disponible. Il y a des quantités de moyens, mais les unités se décomptent abstraitement : il y a plus d’unités de moyens que de babioles séparées. Méfions-nous des pièces qui semblent rendre évidentes des quantités mécaniques.
- L’ustensile (la métrique, le pas) n’est pas non plus ce que l’on a en main. Il redistribue les segments d’engins en une nouvelle unité de prise.
- La covalence entre les babioles révèle qu’on peut hésiter à choisir un matériau. La raison en est qu’elles partagent parfois le même matériau, bien qu’elles soient constituées de matières différentes.
- Le succédané, l’ersatz (la métaplastique, le parallèle) : le constructeur, ou l’exploitant, a parfois recours aux substituts. Il fait avec « les moyens du bord ».
- La covariance : les unités de moyens comportent en elles-mêmes une part d’adéquation mutuelle. Elles ne sont jamais seules mais toujours déjà réaménagées pour se coordonner à d’autres unités.
- L’ajustement (le passage, le lien) : pour ajuster ceci à cela, un complément est nécessaire et les assortiments sont là pour s’adapter aux mises ensemble.
- La tâche n’est pas ce que l’on veut faire mais ce que la chose nous fait faire. Loin des usages se situe l’utilisation. Chaque babiole comporte un potentiel de fins sans finalité particulière.
- L’opération (le registre d’opéra, l’opérateur) : la synergie conteste la polyergie de la tâche qui fait trop, et pas précisément la chose à faire, et contraint à choisir, finalement, un autre dispositif.
- La machine, ce n’est pas « un dispositif compliqué », ni un ensemble de pièces articulées, mais plusieurs tâches qui ne se font pas l’une sans l’autre. Voyons-la comme une rencontre de dispositifs. Chaque babiole fait partie d’un, ou comporte un « nécessaire à ».
- L’appareillage (l’involution, l’automate) : l’unité de fin n’est pas isolable ; elle se réaménage, en plus et en moins, pour se réaliser toujours autrement.
- Le type : décloisonnons les secteurs industriels et l’on verra le pouvoir technique. Des babioles peuvent ainsi s’apparenter par leur « pouvoir-faire ». Des « classes de machines » peuvent être constituées par groupes de tâches identiques.
- Le secteur (l’isomorphisme, le rapprochement) : la spécialisation des activités apporte des matériels particulièrement adéquats qui restreignent, sinon empêchent, les assimilations propres au type.
- La syndèse : d’une machine à l’autre, une complémentarité peut être constatée. Aucune machine n’est seule. On pourra le remarquer en tentant d’accoupler deux babioles.
- Le chantier (l’unisme, l’entraînement) : des complémentarisations, ou réinstallations, sont nécessaires pour réaménager les complémentarités virtuellement constituées et rendre faisables leurs possibilités.
Le tableau synoptique de la rencontre entre la structure de l’instance technique et celle de la performance doit faire place à trois modalités de production. L’efficacité ordinairement s’appréhende par rapport à une visée pratique ou empirique ; on gagnera à la considérer encore selon deux finalités : esthétique et magique. Ainsi, les cases « EMP » sont censées renvoyer à trois produits manifestés en une même chose ouvrée : « E » = pratique, ou « Empirique », « M » = « Magique », « P » = « Plastique ». Ce sont trois processus propres à des conjonctures toutes différentes qui œuvrent dans la construction de l’ouvrage, en dépit de la fabrication qui les gère.

L’affichage, pratiquement, implique que le texte soit visible et peu importe pour cette affaire qu’il soit réparti sur deux feuilles avec des pinces pour maintenir le plan du tableau. La visibilité n’est pas franchement perturbée par un fond d’atelier où paraissent des réalisations hors propos. Si, maintenant, on considère une nécessité esthétique, on fera davantage attention à la mise en accord des deux autres tableaux relatifs à la plastique et la magie par une écriture commune réalisée à la craie. L’utilisation de craies de couleur introduit une distinction à la fois pratique (il s’agit de concevoir séparément deux catégories de visées) et esthétique (il s’agit de conformer le mot écrit à un ensemble de mots en utilisant la couleur comme moyen).
Revenons sur les concepts de « plastique » et de « magie » d’un point de vue ergologique :
Plastiquement, la qualité sensible n’est pas la qualité utile, en ce sens que celle-ci se contente d’une visibilité quand celle-là requiert encore une composition par laquelle un accord formel renforce visuellement la parenté sémantique des mots.
Magiquement, le pouvoir influent, comme l’opérateur, et l’entraînement, disent l’espoir que l’écrit marque les esprits en établissant la permanence d’une analyse une fois le chantier terminé.

Consignes pour la mise en œuvre du chantier d’ergologie et d’ergotropie
Le but de nos manœuvres paraît clair : il s’agit de faire apparaître des relations techniques en alignant des babioles. Et pour ce faire, j’ai en mémoire une formule de Husserl, qui, avec sa phénoménologie de l’implicite, affirmait « tout est déjà là ». On sait que la médiation repose sur trois piliers, dont l’implicite (la structure et la dialectique). En fonction de ce principe, chaque babiole incorpore une analyse à découvrir avant toute autre analyse. Un précepte logique, sociologique ou axiologique n’est jamais à la manœuvre…
Je vous propose un chantier analytique, et vous êtes en droit d’attendre sinon une recette, du moins quelques indications, pour une extraction des abstractions de l’art « déjà là ». Puisqu’il ne faut pas chercher midi à quatorze heures, le principe est exploratoire. Difficile, toutefois, de ne pas confondre le « déjà là » avec un mode d’emploi d’usage, des « nécessaires à... » qui seraient offerts comme des kits, des prémontages ou du préfabriqué, en quelque sorte. Vous l’avez compris, chacun a à s’expliquer : pourquoi il a rassemblé des babioles ; pourquoi il les a mises en ligne, ou en cercle, ou en toute autre figure géométrique ; quel ensemble de forme se trouve impliqué. J’entends « forme » au sens abstrait d’identités et d’unités, de similarités et de complémentarités. Ce qui fait qu’on a 8 entités à désigner.
