Michel Renault
Université de Rennes 1, CREM-UMR CNRS C6211. michel.renault chez univ-rennes1.fr
Je dois l’idée initiale de cet article à Jean Louis Perrault et je l’en remercie vivement, je demeure seul responsable de son contenu. Je remercie les rapporteurs pour leurs remarques constructives.
Le marché est-il naturel ? Un essai sur les usages politiques, idéologiques et moraux du « marché biologique » dans le champ économique
Résumé / Abstract
L’article est consacré à la théorie du marché biologique et aux relations entretenues par cette théorie avec la théorie économique. Plus particulièrement, l’article s’intéresse à la structuration des champs narratifs polarisant le discours sur les modalités humaines d’organisation économique et leur efficience, dont le comportement animal serait un élément de justification ou de preuve. Ces champs narratifs ont alors des vertus rhétoriques de nature idéologique et politique tendant à légitimer une origine naturelle des comportements économiques et du fonctionnement des marchés.
The article is dedicated to the theory of the biological market and to the relations maintained by this theory with economics. More specifically, the article focuses on the structuring of narrative fields polarizing discourses on the human modalities of economic organization and their efficiency, examining how animal behavior would be an element justification or evidence. These narrative fields then have rhetorical virtues of ideological and political nature tending to legitimize a natural origin of the economic behavior and of the functioning of markets.
Mots-clés
analogie | biologie | idéologie | marché | théorie de l’évolution |
Depuis les origines, la théorie économique entretient des relations ambigües avec la biologie. La Fable des abeilles (1714) de Bernard Mandeville met en scène une ruche « prospère », illustrant le fonctionnement d’une société libérale. Simple métaphore s’inspirant des fables de Florian ou de La Fontaine, elle a essentiellement une vocation morale : souligner — comme le fera Hayek plus tard — le « fléau du bien » (Hayek, 1988), et montrer que les vices privés font les bénéfices publics. Au-delà de la morale, la rhétorique libérale véhiculée par la fable, prenant pour modèle une société animale fictive et détachée de toute réalité biologique, possède également des vertus politiques : convaincre que l’organisation sociale doit s’articuler autour d’instincts naturels, les passions acquisitives ou la recherche du bonheur, et laisser faire les individus. Dans ce cas il n’y a pas de confusion : la société animale n’est mobilisée que du point de vue métaphorique et rhétorique. Les rapports entretenus par l’économie avec la théorie biologique de l’évolution sont plus intimes et substantiels.
L’inspiration trouvée par Charles Darwin aussi bien chez David Hume et Adam Smith que chez Thomas Robert Malthus est maintenant bien documentée et les fertilisations croisées entre économie et biologie évolutionniste sont nombreuses. La plus symptomatique en étant les allers-retours successifs de la théorie des jeux entre la biologie et l’économie. Ce qui est frappant dans ces usages du « biologique » par les économistes est la constante oscillation entre une simple métaphore, des analogies formelles — transitant par l’usage d’outils formels similaires comme la théorie des jeux — et des analogies substantielles plus profondes mettant en avant une forme d’identité et de continuité — en particulier comportementale — entre le champ humain et le champ animal. Cela est plus particulièrement illustré par la théorie du marché biologique, prenant principalement comme appui les sociétés de singes, et assimilant leur comportement à celui d’individus sur un marché répondant à la « loi » de l’offre et de la demande (Barrett et al., 1999 ; Fruteau et al., 2009). D’autres analyses insistent plus sur la notion de réciprocité et de création de lien social sous-tendus par ces comportements « marchands » que ce soit en matière de soin ou de sexualité. Ce qui me semble particulièrement significatif ici n’est pas tant la nature des représentations scientifiques du monde à l’œuvre, que le sens politique, moral, voire idéologique qui leur est conféré, renouant avec le message de la Fable des abeilles (Larrère et Larrère, 2009). Au final, c’est moins l’analyse du monde animal et de ce que nous partagerions — la reconnaissance que nous avons des « intérêts » communs —, qui est signifiante, que la structuration de champs narratifs, polarisant le discours sur nos propres modalités d’organisation sociale et leur efficience, dont les animaux seraient des objets de justification ou de preuve. Ces champs narratifs ont alors des vertus rhétoriques (Clément, 2002, p. 76). C’est à cela que sera consacré cet article.
Dans un premier temps, je partirai de la Fable des abeilles et de la représentation de l’animal chez Hobbes pour illustrer la genèse d’une relation ambivalente entre le discours économique et le discours politique (1). Je m’intéresserai ensuite à la théorie du marché biologique, en particulier à son application au monde des singes (2) pour matérialiser la structuration du champ narratif de l’économie que cela révèle sur un plan idéologique et politique (3). Enfin, je traiterai d’un point plus spécifique qui a trait à la place occupée par la sympathie et la morale dans les ordres économique et animal, qui révèle également des formes de structuration de nature idéologique et politique (4). Ce faisant je n’aurai pas la prétention d’épuiser une question ample et complexe, simplement d’en révéler quelques lignes de forces.
1 Préambule : fables animalières
Si l’on suit la caractérisation évoquée par F. Jonas (1991), l’émergence du libéralisme philosophique et politique peut être décrite par l’intermédiaire de deux problématiques inter-reliées :
- la problématique de l’émancipation qui renvoie à la conception d’un individu libre, autonome, usant de sa raison pour faire des choix allant dans le sens de son intérêt propre. Il s’agit notamment d’une émancipation vis-à-vis des préceptes religieux et, plus généralement, vis-à-vis de toute croyance et de tout dogme qui s’imposerait à la raison.
- la problématique de l’intégration : à partir du moment où l’on considère la société comme composée d’individus libres, faisant des choix dans le sens de leurs propres intérêts, comment penser un ordre social ? Cette problématique devient alors un point essentiel de toute approche sociale ou politique.
À partir du XVIIe siècle, la problématique des passions et des intérêts anime la théorie sociale. Il s’agit à la fois de comprendre la nature de ces passions, notamment des passions acquisitives pour l’économie, et de réguler ces passions pour qu’un ordre social soit possible. L’approche de Hobbes met bien en scène ces éléments.
La position par rapport au monde animal apparaît en effet symptomatique de problématiques contemporaines. La notion d’état de nature renvoie implicitement à une forme de filiation entre cet état initial et son dépassement par les sociétés humaines. Hobbes affirme en ce sens que les hommes naissent animaux et présentent avec eux de nombreuses affections communes (Hahfidi, 2013, p. 64). Homme et animal seraient ainsi mus par leur intérêt particulier. On pourrait interpréter cela comme une hypothèse continuiste, mais Hobbes met en avant des différences : alors que dans le cas de l’animal l’intérêt individuel serait compatible avec l’intérêt général de l’espèce, ce ne serait pas le cas pour l’homme (Ibid., p.94). On retrouve alors la célèbre phrase affirmant qu’à l’état de nature l’homme est un loup pour l’homme. Cette incompatibilité entre intérêt individuel et intérêt collectif apparaît également fondatrice pour la pensée économique puisque la question de la régulation des passions sera présente chez de nombreux économistes, par exemple A. Smith. D’une certaine façon la situation de dilemme du prisonnier dans la théorie des jeux en représente une illustration emblématique. On connaît alors les moyens pour « réguler les passions », pour empêcher la guerre de tous contre tous : d’un côté le pouvoir, l’État, le Léviathan et, de l’autre, le marché pensé comme un moyen de divertir les passions homicides des individus. La discontinuité entre l’animal et l’homme procède également d’une autre considération liée au langage. Partant d’un socle commun selon lequel les animaux et les hommes sont doués d’entendement, l’animal et l’homme sont « incorporés dans un système mécanique de signes excitateurs et de réaction » (Hahfidi, 2013, p. 64). Homme et animal partageraient donc en commun une logique comportementale de type stimulus-réponse relative aux « esprits animaux ». Cependant, ce socle commun ne peut masquer une différence fondamentale : le langage et la capacité de parler sont propres à l’homme et lui permettent de se produire lui-même. Le langage apparaît également comme un élément fondamental constitutif de la raison dans la mesure où il permet de penser le futur, de se projeter dans le temps, au-delà des contingences immédiates du présent animal (Ibid.). Au-delà de cette dimension projective, le langage confère à l’homme la capacité de s’élever au niveau de règles générales constitutives de toute connaissance. La science apparaît comme propre à l’homme et elle est déniée à l’animal. On pourrait faire un parallèle avec les considérations de Marx dans Le Capital (1993 [1867], p. 199-200) parlant de l’abeille et de l’architecte : certes les hommes et les animaux partagent des contingences communes et doivent y réagir mais, ce faisant, l’homme « […] modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent ». Une telle capacité de modification de sa propre nature tient à l’imagination et à la possibilité de se représenter par avance le résultat du travail : « Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur » (Ibid.). Les animaux n’auraient pas cette capacité.
