Accueil du site > N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste > Dossier > En quoi la théorie de la médiation peut-elle être « concrète » ?

Florent Cadet

Psychologue à l’ADGESTI, Association de GEstion des STructures Intermédiaires : « un acteur de l’accompagnement des personnes en situation de fragilité ou de handicap psychique, en Sarthe » ; www.adgesti.fr.

En quoi la théorie de la médiation peut-elle être « concrète » ?

Résumé / Abstract

Et si le concret, auquel on nous intime de nous rapprocher dans nos professions à l’heure actuel, n’était que le résultat d’une analyse dont nous sommes au principe ? Et si la théorie de la médiation, réputée abstraite, nous aidait à faire un usage « concret » (entendez ici « professionnel ») des concepts ? Comment tenter de se servir professionnellement de la théorie de la médiation autrement qu’en plaquant des concepts sur la pratique ? À partir de ma pratique de psychologue en institution, j’essaie ici de partager ma réflexion au carrefour de ce que j’appelle « l’oubli de la théorie » et l’émergence inattendu des concepts dans la rencontre.

And what if the concreteness we’re urged to approach in our professions today were merely the result of an analysis we ourselves initiated ? What if mediation theory, considered to be abstract, helped us to make “concrete” (in this case, “professional”) use of concepts ? How can we make professional use of mediation theory other than by applying concepts to practice ? Drawing on my experience as a psychologist in an institution, I’d like to share my thoughts on the intersection between what I call the “forgetting of theory” and the unexpected emergence of concepts in encounters.



« À supposer que le concret existe, où placer la frontière entre ce qui s’y rapporte et ce qui y échappe ? Peut-on encore imaginer une pratique d’intervention sociale en dehors de la réflexion qui préside à son élaboration ? La réponse à ces questions s’impose d’elle-même : le concret n’est autre que du « savoir endormi », selon la formule de Gaston Bachelard, c’est-à-dire le résultat d’une analyse dont on ne rend pas compte. »
J-Y. Dartiguenave & J-F. Garnier, L’homme oublié du travail social, 2003, Erès, p. 20.

Cette question m’est venue juste après la lecture de l’appel à communication pour la journée d’études autour de Jean Gagnepain. En l’écrivant, j’étais un peu déconcerté par l’émergence de la question car la médiation est pour moi d’abord une théorie de l’abstraction [1]. Et puis ça m’a fait rire, un petit rictus dont je me souviens bien, que je ressens encore, sans doute parce que c’est un peu curieux de parler du concret pour une théorie qui se définit, me semble-t-il, en réponse à la dérive de trop de concret, notamment de deux types : le pragmatisme et le naturalisme [2]. Donc, j’ai failli me raviser et étouffer cette question. Et puis non, je me suis dit que si elle provoquait ce plaisir en moi, si elle me faisait rire, alors je devais faire confiance à cet affect qui m’a surpris. Voilà, j’ai choisi de suivre cet affect, donc vous connaissez ma méthode qui aboutit à cette question qui semble pourtant antinomique avec l’esprit de la médiation. Quand il est question de méthode en territoire médiationniste, je pense d’abord à Jacques Laisis qui écrivait : « Un propos sans ’méthode’ certes ne vaut rien. Mais une ’méthode’ qui ne déboucherait pas sur la satisfaction d’affirmer ne vaudrait rien non plus » [3]. Vous savez maintenant la satisfaction qui m’a traversé quand cette question a émergé.

