Charles Quimbert

Directeur de l’association régionale BCD, Bretagne Culture Diversité. cquimbert chez gmail.com

Du jeu dans la direction

Résumé / Abstract

Diriger revient à mettre en place un régime de gouvernance dont l’arbitrarité peut être questionnée à chaque instant. Comment la référence à un modèle théorique précis interfère-t-elle avec la prise en charge de cette fonction tant dans la construction du récit qui la soutient que dans le repérage d’écueils qu’une réflexion sur les notions de métier et de pouvoir permet de mieux identifier.

Managing means setting up a system of governance whose arbitrariness can be questioned at any time. How does the reference to a specific theoretical model interfere with the assumption of this function, both in the construction of the narrative that supports it and in the identification of pitfalls that a reflection on the notions of profession and power helps to better identify.



Le positionnement du professionnel vis-à-vis de la théorie de la médiation reste forcément dépendant du rapport introduit en tant qu’étudiant entre le maître et l’élève. Et cette relation était, chez Jean Gagnepain, d’une grande originalité : il l’a interrogée intellectuellement, bien sûr, mais l’a aussi mise en œuvre avec ses étudiants.

Les séminaires étaient l’un des lieux privilégiés où s’exerçait ce rapport enseignant - enseigné. Nous avions le sentiment, partagé me semble-t-il par la quasi-totalité des étudiants, que nous en sortions plus intelligents ! Jean Gagnepain ne nous inculquait pas du savoir mais nous invitait à participer à une réflexion épistémologique qui, s’appuyant sur la clinique, bousculait les disciplines et les savoirs en place. Il ne s’agissait pas « d’apporter une pierre à l’édifice » mais de construire un modèle cohérent qui embrasse l’ensemble des faits humains. Par son « si nous avons raison », il nous incluait dans sa démarche et nous invitait à nous approprier une grille d’analyse pour « jouer » avec, pour la faire nôtre.

L’exposé témoignera donc des échanges qui se tissent entre une méthode d’analyse et une pratique professionnelle et interrogera, dans un second temps, comment le modèle de la théorie de la médiation influence la façon d’instituer et aussi de comprendre une relation à autrui au sein d’un même établissement.

Il est entendu que cet exposé ne prétend à aucune objectivité. Étant écrit dans l’après-coup de ces différentes pratiques professionnelles, il s’agit bien d’une reconstruction, d’une mise en récit de ces pratiques au regard d’un modèle théorique et non de la restitution linéaire d’un parcours.

1. De l’initiation

a. Primum movens

La première rencontre avec Jean Gagnepain fit événement pour le jeune étudiant que j’étais pour deux raisons. La première se situe dans le contexte des années quatre-vingt où il était de bon ton que tout professeur tutoie son élève. On ne marquait plus ainsi la différence de statut. À l’inverse Jean Gagnepain ne s’est jamais départi de son vouvoiement ! Cela peut sembler futile et anecdotique mais j’ai reçu ce vouvoiement, qui s’explique bien sûr de bien d’autres façons, comme une profonde marque de respect. Non seulement, il ne disait rien d’une supériorité quelconque, mais délimitait ainsi une place différenciée à chacun, instituait – pourrions-nous dire aujourd’hui – une relation à autrui bien spécifique soutenue notamment par une profonde probité, intellectuelle et éthique, que je ne faisais que pressentir alors.

La seconde tient à la démarche scientifique attendue et à la joie de retrouver rigueur et plaisir au travail. J’étais alors étudiant inscrit en maîtrise de psychologie clinique et, autant l’avouer, je ne m’y retrouvais pas complètement. Nous devenions des érudits de l’anamnèse freudienne sans réellement interroger le cheminement intellectuel du père de la psychanalyse. On nous demandait de réciter, de redonner les dates, de citer les cas, au mieux d’identifier un trouble psychique au nombre de cases que nous pouvions cocher. Habitué aux études scientifiques [1], je ne retrouvais pas grand-chose d’une démarche hypothético-déductive sans, pour autant, réussir à formuler clairement mes interrogations. La résistance, je l’ai trouvée, là encore lors de mon premier rendez-vous avec Jean Gagnepain, lorsqu’il vint rompre tout de go avec quatre années de pratiques universitaires durant lesquelles je naviguais à vue. Il ne pouvait – me dit-il – m’attribuer mon UV de maîtrise car je ne disais rien de la théorie de la médiation ! Évidemment, je ne pouvais rien en dire puisque j’ignorais tout de son existence, persuadé que, comme à l’habitude, une dissertation plus ou moins philosophique, suffirait à mon examinateur pour reconnaître mes aptitudes.

Je me mis dès lors à l’écoute de son cheminement intellectuel et, avec l’aide de la (re) lecture que nous en proposait Jacques Laisis, je redécouvrais avec enthousiasme les joies d’une réflexion que j’assimilais, pour ma part, à un jeu, une enquête, une énigme à résoudre. Je venais naïvement sans question, je repartais avec des énigmes. Le meurtre de la chose accouchait, non sans difficulté, du concept. La réflexion naissait de la disparition des évidences.

Cette découverte, cet apprentissage, je l’ai poursuivi par la suite avec Jean-Claude Quentel qui m’accueillit comme stagiaire lors de mon année de DESS de psychologie clinique, et avec lequel j’ai continué à échanger jusqu’à aujourd’hui.

b. Du modèle à une première pratique professionnelle

Professionnellement, je fus dans un premier temps psychologue clinicien au sein d’un IME (institut médico-éducatif). Autant dire chercheur-psychologue tant les deux aspects de cette pratique sont intimement liés. Là, à l’évidence, la théorisation, la tentative de rendre intelligible des tableaux cliniques apparemment disparates, ne pouvait qu’exercer une influence déterminante sur la manière d’aborder notre métier. J’aborde rapidement ce point bien qu’il soit développé par d’autres collègues dans le présent numéro.