La question de l’ordre social est également au centre d’un texte fondateur pour la théorie économique qui part de considérations animalières : la Fable des abeilles de Mandeville. Ce texte envisage les sociétés animales sous une forme essentiellement métaphorique mettant en évidence une logique comportementale différente de celle qu’on retrouve chez Hobbes. Chez ce dernier, dans les sociétés animales, l’intérêt particulier est compatible avec l’intérêt général de l’espèce. La posture est différente chez Mandeville : la ruche loin d’être fondée sur la vertu reposerait sur les vices et y trouverait la source de sa prospérité. Ce qui est naturel chez Mandeville, c’est moins le fait de partager des contingences communes (la faim, la soif…) avec l’animal, que l’ancrage naturaliste des comportements. Sa profession initiale de « médecin » et son intérêt pour les passions hypocondriaques expliquent sans doute qu’il ne considère pas les passions comme un dérèglement de l’âme ou une maladie mais comme des éléments naturels faisant partie de la nature humaine. Les passions ne sont alors ni bonnes ni mauvaises, elles sont « naturelles » et la question qui se pose est de savoir comment les orienter, les exploiter, dans le sens de la prospérité (Renault, 2013). L’origine des passions est référée à l’amour de soi qui consiste à amasser ce qui est nécessaire à la subsistance, à assurer sa sécurité et celle de ses petits… ce serait ainsi un moyen de se conserver soi-même ainsi que son espèce (Hahfidi, 2013, p. 123). Chez Mandeville la socialité n’est pas naturelle, l’homme n’est pas un animal social « par nature », la relation causale serait plutôt inverse : c’est la société qui générerait la socialité notamment par l’intermédiaire de l’éducation. La problématique soulevée par le texte de Mandeville concerne donc la nature de la « main invisible » : comment à partir des vices, des passions, des appétits… arriver à une « ruche prospère » ? Il existerait ainsi une sorte de principe qui « comme l’harmonie en musique » ferait s’ajuster les partitions jouées par chacun sans prendre en compte les autres. On comprend le rôle central d’un tel principe dans l’entreprise de légitimation et de naturalisation du marché initiée par Mandeville. Sans lui, comment comprendre que ces passions individuelles puissent amener à l’harmonie finale des intérêts ? La problématique de l’articulation entre l’individu et le collectif devient alors essentielle. La relation à l’animalité évoquée par la Fable des abeilles, même si elle demeure largement métaphorique, n’en apparaît pas moins comme une matrice intellectuelle. Elle met en scène une ambiguïté que l’on retrouve largement par la suite entre « naturalité » et « naturalisation ».
On peut en effet considérer que le marché est naturel, et cela se manifesterait par exemple par l’existence de marchés naturels chez des plantes et/ou chez des animaux, laissant supposer une forme de continuité factuelle et objective entre les sociétés naturelles et les sociétés humaines. On peut également considérer que cela correspond à une entreprise de naturalisation du marché, ce qui est d’une toute autre nature et reviendrait à une légitimation d’ordre idéologique d’une forme particulière d’organisation sociale que serait le marché. Une telle entreprise s’appuierait notamment sur les effets bénéfiques du processus concurrentiel à l’œuvre, par exemple l’effet de « ruissellement » mis en avant par Mandeville [1]. La naturalisation de la nature humaine vise également à se prémunir contre toute tentative de la modifier. Pour Mandeville, elle apparaît comme une donnée anthropologique dont il faut tenir compte pour mettre en place des « incitations » appropriées. L’homme n’est pas naturellement sympathique, il ne le deviendra qu’en instillant chez lui la honte et la mauvaise conscience, rôle qui peut être dévolu à l’éducation.
Ce retour à des problématiques et à des auteurs fondateurs me semble mettre en lumière des questions récurrentes que l’on retrouve dans des narrations plus récentes, et se voulant scientifiques, de l’ordre économique, par exemple la « théorie du marché biologique ». Un peu comme c’était le cas dans les analyses de Hobbes ou de Mandeville, les enjeux idéologiques et politiques apparaissent centraux et la frontière entre naturalité et naturalisation apparaît souvent ténue. Parmi les questions récurrentes que l’on retrouve figurent celle du langage, de la temporalité, de la nature de la « main invisible » [2], de la sympathie ; c’est en ce sens qu’elles apparaissent comme essentielles pour comprendre la nature des enjeux actuels. Au-delà, les creux et les impensés apparaissent aussi révélateurs des enjeux gravitant autour de la continuité entre l’animal et l’humain.
2 Les singes, les champignons, le marché et l’économie
La constitution du savoir économique au XVIIe et au XVIIIe recourt largement à des analogies, en particulier avec le monde animal (Clément, 2002), pour illustrer un ordre social largement symbolique [3]. Cependant le réseau d’analogies semble aujourd’hui s’être inversé et c’est la biologie, et plus particulièrement l’éthologie, qui serait perméable à des emprunts à l’analyse économique. Le fonctionnement des sociétés animales, en particulier celles des primates, permettrait ainsi de mieux comprendre le fonctionnement des sociétés humaines en faisant l’hypothèse, implicite ou explicite, d’une continuité évolutive entre sociétés animales et sociétés humaines. On observe ainsi dans ce champ d’analyse des allers et retours conceptuels, un « nomadisme » [4] significatif — au-delà des usages scientifiques — d’enjeux idéologiques et politiques.
Chez Hobbes comme chez Mandeville le marché pouvait apparaître comme une matrice de la socialité (Mac Pherson, 2004). Dans une large mesure, la théorie du marché biologique traite d’une question similaire appliquée au monde animal. La posture est proche de celle de Mandeville : s’émanciper d’une hypothèse de socialité initiale postulée, d’altruisme réciproque, pour produire une autre forme d’explication de la socialité. Pour L. Barrett et al. (1999, p. 666), la théorie du marché biologique se pose comme alternative aux modèles d’altruisme réciproque, les « partenariats » entre animaux étant envisagés comme des contrats commerciaux impliquant un échange de marchandises « ayant de la valeur ».
Dans cette perspective, l’épouillage (ou le toilettage) réciproque chez des grands singes a pu être étudié à l’aune d’un transfert de concepts appartenant à la théorie économique : il ferait l’objet d’un marché et pourrait être échangé comme un « bien ». La valeur de l’épouillage apparaît également comme étant déterminée par les conditions locales du « marché » (Barrett et al., 1999, p. 667). Par exemple, quand des ressources sont « monopolisables » et quand le potentiel d’appropriation des ressources est déterminant dans l’accès à celles-ci, alors l’épouillage peut être échangé contre d’autres biens tels qu’une aide lors d’une agression, la tolérance dans l’accès à certains lieux de nourriture ou encore un accès direct à la ressource elle-même (Ibid.). De même les travaux menés par Ronald Noë et Carole Fruteau tendent à montrer que « (…) le toilettage fonctionne comme un marché biologique gouverné par la loi de l’offre et de la demande : la quantité de toilettage qu’un individu est prêt à donner en échange d’un service dépend de sa rareté ou de son abondance » (Noë, 2009) [5]. De façon significative les travaux de Fruteau et al. (2009) vont plus loin que ceux mentionnés précédemment de Barrett et al. (1999). Dans ces derniers, l’épouillage est considéré essentiellement comme un bien et l’échange envisagé comme un troc. Les travaux de Fruteau et al. (2009) [6] mettent en évidence l’importance des taux d’échange (l’équivalent de prix de marché) et des comportements d’évaluation rendus apparents chez les singes vervets. Le processus de marché permettrait ainsi de révéler la valeur du bien échangé par un ajustement des « ratios d’épouillage » (Fruteau et al., 2009, p.12011). Il y aurait ainsi un processus « non verbal » de négociation transitant par le toilettage, ce dernier n’apparaissant au final pas seulement comme un « bien » mais également comme une « monnaie ». Le processus de négociation fait que le toilettage joue un double rôle dans ce processus : il fonctionne à la fois comme une monnaie, en raison de son influence directe sur le système de récompense du toiletté, et comme une marchandise, car il peut être échangé directement pour l’accès aux nourrissons, pour la tolérance, etc. (Ibid.). Dans la grille de lecture économique proposée, il y a également un coût : le toilettage entraîne une diminution de la vigilance et du temps de recherche de nourriture. Les animaux doivent donc arbitrer entre cette activité et d’autres pour allouer au mieux leurs ressources. On sait que cette question du « coût » individuel des comportements altruistes pose problème pour rendre intelligibles les processus de sélection [7]. Un autre point est significatif dans ces travaux : l’absence de coercition. En effet le libéralisme économique s’est largement constitué en opposition au courant mercantiliste inféodé au pouvoir royal (d’où le terme d’économie politique forgé par Antoine de Montchrestien). Cela se traduisait par une économie largement administrée, notamment par un recours très large à des réglementations (sur les prix des céréales, sur les durées d’apprentissage, etc.) et l’utilisation de la coercition pour les faire respecter. Les physiocrates, Turgot, puis Smith prendront position contre cette conception coercitive de l’économie en fustigeant les réglementations excessives. L’absence de coercition apparaît comme un préalable au développement d’un marché fondé sur l’offre et la demande. Dans les travaux sur le marché biologique, ce postulat est également repris mais au final peu explicité, les animaux étant censés échanger des biens et des services régulièrement et « sans coercition » pour aboutir à un accord sur les taux d’échange (Ibid., p. 12007). Si la nature de la coercition dans le cadre de l’analyse économique est relativement clair (réglementations, impôts…), dans le cadre des marchés biologique cela l’est beaucoup moins. En effet, comment penser l’absence de coercition dans des sociétés où semble régner un ordre hiérarchique, ou au moins des règles de dominance, assez rigides ? Sans aller trop loin dans cette voie, on peut toutefois se demander si on ne peut pas faire à la théorie du marché biologique le même reproche que l’on fait aux représentations analytiques du marché concurrentiel en économie, à savoir la sous-socialisation, en réduisant les singes à des Homo œconomicus comme les autres [8].