Cette satisfaction vient aussi d’un rapport au savoir plus plaisant. Pendant toute une période, je cherchais à comprendre la médiation en l’apprenant, sur le mode de l’élève appliqué, puis un jour, j’ai rêvé que j’ouvrai la bibliothèque vitrée chez ma psychanalyste, que j’osais ainsi prendre ses livres, les saisir et m’en servir. Ce rêve me fait écho à ce que dit Jean Gagnepain de la médiation : « La théorie de la médiation n’a rien d’une doctrine, elle ne sert pas à vous imposer un certain type de savoir, ce que j’appelle un cataplasme, mais voudrait vous aider à devenir un peu plus ce que vous êtes, c’est-à-dire à vous interroger sur vous-mêmes, sur vos capacités de réflexion et non pas d’encaissement, de gavage, comme les oies du Périgord » [4]. Il ajoutait aussi, « il en est de même de la théorie de la médiation qui, loin d’apporter la vérité, apporte surtout une autre manière de penser ni meilleure ni pire, mais qui, étant autre, vous enrichit de sa différence et des problèmes que celle-ci crée en vous » [5]. J’espère me situer aujourd’hui autour de Jean Gagnepain, simplement en vous témoignant de certains problèmes que la théorie de la médiation crée en moi.

Ce que j’aime avec la médiation, c’est la prendre comme une sorte d’opérateur de questionnement entre l’idéologie dans laquelle nous pouvons tous glisser et l’épistémologie comme mode d’interrogation subjective des évidences. L’idéologie, dit Jean Gagnepain, « c’est le savoir inerte et conservateur auquel s’oppose synallactiquement l’épistémologie qui se définit comme le savoir en marche qui réfléchit toujours sur la méthode utilisée pour pouvoir non seulement la perfectionner, mais même la contester » [6]. Réfléchir toujours sur la méthode utilisée me semble inhérent à la médiation puisqu’elle assume et met à jour une circularité anthropologique. Cette circularité oblige à s’inclure dans le tableau que l’on dépeint quand on fait des sciences humaines. Jacques Laisis la formule ainsi : « Travailler dans le champ des sciences ’humaines’, ce n’est pas abdiquer son ’humanité’ pour participer subitement d’une existence bizarrement non‐’humaine’ ou a-’humaine’. C’est au contraire reconnaître et assumer cette circularité qui veut que l’on parle DE (de tel ou tel déterminisme), mais qu’on ne puisse (en) parler qu’en étant (soi‐même) pris DANS ce même déterminisme. J’insiste : dans les sciences humaines en général, et en socio‐’linguistique’ en particulier, on ne parle jamais que DE‐DANS » [7] .

Alors qu’est-ce que chacun de nous fait de cette circularité en s’orientant dans les sciences humaines ? Pour ma part, je me suis souvent demandé si cette circularité ne me poussait pas parfois vers un rabattement idéologique, vers du déterminisme déjà connu au détriment du questionnement épistémologique ? Ce serait une sorte d’effet secondaire de cette circularité : c’est ainsi que je lis la dérive à éviter que pointe l’appel à communication dans la première partie de cette phrase : « Non une « théorie », au sens parfois desséchant – ce qu’on critique à juste titre (un système conceptuel bouclé sur lui-même) –, mais une méthode permettant de confronter les hypothèses au réel humain pour tenter de mieux le comprendre et, dès lors, agir sur lui » [8].

Voilà où me mène d’abord cette question autour du concret de la médiation : paradoxalement, à sa dérive possible en un système conceptuel abstrait qui concourt peut-être parfois à la faire pencher vers de l’idéologie. Cette première interrogation m’a étonné moi-même et m’a fait prendre conscience que l’usage professionnel de la médiation m’a permis de moins l’utiliser dans un penchant idéologique, de moins l’utiliser comme un savoir inerte et doctrinal.

Utiliser la médiation avec cette circularité anthropologique peut soit me coincer si je recherche une objectivité sans singularité, soit me pousser à assumer que les sciences humaines sont nécessairement faites de façon impliquées : je ne peux pas accompagner de l’humain, je ne peux pas m’interroger sur mes préoccupations professionnelles [9] comme l’inclusion, le handicap, l’employabilité etc. sans passer par mes propres médiations au monde. Voilà, peut-être qui donne un chemin un peu plus « concret » : je ne peux pas faire un métier d’accompagnement dans une position de neutralité prise comme une extériorité naïve, puisque ma raison y est présente une première fois malgré moi et une seconde [10] fois quand je tente d’analyser ce qui se passe au travail, quand je tente de saisir la place des concepts au travail.