La théorie de la médiation nous débarrassait d’une vision un peu magique de notre pratique qui, jusqu’alors, me semblait plus tenir de la personnalité du psychologue – et de son art à manier les formules absconses – que de son savoir [2], tant la part du mythe était importante, laissant place à toutes les prises de pouvoir plus ou moins explicites. D’un point de vue clinique, travaillant auprès d’enfants rejetés du système scolaire, c’était un véritable casse-tête. La théorie de la médiation nous donnait des outils pour tenter de trouver une cohérence dans ces tableaux totalement hétérogènes. L’ambition n’était pas thérapeutique mais clinique. Il restait – et il reste encore me semble-t-il – à formuler au sein de la théorie de la médiation ce que veulent dire professionnellement de prendre en charge, d’accompagner, d’accueillir, des troubles dits psychiques. Comment formaliser cela au regard d’une dissociation des rationalités axiologique et sociologique ?

D’autant que ces enfants ont des parents et la question se pose alors de savoir avec qui il convient de travailler. Là encore, le statut de l’enfant, défini comme une dimension de la personne, nous permet d’interroger ce qui peut appartenir en propre à l’enfant de ce qui l’inclut dans une sphère d’appartenance plus globale, à savoir sa famille. Le trouble ne pouvait se réduire à ce qu’exprimait l’enfant en « situation de handicap ».

Cette situation était d’autant plus complexe que nous partagions cette « prise en charge » avec de nombreux professionnels qui, eux aussi, exprimaient maintes difficultés et attendaient beaucoup du « psy », supposément porteur du savoir.

Si le trouble ne se manifeste pas que chez l’enfant, on ne peut pas, non plus, saisir l’enfant que par les difficultés qu’il nous montre. J’avais, au cours de mes différents stages, rencontré des professionnels se référant à la psychothérapie institutionnelle et j’étais déjà sensibilisé au fait que la personne accueillie n’était pas seulement un « patient » ; on pouvait être fou et être bon jardinier, cuisinier ou mathématicien. C’est-à-dire rendre service à certains moments et en être empêché à d’autres. Ces outils conceptuels, retravaillés par la théorie de la Personne, n’ont cessé de guider ma pratique professionnelle. D’autant que, des enjeux de pouvoir et de domination, de responsabilité, de délégation, de service se font jour autour de la dite prise en charge. D’où une attention sur le fonctionnement même de l’établissement spécialisé au regard des troubles accueillis (un enfant psychotique ne génère pas les mêmes (dys) fonctionnements qu’un enfant déficient) ; attention qui ne peut faire oublier que l’observateur est lui-même embarqué dans ce fonctionnement.

c. Et pendant ce temps…

Laissons cette pratique professionnelle entre parenthèses pour aborder une autre de mes activités qui, cette fois, me paraissait à l’opposé de toute démarche scientifique, au moins celle prônée par Jean Gagnepain. Passionné de chansons populaires, celles dites traditionnelles, j’ai passé un temps considérable à rechercher des personnes susceptibles de m’en chanter (de m’enchanter). J’y ai consacré une journée par semaine pendant de nombreuses années ! Je me vouais de passion tant pour le corpus chanté que pour les personnes qui l’interprétaient. Loin de m’épuiser, chaque variante, qui dans le texte, qui dans la mélodie, m’émerveillait et me motivait à nouveau pour de nouvelles enquêtes de terrain. Le processus se renouvelle de lui-même et n’admet pas de fin, sinon celles apportées par les contraintes matérielles (le temps, la distance) ou encore par la disparition des « informateurs ». Cela me semblait à l’opposé d’une démarche scientifique et j’avais un peu l’impression de renouer avec une démarche philologique. Nous [3] redécouvrions par exemple, toujours avec le même émerveillement, que les colons canadiens avaient émigré avec leurs chansons populaires (et bien sûr leur langue) et que l’on retrouvait tout ce corpus, encore aujourd’hui, dans la bouche de nombreux interprètes québécois, acadiens, cajuns mais aussi guadeloupéens ou réunionnais. Ces chansons constituent autant de traces de l’histoire coloniale et des flux migratoires qui y sont associés. Généralement, la publication d’un recueil de chansons atteste du succès d’une telle démarche d’enquêtes. Nous sommes dans ce que nous pourrions appeler une ethnographie qui n’a d’autre ambition que de donner à voir le contenu d’une enquête. On frise la compulsion et le cumul souvent décrié dans les séminaires de Jean Gagnepain.

Il me faut préciser que, pour ma part, je n’aspirais pas à réaliser une étude de terrain irréprochable mais à me situer comme héritier d’une tradition orale. Je ne cherchais pas à développer une connaissance érudite sur la chanson traditionnelle, mais à maîtriser une pratique et à être reconnu par une communauté d’amateurs de cette esthétique comme interprète et porteur de cette pratique.

Je me retrouvais donc en situation volontaire d’apprentissage, et ne pouvais être qu’alerté par les concepts d’imprégnation et d’appropriation développés par Jean Gagnepain. Une réflexion sur la notion de transmission et d’interprétation commençait donc à se faire jour et étayait une pratique de stages et de cours de chants pour lesquels j’étais régulièrement sollicité. J’argumentais dans mes écrits et interventions de cette époque sur la nécessaire importance d’une période d’imprégnation pour pouvoir s’approprier une pratique et la faire sienne. Interpréter une chanson devenait une manière de « rendre », redonner – jamais à l’identique – ce que l’on avait pris.

d. Première direction

Devenu directeur de Dastum, dont la mission est de mettre à disposition « la richesse du patrimoine oral breton » [4] puis de Bretagne Culture Diversité [5], je mettais l’accent sur deux objectifs différents : d’une part, écrire un projet d’établissement qui s’appuie sur un récit le moins idéologisé possible, et d’autre part habiter l’emploi de directeur, plus exactement m’acquitter au mieux de la fonction de direction dans le lien que cette fonction implique vis-à-vis des autres salariés.

J’ai cru un instant qu’en devenant directeur, je me distancierai de la théorie de la médiation. C’était oublier que toute pratique professionnelle est sous-tendue par un discours, ici plus précisément, un récit qui l’oriente, lui donne une direction. C’est sur ce récit qu’il m’est apparu de plus en plus important de travailler. Qu’est-ce que socialement nous poursuivons comme objectifs en numérisant et en mettant à disposition des kilomètres de bandes analogiques portant sur le patrimoine oral breton (Dastum) ; quelle place attribuer à ce patrimoine dans la structuration de la personne et politiquement dans les politiques à construire (Bretagne Culture Diversité) ? Et c’est tout « naturellement » que j’ai sollicité à nouveau la théorie de la médiation pour tenter de conscientiser, d’analyser, mettre à distance, tous les présupposés d’une pensée que l’on nous demande d’appliquer : préserver le patrimoine, appliquer les droits culturels, valoriser tel élément patrimonial, diffuser la « matière culturelle de Bretagne » ou encore « apporter une expertise ».