Un autre élément va dans un sens similaire : le manque de réflexion sur la nature du marché dont il est question. Certes dans les manuels standards de la science économique le marché est décrit comme un « lieu » de rencontre d’une offre et d’une demande, mais parallèlement les économistes offrent des visions sensiblement plus raffinées des marchés, et on peut par exemple penser aux travaux d’Elinor Ostrom, sans parler des approches institutionnalistes. Il ne s’agit pas ici simplement d’une question d’anthropomorphisme comme cela a pu être reproché aux travaux de F. de Waal (Larrère et Larrère, 2009, p. 120) mais d’une question plus profonde concernant la nature des analogies entre sociétés humaines et sociétés animales, ce qui n’est pas sans lien avec l’usage idéologique qu’on peut faire des théories. En effet, la conceptualisation économique des marchés par des courbes d’offre et de demande apparaît elle-même comme une métaphore (Mac Closkey, 1983). En ce sens la théorie du marché biologique ne pourrait avaliser l’idée selon laquelle l’échange économique chez les humains et la coopération chez les animaux feraient partie d’un même continuum (Fruteau et al., 2009, p. 12007). Parler de « marché biologique » aurait essentiellement une vertu rhétorique et heuristique ne pouvant prétendre au statut d’unité substantielle des phénomènes considérés, cette dernière impliquant que les phénomènes repérés dans le monde animal seraient fondamentalement de même nature que ceux du monde humain. La question qui se pose ici est celle du niveau auquel opéreraient des similitudes entre les deux mondes. Soit elles opèrent à un niveau substantiel manifestant une unité et une continuité du monde vivant. Les animaux moins évolués, comme les singes, apparaissant comme des prototypes d’animaux plus évolués comme les humains, et les marchés biologiques comme des ancêtres des marchés économiques plus évolués. Soit elles opèrent à un niveau formel, représentatif de ce que L. von Bertalanffy qualifie d’homologie c’est-à-dire une correspondance formelle qui peut se traduire par le fait que des lois similaires opèrent, la « loi » de l’offre et de la demande par exemple. L’homologie n’implique en rien une unité ou une continuité entre les systèmes considérés (Renault, 1992). Or, l’interprétation donnée aux approches en termes de marché biologique révèle que la balance semble pencher dans le sens d’une unité substantielle.
Toutefois, on peut légitimement avoir des doutes sur la nature des assimilations entre marché « humain » et marché « biologique ». Par exemple dans un article de vulgarisation récent, de Waal assimile le comportement de changement de coquille du Bernard-l’hermite aux phénomènes qui peuvent se produire sur les marchés immobiliers. Il affirme ainsi : « Si je déménageais à l’étranger, mon appartement ne resterait pas vide longtemps. De même dans la nature le « parc immobilier » évolue en permanence. […] Un exemple de ce que les économistes nomment la « chaîne des espaces vacants » est le marché du logement chez le Bernard-l’hermite » (de Waal, 2012, p. 37). Cela renvoie au fait que dès qu’une coquille est abandonnée par son propriétaire, par exemple un Bernard-l’hermite ayant grandi, l’espace ainsi libéré est aussitôt occupé : selon de Waal cela illustrerait « la loi de l’offre et de la demande » (Ibid.). Disons tout de suite que tel qu’il est présenté, cet exemple, qui peut n’avoir de vertu que rhétorique, n’illustre en rien la loi de l’offre et de la demande. Une telle loi supposerait l’intervention d’un mécanisme de prix augmentant ou diminuant selon les quantités offertes ou demandées de « coquilles ». Si on se borne aux affirmations de de Waal, rien ne permet de l’affirmer. Il reconnaît d’ailleurs lui-même que l’assimilation de ce type de comportement à un marché peut poser question : « toutefois les échanges sont plutôt impersonnels et ne sont guère comparables aux transactions humaines » (Ibid.). On pourrait se poser la question de savoir pourquoi parler alors de « marché » ou encore de « bourse » comme il le fait parfois ? Cela me semble encore plus vrai quand les organismes dont il est question n’appartiennent pas au règne animal.
En biologie la question du mutualisme, et en particulier de la symbiose, est apparue particulièrement intrigante et on a cherché à lui conférer une intelligibilité. O. Perru (2011) évoque ainsi les travaux de Roscoe Pound, datant de la fin du XIXe siècle, et envisageant les associations biologiques sous un angle économique. Dans cette perspective, les symbioses « […] impliquent une dynamique d’échanges réciproques mais elles ont aussi un coût pour l’hôte. Cet auteur aurait donc été l’un des premiers à aller dans le sens d’une approche par coûts et bénéfices pour distinguer les diverses associations biologiques, il pense les associations en termes d’échanges réciproques. Pour cela, il aurait d’abord cherché à renforcer l’individualité biologique de chacun des deux partenaires. Et, logiquement, il se situe dans la perspective de l’économie de libre échange et de la lutte pour la survie afin d’expliquer rationnellement les échanges qui ont lieu entre le champignon et l’algue » (Ibid., p. 128, je souligne). De tels travaux anticipent donc des approches actuelles. Dans le cas des mycorhizes, c’est-à-dire l’association d’un champignon et des racines d’une plante (un cas classique d’association biologique), on tend également vers des explications en termes de « marché biologique ». Par exemple, W. Schwartz and J. D. Hoeksema (1998) tentent de dépasser certaines limites des modèles classiques des associations biologiques issus des travaux indépendants d’A. J. Lotka et V. Volterra qui, rappelons-le, traitaient essentiellement de populations et pas d’individus. Ils adoptent une approche en termes de « marché biologique » pour décrire les mécanismes de spécialisation via les processus de « commerce de ressources ». Ils prennent alors comme appui les travaux de J. S. Mill (1877) et D. Ricardo (1891) matérialisant les avantages mutuels retirés par des nations d’une spécialisation dans le cadre du commerce international. Dans le monde animal les individus d’une espèce ayant un « avantage comparatif » dans la capture de certaines ressources (la fixation du carbone par exemple) peuvent améliorer leur « fitness » en se spécialisant et en échangeant les autres ressources (l’eau du sol et les macronutriments, la dispersion des graines, des services de pollinisation…) (Schwartz et Hoeksema, 1998, p. 1030). Dans ce cas particulier, ce n’est pas la loi de l’offre et de la demande qui est mise en avant mais le principe des avantages comparatifs (absolus ou relatifs) issu des analyses de Mill et surtout Ricardo. On peut rappeler également que ce principe peut être utilisé non seulement pour vanter les vertus du libre-échange, et donc l’importance de l’absence de « coercition », mais également pour justifier les avantages de la division du travail. C’est un peu ce que manifesteraient les mycorhizes évoquées dans l’article de Schwartz et Hoeksema. La spécialisation des champignons dans la fixation du carbone, et l’échange de substances pour lesquelles d’autres espèces ont un « avantage comparatif », serait plus efficace d’un point de vue absolu ou relatif. On peut alors en tirer des leçons concernant les chances d’apparition et de maintien du mutualisme : selon les auteurs le mutualisme sera d’autant plus fréquent que les coûts d’échange sont faibles, que les opportunités de garantir un échange équitable sont élevées ou encore que le coût lié au fait de tolérer des traîtres (ou des passagers clandestins) est faible (Ibid., p. 1036).