Il ne s’agit pas pour autant de prolonger les explorations sans s’arrêter à quelques identités ou unités repérées : une inspection prolongée et on commencerait à penser à l’atechnique qui ne reconnaît plus la cafetière et qui n’en finit pas d’inspecter ce qui pour lui reste « un truc » indéfini sur lequel il n’a pas prise. Mais je fais confiance aux constructeurs et exploitants de tout poil : leur attention ne va pas manquer de s’exercer pour contester rapidement les suppositions que leurs manutentions suggèrent.
Les choses nous commandent, et c’est le principe de passivité technique ; mais jusqu’à un certain point que l’attention détermine. L’action, autant que la technique, est à la manœuvre. La conduite est double : elle a lieu par l’outil et l’instrument : nous sommes dans une conjoncture de production.
Exemple 1 - Boules et billes

Voici un jeu de boules, un jeu particulier : il rassemble une boule de jeu d’enfant, un roulement à bille, une bille dans un logement-tampon, un stylo « bic » (à bille), un cylindre (extrait d’un manche de couteau) et une ampoule. Je n’ai pas besoin de parler pour que cette disposition sur table vous interroge... En effet, ce sont des relations techniques qui justifient ce groupement de babioles, des choses ouvragées qui doivent aux entités techniques mais aussi à la façon de les prendre : car elles ont beau être là, rien n’est encore choisi, et rien n’est déjà ordonné dans le tas ou la boîte en carton qui collectionne des fonds de tiroirs.
Si la rotation est invitée à paraître par le contremaître-constructeur (l’appellation dit la contrariété imposée par la production), tel manche de couteau devient rouleau, ce qui était difficile à mettre en action tant le manche tournait dans la main pendant la découpe par le couteau de table. Le rouleau abolit aussi le tube puisqu’il ne s’agit pas de canaliser un flux. Au passage, on dit « il s’agit » pour insister sur ce qui va être utilisé techniquement, donc passivement : ce n’est pas le sujet qui agit, il est agi.
Si je dis que la rotation est en cause dans cet alignement, il faut encore la mettre en action. Si je dispose la boule sur ce plan, vous allez comprendre que la boule ne roule pas toujours et que la rotation n’est pas vraiment là, d’autant que cette boule roule imparfaitement et qu’elle se stabilise dans des cuvettes imperceptibles à première vue. Autant dire que de l’ustensile contrecarre l’engin et qu’il faut appareiller d’une certaine façon pour que ça roule.
Alors...ça roule ?
Ça ne roule pas vraiment : ça roule, puis ça s’arrête, et parfois même ça ne roule pas du tout. Premier constat : la technique n’est pas tout à fait là. Le plan présente insensiblement des creux et des bosses, c’est donc un plan nominal qui reste « plan » tant qu’on y dépose des choses qui ont une base plane. Et la boule n’est elle-même boule que dans la mesure où une hétérogénéité en densité de sa matière ou sa surface elle-même qui présenterait de petites facettes planes ne viennent pas déjouer la déposition stable. Cette simple expérience nous verse dans le problème, celui de l’inefficacité de la technique qui conduit constamment à son réaménagement. La boule roule par la machine de planéité (planage) et de rotation ; on dit qu’elle roule imparfaitement lorsque sa course est ralentie par des bosses et des creux ; est-ce gênant au point qu’on refuse le statut de plan à ce plateau de table ? On voit bien que l’engin du plan et de la boule sont les réalités de notre négligence technique, qui identifie et unifie du dissemblable rendant pareil et partout ce qui ne l’est pas. C’est à cette condition que se constituent les identités et les unités techniques.
Contre cette négligence constitutive, il y a l’attention, qui vient aider le technicien et le transformer en constructeur ou exploitant. Autrement dit, l’attention apporte de l’efficacité : si je veux que la boule roule, je la jette, si je veux qu’elle reste en place, je la pose et, plus, je la dispose. La démonstration est là.
Par conséquent, si l’on peut assigner telle babiole à la réalisation de tel matériau ou de telle tâche, de tel engin ou de telle machine (pour faire simple), on ne doit pas oublier que cette extraction d’entité reste abstraite, et donc relative, c’est-à-dire qu’elle est fonction des actions opérées qui, tantôt se rangent dans l’ordre de l’outil, tantôt le contestent : c’est tout le sens d’une restructuration dialectique. Voilà pourquoi je parle de qualités utiles, d’ustensile, d’opération, d’appareillage autant que de matériau, d’engin, de tâche et de machine. En somme, deux sortes de catégories pour faire place autant à la production qu’à la fabrication.
Considérons la machine contestée par l’appareillage dans ce fait de roulement à bille : on le dit « mécanisme » pour souligner que ce n’est qu’un moyen. On occulte ainsi la part de la fin outillée en l’intégrant à un ensemble de moyens, – non pas tellement par défaillance et impropriété rhétorique, la téléologie n’est apparue qu’avec Kant et dans une acception qui ne la sépare pas de l’intention normative – mais parce que l’action prévaut lorsqu’il faut plier les dispositifs précisément à leur mise en action. Ainsi, le roulement à bille gère les frottements en les minimisant par graissage : la rotation-graissage assure le mouvement attendu. Néanmoins, si le graissage réduit les frottements, ils sont toujours présents : il est des roulements à billes qui s’encrassent, s’oxydent, se détériorent, jusqu’à imposer leur remplacement. Dira-t-on que les frottements sont des produits inéluctables ou bien, pouvons-nous parler de frottage, puisque la graisse est là qui les rend négligeables, sinon les évite ? On connaît les frottages de Max Ernst : ils paraissent tout autres. L’industrie dynamique s’efface devant les produits à parfaire, notamment la déictique. Pourtant, une feuille de papier posée sur un plan pour le dessin est ordinairement exploitée par frottement de la mine sèche du crayon. On néglige alors ce fait jusqu’à ce que le plan se manifeste par une aspérité ou un trou. On se rend compte alors que la lisséité du plan n’est pas un vain mot. Max Ernst s’empare de l’accident pour développer systématiquement le potentiel qu’il y voit : le frottement change de statut et devient frottage. Mutatis mutandis, on peut admettre que les frottements dans la graisse constituent également du frottage : il y a dispositif par opposition avec d’autres, et cet autre, c’est le vide en apesanteur qui le fait exister [1].