Cela nécessitait d’interroger le lien à l’héritage culturel que nous étions censés transmettre. Comment faire entendre la pertinence de ces objectifs auprès d’une population – et de ses représentants – prise dans des préoccupations d’un autre ordre liées, par exemple, au dérèglement climatique, aux crises migratoires ou à la fragilité des emplois ? Il me paraissait nécessaire de renouveler un discours qui, né dans les années soixante-dix au moment du renouveau de la musique bretonne, invoquait pour seule justification la « richesse » quasi intrinsèque du patrimoine breton associée à l’immensité de la tâche à accomplir. Ces arguments devaient suffire à obtenir la compréhension des élus et la sanctuarisation des aides allouées.

Mes premiers pas de directeur devaient montrer qu’il pouvait provoquer l’inverse et que le soutien attendu était sans cesse à renégocier. Ce qui est la règle du jeu de tout fonctionnement démocratique.

Comment ne pas produire un discours qui assimile les personnes intéressées par la matière culturelle de Bretagne à des nostalgiques du temps passé, à des accros de la veillée idéalisée ? Ces derniers ne représentent-ils que des valeurs révolues, proches de celles revendiquées par les sympathisants de la contre-culture portée notamment par le mouvement folk, ou ne sont-ils que des militants grincheux ? En quoi la pratique de ces esthétiques anciennes (le chant à répondre, le kan ha diskan, le fest-noz) est contemporaine, ancrée dans les enjeux d’aujourd’hui et non simple répétition nostalgique d’une forme culturelle tombée dans la désuétude ? L’enjeu de la construction de ce récit est d’autant plus important qu’il conditionne l’obtention de financement public sans lesquels ces associations ne sauraient vivre.

Renouveler ce récit c’est interroger le sens que prennent les archives pour une communauté donnée et celui du patrimoine dans notre histoire. Comment, de manière plus globale, l’action de ces associations contribue-t-elle, ou non, à la marche de nos sociétés ?

Ces questions sont complexes et j’ai eu la chance de pouvoir poursuivre ce débat avec des membres du Liris [6] dans un « séminaire » régulier sur le patrimoine qui n’a cessé de nourrir cette réflexion.

Pouvoir interroger en toute quiétude, c’est-à-dire sans que cela n’interfère directement dans votre pratique quotidienne, les fondements idéologiques qui sous-tendent les objectifs des associations que vous dirigez n’est pas un luxe mais une nécessité. Il nous faut pouvoir interroger le sens politique que revêtent les injonctions de devoir « préserver le patrimoine », « valoriser le patrimoine », « transmettre le patrimoine » ? À quelles obligations sociales répondent-elles ? Qu’est-ce donc que ce fameux patrimoine ? Comment d’ailleurs concilier ces injonctions, qui paraissent d’une telle évidence, avec l’enseignement d’un Jean Gagnepain qui vous assène :

« Mieux vaut tout brûler tous les livres et ressusciter vous-même. Il ne s’agit pas de s’enfermer, sous le nom de patrimoine, dans des biens, dans un cumul qui soi-disant vous honore, c’est vous qui honorez le cumul. Ce n’est pas le total des grades, le total des connaissances, le total des biens acquis, c’est-à-dire le cumul des effets de culture, qui vous rend cultivé [7]. »

La conception du patrimoine chez Gagnepain ne se satisfait jamais d’une vision cumulative qu’il dénonce aussi bien dans une politique muséale conservatrice ou progressiste.

Ce qui lui fait dire :

« Ah des livres, on vous dit : « ça, c’est le patrimoine de l’humanité » qu’on met en cage. Mais le patrimoine de l’humanité c’est chacun de vous » [8].

Ces affirmations paraissent s’opposer frontalement aux missions attribuées aux deux associations mentionnées plus haut, et ne semblent pas admettre la possibilité d’un compromis. Il ne s’agit cependant pas de répéter à l’envi telle ou telle citation en guise d’argument mais de faire travailler ces contradictions pour tenter de les dépasser. D’autant que, professionnellement, je ne rencontre pas tous les jours des médiationnistes avec qui échanger de ces notions. Je dois, au contraire, sans cesse tenter de traduire, négocier, écouter ce qui construit la position de l’autre [9].

2. Débattre avec des conventions internationales

a. La Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel

J’ai trouvé, en tant que directeur de Dastum, un grand appui dans des conventions internationales, notamment celle sur le patrimoine culturel immatériel, qui présentaient le double intérêt de « délocaliser » le débat mais aussi de s’appuyer sur une approche renouvelée du patrimoine. Ces textes ne sont bien sûr pas neutres idéologiquement parlant puisqu’ils émanent de l’Unesco. Là encore les lunettes de la médiation permettent de s’approprier ces conventions sans les confondre avec les nouvelles tables de la loi.

Au sein de l’Unesco, l’introduction de la notion de patrimoine immatériel, de PCI, – notion qui n’est en rien conceptuelle mais juridique et qui correspond à une catégorie patrimoniale – vient répondre à une vision monumentale et occidentale du patrimoine, qui prévaut depuis la convention de 1972 [10] et définit ce dernier par sa « valeur universelle exceptionnelle du point de vue de l’histoire, de l’art ou de la science ». Cette convention peut se comprendre comme le prolongement de la notion de « monuments historiques » promue ainsi en norme internationale. Une nouvelle catégorie patrimoniale va naître – le patrimoine dit immatériel ou encore patrimoine vivant – pour prendre en compte les réserves et propositions émises par des pays du Sud (Bolivie), asiatiques (Corée, Japon) puis africains [11].

Cette catégorie patrimoniale étant identifiée, il convient, suivant la convention [12], de la sauvegarder face aux risques issus « du processus de mondialisation et de transformation sociale… qui font peser de graves menaces de dégradation, de disparition et de destruction sur le patrimoine culturel immatériel ».