On peut voir que ces travaux en restent à des conceptualisations économiques assez sommaires, les seuls économistes cités étant Ricardo et Mill. On aurait pu imaginer une référence à des travaux plus récents concernant cette conception du commerce international comme l’analyse de Hecksher-Ohlin-Samuelson. On peut également noter, comme c’est le cas généralement pour l’ensemble de la théorie du marché biologique, que ne sont repris que les outils analytiques issus de l’approche dominante en économie et cela sans grande réflexivité. Il n’y a nulle trace par exemple des débats qui ont pu avoir lieu autour des avantages supposés de la spécialisation, de la division internationale du travail ou encore du libre-échange. Il n’y guère de traces non plus de réflexions épistémologiques sur la nature des analogies à l’œuvre. Sont-elles purement formelles et descriptives ou révèlent-elles une unité plus substantielle des phénomènes ? Le père fondateur moderne des travaux portant sur les associations biologiques, A. J. Lotka, semblait le penser. Dans son ouvrage fondateur, la Théorie analytique des associations biologiques, cette unité se fondait sur la nécessité pour les organismes de toute nature de convertir de l’énergie afin de produire des « utilités » (Lotka, 1934, p. 24). Les associations biologiques peuvent être l’un des vecteurs de la captation et de la conversion de l’énergie en « utilité » mais l’homme aurait atteint une position dominante par sa capacité supérieure en ce domaine. Cela est lié chez Lotka à un autre principe unificateur encore plus fondamental : la référence au principe de moindre action issu des travaux de Pierre Louis Moreau de Maupertuis [9]. Plus généralement, cela s’enracine dans le fait que le mouvement ou l’évolution de tout système, animé ou inanimé, serait gouverné par des principes d’extremum (Lotka, 1956 [1924], p. 157). L’unité de la nature serait fondée sur des « règles générales », sur une économie de la nature issue, in fine, de préceptes aristotéliciens souvent résumés par la phrase « la nature ne fait rien en vain ». Quoi qu’on puisse en penser, il y a là une réflexion sur l’origine d’une unité des principes gouvernant l’évolution naturelle. Une telle réflexion apparaît singulièrement pauvre dans les théories du marché biologique et on ne sait trop quoi penser de l’application de modèles économiques dans des domaines éloignés de l’objet initial sans évoquer une forme de « déraison naturaliste » (Dartiguenave et Garnier, 2014). D’autre part, si l’animal pouvait être pensé comme relevant d’une continuité évolutive avec l’homme, a fortiori pour des organismes proches de nous comme les singes, que penser d’un marché biologique chez les plantes, les champignons ou les algues ? Ce type d’économie pourrait-il être pensé comme un prototype de l’économie de marché ? Comment envisager des « sentiments moraux » dans ce cas ?
3 Le marché biologique comme rhétorique idéologique
Une constante de toutes ces considérations, que ce soit dans la Fable des abeilles ou dans les travaux sur le marché biologique, tient à la proximité constante d’enjeux moraux et politiques. Si la Fable des abeilles possède une fonction morale, les approches en termes de marchés biologique également. Par exemple, Perru (2011, p. 228-229) rappelle qu’en ce qui concerne le mutualisme (et les associations biologiques), la publication en 1902 du livre L’entraide (dont le sous-titre est Un facteur de l’évolution) par l’anarchiste Pierre Kropotkine fut un moment important. La coopération apparaît alors comme un principe unificateur du vivant à tous les niveaux. Dans cet ouvrage Kropotkine évoque le Darwin de la « filiation de l’homme » mettant en avant la coopération comme un facteur de l’évolution notamment par l’évocation du rôle de la sympathie (Kropotkine, 1906 p. 22). Il écrivait ainsi : « Lorsque nous étudions les animaux — non dans les laboratoires et les muséums seulement, mais dans la forêt et la prairie, dans les steppes et dans la montagne — nous nous apercevons tout de suite que, bien qu’il y ait dans la nature une somme énorme de guerre entre les différentes espèces, et surtout entre les différentes classes d’animaux, il y a tout autant, ou peut-être même plus, de soutien mutuel, d’aide mutuelle et de défense mutuelle entre les animaux appartenant à la même espèce ou, au moins, à la même société. La sociabilité est aussi bien une loi de la nature que la lutte entre semblables ». Le propos de Kropotkine est clairement politique et la référence à la science, par ailleurs assez bien documentée, est instrumentalisée au service d’un propos essentiellement politique et idéologique. On retrouve les mêmes tendances en ce qui concerne le marché biologique.
L’hypothèse qui sous-tend une telle orientation est clairement continuiste, de Waal affirme ainsi que chez les animaux les plus sociables (il exclut donc du paysage aussi bien le « marché immobilier » des Bernard-l’hermites que les mycorhizes) « […] la façon de s’échanger des ressources et des services […] éclaire l’origine et l’évolution de l’économie telle que nous la connaissons » (de Waal, 2012, p. 37). Une telle proposition impliquerait une filiation évolutive entre des formes primitives de marché qui existeraient chez les animaux sociaux et l’économie. Mais quelle est la nature de cette « économie telle que nous la connaissons aujourd’hui » ? Si on examine l’image qui est renvoyée par la théorie du marché biologique, il est très facile de se rendre compte que cela illustre une version très libérale de l’économie telle qu’elle peut être décrite par la microéconomie standard et la théorie des jeux.
La théorie du marché biologique met en scène un monde animal peuplé d’individus qui offrent et demandent des biens ou des services, tout comme l’économie orthodoxe tend à réduire l’individu à un Homo œconomicus offrant et vendant des biens et des services. De Waal résume parfaitement cela quand il écrit : « Quand chaque individu propose ses services tout en cherchant à s’associer avec les meilleurs partenaires, un réseau d’échanges identique à celui d’un marché de l’offre et de la demande s’installe » (de Waal, 2012, p. 39, je souligne) et il poursuit « Selon cette théorie, qui s’applique à toutes les situations où l’on choisit librement avec qui pratiquer des échanges, la valeur des biens et des partenaires varie en fonction de leurs disponibilités » (Ibid., je souligne). Le monde décrit par une telle théorie est un monde d’individus « libres » qui pratiquent des échanges et dans lequel la valeur est fonction de la rareté, illustrant les fondamentaux de la conception libérale du marché telle qu’on peut la trouver initialement chez A. Smith puis, plus tard, codifiée dans le cadre de l’économie néo-classique. Le marché biologique pourrait donc constituer un registre comportemental commun aux animaux et aux hommes, naturalisant le marché, du moins le marché tel qu’il est décrit dans les manuels orthodoxes. C’est aussi ce à quoi invitent les travaux de Noë. En effet, les études menées chez les singes vervets « […] ont montré que chaque échange de toilettage permet de négocier le prix d’un service et que l’effet de marché est non seulement une réalité chez les primates mais fait partie intégrante de leur répertoire comportemental » (Noë, 2009, je souligne).
L’usage de registres sémantiques directement empruntés à l’économie appuie constamment les propos. Par exemple quand il est question des labres nettoyeurs, une espèce de poissons vivant dans des récifs, cette assimilation d’un comportement économique à un comportement biologique est particulièrement symptomatique. Ainsi, « […] les labres nettoyeurs (labroides dimidiatus) offrent leurs services dans des « stations » situées sur un récif. Chaque labre a sa propre station et les « clients » viennent se positionner, nageoires pectorales étendues et dans toutes les positions facilitant le travail du labre » (de Waal, 2012, p. 39, je souligne). Décrivant les analyses menées par R. Bshary, de Waal écrit plus loin que « […] si un labre nettoyeur ignore trop longtemps ses clients de passage ou les trompe, ces derniers changent de station de nettoyage » (Ibid., p.40). On le voit, ce marché biologique apparaît aussi comme un processus d’essais et d’erreurs et il apporte ses propres remèdes contre la fraude comme l’évoquait Turgot au XVIIIe siècle en posant les bases théoriques et idéologique du marché de libre concurrence. Dans les propos de de Waal on voit que persistent des guillemets quand il mobilise le registre économique des « clients » ou des « stations ». Ces nuances langagières sont cependant vite oubliées dans des textes n’ayant pas de prétentions scientifiques, mais relayant ces analyses pour en tirer des leçons pour le monde humain. Dans un blog hébergé par le Huffington Post, et s’appuyant notamment sur les travaux menés par Bshary [10], on trouve les propos suivants : « Quand un labre mange du mucus, le gain lui revient, mais le coût (perte d’un client) est supporté par toute l’équipe de nettoyeurs [11]. Par conséquent, dans une station de type harem, le mâle est très attentif à ce que ses femelles soient très coopératives, et réprimande les mangeuses de mucus. Cela a donné lieu à une anecdote amusante. C’est une femelle qui mord régulièrement les clients. Après l’avoir réprimandé plusieurs fois, son mâle décide de la chasser. Bannie, elle ouvre une station de nettoyage à quelques mètres de distance seulement, dans laquelle elle traite très bien ses clients car désormais, c’est à elle seule d’assumer les conséquences d’un mauvais service sur les affaires. Elle n’a, par contre, pas perdu son goût immodéré pour le mucus : elle fait régulièrement des virées dans son ancienne station pour mordre les clients de son ex-mâle. Elle fait donc la différence entre ses clients propres, qu’elle bichonne, et les clients de son ex, qu’elle malmène » (Sigler, 2014).