La production infléchit la technique ; elle s’infléchit encore selon des modalités plastique et magique dont le constructeur lambda ne peut se départir totalement, en dépit de sa visée pratique.
Le jeu de boules, celui qui est présenté ici est un jeu d’enfant : les boules se suivent et se ressemblent tant par leur volume que par leur couleur : s’affiche une métrique qui esthétise la répétition de l’engin boule. Le plan incliné assure le mouvement de sortie de la boule par un trou : l’enfant technicien devient, pour le coup, magicien : il lui suffit de placer la boule dans la boîte pour qu’elle roule, sorte et vienne cogner une butée placée au terminus de la pente. Et toc ! Le faire est magnifié à peu de frais ; c’est le principe magique qui rejoint aussi celui du « mini-max » : le minimum d’effort pour le maximum d’effet. Principe que l’on retrouve ailleurs dans cet enchaînement de chantiers ludique et magique mis en place par l’installation de Fusli et Weiss, Le cours des choses (1988).
Le recours à cette boîte particulière auquel est incorporé un plan incliné a pour effet plastique de conférer de l’unité visuelle aux boules en chantiers divers : l’unisme désigne ce fait esthétique du rapport à la syndèse qui réduit cette diversité en apportant de l’unité. Les boules peuvent encore être revues par l’involution, ce rapport plastique à la machine. Il suffit de considérer comment le roulement à bille se recompose dans ce tampon, embout externe de pied de meuble qui accueille un logement d’acier demi-sphérique adapté à une bille placée en frottement roulement sur un jeu de cinq billes : la construction reprend les tâches de rotation-frottage du roulement à bille. Nous sommes en présence d’un rapport plastique à la machine, l’involution.
Exemple 2 - J’en pince pour la multiprise

Voici une pince « multiprise », elle est évidemment exemplaire de l’ustensile : je peux régler l’écartement en faisant coulisser l’une sur l’autre les mâchoires de la pince. Ensuite, il suffit de prendre les deux manches ensemble et de serrer. C’est le mode d’emploi standard.
En quoi y a-t-il négation de l’engin dans cette façon de faire ?
D’abord, « la multiprise » n’est qu’une façon de dire le faire. Quant à l’« entreprise » elle-même, il y a plusieurs fois négation de l’engin :
- par les deux manches qui, faute d’être tenus tous deux en main, font disparaître le manche ;
- par l’écartement de la pince qui n’est pas la mâchoire puisqu’il faut la régler en fonction de la taille de la pièce à serrer ;
- par l’écartement de la main qui annule le manche ou bien le réaménage, lorsque le constructeur est obligé de s’y prendre à deux mains ;
- par une glissière qui est aussi une crémaillère ou l’un des manches se bloque parfois avec son piton qui s’immobilise contre un cran.
Autrement dit, méfions-nous des descriptions nominales.
Dans cette affaire, on voit que l’attention est requise contre une technique, dont les possibilités sont proposées sous condition, ce qui me fait dire que la technique est « une offre soumise à condition ». Et l’annonce n’est pas que de la représentation : en choisissant la chose ouvragée qu’on a reconnue comme pince, nous n’avons pas exactement fait l’hypothèse d’une pince : nous avons vu une possibilité de pince. Entre le dire et le faire, il y a un fossé. Mais il y en a un autre entre l’instance technique et la production conjoncturelle : la dialectique réaménage la structure.
Vous pouvez voir ici la glissière à crans qui me permet de régler l’écartement des mâchoires. Et vous voyez aussi que ça peut coincer : le piton se bloque parfois par un cran et le serrage devient impossible. La crémaillère s’oppose à l’engin, c’est en ce sens qu’il y a de l’ustensile : action outillée tendant à rendre effectif le pouvoir faire de l’unité abstraite du fabriquant.
Toujours les mêmes pinces... mais je considère cette fois leur efficacité plastique : la métrique est à l’œuvre par cet assortiment (ou panoplie) de pinces à fonctionnement varié. Le soulignement à la règle de la distribution linéaire des pinces introduit de l’unité, là où des chantiers se proposent par ces pinces différentes. Je peux encore renforcer la distribution métrique en la reprenant en carrés découpés de couleurs différentes.
Considérons leur efficacité magique : les quatre pinces sont alors « les quatre prises sur le monde » que nous offre Jean Gagnepain à reconsidérer par la rationalité des quatre plans. Et je peux dire ainsi : « j’en pince pour la Médiation ! » (par un slogan qui fait valoir le mythe, par analogie à la magie).
Exemple 3 - Du fil à tordre

L’expérience m’est venue parce que les fils embrouillés m’empêchaient de séparer les babioles et m’obligeaient à les soulever par grappes.