Nous retrouvons ici une dynamique habituelle allant de l’identification d’un élément patrimonial à la mise en place de mesures de sauvegarde. Tout laisse croire jusqu’ici que l’élément préexiste à sa découverte et qu’il porte en lui une valeur intrinsèque qu’il suffit de reconnaître. Identification et reconnaissance qui nécessitent de faire appel à des experts. La définition proposée pour le PCI introduit une première rupture avec cette approche savante, sinon pyramidale, et donne une place définitoire au processus de reconnaissance par « les groupes, communautés, ou le cas échéant les individus ». Citons la définition :

« On entend par “patrimoine culturel immatériel” les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel. Ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération, est recréé en permanence par les communautés et groupes en fonction de leur milieu, de leur interaction avec la nature et de leur histoire, et leur procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant ainsi à promouvoir le respect de la diversité culturelle et la créativité humaine. Aux fins de la présente Convention, seul sera pris en considération le patrimoine culturel immatériel conforme aux instruments internationaux existants relatifs aux droits de l’homme, ainsi qu’à l’exigence du respect mutuel entre communautés, groupes et individus, et d’un développement durable. »

Cette définition n’a pas été admise facilement car elle semble remettre en cause le monde de l’expertise patrimoniale tout en invitant à reconnaître l’existence d’une catégorie jusque-là volontairement ignorée et qui renvoie au folklore et autres us et coutumes plutôt qu’à la Culture ; ce faisant, elle fournit également un outil juridique aux acteurs du patrimoine vivant. Cette rupture avec une désignation savante a aussi pour conséquence d’introduire une forme d’immanence [13] : c’est en nous-même qu’il faut rechercher « ce qui fait patrimoine » pour l’humain. Les critères proposés pour identifier cet élément patrimonial, à savoir : la transmission de génération en génération, la recréation permanente et ce « sentiment » d’identité et de continuité – qui peut se comprendre non pas comme un lien affectif mais un lien social établi entre générations – nous amènent à spécifier dans la seule rationalité sociologique le processus en cause [14]. Ce faisant nous quittons l’objet patrimonial et sa positivité apparente pour nous intéresser au lien qui se construit à travers l’appropriation que nous réalisons de notre héritage.

Un nouveau récit peut donc s’écrire, étayé par une reconnaissance internationale et par une recherche en sociologie sur ce que nous pouvons dénommer patrimoine. L’un nourrissant l’autre, et réciproquement.

b. Diversité culturelle

La promotion de la diversité culturelle constitue l’un des objets de l’association Bretagne Culture Diversité (BCD). Un autre texte international, la Déclaration universelle sur la diversité culturelle (DUDC, 2001) sert de référence à la politique culturelle mise en place par la Région Bretagne en 2010, sous l’impulsion du vice-président à la culture de l’époque, Jean-Michel Le Boulanger. Là encore, il s’agira pour le directeur et les salariés de cette nouvelle association – BCD naît en 2012 – de s’approprier cette notion de diversité culturelle.

La DUDC reconnaît de fait la diversité culturelle et cherche à la promouvoir comme « patrimoine commun de l’humanité ». Citons l’article premier de cette Déclaration :

« La culture prend des formes diverses à travers le temps et l’espace. Cette diversité s’incarne dans l’originalité et la pluralité des identités qui caractérisent les groupes et les sociétés composant l’humanité. Source d’échanges, d’innovation et de créativité, la diversité culturelle est, pour le genre humain, aussi nécessaire que l’est la biodiversité dans l’ordre du vivant. En ce sens, elle constitue le patrimoine commun de l’humanité et elle doit être reconnue et affirmée au bénéfice des générations présentes et des générations futures. [15] »

L’Unesco dans ce texte tente donc de faire du commun avec de la diversité et énonce ainsi, en d’autres termes, la dialectique identifiée par Jean Gagnepain entre le singulier et l’universel. Médiationnistes, nous y voyons là l’effet d’une contradiction dialectique constante entre deux pôles d’une dialectique qui jamais ne se réalisent. Bien évidemment, ces textes internationaux ne le formulent pas ainsi, mais, constatons que la grille de lecture proposée par la théorie de la médiation nous permet d’échanger avec eux tout en identifiant, avec nombre d’auteurs de références diverses, des dérives possibles [16] (repli identitaire, communautaire ou hégémonie universaliste).

Les salariés de l’association ont mis en place de nombreux cycles de conférences, ont provoqué de multiples rencontres avec des Universitaires, des membres de l’Unesco, des acteurs culturels de divers horizons pour questionner cette notion et celle associée de droits culturels, afin justement, encore une fois, de préciser notre discours et d’identifier les éventuelles chausse-trappes idéologiques. Les représentants de la théorie de la médiation n’ont pas été les seuls invités car il ne s’agissait pas d’un séminaire initié par des médiationnistes mais de rencontres où s’énonçaient et se confrontaient différents points de vue. Sous-entendu, aussi, que ces moments de réflexion étaient nécessaires à tous, salariés, acteurs culturels, universitaires, pour s’approprier d’une manière ou d’une autre ces enjeux.

c. Les droits culturels

BCD, comme nombre d’acteurs culturels, se trouve concerné au premier rang par ce nouveau paradigme qui prévaut aujourd’hui en matière de politique culturelle. Cette notion a fait récemment son apparition dans le droit français, notamment à l’article 103 de la loi NOTRe de 2015, ou encore à l’article 3 de la loi CAP (Création architecture et patrimoine) de 2016. La définition de ces droits renvoie à la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH, 1948), à différents Pactes internationaux et à la DUDC citée plus haut. Ces droits ont fait l’objet de différents travaux dont les plus connus ont donné lieu à la Déclaration de Fribourg [17].

L’universel des droits de l’homme – maintes fois pourfendu par Jean Gagnepain – et donc des droits culturels résident avant tout dans l’énonciation d’un idéal de société où le conflit n’existe plus, le conflit armé, s’entend. Outre que ces droits ne sont pas reconnus par l’ensemble des pays – notamment par l’Arabie saoudite qui les conteste ouvertement ou la Chine qui les décline localement en fonction de son histoire nationale – nous percevons aujourd’hui le cynisme d’une telle position doublé de son impuissance. Marcel Gauchet l’avait déjà souligné « Les droits de l’homme ne constituent pas une politique [18] . » Ajoutons, à la suite de Jean-Claude Quentel [19], que ce que l’Unesco affiche comme universel occulte finalement la reconnaissance de capacités générales spécifiquement humaines : partout l’on parle, l’on émet des valeurs, sans que ce ne soit jamais la même langue ni le même code moral que l’on utilise.