On voit clairement que l’accent est mis essentiellement sur le registre économique du comportement, en revanche rien n’est dit du « harem » que semblent entretenir certains poissons mâles, comme cela peut être aussi le cas semble-t-il chez d’autres animaux. Les pleins et les creux des discours sur les animaux sont assez révélateurs du point de vue épistémologique et l’intérêt réside moins dans ce que les théories disent des animaux (et des plantes) que ce qu’elles disent de nous. Ainsi, pour poursuivre sur l’usage du marché biologique en dehors du champ biologique, les propos du journaliste Jean-Marc Vittori (2009) sont symptomatiques d’une stratégie de légitimation d’une économie de marché libre et concurrentielle. Reprenant les travaux de Noë et de son équipe, il écrit que « jusqu’à présent, le marché était considéré comme l’apanage de l’être humain. La preuve de sa capacité unique à inventer des mécanismes merveilleux et parfois diaboliques ». Il évoque le fait que le toilettage serait l’analogue pour les singes de ce que « l’or fut aux hommes » en même temps que c’est une marchandise, reprenant l’assimilation faite par Fruteau et al. (2009) déjà évoquée entre toilettage, bien et monnaie. Il va cependant plus loin en évoquant l’or, dont on connaît la forte charge symbolique et la relation intime avec les conceptions mercantilistes en économie. Les animaux seraient ainsi sujets à une sorte de mercantilisme moral, renouant avec l’utilitarisme benthamien, et réduisant les choix moraux à une balance des plaisirs et des peines, un pesage des utilités et des désutilités. Comme la Fable des abeilles délivrait un message moral engageant à « laisser faire, laisser passer » pour reprendre la maxime de Vincent de Gournay, l’article de Vittori délivre lui aussi sa morale : « Il serait peut-être utile que les éthologues du CNRS aillent évangéliser [12] des partis politiques, voire certains économistes français apparemment persuadés que le marché est une invention des vilains capitalistes pour s’enrichir aux dépens du peuple ». Il n’y a ici aucun message subliminal et le propos est clair : le marché biologique est d’ordre naturel et la continuité entre le monde animal et le monde humain apparaît comme un dispositif de justification du marché de libre concurrence. La « filiation de l’homme » en ferait l’héritier de registres comportementaux naturalisant les phénomènes économiques. Cependant cet usage très direct peut être discuté. Dans le même journal, on trouve sous la plume de Matthieu Quiret (2009) les propos suivant parlant des mêmes travaux de Noë, Fruteau et Bshary : « La portée de ces travaux sur l’humain jaillit immanquablement. À la publication des résultats de l’IPHC [13], quelques commentateurs se sont empressés d’en déduire des conclusions politiques. Ronald Noé en sourit : « Il ne pas faut voir le marché biologique comme un calcul froid mais la manière de se choisir de bons amis, de trouver des partenariats agréables. À la manière des tribus anciennes qui troquaient une prise de chasse contre un coup de main en établissant des prix très approximatifs. » Le débat politique peut respirer, les scientifiques ne sont pas prêts de le tuer ». L’usage du marché biologique dans le champ humain peut donc faire l’objet de débats, mais ceux-ci pourraient avoir lieu à plusieurs niveaux. En effet, les propos de Noë cités dans le dernier article sont eux aussi ambigus. Il semble évoquer une forme de proximité entre le comportement des animaux et ceux de sociétés primitives telles que pouvaient les évoquer A. Smith. Ce dernier parlait bien dans ces sociétés primitives de « prix très approximatifs » fondés sur le temps passé à chasser des castors et des daims, comme cela semble être le cas pour le marché du toilettage. Il en faisait le fondement d’une théorie primitive de la valeur ne s’appliquant qu’à des sociétés où ne règne pas la division du travail car dans des sociétés évoluées on passait très vite à une autre conception de la valeur fondée sur le coût de production. Ici encore les propos sont centrés sur « une » conception de la monnaie comme véhicule des échanges et au final le « débat » est réduit plus à une question de degré qu’à une question de fond. Par exemple concernant la question monétaire, la définition de la monnaie par ses fonctions, et notamment sa fonction d’intermédiaire des échanges (ce que semblerait être l’épouillage ou le toilettage pour la théorie du marché biologique), n’est intelligible que dans le cadre d’une conception particulière de l’économie. Historiquement, elle s’inscrit dans le cadre de l’émergence du libéralisme et ce sont les physiocrates et Turgot qui vont lui assigner ce rôle fonctionnel l’éloignant de toute substantialisation, et sur un autre plan, politique celui-là, de son inféodation intrinsèque à un pouvoir possédant le monopole de son émission. La monnaie est réduite à un dispositif fonctionnel résultant de l’accord de volontés individuelles. On peut admettre une telle conceptualisation, mais on peut aussi reconnaître qu’elle n’est pas unique. Par exemple, des travaux de nature à la fois anthropologique et économique offrent d’autres perspectives sur la monnaie (Servet, 2001). Celle-ci peut en effet apparaître comme un dispositif social de règlement des dettes, la monnaie relevant d’un lien social fondamental articulant « […] l’action des agents à la totalité organisée d’une société » (Breton, 2002, p. 14). S. Breton met ainsi en évidence un positionnement spécifique par rapport au marché. Mettre en relation monnaie et dette rend caduque son assimilation à une marchandise dotée d’un prix et répondant à la loi de l’offre et de la demande. Les usages de la monnaie échappent alors au marché et à la règle de l’équivalence pour s’inscrire dans une réalité anthropologique plus profonde. Sans discuter du caractère véridique ou approprié de ces narrations, ce qui interroge est la focalisation sur une de celles-ci. La théorie du marché biologique mobilise en effet une narration économique spécifique et des outils analytiques et conceptuels qui ne sont intelligibles qu’en son sein. On pourrait alors accuser un tel discours d’être purement autoréférentiel. Les références animalières pourraient alors « […] être « ventriloques » et répondre aux intérêts qui président à la situation » (Despret, 2007, p. 4).
Les ambiguïtés évoquées plus haut peuvent également se situer à un autre niveau. En effet, si on cherche à retracer l’évolution des narrations concernant le toilettage, on est amené à suivre une double histoire : « d’une part l’histoire de ce qui a intéressé les scientifiques, une histoire qui raconte et traduit des intérêts. D’autre part, l’histoire qui a abouti à faire exister des animaux de plus en plus sophistiqués du point de vue de leur socialité, les fonctions du soin social se déclinant dans un répertoire toujours plus riche et compliqué de motifs, les interprétations des chercheurs s’avérant d’une fécondité croissante » (Ibid., p. 6). La théorie du marché biologique apparaît à cet égard comme relativement simplificatrice par rapport aux registres comportementaux diversifiés dont ont été dotés progressivement les animaux, et singulièrement les primates, un peu comme la théorie économique orthodoxe réduit la complexité du fait monétaire en l’assimilant à un simple dispositif fonctionnel. Ce simplisme réduit l’animal à un calculateur comparant les coûts et les avantages comme a pu le faire la sociobiologie. Le comportement des animaux y apparaît toujours comme la résultante d’un calcul d’optimisation coût (en termes de risques ou d’énergie dépensée)/avantage (en termes de faveurs sexuelles ou de nourriture). La socialité semble au final épuisée par la description d’un « marché biologique d’échanges de services » (Ibid., p. 9) peuplé d’acteurs économiques rationnels. Ce qui est particulièrement signifiant concerne les restructurations du champ narratif en relation avec les « intérêts » évoqués par Despret, eux-mêmes étant en relation avec des allégeances philosophiques. Par exemple, le monde décrit par les sociobiologistes, au moins certains d’entre eux, renvoie à une conception hobbesienne de la nature. Dans un tel monde, les registres offerts aux animaux demeurent limités : « […] seules la victoire, la défaite et les blessures entraient dans une comptabilité de petits commerçants égoïstes aux ambitions guerrières » (Ibid., p.10). Une telle conception, largement calquée sur une appréhension restrictive par les économistes du comportement humain, en arrive à appliquer à la nature une « morale bourgeoise de l’évolution » (Ibid., p.9). La question de la structuration des champs narratifs apparaît donc centrale, et on pourrait faire l’hypothèse que les « intérêts » des chercheurs reflètent des intérêts plus larges et des paradigmes dominants. Despret donne ainsi l’exemple illustratif de la structuration du champ narratif par les idées de dominance et de hiérarchie, antécédente au « marché biologique ». Une telle conception en vint à n’aborder le social que sous cet angle (Ibid., p.7). Le toilettage apparaissait alors relié à la dominance, les soins étant pour la plupart orientés vers les animaux dominants de plus « haut rang ». Une telle structuration amenait à ignorer des observations qui ne rentraient pas dans le champ narratif admis. Ainsi, des observations concernant les singes hurleurs, connues dès les années 1930, montraient que ceux-ci « […] vivaient des relations égalitaires et coopératives et ne se menaçaient jamais » (Ibid.), dans ce cas « la réaction des primatologues fut simple : il valait mieux ne pas tenir compte des singes du Nouveau Monde […] » (Ibid.). Tout comportement excentrique par rapport au modèle admis était alors référé à des espèces faisant figure d’exception, ce fut le cas de certains babouins par exemple. L’histoire de ces « intérêts » est donc bien humaine.