J’en fais le constat pour indiquer aussi que ça s’embrouille tout seul, comme le fil, ou le filet, du pêcheur. Rechercher la cause de ce fait, ce n’est pas se positionner dans une analyse structurale. Si la technique a été opérante par elle-même, c’est que le constructeur a préféré ne rien faire (la fainéantise) et se contenter de jeter des fils en paquet dans la boîte. Il fallait les « ranger », comme on dit... Pour ce faire, en évitant cette fois qu’ils ne s’embrouillent, j’en fais maintenant des écheveaux en les enroulant sur mes doigts et je termine en glissant le bout final dans le rouleau lui-même. Ce paquet de fils se défait facilement, ce qui est un inconvénient. Cette instabilité est, par contre, un avantage pour qui vise à éviter un nœud à défaire. On peut observer ces sortes d’écheveaux, constitués de la laine qui s’agrippe jusqu’au fil satiné qui glisse. Ils sont réunis parce que tous sont souples et se prêtent facilement à la manœuvre. Mais on voit qu’un fil manque de docilité et qu’il ressort de l’endroit où j’aurais voulu le mettre. La mollesse, la rugosité et la lisséité viennent de ce que je connais déjà antérieurement des fils en général. L’opposition vient de ce que d’autres fils comme le fil de fer ne sont pas là dans cette série de formes en écheveaux : la docilité et la souplesse étaient mobilisés et leur existence conditionnait la mise en écheveaux des fils. L’opposition structurale réside dans une comparaison spontanée de matériaux qui aboutit à l’exclusion de certaines matières. La technique se manifeste par un refus d’agir : on ne peut pas faire avec telle sorte de fil, on peut le faire avec telle autre. Pour montrer ce fait, on pourra prendre en main cet écheveau de fil, fil de tirage inclus dans les gaines électriques préparées à leur installation, pour en déduire que la mise en forme de l’écheveau a été difficile, malgré sa souplesse relative : de la non-docilité apparaît.
On peut donc déjà souligner que le matériau, entité technique de la fabrication, ne se réalise pas sans difficulté : il s’agit de parvenir à rendre utile une qualité, or celle-ci se présente avec d’autres qui opèrent en contre-pouvoirs.
D’autres écheveaux sont à repérer qui ont été difficiles à produire en raison d’autres matériaux qui contrarient la manœuvre, notamment ces fils de laine qui s’accrochent entre eux par leurs brins. La boucle terminale n’est pas facile à faire : c’est un fait d’adhérence qui marque le contre-pouvoir mobilisé en même temps que la souplesse.
À noter toutefois que les frottements qui ne font pas l’affaire ici favorisent là la réalisation de l’écheveau en apportant un plus, celui de la fixité de l’écheveau ; je parle des fils de sisal qui me permettent de faire des boucles terminales qui se tiennent. L’action outillée manifeste alors de la qualité utile, moment de réaménagement industriel de prise en compte de matériaux coexistants, sinon opposés.
Constats et analyses
Il faut considérer que les babioles sont à la fois des choses tangibles pour des propositions d’action et des formes abstraites. Leur mobilisation spontanée liée à notre capacité technique se heurte aussitôt au fait réel, ce qui conduit, de structure en restructuration, à mettre en action d’autres matériaux et dispositifs.
La babiole fait résistance à l’analyse technique qui, pourtant, s’y incorpore comme un déjà là. Inversement, si la prise, relative au passage à l’action, est une analyse, elle est aux prises avec des identités et unités formelles.
Ce chantier est donc l’invitation à une attention au jeu de la structure et de la dialectique, de la fabrication et de la production, qui fait valoir une conduite duelle. Toute action prend le risque des contraintes structurelles et des réalités conjoncturelles.
Comment ? Je prends telle boule et la pose sur un plan de table : je sais qu’elle peut rouler et s’éjecter hors du plateau. Je ne l’ai pas lancée avec force ; de sorte que j’attends pour voir si elle peut s’immobiliser alors que son roulement effectif ne se fait pas en ligne droite. C’est alors que je fais attention aux cuvettes qui ne se manifestaient pas dans un premier temps : car la boule est erratique et décrit des courbes pour finalement s’immobiliser au fond extra-plat d’une dépression discrète. Elle ne s’y est pas arrêtée brusquement ; elle a tremblé comme si elle avait une base. Je l’inspecte et détecte que la boule n’est pas parfaitement ronde ; elle présente une facette liée à sa confection par tournage. Pour vérifier ce fait, au lieu de saisir la boule et de la laisser dans le creux de la main pour la lancer, je la saisie entre trois doigts : le pouce, le majeur et l’index comme une pince à sucre (à morille), et plutôt que de la lancer, je la pose en ayant repéré l’endroit plat de la boule qui, à coup sûr, permettra d’immobiliser la boule. Cette disposition-localisation est une autre machine que la rotation par projection du premier temps de la manipulation.
La prise en compte du principe fondamental de l’inefficacité technique est donc continuellement à la manœuvre dans la production industrielle. Le contrôle ne s’exerce pas seulement sur le produit fini pour le conformer à un standard : il s’effectue en continu comme ce cercle exemplaire que je trace à main levée pour parfaire le tracé et l’orienter progressivement vers le début de la boucle. On peut même dire qu’agir, c’est toujours prendre un risque, en dépit des assurances de principe que sont les matériaux et dispositifs techniques.
Le risque tient à cette assurance qui frise la négligence, mais il ne s’agit pas d’une absence d’application : le constructeur, ou l’exploitant, peut avoir la meilleure volonté de bien faire, il n’est pas toujours capable de bloquer de la main la chute d’une règle présentée par un tiers. La consigne ne suffit pas, on le sait ; mais encore, il s’agit de considérer que la chose à faire tient à l’action outillée autant qu’à la morale de l’acte volontaire.
Le défaut d’attention va de pair avec cet humain, homo faber, qu’on dit « augmenté ». Le portable actuel accapare l’attention en la focalisant sur des mouvements d’écrans qui négligent, sinon anéantissent, le reste de l’environnement. Quant à ce qui est consulté, on passe plus de temps à engranger magiquement des informations qu’à les explorer une fois qu’on les a mises en conserve.
2. Pendant : présentation orale et « mise en chantier »
Voici ce qu’on peut appeler nominalement une boule.