Que faire alors quand la législation française se réfère directement à cette notion de droits culturels et que l’association que vous dirigez a pour l’une de ces missions de « promouvoir la diversité culturelle » en référence à l’article 5 de la DUDC citée plus haut qui énonce que :

« L’épanouissement d’une diversité créatrice exige la pleine réalisation des droits culturels. »

Et précise que :

« Toute personne doit ainsi pouvoir s’exprimer, créer et diffuser ses œuvres dans la langue de son choix et en particulier dans sa langue maternelle ; toute personne a le droit à une éducation et une formation de qualité qui respectent pleinement son identité culturelle ; toute personne doit pouvoir participer à la vie culturelle de son choix et exercer ses propres pratiques culturelles dans les limites qu’impose le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».

Face à ce « catéchisme », l’expression est de Claude Lévi-Strauss, nous pouvons soit nous instituer en défenseur de ces droits puisqu’ils nous sont attribués, soit essayer de comprendre à quelles questions ces textes viennent répondre et comment, dès lors, nous nous positionnons. On peut y lire par ailleurs la judiciarisation actuelle de nos sociétés – c’est mon droit – et interroger l’effectivité de l’inscription de ces droits dans la loi française [20]. Nous ne pouvons cependant pas ignorer le débat qui traverse les acteurs culturels d’aujourd’hui, et qui contribue largement à redonner un sens aux pratiques culturelles actuelles en forçant à « réfléchir leur rapport non à des publics catégorisés, préexistants, mais à leur relation avec des personnes ». « Et cela change tout » témoigne Sophie Le Coq [21].

Il ne s’agit donc pas de les appliquer à la lettre, au risque de jouer les « idiots utiles du néolibéralisme [22] » mais de comprendre et d’accompagner les enjeux sociétaux dont ils témoignent.

Si nous mettons entre parenthèses la portée universelle revendiquée par ces textes, et l’impératif éthique avancé pour les faire adopter, nous nous apercevons qu’ils questionnent au sein de notre monde occidental, l’incroyable hiérarchie des arts et de la culture. C’est tout le débat de l’accès à la culture qui est soulevé à la suite des politiques de démocratisation de la culture ou de démocratie culturelle avec son cortège de mots-valises (participation, animation médiation, co-construction). Dès lors de quelle culture parlons-nous ? Il n’est pas un politique aujourd’hui qui ne décrie les déserts culturels ou qui se lamente du peu de fréquentation de telle ou telle salle de spectacle. Nous devons tous avoir accès à la culture, nous affirme-t-on, sans nous demander pour autant ce qui fait culture pour nous. La prise en compte de la diversité culturelle vient réinterroger ces prises de position, et la théorie de la médiation n’est pas de trop pour nous aider à nous orienter dans des débats parfois passionnés qui les accompagnent.

Il est par ailleurs souvent vain de faire se confronter frontalement des détenteurs de droit à un exécutif bien souvent impuissant à répondre aux exigences exprimées. Cette juxtaposition risque parfois de produire l’effet inverse de celui recherché en renforçant des frontières culturelles de plus en plus perçues comme des murs infranchissables. L’on repart désenchanté de telles rencontres et l’on n’attend plus rien de l’autre. À l’inverse, nous avons à travailler pour que s’instaurent des lieux pérennes de débats, d’échanges qui n’excluent pas le conflit mais anticipent et encadrent toute éventuelle violence.

Là encore, plus que le modèle proposé, la précision des formulations de Jean Gagnepain demeure un puissant levier de réflexion. Face à cette question de la diversité culturelle, là où l’Unesco prône l’égale dignité des cultures [23] il énonce dès 1986 [24] : « Tous nous sommes tous équivalemment civilisés même si, au fond, nos civilisations ne sont pas réellement comparables tout simplement par le fait qu’elles sont historiquement trop éloignées les unes des autres. » Les civilisations ne sont donc pas « égales en dignité » mais équivalemment civilisés.

Précisons qu’à notre point de vue la coordonnée temporelle n’est pas la seule concernée dans cette distanciation historique et qu’il faut y ajouter les coordonnées spatiales et de milieu. Ainsi il est difficile de comparer ce qui fait culture pour un esprit que l’on dira cultivé habitant au centre de la cité avec celui résidant dans un de ces fameux déserts culturels. Reste à comprendre que l’un n’est pas le devenir obligé et abouti de l’autre, et réciproquement.

Jean Gagnepain cherche à se débarrasser de toute hiérarchisation des cultures, sans pour autant introduire un jugement de valeur, et peut énoncer : « À quelque niveau que vous saisissiez la civilisation, dites-vous bien qu’à ce moment-là elle est toujours complète ».

Plus fondamentalement encore, nous pouvons nous demander d’où vient la notion de dignité évoquée dans la DUDH « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. » Cette notion de dignité qui semble être la pierre angulaire du droit, nous la croisons aussi dans l’enseignement de Gagnepain mais dès lors, elle n’est ni de droit divin, ni intrinsèque à la condition humaine. C’est l’homme qui la reconnaît, l’attribue à autrui, ou non. La reconnaissance par autrui se manifeste dans le réinvestissement politique. C’est le droit à la revendication : « vous comprenez que cette dette que nous assumons est également par rapport à l’autre (autrui) un dû ; autrement dit il n’y a pas de revendication qui ne soit revendication d’un dû [25] ». Plus loin « la revendication de son dû, c’est une revendication, même jalouse, de dignité ».

La hiérarchisation des cultures ne tient pas tant à la valeur de telle ou telle culture qu’à l’exercice d’un pouvoir qui fait que ceux qui le détiennent tentent d’imposer ce qui, à leurs yeux, fait culture. Le jugement de valeur qui s’ensuit sert d’argument à l’exercice de pouvoir.