Est-ce que cela voudrait dire que rendre plus concrète la théorie, c’est la plaquer dans le champ de la pratique professionnelle ? Là aussi l’appel à communication nous met en garde en rappelant « l’artificielle distinction entre théorie et pratique » ; puisque tout métier use de classifications et distinctions logiques et tout savoir intellectuel passe par des chemins institutionnels [11]. Ce n’est donc pas la voix de l’exportation de concepts médiationnistes dans le champ professionnel qui m’amènerait vers plus de « concret » avec la médiation. Ce serait une sorte, peut-être, d’application un peu artificielle du modèle – peut-on appliquer un modèle conceptuel ? – qui consisterait à plaquer de l’extérieur des concepts sur des situations de travail.

Je me souviens d’une expérience à Nantes avec une collègue, où en position de formateurs, nous présentions des situations sous l’angle de la déconstruction mais ça n’avait pas résonné chez nos auditeurs. J’ai connu plusieurs fois ce genre d’inconfort en institution où exposer les plans, les faces, la dialectique, la déconstruction, l’implicite etc., m’a confronté à un sentiment bizarre : celui d’avoir l’impression de présenter un banal schéma en quatre parties alors que pour moi la médiation a plutôt été de l’ordre d’un renversement de perspective sur le rapport aux choses quand j’ai compris, par exemple, que nous étions à l’origine de l’identité et de l’unité qu’on cherche désespérément dans le monde pseudo-concret ! Je l’avais écrit ainsi en licence 3 dans un dossier de sciences du langage (SDL) : « retournant au comptoir d’un bar avec une bière « Heineken » vide, le client en demande une « autre ». Le serveur peut l’entendre de deux manières : soit taxinomiquement, il précisera donc au client qu’il possède de la « Leffe », de la « Hoegaarden », de « L’Affligem »… soit générativement et il resservira une « Heineken » qui n’est pourtant pas la même, quantitativement ». C’était ma façon de découvrir les deux axes de l’analyse, j’étais étudiant en SDL la semaine et je travaillais dans un bar familial le week-end.

Je disais que tenter de présenter « concrètement » dans mon travail le modèle de la médiation m’a donné le sentiment de perdre le sel de ce qui fait cette théorie, c’est-à-dire le renversement de perspective qu’elle propose. Peut-être est-ce parce que je n’ai pas su m’y prendre ? Ou peut-être parce que nous sommes dans une époque qui ne s’intéresse qu’aux résultats, au pragmatique, aux objectifs concrets ? Et que parler d’analyse conceptuelle, d’analyse de l’analyse, est désuet dans un monde où l’on est suspecté de s’éloigner maladroitement du terrain quand on dit se référer à des théories ? N’est-ce pas cette passion contemporaine du concret qui me fait moi-même opter pour la question « En quoi la théorie de la médiation peut-elle être « concrète ? » pour espérer lui trouver des chemins d’existence plus en phase avec le monde contemporain ?

Cette question n’est-elle pas également une façon de témoigner du tiraillement provoqué par, d’un côté cette passion contemporaine du concret parfois étouffante au travail [12], et de l’autre la base des sciences humaines et sociales qui nous apprend que l’homme ne peut pas être « concret », parce qu’il introduit lui-même un évidement qui le caractérise ? La base de ce que m’a appris la médiation est contenue dans ces indications de Jean Gagnepain : « Dites-vous bien que nous ne savons pas ce qu’est la réalité en soi, puisque nous nous manifestons en tant qu’homme en introduisant dans l’univers du vide, du zéro, de l’abstraction, et cela à tous les plans de rationalité » [13] ou encore « c’est l’homme qui, parce que dialecticien, crée de la contradiction entre une structure qui est vide et une réalité à laquelle il n’a pas accès » [14]. Selon ces indications, la médiation est rétive au « concret » puisque le concret de l’homme est une contradiction permanente entre ses forces naturelles et son évidement culturel. En ceci, je suis ici tenté de dire, contrairement au sentiment de quelqu’un qui découvre la médiation qu’elle est très « concrète » puisqu’elle rend réellement compte, à sa façon, du conflit psychique moteur de l’humain, déjà là, traversant quatre fois les personnes que l’on accompagne ; conflit psychique qui induit une inadaptation constitutive de l’homme à lui-même et à son environnement, là où les projets sociaux et médico-sociaux nous intiment de le rendre adapté par un « projet transparent et concrètement réalisable ». Je pense ici aux travaux de Jean-Yves Dartiguenave et Jean-François Garnier parlant de la négation de ce conflit psychique, de ce « déni anthropologique », dans les champs sociaux et médico-sociaux.