Alors, attention (la boule est lancée sur un plan de table). (Commentaire dans le public : « Perds pas la boule ! »). C’est un test, un test double. D’abord, pour mettre en évidence le plan. Et il n’est pas plan : c’est ce qui empêche la boule de tomber. La boule se situe dans une cuvette invisible. Et pourtant, le plan tel qu’il est là est déjà une assurance technique. Un plan, c’est un dispositif de disposition : ce qui implique qu’on a l’assurance que les choses seront localisées là où on les a mises. C’est la localisation en termes de dispositif et de complémentarité entre une chose qui présente une base plane identique au plan sur lequel elle est posée. Alors ici, finalement ce qui empêche la boule de tomber, c’est qu’elle rencontre une cuvette. Il y a ici un petit logement invisible où la boule se stabilise. Un petit logement qui conteste la réalité technique du plan. C’est donc un point principal de la médiation, à savoir que, dans toute activité, la structure technique est déterminante, mais il y a aussi à chaque fois, en même temps, une conjoncture : c’est une dialectique. Ce qui fait que, lorsqu’on a recours à la structure, on procède à une restructuration parce que les choses ne sont pas comme on les prévoit techniquement. C’est ainsi que se manifeste toujours, quelle que soit l’activité, l’opposition entre les deux pôles : production et fabrication. Et, effectivement, on peut changer la manipulation et s’attarder sur cette boule. Je peux aussi faire ça : voilà, toc. Et la boule reste là où je la mets, contrairement à la manœuvre précédente. Ainsi, on réalise que la boule n’est pas tout à fait ronde. Disons qu’elle ne coïncide pas avec un dispositif de rotation. Elle présente aussi un plan, donc une complémentarité avec le plan d’ici. Ceci dit, je peux aussi finalement y aller plus fort… (la boule est relancée sur le plan de table…) et ça marche, c’est-à-dire que je suis fort aussi de ma technique et je néglige, en fait, les petites variations qui m’empêchent de considérer ça comme un plan.
On peut aussi faire ça (la boule est lancée en l’air) : là, il n’y a plus de boule, la boule disparaît (techniquement). Elle devient un projectile. De cette façon, on est situé ainsi dans le rapport à la relativité de l’engin. Je change d’activité et cette activité me met face non pas à une autre technique (je suis toujours dans la technique) mais dans le rapport à d’autres dispositifs : celui du lancer horizontal ou vertical. Ce qui implique qu’on fasse avec nous-mêmes. Ceci nous ramène à un autre point : la part du geste en art et, justement, à l’extraction de l’engin.
Dans le rapport aux choses, aux babioles qui sont là, le geste est aussi finalement un ductus, c’est-à-dire une unité d’engin. Et, donc, peu importe que ce geste-là, ce mouvement-là soit réalisé par nous, ou bien par une impulsion mécanique. Le projectile peut être lié à une explosion : on connaît les armes à feu. On voit bien qu’il y a une relativité des dispositifs (et des machins où ils s’intègrent).
Pour le montrer, je vous convie à une autre manipulation où il n’y a pas seulement la boule (en tant qu’engin), il y a aussi une rotation. Une rotation se présente ici dans le principe du roulement à billes. (un logement demi-circulaire est présenté avec une grosse bille de verre et des petites billes d’acier qui la soutiennent, puis un roulement à bille tout en acier). On dispose ici de billes, qui sont mobilisées pour assurer une rotation et éviter un frottement : les petites billes frottent pour éviter que la grosse bille ne frotte pas mais vous voyez que dans la petite cuvette, ça se déplace ; il y a un frottement (résiduel), tandis qu’avec le roulement à bille (nominal), ça tourne mais sans déplacement. Des dispositifs très discrets sont parfois mis en action : ainsi, le stylo « Bic » qui s’est fait connaître par sa bille : « le stylo à bille », c’est quand même une invention assez remarquable. Je la mets en rapport ici avec le roulement à billes. Malgré le roulement, il y a toujours un frottement. Comment le compenser ? Ici, on a recours à de la graisse et là (avec le stylo), la graisse c’est de l’encre grasse. Ce qui fait que le frottement est utilisé (au lieu d’être un inconvénient). Ça frotte sur l’encre grasse ; notons que ça frotte aussi sur le plan.
En résumé, cette manipulation a été une façon de recourir à des suppléments de tâches, qui forment des machines. Mais la machine ne fait pas l’affaire à elle seule : elle est (ici par le stylo et le roulement à billes) complémentée par le graissage. Ce qui fait que, la bille tournant, le frottement va être limité. On aura ainsi une nouvelle production sur la base d’un nouvel appareillage. Je dirais même d’un chantier. Pour aller plus loin, parce qu’il n’y a pas effectivement que la rotation en cause, il y a l’enduit, et surtout cette complémentation réalisée par le graissage et l’encrage.
Tout ça pour dire qu’on est face à des babioles qui peuvent s’interpréter de façons très différentes, car lorsqu’on est en train de faire, on fait avec des entités, en termes d’identité et d’unité, diverses et multiples qui sont à repérer à travers un lot de babioles (qu’on met en action diversement). Les babioles sont utilisées, mais les utilisations ne sont pas les usages. Il faut se méfier de ceux-ci parce que les choses peuvent être utilisées dans n’importe quel sens. Prenons cette ampoule pour expliquer ça. Il paraît évident que le vissage et la rotation correspondent au mode d’emploi de l’ampoule. Et cependant, si je m’intéresse à ce mouvement (on fait pivoter l’ampoule d’éclairage posée à plat sur le plan de table), je vois qu’il réalise au moins un arc de cercle et surtout, j’ai l’assurance que ça va rester sur le plan, à la différence de la boule qui offre une orientation tous azimuts. Dans cette affaire, qu’est-ce qui est utile ? De se chauffer ou d’éviter que ça tombe ? Quand on pose l’ampoule d’une certaine façon sur le plan, on sait que ça ne va pas tomber. On est donc dans l’exploitation d’un fait qui correspond à ce qui est produit par la technique au-delà de l’usage, c’est-à-dire indépendamment des usages. En neutralisant le plan sociologique, ce qui est à considérer, ce sont toutes les possibilités techniques. Chaque babiole, finalement, se rapporte à tout ce qu’il est possible de faire avec, mais les choses ne sont pas manipulables pour faire n’importe quoi et n’importe comment. Elles imposent une manipulation.
Ici, j’ai aligné des pinces multiprises.