Il n’est pas question ici de travailler plus précisément ces concepts mais de montrer en quoi ces citations, cet enseignement, inspirent et contraignent un directeur, qui gère des archives d’une culture dite minoritaire, dans le dialogue qu’il entretient avec des textes juridiques internationaux auprès desquels il trouve les appuis nécessaires à la reconnaissance du bien-fondé des missions des associations dont il a la charge. Même si demande de reconnaissance et revendication ne passent pas forcément par l’obtention de droits, par la judiciarisation de la société, elles mettent à jour la raison d’un conflit. Dès lors, les droits culturels peuvent se comprendre comme l’expression d’une revendication de propriété (voici ce qui fait culture pour nous) et d’une dignité.

Mais puisque « le métier c’est la dignité de l’homme, c’est-à-dire sa contribution à la marche de la Cité » allons voir comment un directeur s’inspirant de cette modélisation peut tenter de mettre en place un rapport à autrui qui prenne en compte la dialectique de la prise et du don. Comment organiser socialement cette répartition du dû, c’est-à-dire de la reconnaissance de la contribution de chacun à la bonne marche de l’établissement ? Jean Gagnepain nous affirme à ce propos qu’ « Il n’est pas de régime qui n’oscille entre despotisme et démagogie ». Voilà qui semble donner la mesure de nos ambitions. Mieux vaut se montrer humble.

3. Relation à autrui

De la même façon qu’il est inutile d’être grammairien ou glossologue pour parler, il n’ait nul besoin de se référer à la théorie de la médiation pour être directeur ou boulanger. Notre capacité à parler ou à exercer un métier révèle que nous sommes tous implicitement grammairiens et historiens, que ces capacités, nous les avons en nous. Ce que peut apporter le modèle proposé c’est un éclairage sur cette capacité grammaticale ou sociale qui nous spécifie en tant qu’humain. Rien de moins, cependant, que lever un peu le voile sur notre humanité.

Il ne s’agit donc pas de montrer comment un tel habite sa fonction ou tient son rôle mais, bien humblement, de se dégager de l’aspect performantiel qu’implique toute prise de fonction pour identifier quels processus sont implicitement à l’œuvre et conditionnent notre relation à autrui [26].

Nous ne trouverons aucun précepte à appliquer pour le quotidien et nous sommes à l’opposé – doit-on le préciser – de toute école managériale. Reste que l’ensemble de cette conceptualisation ouvre sur une déontologie épurée de toute référence morale ou éthique. Ouvrons donc le débat.

a. Légalité – légitimité

La distinction de deux ordres de rationalité qui traitent l’un de la société, l’autre de la morale impose que le social ne s’explique pas par mon désir de communiquer et que mon inhibition – ou son contraire – n’est pas la conséquence d’un assujettissement à un quelconque régime parental autoritaire ou laxiste.

Ceci nous oblige à constater que je n’obtiens pas la légitimité à occuper tel ou tel poste de la procédure légale d’embauche. La procédure ne garantit pas la vertu, preuve en est de toutes les « affaires » que les médias traquent chez nos élus. Cette légitimité, donc, nul ne peut nous la conférer sinon nous-mêmes. De plus, l’exemplarité, celle qui confère l’autorité, peut-être un plus apprécié, voire recherché chez un dirigeant mais elle est à distinguer des compétences requises pour exercer un tel ministère. Dit autrement, l’exemplarité ne fait pas compétence et Jean Gagnepain précise avec malice que si « pour gouverner (et c’est pour cela qu’on n’en trouve pas) il faut être à la fois vertueux et habile : c’est beaucoup pour un seul homme ! [27] ».

Ces compétences sont généralement énumérées dans une fiche de poste et un jury est constitué pour évaluer l’adéquation des qualités du candidat au profil recherché. À ce stade, chaque entreprise, suivant ses besoins, son histoire, recherchera son dirigeant idéal.

Mais Jean Gagnepain, en recherchant ce que l’on pourrait appeler « les sources de la Loi », dépasse cette vision contractuelle pour identifier cette obligation légale comme un principe rationnel propre à l’humain. Dès lors, le pouvoir ne se prend, ni ne se donne ; il s’exerce. Le pouvoir se définit dans la théorie de la médiation comme l’exercice d’une responsabilité et équivaut à une prestation de service et ne se confond pas avec celui attribué au seul « chef ».

Toute personne ayant pris en charge une responsabilité possède un pouvoir qu’il exerce envers autrui dans une parfaite réciprocité. Personne, sauf pathologie, ne prend le pouvoir sans s’obliger envers autrui à un dû [28] que ce dernier, en retour, attend et demande. Être chef pour Jean Gagnepain, ne se distingue pas des autres métiers, « c’est un métier parmi d’autres » qui porte spécifiquement sur le pouvoir de décision. Le directeur assume le « ministère de la décision ».

b. Reconnaissance

Gagnepain insiste, dans son séminaire sur le pouvoir, sur le fait qu’instanciellement il n’y ait aucune raison de hiérarchiser les compétences :

« Être ministre de notre adresse (l’ouvrier) ou ministre de notre liberté (le chef qu’il définit comme le ministre de notre décision, c’est celui qui décide pour nous) c’est humainement et sociologiquement du pareil au même. »

Et il continue logiquement :

« Alors le pouvoir dans ce sens-là n’est pas un privilège, il suppose au fond une humilité profonde, un sens du devoir plus qu’un sens du profit ».

La hiérarchisation, le privilège quand il existe, n’arrive que par le jeu du réinvestissement politique et le mode d’organisation du social que l’on met en place, avec lequel interfère une valorisation de telle ou telle profession par rapport à d’autres, au nom de la technicité requise, de l’habileté nécessaire, ou de la rareté de la compétence. Cette valorisation est, par ailleurs, bien souvent proclamée par la communauté qui détient justement le pouvoir de hiérarchiser les emplois et qui s’octroie dès lors les meilleurs salaires.

La rémunération n’est certes pas la seule marque de reconnaissance de ce dû. Le principe du métier est réciproque disions-nous plus haut, cela implique une parfaite mutualité : si je veux que l’on reconnaisse ma prestation il me faut reconnaître celle d’autrui et réciproquement.

Là encore, la marque de reconnaissance n’est pas synonyme de sincérité et peut n’apparaître qu’un exercice obligé. Ainsi, il ne suffit pas de partager les repas avec ses collègues pour instaurer une bonne ambiance au travail. Cela peut provoquer exactement l’inverse !

