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Christophe Jarry

Laboratoire de Psychologie des Pays de la Loire, LPPL EA 4638, SFR Confluences, UNIV Angers, Nantes Université, Maison de la recherche Germaine Tillion, 5 bis Boulevard Lavoisier, 49045 Angers Cedex 01 ; christophe.jarry chez univ-angers.fr

« Le savoir n’est vraiment utile que s’il est transmis »

Résumé / Abstract

Après une rapide synthèse de mon parcours pour situer mon propos et l’origine de mon intérêt pour la transmission de la théorie de la médiation, cet article propose un petit détour par l’histoire du karaté traditionnel, exemple intéressant de transmission d’une discipline qui aurait pu disparaître sans la motivation et les stratégies de certains pratiquants pour la faire vivre jusqu’à ce que l’on en connaît aujourd’hui. L’exposé portera ensuite sur les éléments fondamentaux, non exhaustif, de l’anthropologie clinique que je m’attache à transmettre aux étudiant.e.s de psychologie dans un souci de discernement et d’altitude par rapport au savoir et sa construction.

After briefly presenting my professional experience to help situate what I want to say and my interest in the transmission of the Theory of Mediation, this article exhibit elements of traditional karate history, an interesting example to illustrate the transmission of a discipline that might have disappeared without the motivation and strategies of few practitioners to keep it alive until today. The presentation will then focus on basic, non-exhaustive, principles of this clinical anthropology that I endeavour to transmit to psychology students to support their critical judgment about knowledge and its construction.



Le titre est une citation de Sensei Pascal Lecourt, Expert international 7e Dan Karaté Do Shotokan. [1]

1. Éléments historiques et contextuels

Je voudrais commencer en remerciant tout d’abord les organisateurs de cette très belle journée de me donner la parole pour une intervention qui sera un témoignage, sans approfondissement théorique, mais alimentée par un intérêt scientifique important pour la théorie de la médiation et sa diffusion.

Pour vous situer mon propos, je me suis formé à la théorie de la médiation (TDM) de manière autodidacte et je remercie d’avance les auditeurs de la journée d’études et les lecteurs de Tétralogiques aujourd’hui, de m’excuser si je manque de précision sur certains termes, ce qui pourra peut-être alimenter des discussions à suivre. Pour la petite histoire donc, je suis psychologue de formation et j’ai d’abord exercé dans une unité hospitalière de neuropsychologie auprès de patients cérébrolésés. C’est dans ce cadre que mes recherches bibliographiques pour alimenter mes réflexions et ma clinique m’ont amené à la lecture d’Olivier Sabouraud et son ouvrage de 1995 [2], Le langage et ses maux. J’avais bénéficié en DESS d’une formation en neuropsychologie que l’on pourrait qualifier de cognitive, le paradigme alors dominant dans le milieu professionnel. Les nombreux modèles théoriques pour envisager la mémoire ou le langage étaient donc plutôt sériels, de type ascensionnel, avec des composantes de stockage et de traitement, basés sur l’analogie du traitement de l’information, ce qui pouvait me laisser dans un certain doute face à ces propositions théoriques parfois presque trop évidentes, à la limite du sens commun, mais aussi très dispersées et manquant de systématicité ou de cohérence, voire d’intérêt pour comprendre la spécificité des facultés humaines. J’avais aussi bénéficié d’un peu de formation en psychanalyse dont j’avais retenu une nécessaire prudence vis-à-vis des manifestations de surface. La lecture de Sabouraud (1995) a donc été une remise en cause vivifiante de ce que j’avais appris jusque-là et une source de questionnement intarissable qui s’exprimera dans la lecture des écrits de Gagnepain et de son équipe ainsi que dans les échanges que j’ai pu avoir avec les uns et les autres depuis. Plus de vingt ans après c’est toujours cela qui m’amène à vous parler de ce que je peux transmettre aux étudiant.e.s dans mes activités actuelles d’Enseignant-Chercheur à l’université d’Angers.