J’en ai pris quatre. C’est un hommage indirect à Jean Gagnepain, puisque les quatre multiprises correspondent aux quatre plans qui nous donnent prise sur les choses. Magiquement, bien sûr, mais la magie est un mode d’efficacité, de même que l’esthétique qui me conduit à mettre un bâton rayé de quatre bandes reprenant les couleurs des pinces, le tout faisant unité plastique.
Pour revenir à l’efficacité pratique (une des pinces est manœuvrée), ça ne marche pas toujours comme on veut : ici, on a par exemple un écartement possible (avec les manches de la pince) bien sûr, mais encore faut-il avoir un écart entre les doigts suffisant pour exploiter l’écartement qui nous est proposé là. Alors, à ce moment-là qu’est-ce qu’on fait ? On s’y prend à deux mains. Parfois, on ne peut pas, l’une est occupée. Ici, on a bien de la manutention (mise à l’épreuve).
On a même bien plus que ça : on dispose d’un réglage par coulissage en machine.
Essayons la coulisse pour passer d’un écartement à l’autre. On a a priori l’impression que c’est facile. Ça bloque, comme ça, et ça bloque encore comme ça. Je ne peux pas serrer. Donc, il y a bien effectivement une façon de faire et il faut la chercher entre des possibilités techniquement proposées. Ce qui nous conduit à réaffirmer (avec Jean Gagnepain) que fondamentalement, la technique n’est pas efficace ; les mâchoires de la pince n’existent que selon une certaine position. Voilà pour ces pinces qui changent d’années en années avec des « perfectionnements ». On peut s’énerver avec ça (la pince plus récente est saisie), parce qu’on n’a pas pigé qu’il fallait appuyer là. Cela nous renvoie à l’appareillage puisqu’un dispositif, en plus ou en moins, est toujours à rajouter. Voilà.
Maintenant, pourquoi ces écheveaux ?
Ils sont en huit, en cercle ou en rouleau. Ils ont chacun leur particularité, même si, effectivement, on peut les identifier du point de vue du matériau.
C’est la docilité qui me permet effectivement de faire ça. C’est docile, mais pas tant que ça. Ça, par exemple, ce n’est pas docile (on fait passer l’écheveau de fil blanc en forme de huit). C’est là que la main se fait savante parce qu’elle pige qu’effectivement, ça va être plus dur pour faire les boucles.
La ténacité est mobilisée ; il y a de l’action qui vient au secours de la technique. On a bien en tête le dispositif ; encore faut-il le rendre effectif. Le dispositif ne se réalise pas comme ça, facilement. Et, donc, il faut souvent en ajouter et principalement, apporter sa force naturelle. Gagnepain disait de l’instinct. C’est pour vous parler de l’instrument qui revient en fait, c’est « le retour du naturel ». Et c’est problématique parce que l’action va intervenir sur la technique, en dialectique : c’est une relation de contestation, de négation de la fabrication, qui est elle-même une première négation de l’instrumentation. La production vient là, comme réaménagement de la fabrication. Elle est ainsi une façon de contrecarrer la technique…
Est-ce suffisant pour amorcer le chantier ? Il faut se mettre au travail et analyser ce que chacun a en tête et dans les mains.
(Une question est posée) : pour être « dans la vie de tous les jours », ce type de… (l’écheveau blanc en forme de huit), à quoi ça sert ?
- Ça sert à tirer les fils, pour les faire passer dans les gaines en électricité.
- « Dans la vie de tous les jours », de qui ?
- Oui, c’est vrai…
- Votre conjoncture, c’est vous qui décidez. Ceci dit, les secteurs industriels sont là. Mais on a tout de suite repéré aussi le fait que ça pouvait correspondre au type, ce dit « matériau » de la docilité.
En invoquant l’électricité de l’électricien, on a invoqué un secteur industriel ; autrement dit, on a contesté, par la fabrication, la sectorisation industrielle qui spécialise les choses et nous empêche de faire le lien entre les faits techniques, de faire des relations techniques.
- (Avec l’écheveau) on imaginait coudre des voiles.
- Oui, chacun y va de sa technique, avec ses dispositifs. On n’est pas dans l’ordre des malentendus, ni dans celui des méprises socio-techniques mais il y a toujours cette transaction qui est là par interprétation de ce qu’a produit le constructeur, par chacun de nous, technicien en position d’exploitant et de nouveau constructeur.
(Intervention) : « Là (un écheveau bleu en forme de huit est pointé du doigt), ça sert à envelopper et là, ce n’est pas le cas, ça sert à tirer, c’est autre chose. »
- Oui, mais attention, du point de vue du matériau, c’est la docilité qui m’a permis d’en faire un écheveau comme ceux qui sont là. Celui-ci (l’écheveau blanc en forme de huit) a bien été réalisé.
- (les écheveaux qui sont là se rapportent tous à des secteurs industriels différents) Celui-ci est tellement petit qu’il faut s’y prendre autrement.
D’une certaine façon, ce n’est pas si docile que ça, il faut de l’agilité (pour parvenir à un écheveau en forme d’anneau). La docilité est variable, mais elle est là. J’ai l’occasion d’en parler : c’est un contre-pouvoir qui est là aussi, d’une certaine manière.
Le contre-pouvoir, c’est le fait que le fil de laine n’est pas un mono-filament comme cet autre fil : et donc, il va s’accrocher. Les brins vont s’accrocher entre eux et ça va être plus difficile, pour finir, de faire glisser le fil dans la boucle. Ce qui n’est pas le cas avec le lacet. J’ai alors une pointe qui, n’étant pas docile, va finalement compenser cette docilité et rendre le fil manipulable (orientable). Il y a encore ici un fil qui m’a gêné parce qu’il présente un autre contre-pouvoir : celui de la lisséité, opposée à la rugosité, même si ça peut paraître un peu bizarre, parce qu’on parle habituellement de « rugueux » quand il s’agit de solide. Mais il peut y avoir des rugosités différences… Selon la technique de chacun, l’interprétation de la rugosité est différente.