Ce conflit psychique entre des forces naturelles et l’évidement culturel crée peut-être ce qui se rapproche du concret, à savoir du performantiel toujours éphémère et toujours reconduit. Ma question devient : partir de ce performantiel, le prendre comme « point de départ » si l’on peut dire, est-ce entendable dans le cadre de la médiation, bien que je vienne de rappeler que c’est « le vide, le zéro, l’abstraction » qui fait la signature de l’humain selon Jean Gagnepain ?

Il me semble que oui, qu’il y a quelque chose à tenter en suivant cette indication de Jean-Claude Quentel qui rappelle qu’ « il n’est pas possible d’en rester à l’instance fondatrice et quel que soit l’objet d’étude qu’elle se donne, l’analyse se situe toujours en même temps dans le “performantiel” ; d’une certaine manière, elle part de lui, au sens où il lui fournit l’occasion de se développer » [15]. J’avais été surpris en lisant cela car ce sont les principes abstraits d’analyse qui me viennent à l’esprit quand je pense à cette théorisation. En quoi cette indication m’a donne une impulsion pour suivre un chemin vers plus de « concret » ? En quoi le performantiel ainsi abordé donne l’occasion de développer un autre usage des concepts avec la médiation ?

J’en viens peut-être ici à ma méthode pour éviter un glissement dans une voie conservatrice du savoir dont je parlais au début, pour tenter d’éviter d’utiliser le savoir dans une position d’extériorité idéologique. Je me demande si en m’appuyant « paradoxalement » sur ce concret que pourtant la médiation considère toujours comme construit, cela ne m’aiderait pas à « agir sur le réel humain » comme cela est proposé dans l’appel à communication. Ma question deviendrait alors ici : comment intervenir au plus près de ce réel humain sans se réclamer d’un concret qui ne serait qu’une réification qui s’ignore ?

Avec la médiation, en poursuivant la piste du concret avec le terme « réel » proposé dans l’appel à communication, voilà la première indication de Jean Gagnepain sur laquelle je suis tombé : « Or s’il est, à nos yeux, un postulat des sciences de l’homme, c’est bien que — la dialectique, sans infra ni super-structure, étant, en l’occurrence, inhérente au réel en cause et le phénomène, quatre fois en contradiction avec l’instance qui le pose — rien, s’il n’est d’abord construit, ne se donne précisément à voir, de cette double négativité par laquelle nous créons logiquement, techniquement, ethniquement, éthiquement le manque dont l’investissement, en retour, engendre dans le monde du concept, du produit, du contrat et de la vertu » [16]. Suivant cette indication, je me rapproche du réel concret en consentant à sa construction, comme un aboutissement dialectique éphémère me plongeant, en tant que professionnel dans du contrat, spécifique au troisième plan, à partir duquel je me demande comment faire un usage stimulant et créatif de concepts, un usage qui ne soit pas une sorte de plaquage extérieur de concepts sur les situations de travail contractuelles, mais un usage potentiellement toujours en émergence.

Je pense ici à la fin du livre de Jean-Yves Dartiguenave sur la sociologie du travail social, je cite : « la ’souffrance psychique’ se donne à voir et à écouter sur les lieux mêmes du travail social, là où la relation d’aide se révèle particulièrement incertaine, le matériau clinique se révèle dans un dispositif qui n’est pas donné au départ, mais qui s’invente sur le site de la rencontre entre le clinicien et la personne aidée. Et où, pour reprendre Robert Castel, le ’réel analytique’ n’est plus séparé de la ’réalité socio-politique’ dans laquelle il prend forme » [17].