De fait, je suis aujourd’hui maître de conférences en neuropsychologie à l’Université d’Angers. C’est comme cela que l’institution me situe en tout cas et, heureusement pour moi, je vous rassure, j’arrive parfois à m’en absenter un petit peu ! Quoi qu’il en soit, séduit depuis longtemps par la rupture épistémologique proposée par la TDM, j’essaie de transmettre aux étudiant.e.s angevins ce que j’en ai compris ou, du moins, de les sensibiliser, ce qui serait peut-être le terme plus juste, à ce mode de réflexion systématique, imprégné de relativité et de discernement, ce qui me paraît plus que nécessaire et urgent aujourd’hui tant j’ai l’impression de ressentir parfois un effritement de la pensée critique et une dogmatisation de certains savoirs. À mon sens, l’anthropologie médiationniste, sa démarche, est un héritage intellectuel riche, un outil de pensée dont nous avons la chance de disposer et la responsabilité de transmettre pour qu’elle reste vivante, voir influente dans ce carrefour historique où sont les sciences humaines aujourd’hui.

2. Un exemple historique de transmission : le karaté

Puisque que l’on s’autorise et même que l’on s’encourage ici à l’indiscipline, je vous propose de faire un petit détour par l’histoire du karaté. Dans cette discipline et dans les arts martiaux en général, les pratiquants vont suivre une « voie » (Do en japonais) incarnée par un maître, ou expert dirait-on plutôt aujourd’hui, qui va proposer un travail technique construit, cohérent à partir de nombreuses recherches personnelles. Dans cette transmission à travers une voie, des partages sont possibles avec d’autres disciplines, avec d’autres « écoles » mais le travail d’un maître est aussi un système clos, avec une logique, une technique, qu’il ne faut pas noyer, confondre, trahir, dans une pluridisciplinarité plus confuse que féconde. Tout comme le fait qu’il n’est pas possible de penser à partir de rien et que le développement des connaissances scientifiques implique une précision conceptuelle, lexicale, en karaté il est nécessaire d’acquérir des bases techniques spécifiques par une imitation au départ très rigoureuse, contraignante, nécessitant beaucoup d’efforts physique mais aussi d’accepter de ne pas percevoir d’emblée où l’on est emmené, pour se trouver ensuite de plus en plus à l’aise dans la pratique et pouvoir, petit à petit, avec des années de travail, gagner en liberté d’expression.

La transmission est au cœur des préoccupations des karatékas et c’est mon souci de transmission, notamment pour la TDM, qui a arrêté mon attention sur le titre de mon propos que j’ai emprunté à Sensei Pascal Lecourt, Expert international de karaté, qui a lui-même consacré sa vie à transmettre une forme précise de karaté, l’école dite Kase Ha. C’est sur la page d’accueil de son site internet que se retrouve cette phrase : « le savoir n’est vraiment utile que s’il est transmis ». Pascal Lecourt affiche là l’importance de transmettre le karaté traditionnel, un savoir, un savoir-faire et un savoir être, culturellement précieux, minutieusement construit par des pratiquants qui, par une vie de recherche, sont devenus, pour certains, des maîtres de la discipline et ont pu comme on dit, « faire école ». Cette réflexion sur le savoir et la transmission m’a tout naturellement inspiré un lien avec l’histoire en marche de la théorie de la médiation, « l’École de Rennes », qui pourrait bien risquer de se perdre dans la masse des savoirs actuelle, sans une transmission vivante, et je crois que c’est bien la préoccupation de ce numéro et de la revue Tétralogiques d’y veiller.

Le karaté tel que nous le connaissons aujourd’hui à partir du Japon provient largement de Chine, via l’archipel d’Okinawa, un territoire historiquement écartelé entre la Chine et le Japon où la fin de la culture des samouraïs (fin du XIXe siècle) aurait pu voir disparaître tout un ensemble de techniques martiales du fait d’un déni de la tradition dans un Japon tourné vers la modernité et l’Occident [3]. Cela sans compter sur un certain nombre de pratiquants qui ont continué à s’entraîner discrètement, dans l’ombre, à transmettre de maîtres à élèves et à garder vivantes ces techniques, jusqu’à les exporter au Japon avec l’invitation de certains maîtres okinawaiens au début du XXe à venir y présenter leur art dans les dojos de judo et les universités. Le maître Gishin Funakoshi, instituteur Okinawaien, connu comme le fondateur du karaté moderne, fut l’un des artisans de cette transmission et diffusion en restant sur la deuxième partie de sa vie enseigner l’art d’Okinawa au Japon et, pour cela, en adaptant diplomatiquement le vocabulaire relatif à son art et en jouant subtilement sur la polysémie et la proximité morphologique des idéogrammes chinois et japonais pour faire accepter un héritage en partie chinois à un Japon peu sinophile au début du XXe siècle ! Par exemple, si on prend le nom même de la discipline, avec les mêmes idéogrammes, la « technique (Te) chinoise (Kara) » d’Okinawa devient ainsi au Japon, la « main (Te) vide (Kara) », ce qui donnera le karaté-do, la voie de la main vide, en lui donnant par la même occasion un sens philosophique fort apprécié au Japon : la main vide de tout intention mauvaise… Funakoshi appliquera cette stratégie de traduction pour le vocabulaire de nombreuses techniques de combat pratiquées à Okinawa et notamment pour la dénomination des katas, le solfège du karaté, pour les transmettre au Japon puis au reste du monde.