Voici maintenant ce à quoi je vous invite.
Sur une base (les polycopiés) qui n’est pas un support (à prendre comme une référence absolue), tout juste un guide, on peut se livrer à l’exploration du tas de vielles babioles que je vous soumets, ici et là, sur les tables, où vous trouverez aussi des cartes. On peut donc recourir de deux façons, au moins, à ce matériel : soit en lisant d’abord pour rechercher l’arrangement qui peut y correspondre, soit en disposant d’abord les alignements et en cherchant ensuite les explications qui s’y rapportent dans les textes.
Je vous fais confiance pour jouer et travailler avec tout ça !
3. Après : temps de restitution en commun et fin de chantier
Une salière nous a interrogé…
Elle n’est pas à arrosoir, à petits trous qui dispersent par secousses les grains le sel ; elle comporte un couvercle qui ne se dévisse pas mais qui dose, par rotation sur une glissière à deux trous, ce qui détermine trois possibilités : la salière est fermée si le couvercle n’est pas en face d’un trou ; elle est grandement ouverte lorsque les trous coïncident ou petitement ouverte sinon.
Où se situe la machine ? D’abord, dans un stockage, une stabilisation et une manutention : la salière est un flacon qui contient des grains de sel. C’est aussi un récipient qui est stable, autrement dit, qui reste là où on l’a posé sans qu’il ne se renverse. C’est aussi un manche qui, par sa forme et ses dimensions, se prête à la saisie en main. Le dosage va de pair avec une rotation et une obturation. Ce potentiel d’actions les rend probables sans qu’elles soient encore finalisées : il y a bien un déjà là, mais qu’arrive-t-il si le technicien se met au travail ?
Il ne répand pas le sel sur la table, mais organise un épandage par dosage : il fait tourner le couvercle jusqu’à le faire concorder avec un des deux trous. Puis le secouage fait l’affaire... que l’exploitant vise, ou non, l’endroit à saler. Car on ne sait pas si le technicien apporte un condiment à son aliment, s’il s’amuse ou s’il s’assure qu’il y a encore du sel. En tous cas, il ne verse pas comme il le ferait avec un récipient totalement ouvert, sans couvercle mais avec un bec verseur, faute de quoi on parlerait de renversement.
Comment y a-t-il syndèse, c’est-à-dire enchaînement des machines de telle sorte qu’une machine conduit nécessairement à mobiliser tout au moins une autre machine ?
L’enchaînement en cause n’est pas toutefois une machine : ce qui veut dire qu’on a à trouver le critère d’une séparation constitutive de l’unité de la machine avant d’envisager comment se fait le chantier.
Je peux dire que la salière posée sur la table agit sans que je ne bouge aucunement : c’est suffisant pour constater que le stockage et la stabilisation sont là, et effectifs ; ce qui n’est pas le cas de la manipulation, ni de l’épandage (salage) [2] qui sont déjà là mais virtuels, à l’état non-activé de fabriqués, non à celui de matériel industriel actuel. Une manutention comme un épandage (salage) est mise à disposition. Cette latence attend l’exploitant jusqu’à ce que l’action de saler soit entreprise, auquel cas la machine se complexifie : stockage, stabilisation, manutention et épandage.
Il y a donc maintenant à considérer le chantier et l’effectivité d’une manipulation, l’enchaînement vers la manutention, qui montre alors la forme et les dimensions de la salière adaptée à la main. Le fait qu’un dispositif soit présent dans deux endroits à la fois manifeste la liaison structurale des deux lieux : celui de la salière, et celui de la main qui se déplace vers la salière. Ce déplacement pour prise s’organise et est organisé. Il est passivement organisé puisque l’ustensile est sur table et, activement, l’exploitant l’organise puisqu’en tendant le bras, il met sa main à hauteur du plan de table. Dans l’adéquation de la table à l’utilisateur, il y a passivement de la syndèse et activement du chantier.
Lorsque l’exploitant secoue la salière, il l’a déjà ouverte selon une ouverture qui utilise des grands ou des petits trous ; ce choix relève encore du chantier variable selon les exploitants.
L’exploitant a donc fait exister ce que le constructeur a prévu mais jusqu’à un certain point seulement : il n’a pas prévu le nombre de fois où la salière est secouée, ce fait est un nouveau chantier.

Mais que s’est-il dit encore au cours des échanges autour de chacune des tables ?
Identifions les éléments de ce qui fait tas : un bracelet fait de papier et d’élastique, un ruban rose décoratif, une barrette avec des échancrures, restes d’un jeu d’assemblage, un bouchon de plastique noir, un flacon de verre fermé dont le couvercle est à vis, une brosse à dents électrique, trois paires de lunettes, un joint de caoutchouc pour pot de conserve, un gobelet de plastique translucide, deux stylos à bille, un gobelet de papier écrasé deux pailles, un muselet pour champenoise, deux jouets de bois peint, un anneau rouge de plastique, une barrette de plastique bleue, une autre de bois échancrée régulièrement… (et d’autres babioles qu’il faudra identifier).

L’identification n’est pas un moment spécifique de l’analyse ergologique puisqu’il peut s’agir de ramener l’inconnu au connu, ce qui est affaire de situation sociologique où se manifeste autant le métier de l’usager que l’usage de la chose ouvragée.
À quel moment l’identité prend une dimension de critère d’analyse ? Trois paires de lunettes disposées en parallèle et surgit la lunette de bain ou la monture sans les verres : la destination autant que la fonction paraît s’imposer contre l’analyse technique. La monture affiche pourtant son autonomie relative par rapport aux verres : c’est une pièce d’appareil. Et son articulation apparaît encore une fois les branches repliées mises en rapport d’identité avec les branches repliées des autres lunettes (mise à part les lunettes de bain qui disposent d’une sangle).