Alors la personne que je reçois est prise dans une contradiction permanente qui se joue en elle-même dans la solitude de son rapport à ses concepts, à ses produits, à ses contrats et à ses vertus ; pendant que moi-même je suis aux prises avec mes contradictions inconscientes aboutissant à mon concret relatif que je mets en jeu en psychanalyse. La psychanalyste met ainsi en jeu une fonction tiers. Les concepts ne jouent-ils pas aussi parfois un rôle de tiers rendant la boucle dialectique non pas endormante côté idéologie mais créative côté épistémologie ? Je pense que cette boucle créative qui fonctionne parfois avec l’analyste fonctionne aussi parfois avec les concepts. Cette façon de poser les choses invite à beaucoup d’humilité comparé à l’interventionnisme pragmatique contemporain dans lequel, pour rendre les gens heureux et efficaces, on pourrait appliquer des méthodes concrètes avant même que la rencontre n’ait lieu.

Je me demande s’il ne s’agit pas en quelque sorte d’essayer de procéder à l’oubli du concret relatif en s’y installant carrément et en se laissant ensuite surprendre par des concepts. Virginie Leblanc, psychanalyste, écrit que la position de l’analyste « consiste de surcroît en une position découlant d’une pratique éprouvée d’abord pour son propre compte, et qui permet non pas d’être dupe de ce qui insiste et cherche une voie pour s’inscrire, mais de se faire dupe, en acte, pour offrir une chance que se réalise cette inscription au plus près de la brûlure mortelle du réel » [18]. Je cherche peut-être ainsi avec la médiation à me faire dupe en acte, à m’installer concrètement dans une position performantielle en tentant d’oublier ses conditions de possibilités, ce qui laisse paradoxalement aux concepts la possibilité d’émerger dans tel ou tel accompagnement.

Ce constat me mène à une série de questions encore plus épurées : que peut un concept sur le site de la rencontre ? que peut un concept quand il ne précède pas la rencontre, quand il ne constitue pas une doctrine inerte, un mur de savoir bétonnant ce qui pourrait s’inventer sur le site de la rencontre ? Quels pas de côté les concepts rendent-ils possibles pour déjouer l’unique horizon du pragmatisme, pour offrir une présence professionnelle qui résonne sur autre chose que le mur idéologique du concret, de la performance, du pragmatisme ? Je pense ici à François Jullien qui écrit une question d’actualité en 2020 : « Car la question enfin se pose : qu’est-ce que peut un concept ? qu’est-ce que peut un concept dans la société, dans ses luttes, dans ses injustices et dans ses souffrances et donc aussi dans sa capacité à se transformer ? » [19].

Finissons par quelques exemples relevés à la volée lors de différentes rencontres :

Les concepts de « logique » et « d’éthique » me permettent d’entendre ce que la personne peut dire en évitant le réductionnisme au registre explicatif. Par exemple, une dame que j’accompagne me dit qu’elle a toujours du mal dans le lien avec les autres parce qu’elle est soit trop dans le rationnel, soit trop dans l’émotionnel. Je l’entends malgré moi sur la base de la distinction plan I / plan IV et on souligne ensemble dans l’échange, les termes rationnel et émotionnel, les larmes lui viennent aux yeux à ce moment-là, elle finit par me dire qu’elle ne sait pas « doser », qu’elle oppose à « tout lâcher » (ce sont ses termes), je ponctue sur ce gain de savoir qu’elle vient d’extirper de sa souffrance.

Le concept « d’outil » permet de ne pas négliger que la fabrication manuelle est une sublimation parmi d’autres qui sert de médiation au monde. Par exemple, un monsieur que j’accompagne depuis longtemps me raconte qu’il vit très difficilement un déménagement à venir. Il me parle surtout d’une chose : il aura une pièce supplémentaire dans laquelle il pourra poursuivre sa passion pour une maquette de train géante sur laquelle il passe des heures. Je ne néglige ainsi pas l’aspect technique : le démontage et le montage de cette maquette qui semble constituer pour lui un repérage important dans un moment fragilisant.