Ce que nous apprend la sociologie de Gagnepain, tout comme la psychothérapie institutionnelle, c’est que ce respect est dû. Il résulte de la dialectique fondatrice du social et répond à deux obligations réciproques : je dois parce que j’ai pris et que l’on attend de moi en retour, je dois parce qu’autrui contribue tout autant que moi à la bonne marche de notre petite entreprise. À chacun d’inventer comment il marque ce dû qui n’est pas, Gagnepain y insistait, une gratitude [29] mais le fondement de notre relation à autrui.

Cela ne signifie pas pour autant que ce pouvoir de décision se dilue et qu’il appartient à tout le monde dans l’accomplissement d’une horizontalité aujourd’hui bien souvent recherchée. On peut y lire, au contraire, une confusion entretenue des rôles qui alimente, entre autres, ce qu’il est convenu d’appeler le mal-être au travail. Bien sûr, tout se joue politiquement dans la négociation, la redistribution, de ces rôles entre les parties concernées [30].

Car s’il y a pouvoir, il peut y avoir abus de pouvoir ou son inverse faillite du pouvoir, ce qui crée dans les deux cas une souffrance, un malaise car autrui se trouve nié dans sa dignité, c’est-à-dire dans sa contribution à la marche de l’entreprise [31]. Ce qui importe là aussi c’est que la possibilité de négociation ne laisse pas place à la négociation permanente. En clair, il faut à un moment donné, définir clairement les tâches de chaque professionnel.

Thomas Périlleux [32] distingue ainsi quatre modalités de violence en milieu professionnel suivant que persécution, urgence, flou dans les tâches et mensonge s’exercent dans les relations interpersonnelles. Il n’est pas difficile, entre autres exemples, de « tuer » quelqu’un socialement parlant, en le mettant, suivant l’expression consacrée, au placard.

Plus généralement Hubert Guyard propose de définir la violence comme l’assujettissement [33] que l’on peut retrouver dans tout régime. L’auteur propose de parler de frontières de dignité qui peuvent être transgressées par la mise en place de politiques qui seront vécues comme persécutrices dans le cas d’abus de pouvoir, traduisant un rapport de domination, ou d’abus de confiance, traduisant une effraction de compétences, une humiliation.

Il me semble particulièrement pertinent de faire travailler ici les concepts de dignité et de persécution même s’il reste bien souvent difficile d’identifier tel abus tant l’histoire de chaque personne se trouve impliquée dans son témoignage.

Cependant, dans tous les cas, une personne (et cela inclut le directeur) peut être touchée au plus profond de son être, puisque potentiellement atteint dans sa socialité, dans ce qui le constitue comme être social. Jean Gagnepain faisait le lien entre le suicide et l’indignité.

L’on entraperçoit dès lors que ce qui est délégué au directeur peut dans bien des cas dépasser le pouvoir de décision – au moins dans les petites entreprises que j’ai eu l’occasion de diriger – et qu’il se retrouve notamment comptable de différentes charges que nous allons explorer rapidement. Mise en place d’un régime de gouvernement.

c. De quelques compétences : entre relativisme et toute puissance

Tout comme le directeur a besoin que chacun remplisse son rôle, les autres salariés ont besoin que quelqu’un assume l’arbitrarité de la répartition des tâches et des décisions prises. En assume pleinement la responsabilité. Non pas qu’il ne faille jamais en rediscuter. La Loi n’est opposable qu’à elle-même disait Gagnepain, mais pas en permanence. Effectivement, ce que fait untel aurait pu être pris en charge par un autre ; effectivement nous pourrions décider de commencer à 8 h 30 à au lieu de 8 h 45. Tout est réinterrogeable mais à un moment donné il faut appliquer un règlement intérieur qui devient le garant du respect de chacun. Le directeur, finalement, du moins dans la répartition des rôles dans bien des entreprises, est celui qui en répond.

Il ne s’agit pas tant de décision que de prise. La décision prise n’appartient pas pour autant au directeur car elle engage l’ensemble des partis. Tout un chacun doit se l’approprier et c’est aussi du rôle de ce directeur de la partager afin que chacun puisse s’y référer. La décision prise se rend. Le comité a rendu sa décision. Elle se rend et dès lors s’applique !

Plus généralement, le directeur rend compte – il est le comptable du fonctionnement de l’établissement, et cela passe par l’identification d’objectifs que de la pression mise pour les réaliser – aussi bien aux salariés, qu’aux administrateurs, qu’à toute personne ayant droit de regard. Et tous ces potentiels interlocuteurs attendent qu’il le fasse.

Le conflit n’est pas à éviter, ou à redouter, puisqu’il est la signature de notre capacité à instituer du social. Il ne s’agit pas de le cultiver bien évidemment mais il n’est pas non plus question de le faire taire. Le conflit prend l’allure du débat et cherche à désamorcer toute violence telle que décrite plus haut. Comment entendre la parole des uns et des autres en assumant de devoir prendre une décision qui, nous l’avons vu, sera toujours arbitraire.

Le métier en tant que relation de services est fondamentalement anonyme. Ce qui veut dire qu’une même fonction peut être assumée par nombre de personnes différentes, ce qui n’empêche pas ces dernières de marquer du sceau de leur personnalité toute prise de décision. Un « autre » aurait sans doute fait autrement. Pour éviter toute appropriation abusive de la fonction, il semble nécessaire de laisser place au tiers. Que celui-ci prenne l’habit d’un contre-pouvoir ou d’un lieu de parlement, il importe que, parallèlement à la mise en œuvre des prises en charge, existe le lieu du questionnement. Le boulanger ne peut être fier de son pain qu’à la condition d’entendre les critiques et les éloges de ses clients.

De ce fait, nous pouvons dire que toute direction est partagée, et que tout salarié garde une responsabilité dans le régime mis en place. Sans doute pouvons-nous parler, dans le cas contraire, de dysfonctionnement qui prend la forme d’abus ou de faillite de pouvoir, bref d’une responsabilité en crise.

Conclusion

La personne en charge d’une direction ne peut échapper au fait que le régime mis en place aura ses travers. Tout au plus, peut-il chercher à les identifier et assumer l’arbitrarité des décisions prises. Mais la direction reste fondamentalement notre œuvre, celle partagée par l’ensemble des partis dans la définition des postes de chacun. Nous créons notre propre emploi. C’est à ce titre qu’il est en permanence interrogeable, c’est à la condition de ce jeu – qui suppose une certaine forme d’autodérision – que le pouvoir évitera de s’échouer sur les rivages de la domination partiale ou de la démission.