Revenons aux lunettes ; les lunettes de bain élaborent de l’étanchéité, ce qui les différencie des lunettes de vue. On a ainsi l’occasion de souligner que le matériau n’est pas la matière, mais de surcroît apparaît pleinement l’industrie dynamique mue par une visée d’efficacité pratique. Car la sangle qui complète le dispositif à bonnettes translucides conformées aux orbites (masquage) ne peut être efficace qu’à condition d’un serrage, qui l’est aussi par serrement adéquate. Quant aux lunettes de vue, les branches sont porteuses d’un effet coloré, d’une forme que la plastique recherche en conformité avec les yeux, leur couleur, et le visage. La finalité magique se satisfait parfois du nouveau, véritable tape-à-l’œil : on est ainsi aidé dans notre illusion sinon de toucher l’autre à distance, du moins de ne pas trop détonner dans le rapport à la mode.
Trois jouets de couleurs rouge et vert montrent une identité de taille relative : ils peuvent constituer les rames d’un train miniature ; ils ont chacun une particularité qui les oppose par la similitude de l’un à une friandise en chocolat, rendue possible par la miniaturisation qui trouve son utilité pratique du coup dans le rapport à une manutention. La seconde pièce qui vaut pour une locomotive porte un bâton de sucre candi, du moins sa décoration conventionnelle. Le fait similaire de la miniaturisation utile se retrouve dans ce toit du troisième wagonnet en forme de paquet cadeau. Bref, la magie de Noël y est suffisamment opérante. Le vert et le rouge harmonisent encore plastiquement (et conventionnellement) les rames.
Deux barrettes sont aussi là... éloignées par le hasard d’un déchargement ? Rapprochons-les : elles disposent chacune d’une segmentation réelle par le fait des échancrures sur l’une et des cellules sur l’autre. Cette segmentation abstraite par unités d’engins est employée par des dispositifs différents : on stocke des vis en attendant de les enlever par arrachage de leur logement de plastique ; à l’inverse, on ajoute par l’encastrement réciproque de barrettes échancrées. Nota Bene : par l’opération de déstockage, les petites barrettes internes aux cellules deviennent des vis et du vissage par attention au filetage qui les forme. Les échancrures font valoir le calibrage qui rend les barrettes compatibles ou non. Nota Bene : l’ajustement est à faire qui reprend le principe de la covariance. Au total, l’efficacité pratique éloigne les deux barrettes quand la perception les assimile.
Deux anneaux sont encore à considérés : l’un est un joint de caoutchouc pour conserve en bocal, l’autre un bracelet partiellement élastique. La covariance réside dans la disponibilité d’une élasticité ; l’ajustement consiste à adapter ce matériau par des mises en forme particulière : anneau plat ou vertical. Le chantier qui compose avec les machines est, avec le joint plat, une mise en tension sur l’ouverture du bocal jusqu’au sertissage sur le rebord : la manœuvre exige une certaine force manuelle. La seconde complémentarisation utilisant le serrage et l’insertion, comme celle des bananes à resserrer par contention, exige que le régime soit de taille suffisante mais limitée à celle de l’anneau qu’il est possible manuellement de tendre pour englober le paquet de bananes.
Une brosse à dent électrique apparaît solitaire dans sa position verticale. Son manche recèle un contenu et une base qui la rapproche toutefois des deux tubes, bien que son contenu soit un moteur intégré non-consommable, à la différence de ceux-ci. La complémentarité dans les trois cas tient au carénage implicite, qui doit encore composer avec la manutention.
Pour finir, problématisons une apparence trompeuse : dans le tas, une chose présente un rebord qui ne l’identifie pas exactement au gobelet pour boire ; ce n’est même peut-être pas un gobelet : juste une pièce, comme l’opercule noir plus en avant qui fait partie d’un dispositif d’obturation. On pourra objecter : qu’à cela ne tienne, puisque ce capuchon n’est pas troué comme certains, il peut contenir de l’eau, on peut le vider et le remplir, et cela suffit pour constituer un gobelet. De même, on rétorquera qu’il ne faut pas confondre les couteaux de table avec les couteaux de cuisine : seul l’usage impose de ne pas se servir d’un couteau de cuisine à table ; car on peut éviter le tranchant en opérant avec attention. Bref, la raison en cause est celle, sociologique, qui fonde tous les détournements et qui vaut indûment à nombre de techniciens du quotidien l’appellation de bricoleurs. Au plan spécifique de l’activité, le fait manifeste la place de l’action dans ce moment de production où se réaménage la technique : selon qu’il est posé sur le plan de travail ou à côté d’une assiette, la proposition d’action portée par le couteau est modifiée ; le fil de la lame et le manche précisent un registre d’opéra de repas opérateur de fête ou non en débit sécurisé en bouchées, ou l’opération de découpage de boucherie. Se manifestent ainsi les trois modes d’efficacité : respectivement, plastique, magique et pratique.

Introduction au chantier d’ergotropie, par Gilles Le Guennec (19 novembre 2023)
https://www.youtube.com/watch?v=scpzTjMAIDw&t=957s&pp=ygUSY2hhbnRpZXIgZXJnb2xvZ2ll
Auteur : Gilles Le Guenenc
Prise de vue et montage vidéo : Thierry Lefort
Mise en ligne : Patrice Roturier
Notes
[1] L’apesanteur n’est pas le vide ; le vide qu’on peut le produire n’est pas le vide théorique et représentatif. Étienne Klein parle de « l’énergie du vide ». Le flottement dans l’espace des corps massifs jusqu’aux étoiles et planètes appartient à la technique de l’astrophysique mais il est mentalement présent dans notre structuration de la technique : sa virtualité suffit à la constitution du flottage.
[2] L’appellation « épandage » peut être référée au type : l’épandage devient salage avec la manipulation de la salière, mais le salage n’étant qu’une variante d’un type de dispositif, l’épandage est aussi dans le geste du semeur qui répand ses grains de blé.
Gilles Le Guennec« Chantier d’ergotropie : quand faire, c’est faire. Avant, pendant et après le chantier », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.