Le concept de « pathologies de culture » devient incontournable dans le monde de l’égalitarisme qui conduit à ce que certains nomment la dépathologisation généralisée [20] : il faut mettre tout le monde au travail, en inventant des dispositifs inclusifs ne tenant plus compte des réalités psychopathologiques. La théorie de la médiation fonde justement ses conditions de possibilités sur un critère que le discours inclusif nie bien souvent : les spécificités des fonctionnements des pathologies de culture. Par exemple, une dame percevant le RSA qui fonctionne sur le mode schizophrénique, n’est pas capable d’exprimer de façon transparente ses besoins, se trouve confrontée à une conseillère qui lui dit qu’elle va être « orientée emploi » puisqu’elle ne liste pas par elle-même ses besoins. En plus de la négation de son fonctionnement singulier, l’avis du professionnel ne fait plus le poids face à l’expression transparente des besoins de l’usager !

Le concept de « déconstruction » permet de ne pas prendre l’inflation contemporaine des diagnostics, des « dys », et des handicaps au pied de la lettre, en distinguant la réalité sociale obnubilée par les diagnostics, les handicaps, de la réalité clinique déterminée par la rencontre sur fond d’absence et le rapport à ce qui trouble la personne [21]. Par exemple, le diagnostic contemporain « d’éco-anxiété » peut être la nomination sociale d’une expérience traumatisante de fausse couche par une jeune femme que je rencontre, qui commence par elle-même en entretien à faire le lien entre la catastrophe écologique et sa catastrophe intime.

Le concept de « renormation » s’était aussi invité dans la rencontre sans y être appliqué par avance, quand un monsieur percevant le RSA me dit qu’il a « réussit à se tenir à table sinon il aurait cassé la tête à son voisin », ce que je souligne en disant qu’il a pu se restreindre par lui-même ; il poursuit en disant que ce n’est pas la même chose avec l’alcool et les sodas ; je lui demande comment il fait. La renormation étant trop difficile sur le plan des boissons, il me répond qu’« à l’apéro dans la résidence accueil, le règlement, c’est un verre de soda pas plus ». Je pense à quelque chose comme : « ah le règlement institutionnel vient béquiller pour lui une renormation [22] en cours d’équilibrage axiologique ».

Pour conclure, je veux simplement dire que ces quelques exemples ont émergé grâce à la préparation de ce travail, qui a suscité chez moi cette question de l’équilibre paradoxal entre l’oubli de la théorie et l’émergence des concepts qui orientent les rencontres. Dernière question : les appelle-t-on encore des concepts ? Voilà le genre de problèmes et de questions que la médiation crée en moi en écho à l’appel à communication pour la journée d’études.

Références bibliographiques

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SCHOTTE J.-C., 1997, La raison éclatée. Pour une dissection de la connaissance, Bruxelles, De Boeck Université.


Notes

[1« La théorie de la médiation formule toutefois une hypothèse assez radicale, puisqu’elle se présente comme un modèle abstrait. » in J-C. Schotte, La raison éclatée, pour une dissection de la connaissance, 1997, De Boeck Université, p. 157.

[2« C’est précisément cette tendance à l’affaiblissement de ce rapport structural, […] que nous désignons par le terme de dérive naturaliste, ou mieux, de déraison naturaliste. » in J-Y. Dartiguenave, J-F. Garnier, La fin d’un monde ? Essai sur la déraison naturaliste, 2014, PUR, p. 12.

[3Jacques Laisis, « Introduction à la sociolinguistique et à l’axiolinguistique (1996) », in Tétralogiques, Documents complémentaires, p. 61.

[4Jean Gagnepain, Huit Leçons d’Introduction à la Théorie de la Médiation, Institut Jean Gagnepain, 1994-2010 – édition numérique, p. 197.

[5Idem, p. 157, je souligne.

[6Idem, p. 192.