Il faut souligner, pour terminer, que des travaux récents sur les marchés biologiques mettent en avant des « biais » comportementaux dérogeant aux canons usuels de la rationalité. Par exemple Chen et al. (2006) ont décrit des expériences portant sur des singes capucins. Dans un premier temps on dotait ces singes de jetons qu’ils pouvaient allouer entre différentes formes de nourriture. Le comportement des singes, face à des « chocs affectant les prix ou les ressources » semblent alors répondre à l’axiome généralisé des préférences révélées, comme c’est le cas pour les choix humains et peuvent être analysés en utilisant les outils standards de l’analyse de l’utilité et la théorie des prix (Chen et al., 2006, p. 519). Cependant, en modifiant le dispositif expérimental, on peut montrer que les singes capucins sont sujets à des biais comportementaux comparables à ceux déjà repérés dans le cadre de l’économie expérimentale par les travaux de D. Kahneman et A. Tversky. Par exemple, les singes se sont montrés plus sensibles aux pertes qu’aux gains manifestant ainsi une aversion pour les pertes. De même des effets de référence ou de « framing » ont pu être documentés, amenant au rejet de modèles impliquant des choix naïfs ou peu sophistiqués (Ibid., p. 520). Les registres comportementaux exhibés par les singes sont donc beaucoup plus raffinés que ne le laissent croire des transpositions trop simplistes de la théorie du choix rationnel.
Le retour sur le devant de la scène des interrogations liées à l’altruisme, et plus particulièrement à l’altruisme réciproque, offre un autre miroir aux relations entre l’homme et l’animal.
4 Les sentiments moraux et les avatars de la sympathie
Par rapport à l’évocation de « biais » comportementaux, d’autres travaux vont plus loin en attribuant aux animaux des « sentiments moraux ». Ici encore, le parallèle avec l’économie est frappant : après avoir été oubliée pendant longtemps au profit de la « Richesse des nations », matrice intellectuelle du libéralisme économique, les économistes ont redécouvert la Théorie des sentiments moraux (TSM) d’A. Smith (1966 [1759]). Dans la TSM, Smith met en avant la sympathie comme un opérateur essentiel de la socialité, offrant par là même une perspective génétique sur la fameuse main invisible. Pour simplifier, la sympathie chez Smith apparaît comme un processus d’éducation progressive d’individus qui naissent dans un milieu social dont ils acquièrent progressivement les « habitudes » par imitation et par des processus d’approbation/désapprobation (Renault, 1999). Les travaux de R. Bshary (2011) tendent à monter que de tels mécanismes existent chez les poissons : ceux-ci auraient tendance à être plus vertueux quand ils sont placés sous le regard des autres. La main invisible en tant que mécanisme de coordination ne ferait donc que traduire de façon métaphorique les opérations de la sympathie. Plus largement, la sympathie apparaît comme un élément central dans la compréhension de la socialité et des comportements sociaux. Chez Smith, l’observation du comportement des autres, et le regard des autres sur notre propre comportement, amène à la constitution de « règles générales de moralité » (Smith, 1966 [1759], p.224). Le sociologue américain C. H. Cooley (1922) avait, dans cette perspective, fait de l’expérience sympathique, entendue au sens de partage mental ou de communication, la clé de la compréhension de la socialité et de l’ordre social. De telles considérations, outre le fait d’ouvrir à la question morale, font également une place aux émotions, aux affects et à la sensibilité. En effet, pour en revenir aux marchés biologiques, les travaux que nous avons évoqués font peu de place aux sentiments et aux affects et laissent la coordination des comportements à des mécanismes de prix (ou leur équivalent) et la régulation de ces comportements à la « loi de l’offre et de la demande ». Les analyses comportementalistes plus récentes remettent sur le devant de la scène la sympathie et les sentiments moraux chez les animaux. Pour D. Bovet (2012, p. 57-58) : « Jessica Flack et Frans de Waal [2000] définissent ainsi ce qu’ils appellent « les blocs de construction darwiniens » ou encore « les quatre ingrédients » de la morale empruntés à Darwin (1891, p. 104). Le premier ingrédient serait la sympathie, c’est-à-dire la capacité à ressentir les mêmes émotions qu’un autre individu, congénère, mais aussi, éventuellement, représentant d’une autre espèce. Les comportements liés à la sympathie seraient l’attachement et la contagion émotionnelle, mais aussi des comportements d’assistance et, chez les animaux les plus intelligents, l’aptitude à se mettre mentalement à la place des autres (empathie cognitive) ». Les leçons tirées de ces études contrediraient « les hypothèses de l’économie classique » (de Waal, 2012, p. 41), par référence notamment aux comportements de partage, de réciprocité et d’intolérance aux inégalités. Il est alors facile de voir que de tels arguments restructurent le champ narratif pour mettre en avant d’autres logiques que l’évangélisation libérale évoquée par Vittori.
Outre la sympathie, les trois autres ingrédients de la morale seraient (Darwin, 1891, p. 104-105 ; Bovet, 2012, p. 57-58) :
- les normes sociales fondées sur la sympathie et agissant comme des règles prescriptives. Cela suppose « […] une intériorisation de ces règles et une anticipation de la punition » (Ibid.). Ces normes manifestent une forme de régularité sociale renvoyant à ce que J. Habermas (1987, p. 422) appelle une « attente de comportement généralisé ».
- la réciprocité qui implique le don et l’échange, mais également des mécanismes de punition et de moralisation de ceux qui violeraient cette obligation.
- la préservation de bonnes relations au sein du groupe et l’évitement des conflits. Le souci de la communauté incite alors à résoudre les conflits par la négociation, la communication, plutôt que par l’agression.
De Waal (2009) rapporte des expériences portant sur deux singes capucins (Bias et Sammy) dans des cages séparées et devant s’entraider pour accéder à de la nourriture ; le comportement « égoïste » de l’un entraîna une réaction immédiate de l’autre sous forme de cris et de récriminations. En réaction, l’autre singe aida celui privé de nourriture en rapprochant le plateau contenant la nourriture de sa cage, dépassant donc son seul intérêt personnel. Selon de Waal « […] les récriminations de Bias avaient modifié le comportement de Sammy. Cette situation ressemble à une transaction humaine, car elle traduit l’existence d’une communication, d’une coopération, le désir de satisfaire une attente, voire le sentiment d’une obligation » (de Waal, 2009, p. 37). On retrouve donc bien les « blocs » évoqués précédemment.
Cependant, de tels comportements moraux ne présupposent pas forcément de motivations morales : elles pourraient ne résulter que d’une logique mécaniste, conséquence de la génétique des populations. L’altruisme des individus ne serait que le résultat d’un processus de sélection naturelle. Si les individus altruistes ont une postérité plus féconde que les autres et si ce comportement est héréditaire, cela assurera la propagation des gènes de l’altruisme dans le pool génétique de l’espèce (Larrère et Larrère, 2009, p. 109-110). Nous demeurons alors dans une narration essentiellement utilitariste et égoïste. Or, ce que tendent à opérer les travaux plus récents en matière de moralité animale est un renversement de perspective et un retour aux sources darwiniennes. Dans La descendance de l’homme (1891), Darwin, renouant avec les inspirations issues de Smith ou Hume [14], se posait la question de savoir comment l’évolution avait pu sélectionner des comportements altruistes chez certains animaux. Cela implique de comprendre la genèse des sentiments moraux et la nature de la sympathie (Larrère et Larrère, 2009, p. 109). La volonté de Darwin était claire : il s’agissait pour lui de voir dans quelle mesure « l’étude des animaux inférieurs peut jeter quelque lumière sur une des plus hautes facultés psychiques de l’homme » (Darwin, 1891, p. 103-104). Il affirmait ainsi que des animaux doués d’instincts sociaux, notamment l’affection réciproque des enfants et des parents acquerraient un « sens moral » une fois leurs facultés intellectuelles suffisamment développées (Ibid., p. 104). Il pose ainsi la matrice intellectuelle pour penser l’altruisme dans une perspective évolutionniste : « Quelle que soit la complexité des causes qui ont engendré ce sentiment, comme il est d’une utilité absolue à tous les animaux qui s’aident et se défendent mutuellement, la sélection naturelle a dû le développer beaucoup ; en effet, les associations contenant le plus grand nombre de membres éprouvant de la sympathie, ont dû réussir et élever un plus grand nombre de descendants » (Ibid., p. 114). Darwin évoque aussi un point important qui apparaît sans doute central aujourd’hui. En effet, il écrit que « […] les habitudes observées pendant beaucoup de générations tendent probablement à devenir héréditaires » (Ibid., p.141). Une telle perspective dessine une ligne de fracture qui inscrit l’animal dans une histoire qui n’est plus forcément naturelle.