Références bibliographiques

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Notes

[1Après un bac scientifique, je m’étais dirigé vers les classes préparatoires aux concours d’entrée aux écoles d’ingénieur agronome avant de m’orienter vers les sciences humaines.

[2Le psy – au sens large du terme – n’était-il pas, suivant l’enseignement de Lacan, un « sujet supposé savoir ».

[3Le « nous » inclut toute une communauté de personnes partageant ce même intérêt.

[4La mission précise de l’association est de collecter, sauvegarder, transmettre le patrimoine oral. https://www.dastum.bzh/

[5Bretagne Culture Diversité est une association qui facilite l’accès de tous aux ressources et aux connaissances sur la Bretagne et la diversité de ses cultures. https://www.bcd.bzh/fr/bretagne-culture-diversite/

[6Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales, de l’Université de Rennes 2.

[7Jean Gagnepain, Le musée de l’Homme, séminaire non publié du 20 mars 1986.

[8Jean Gagnepain,
Le musée de l’Homme, ibid.

[9Notons que c’est aussi le cas entre médiationnistes ! Il reste que la distance demeure apparemment plus grande avec des interlocuteurs issus d’autres formations. De la même manière que nous nous sentons plus aptes à comprendre quelqu’un avec qui nous partageons, en apparence, la même langue, qu’avec un locuteur d’une langue étrangère.

[10La Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel est consultable sur le site de l’Unesco : https://whc.unesco.org/fr/conventiontexte/

[11On trouvera une présentation détaillée de la naissance de cette nouvelle catégorie patrimoniale et des enjeux qu’elle soulève dans Leonard, Julie et Quimbert, Charles, 2021, « Le patrimoine culturel immatériel : de l’Unesco à la Bretagne, itinéraires d’une catégorie patrimoniale » in Mémoires de la société d’histoire et d’archéologie de Bretagne - SHAB, Tome XCIX, pp. 383-414.

[12On trouvera le texte de la « Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel » sur le site de l’Unesco : https://ich.unesco.org/fr/convention

[13La citation de Jean Gagnepain « le patrimoine de l’humanité, c’est vous » prend alors tout son sens. On peut lui ajouter en contrepoint le slogan du XXe anniversaire de la Convention qui affirmait : « Nous sommes tous le patrimoine vivant ».

[14Sophie Le Coq, Julie Léonard, Jean-Yves Dartiguenave, Charles Quimbert, Jean-Claude Quentel, 2019, « Patrimoine et transmission », Tétralogiques, n°24, Processus de patrimonialisation.

http://tetralogiques.fr/spip.php?article131

[15On peut consulter le texte de la Déclaration sur le site de l’Unesco : https://www.unesco.org/fr/legal-affairs/unesco-universal-declaration-cultural-diversity

[16Charles Quimbert « Diversité culturelle et droits culturels vus par BCD : une proximité, un questionnement, un cheminement », dans Diversité et droits culturel.le.s, coll. Brug, édité par Bretagne Culture Diversité, 2021, pp. 181-216.

[17La déclaration de Fribourg (1993) émane des travaux d’un groupe d’experts internationaux, dit groupe de Fribourg, coordonné par Patrice Meyer-Bisch. On peut la consulter à l’adresse suivante : https://droitsculturels.org/observatoire/la-declaration-de-fribourg/

[18Marcel Gauchet, « Les droits de l’homme ne sont pas une politique » Le Débat, n° 3, 1980, pp. 3-21.

[19Jean-Claude Quentel, Les fondements des sciences humaines, Toulouse, Erès, 2007, pp. 83-103.

[20Gaël Hénaff, « Les droits culturels saisis par les lois »,
Diversité et droits culturel.le.s, coll. Brug, édité par Bretagne Culture Diversité, 2021, pp. 89-101.

[21Sophie Le Coq, « Restitution des rencontres auprès d’opérateurs culturels de Rennes et du bassin rennais sur les droits culturels », Diversité et droits culturel.le.s, coll. Brug, édité par Bretagne Culture Diversité, 2021, pp. 169-181.

[22L’expression est tirée de l’article de Lionel Artaud « Qui a peur des droits culturels ? Le mouvement culturel à l’épreuve de l’État et du marché en Afrique du Sud, au Brésil, en France et en Indonésie », Diversité et droits culturel.le.s, coll. Brug, édité par Bretagne Culture Diversité, 2021, pp. 123-139.

[23Affirmation qui est conditionnée au respect des droits de l’homme.

[24Jean Gagnepain, séminaire Le musée de l’Homme, op. cit., on peut aussi se rapporter au séminaire Le concept de civilisation (année 1980-1981).

[25
Jean Gagnepain, « Deux séminaires sur le concept de pouvoir (année 1982-1983) », Tétralogiques n°20, Politique et morale. URL  : http://tetralogiques.fr/spip.php?article26

[26Précisons que Jean Gagnepain fait de cette relation à autrui ce qui permet en nous d’instituer une relation de service. Les références théoriques sont à rechercher, notamment, dans le séminaire Le discours et le droit, non publié, 1982-1983.

[27Jean Gagnepain, « 
Deux séminaires sur le concept de pouvoir (année 1982-1983) », op.cit.

[28« Le pouvoir c’est ce à quoi ma prestation de service m’oblige envers autrui pour l’exercer. »

[29« Cette reconnaissance n’est pas une gratitude, c’est une mutualité de service, j’allais dire un partage de pouvoir »,
Deux séminaires sur le concept de pouvoir (année 1982-1983), op.cit.

[30Jean-Luc Brackelaire, La personne et la société, Bruxelles, De Boeck, 1995, p. 223.

[31« Le métier, finalement, c’est la dignité de l’homme, c’est-à-dire sa contribution à la marche de l’entreprise »

[32Thomas Périlleux, « Se faire témoin. Pour une clinique des violences au travail », Tétralogiques, n°22, Troubles de la personne et clinique du social. URL  : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article73

[33Hubert Guyard, « Répulsion et Persécution : les troubles de la Personne », Tétralogiques, n°22, Troubles de la personne et clinique du social. URL  : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article76.


Pour citer l'article

Charles Quimbert« Du jeu dans la direction », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article290