[7Jacques Laisis, op. cit., p. 25.

[8« Journée d’étude Jean Gagnepain : appel à communications », in Tétralogiques. http://tetralogiques.fr/spip.php?article230

[9Florent Cadet, L’accueil des singularités, être psychologue dans le champ du handicap, 2024, Erès.

[10« Il s’agit, à chaque plan, d’une analyse « au carré », dans la mesure où l’homme analyse un homme lui-même analyste », in Hubert Guyard, La plainte douloureuse, 2009, PUR, p. 39.

[11Cf. « Par-delà la fausse querelle entre théorie et pratique » dans J-Y. Dartiguenave, J-F. Garnier, L’homme oublié du travail social, construire un savoir de référence, 2003, Erès, p. 19-26.

[12« À moins que la prétention à détenir le sens du concret ne soit qu’une manière d’invalider le savoir de l’autre. En effet, opposer à l’autre qu’il n’est pas dans le concret revient en fait à lui contester la façon dont il formalise le réel » dans J-Y. Dartiguenave, J-F. Garnier, 2003, op. cit., p. 20.

[13Jean Gagnepain, Huit Leçons d’Introduction à la Théorie de la Médiation, Institut Jean Gagnepain, 1994-2010 - édition numérique, p. 99.

[14Idem, p. 240.

[15« Marcel Gauchet et la médiation : une même préoccupation anthropologique », dans Historie du sujet et théorie de la personne. La rencontre Marcel Gauchet – Jean Gagnepain, 2009, PUR.

[16Jean Gagnepain, Mes Parlements 1, Institut Jean Gagnepain, Matecoulon-Montpeyroux,

1994-2016 – édition numérique, p. 12 (je souligne le terme réel).

[17Jean-Yves Dartiguenave, Pour une sociologie du travail social, 2010, PUR, p. 223.

[18Virginie Leblanc, « Débilité, délire, duperie ? À l’ère du parlêtre, devenir analyste », dans La Cause du Désir 2015/3 (n° 91), p. 29-33.

[19François Jullien, Politique de la décoïncidence, 2020, Éditions de l’Herne, p. 25.

[20« On saisit vite alors comment le vocable [inclusion] a pu faire florès sur fond d’égalitarisme démocratique, de reconnaissance des handicaps et de dépathologisation généralisée jusqu’à devenir un véritable signifiant-maître de notre époque, un nouvel idéal : ce n’est plus au sujet de se plier à l’Autre de la norme (modèle intégratif), mais à la norme commune de se plier à lui (modèle inclusif) », dans Revue Mental : Inclusion, exclusion, ségrégation, EuroFédération de psychanalyse, n°45, 2022, éditorial de Virginie Leblanc, p. 7.

[21« On tend à désigner du terme de « dyslexie » quasiment toutes les difficultés qui surgissent dans l’apprentissage de la lecture, comme si leur explication était toujours la même et les processus en cause invariablement homogène. Que cette réalité soit socialement circonscrite est une chose ; qu’elle ait une quelconque réalité scientifique en est une autre. On confond ici, pressé par les exigences sociales, le trouble dont il s’agit d’expliquer les processus, avec ses lieux de manifestation, de telle sorte que la dyslexie n’a de réalité que par rapport au fait social de la scolarisation », dans J-C. Quentel, Les fondements des sciences humaines, 2007, Erès, p. 27. Nous pouvons appliquer le même raisonnement sur l’augmentation des demandes de reconnaissance de handicap par rapport au fait social de l’exigence du plein emploi.

[22« Si l’on consent à admettre l’autonomie de cette dimension axiologique dans le comportement humain vis-à-vis de ses conditions sociales d’expression, il est possible alors d’envisager le travail social non plus seulement dans sa fonction de réinstitution de la personne mais également dans ce que nous proposons d’appeler sa fonction de renormation », dans J-Y. Dartiguenave, Pour une sociologie du travail social, 2010, PUR, p. 210.


Pour citer l'article

Florent Cadet« En quoi la théorie de la médiation peut-elle être « concrète » ? », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article291