En effet, doter les animaux, ou tout au moins certains d’entre eux, de capacités de représentation du monde environnant, de facultés d’apprentissage, revient à les doter de capacités cognitives susceptibles de « définir des situations » et de s’y adapter (Larrère et Larrère, 2009, p. 115-116). Dans ce paysage, les gènes ne sont au mieux qu’une condition de possibilité et ne peuvent épuiser les questions comportementales et à fortiori morales. Ainsi le philosophe et cogniticien D. Dennett soutient que « […] toute théorie quant à la naissance des sentiments moraux et des règles de comportement morales devrait mettre en cohérence des processus biologiques et des processus culturels, et pas tout tenter d’expliquer par la seule biologie » (Ibid., p. 117). Les travaux de de Waal mettent en scène des singes dotés de dispositions cognitives qui autorisent à dire qu’ils se comportent de façon morale, et on identifie alors des éléments centraux dans ces dispositions, notamment la sympathie entendue au sens smithien comme l’aptitude à se mettre à la place des autres (on parle aussi d’empathie cognitive). Dans tout cela, le point sans doute le plus important est l’entrée du monde animal dans le champ de la culture même si la question du langage, souvent dénié aux animaux et en particulier aux singes, apparaît parfois problématique. Si l’on suit le raisonnement de Larrère et Larrère (2009, p. 122), les travaux de nombreux éthologues tendent à montrer que les primates peuvent distinguer le bon du mauvais et le juste et de l’injuste ; cependant cela ne serait pas suffisant pour les doter de la capacité de porter des jugements moraux. Il faudrait aussi qu’ils puissent être dotés de deux capacités importantes dans la formation des jugements moraux : l’empathie situationnelle et le langage. Ce dernier permettrait notamment une réflexivité dans les communications interpersonnelles portant sur les questions morales. Or, le langage et l’empathie situationnelle seraient spécifiques aux hommes. Il y aurait donc une distinction claire entre les moralités animale et humaine, le langage apparaissant comme une ligne de fracture. Une telle critique n’épuise cependant pas le sujet. En effet, selon Larrère et Larrère, elle néglige un apport important des travaux de de Waal : le fait que la morale est reliée intimement à la socialité et que cette dernière ne requiert pas forcément le langage. « On peut alors avancer l’hypothèse qu’il existe dans les sociétés de primates, des « communications interpersonnelles portant sur des questions de morale » qui ne sont pas langagières » (Ibid., 2009, p. 123). Ce faisant on renoue avec les réflexions sur la nature de la sympathie issues de la théorie des sentiments moraux. Par exemple, les travaux de G. H. Mead (1966 [1934]) sur la sympathie matérialisent la succession de trois phases dans la genèse d’un ordre social, à partir des interactions élémentaires d’un organisme non individualisé avec son environnement et ses semblables : la première phase de l’apprentissage social touche aussi bien l’animal que l’homme et concerne l’interaction régie par l’instinct et médiatisée par des gestes, ce que Mead appelle une « conversation de gestes » (Habermas, 1987, p. 8). Mead établi donc une filiation entre les phénomènes de nature institutionnelle, que l’on pourrait croire réservés au monde humain, et le monde animal, notamment par l’intermédiaire de l’habituation et de l’éducation. Des travaux récents tendent à montrer que les sociétés de singes possèdent des « traditions » transmises par imitation et éducation des petits.
Un tel champ narratif est donc structuré autour de polarités différentes, dotant l’animal de capacités étendues, en particulier une capacité de représentation, et un point de vue subjectif sur le monde. L’analyse du comportement des singes, ou tout au moins de certains d’entre eux, les dote également d’une rationalité plus complexe que ne peuvent le faire les analyses en termes de « gène égoïste » ou de marché biologique. Même si la question des avantages mutuels demeure, elle apparaît comme surdéterminée par une logique institutionnelle. Les travaux de de Waal par exemple, évoquent des logiques « contractuelles » qui renvoient aux questionnements issus des philosophies du contrat social comme chez Hobbes. Cependant, là aussi, certains y voient une différence de nature, un peu comme c’était le cas pour le langage : l’inscription dans la temporalité. L’absence de culture matérielle, le non recours à des artefacts, introduirait ainsi une autre ligne de fracture non seulement entre l’homme et l’animal mais aussi entre les animaux eux-mêmes. En effet, sans culture matérielle jouant un rôle d’héritage et de transmission, certains singes auraient à renégocier sans cesse leurs rapports, ce serait par exemple le cas des babouins, alors que les chimpanzés, disposant d’un embryon de culture matérielle et usant d’artefacts sommaires, y seraient moins obligés (Larrère et Larrère, 2009, p. 126-127).
Les champs narratifs autour de l’animal sont donc polarisés par des « intérêts » d’ordre philosophiques ou idéologiques qui en révèlent au final plus sur les sociétés humaines que sur les sociétés animales. Les travaux de Vernon Smith d’un côté, et ceux de de Waal de l’autre, en offrent un aperçu symptomatique. Si on s’intéresse aux questions institutionnelles (entendues au sens d’habitude de pensée et d’action) qui sont apparues, on pourrait penser au passage dessiné chez Darwin entre la sélection naturelle et la sélection artificielle. Or, ouvrir la boite de Pandore de la sélection artificielle rend la nature perméable au constructivisme, à une forme de « sélection artificielle des institutions », dépassant les opérations de la main invisible. C’est alors ouvrir la porte à une dénaturalisation des phénomènes sociaux ou économiques. Les travaux de V. Smith apparaissent alors comme une tentative d’invalidation de cette dénaturalisation du marché. V. Smith se place en effet dans la filiation des travaux de Hayek et de L. Von Mises et la « théorie de l’évolution culturelle » de Hayek (1967) lui sert de matrice intellectuelle et idéologique. Il s’agit de revenir à des explications de type « main invisible » et évolutionnistes « modernisées » (Wilson et Gowdy, 2015) des institutions, de l’ordre social et de la morale, en en faisant, pour paraphraser Hayek, le produit des actions des hommes mais non de leurs desseins. C’est alors une nouvelle forme de naturalisation qui se dessine en inscrivant la rationalité, et au-delà les comportements, dans les modalités même de fonctionnement du cerveau et dans une filiation évolutive. V. Smith renoue avec les intuitions de Hayek dans The sensory order (1952) en affirmant que l’activité humaine est transmise via des systèmes neuropsychologiques inconscients autonomes qui permettent d’agir en économisant l’attention et donc les ressources rares du cerveau, ce dernier étant lui aussi doté de propriétés économiques (Smith, 2002, p. 507). Ces considérations l’amènent à développer une conception plus large de la rationalité dont le monde animal pourrait être un prototype du fait de la continuité évolutive. V. Smith parle ainsi de « rationalité écologique » émergeant via un processus d’évolution biologique et culturel et générant principes d’action quotidiens, normes, traditions et « moralité » (Ibid., p. 508-509). Dans ce paysage intellectuel, la neuroéconomie apparaît comme un moyen d’ancrer les structures sociales dans des structures neuronales résultant d’un processus évolutif. Il s’agit d’en arriver à une « véritable science naturelle de la décision » (Hardy-Vallée et Dubreuil, 2009, p. 44) qui amènerait au fait que « […] le rapprochement entre la biologie et l’économie, inauguré entre autres par Darwin, pourra trouver son expression dans une science générale de « l’économie de la nature » » (Ibid.). Monde humain et monde animal seraient donc également surdéterminés par des phénomènes organiques inscrits dans un processus évolutionniste général, et l’économie de la nature serait en quelque sorte inscrite dans les structures neuronales. Quoiqu’on puisse penser de cela, on voit bien que, dans le monde animal comme dans le monde humain, le grand absent c’est l’État et ici encore les creux et les pleins du discours sont révélateurs d’une structuration du champ narratif par des considérations politiques et idéologiques. La rationalité écologique de V. Smith s’inscrit clairement dans la perspective du libéralisme hayékien et plaide contre tout ce qui pourrait ressortir du constructivisme.
Selon une autre posture, les travaux de de Waal n’en sont pas moins irrigués par des considérations idéologiques. Il déclarait ainsi au journal La Croix en 1997 : « […] je veux démontrer que les sentiments moraux existent dans la nature, que tout n’est pas purement égoïste à l’origine et qu’il y a continuité entre ces sentiments et notre morale. Je me place dans une perspective darwinienne : pourquoi la morale échapperait-elle à l’évolution ? ». Ce qui est révélateur est la définition même de la morale adoptée par de Waal qu’évoque la philosophe Joëlle Proust citée dans ce même article. Selon elle, de Waal aurait une définition purement économique de la morale animale à savoir : « la meilleure gestion des conditions de vie du groupe ». Une telle posture est aussi inscrite dans une longue tradition décrivant l’économie de la nature comme gouvernée par un « principe du meilleur » qui s’incarne notamment sur le plan formel dans le principe de moindre action de Maupertuis ou le progressisme leibnizien. Dans un autre entretien donné à la revue La Recherche en 2001, de Waal révèle ses influences et se réfère notamment à Kropotkine et à Trivers, respectivement anarchiste et « libéral » au sens américain du terme (c’est-à-dire de gauche), mais son positionnement ne serait pas seulement d’ordre idéologique. Précisant encore sa position, il déclare : « À mon avis, si mes recherches sont influencées par quelque chose, c’est moins par mes idées politiques que par le fait que je viens d’un petit pays, les Pays-Bas, où, pour toutes sortes de raisons historiques, démographiques et géographiques, on a toujours placé l’accent sur les vertus du consensus et les charmes de la paix. Quand vous appartenez à un État-tampon, coincé entre trois grandes puissances la France, l’Angleterre et l’Allemagne qui n’ont jamais cessé de se faire la guerre, votre intérêt, si vous voulez survivre, est de développer une culture de la coexistence pacifique. En plus, mon pays connaît l’une des plus fortes densités de population au monde, ce qui contribue également à susciter une culture du « vivre et laissez vivre ». C’est cette leçon de l’histoire hollandaise qui m’a sans doute le plus marqué ». D’une certaine façon, nous avons là une forme de bouclage ironique de notre propos : en effet Mandeville [15], l’auteur de la Fable des abeilles était d’origine hollandaise et il met en scène dans sa fable une conception radicalement opposée à celle de de Waal. On comprend ainsi par ce raccourci ironique que les narrations portant à la fois sur le comportement animal et le comportement économique s’inscrivent dans des champs narratifs porteurs de messages politiques et idéologiques.
Conclusion
L’analyse, sans doute trop partielle, des relations entre économie et comportement animal montre que les narrations sont structurées par des préconceptions qui révèlent des postures idéologiques et politiques. On oscille ainsi entre une forme de naturalisation de l’économie et une économisation de la nature, oscillation dans laquelle l’animal n’apparaît souvent que comme un prétexte. En ce sens les théories, ou les protocoles, qu’on leur applique seraient moins les témoins d’un intérêt pour leur monde, d’une volonté de les comprendre, de la reconnaissance d’un intérêt mutuel… que de la seule volonté de nous connaître nous-même et, au-delà, de la seule volonté de les transformer en dispositif de justification de nos positionnements idéologique ou politiques. Comme il y a des « evidence based policies » il y aurait des « evidence based social orders », la charge de la preuve reposant sur l’animal. Dans ce paysage, on s’intéresse au final très peu à « ce qui compte pour eux », alors même que « Si nous voulons comprendre l’organisation sociale des babouins […] les questions que nous leur adressons doivent se subordonner à l’exigence de savoir « ce qui compte pour eux » » (Despret, 2007, p. 8). Il s’agit alors aussi de « faire de la place » tout autant que de « se mettre à la place de » : « cela exige […] de s’engager dans une relation, de s’intéresser, d’apprendre à connaître ceux à la place de qui l’on se met » (Hache, 2011, p. 49). Sous cet angle, il n’est pas certain que les dispositifs expérimentaux auxquels ont soumet les animaux dans un milieu artificialisé, que ce soient des cages, des zoos ou des aquariums, nous révèlent quoi que ce soit sur ce à quoi ils tiennent, ou sur leurs « valeurs ». En effet, puisqu’on leur attribue une morale, il faudrait s’intéresser aussi à la question de l’évaluation de ce qui compte, au-delà des descriptions simplistes liées à une forme modernisée de mercantilisme moral. La hiérarchie que nous faisons entre les animaux et la prééminence explicative attribuée aux singes (et il faudrait dire à certains singes) est aussi révélatrice d’une réduction des points de vue et des « intérêts » qui y président. E. Hache évoque ainsi les travaux de la primatologue T. Rowell qui s’était intéressée aux moutons, animaux méprisés, ne serait-ce que par le fait qu’on leur attribue un registre comportemental restreint, épuisé par le qualificatif de « moutonnier ». Selon ses observations, une des caractéristiques des troupeaux de moutons par rapport aux singes qu’elle étudiait réside dans le fait « […] que les troupeaux de moutons sont formés d’agrégation de moutons qui ne se connaissent pas parce que l’on ne prend pas soin de conserver les familles biologiques ou sociales qu’ils pourraient constituer, mais qu’ils sont rassemblés selon des critères extérieurs (économique et eugénique) . Autrement dit on n’a jamais donné la « chance » aux moutons de construire des relations entre eux — mais donc aussi avec nous —, du fait qu’on les ait toujours pris pour ce qu’on en a fait » (Hache, 2011, p. 50 — italiques dans le texte). Au final, c’est un autre creux qui se révèle dans tout cela : le désintérêt pour la formation des valeurs, pour ce qui compte, tout comme l’économie a au final abandonné toute velléité de réfléchir sur cette question en assimilant la question des valeurs à celle de l’utilité.
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Notes
[1] Sur la structuration idéologique de ce qui a pu être qualifié de « néo-libéralisme », on consultera le remarquable essai de J.-L. Perrault (2003).
[2] Il s’agit aussi d’une matrice idéologique. En effet, l’une des références centrales mobilisée dans le cadre des interrelations entre économie et biologie concerne l’œuvre de Hayek, notamment sa théorie de l’évolution culturelle (1967). Or, l’entreprise de Hayek procède moins d’une orientation scientifique que d’une rhétorique idéologique (Leroux, 1997). Par ailleurs Hayek pensait que la conception évolutionniste et continuiste avait été empruntée par la biologie aux sciences sociales et non l’inverse.
[3] L’ordre social décrit par Mandeville est en effet assez simpliste, par exemple quand il semble ne voir dans la société que des « riches » et des « pauvres », les seconds vivant grâce aux dépenses de consommation des premiers (Renault, 2013), matérialisant un effet de ruissellement entérinant les effets bénéfiques des inégalités.
[4] Voir Isabelle Stengers (dir.), D’une science à l’autre, des concepts nomades, Paris, Seuil, 1987.
[5] Il s’agit d’une « brève » publiée par le CNRS. R. Noë y fait état des résultats d’une étude publiée dans PNAS en 2009 : Fruteau, C., Voelkl, B., van Damme, E. & Noë, R., 2009, « Supply and demand determine the market value of food providers in wild vervet monkeys ».
[6] Il est intéressant de noter que l’article est publié dans une partie intitulée « science économique » de la revue.
[7] Comment en effet comprendre des comportements allant à l’encontre des intérêts individuels si la sélection naturelle porte sur des individus ? Des hypothèses comme la sélection de groupe permettent alors de maintenir une logique concurrentielle au niveau des individus, celle-ci contribuant à l’efficience du groupe qui serait ainsi « sélectionné ». Voir à ce propos Wilson et Gowdy (2015), l’article se réfère d’ailleurs à Hayek mentionné comme un « pionnier » en cette matière (Wilson et Gowdy, 2015, p. 44).
[8] Sur les relations entre Homo œconomicus et éthologie, voir Persky (1995).
[9] Maupertuis fut également un précurseur de l’évolutionnisme.
[10] L’article renvoie en particulier aux travaux suivants : Bshary, Hohner, Ait-el-Djoudi et Fricke, 2006, “Interspecific Communicative and Coordinated Hunting between Groupers and Giant Moray Eels in the Red Sea”, et Bshary, 2011, “Machiavelian Intelligence” in Brown, Culum, Krause et Laland, éd. Fish cognition and behavior.
[11] On reconnaît la logique de « passager clandestin » largement mobilisée en économie, notamment dans les jeux de type « dilemme du prisonnier ».
[12] Je souligne. Ce terme d’évangélisation n’est pas neutre et il met en exergue la nature religieuse et idéologique de certains aspects du néo-libéralisme (Renault, 2013) ; on pourra consulter l’ouvrage de K. Dixon, 1998, Les évangélistes du Marché.
[13] Institut Pluridisciplinaire Hubert CURIEN (IPHC), UMRS CNRS de Strasbourg.
[14] Voir par exemple, Darwin (1891, p. 113).
[15] La Hollande fut l’un des pays qui expérimenta parmi les premiers le libéralisme économique dans un monde encore largement dominé par des postures mercantilistes. Cela fut notamment initié par Johan de Witt (1625-1672).
Michel Renault« Le marché est-il naturel ? Un essai sur les usages politiques, idéologiques et moraux du « marché biologique » dans le champ économique », in Tétralogiques, N°21, Existe-t-il un seuil de l’humain ?.