3. Et la transmission de la TDM donc ?

Je trouve très intéressant cet exemple historique qui montre que faire vivre un héritage à travers des changements d’usages, des modes, des conflits…, demande de la ténacité, de l’astuce, parfois un minimum de concessions, et de supporter l’absence d’adhésion facile. Personnellement cela me motive dans ma démarche de sensibilisation des étudiant.e.s à l’état d’esprit épistémologique médiationniste, à cette manière de se questionner différente de leurs habitudes et ce dans un contexte actuel que je trouve peu propice, nous en rediscuterons sans doute : question de la place des sciences humaines dans la société et les universités, théories neuroscientifiques facilement naturalisantes, dans un paysage universitaire très « discipliné »… Ainsi, tout en restant en cohérence avec une certaine demande institutionnelle autour des maquettes pédagogiques, je me saisis des espaces de libertés académiques possibles pour intégrer dans certains de mes cours un peu d’introduction à la TDM et susciter le débat avec les étudiant.e.s.

3.1 A-t-on raison de penser ce que l’on pense ? Réflexions sur la nature humaine

Cela est le titre d’un enseignement de Licence 3, que j’ai construit à partir des travaux de J.-C. Quentel, A. Duval-Gombert, C. Le Gac-Prime, H. Guyard ou encore J. Laisis dont vous retrouverez les traces dans toute la suite de mon propos. J’y présente aux étudiant.e.s quelques réflexions sur l’évolution des connaissances scientifiques et le statut spécifique des sciences humaines. Cela est l’occasion d’aborder et d’illustrer plusieurs notions, souvent nouvelles pour eux, comme celles de changement de paradigme, de ruptures et d’obstacles épistémologiques en amenant les étudiant.e.s à l’idée que la construction des connaissances scientifiques doit se prémunir d’une vision strictement cumulative du savoir et à l’inverse d’une vision, sans modestie aucune, trop « ex nihilo » mais que, entre dette et rupture [4], ce développement des connaissances doit avoir conscience d’assumer un certain héritage, qu’il ne part pas de rien, mais qu’il ne peut se faire, sans orthodoxie, que dans la critique constructive et la rectification d’erreurs, d’erreurs d’ailleurs comprises dans leur fondement anthropologique même, liées au fait même de savoir. Pour reprendre une expression de Mathieu Baudin [5] : « C’est en se plantant que l’on devient cultivé ».

Prise dans l’histoire, les sciences sont également prises dans le social et les effets de mode. Jean Claude Quentel (2007) nous alerte sur la différence entre une nécessité sociale et une nécessité explicative, qu’il faut bien se garder de confondre. En présentant cette distinction, cela m’amène petit à petit à la distinction forte que j’avais aussi discutée dans mon travail de doctorat [6], entre le lieu du trouble et la nature du trouble [7]. Ce que j’aime bien illustrer aux étudiant.e.s avec l’exemple d’un patient qui va prononcer ou exprimer « maman » au lieu de « ma femme » en leur demandant, pour eux, à quel type d’erreur cela pourrait renvoyer. L’idée, pour susciter le débat, étant de faire dire aux futurs neuropsychologues que c’est une paraphasie sémantique, dans le cadre d’un syndrome aphasique, et aux futurs psychanalystes que c’est plutôt un lapsus. Ce qui est l’occasion pour moi de leur rappeler à ce moment-là qu’il n’est pas non plus interdit pour un aphasique de faire un lapsus, et surtout que « toute réalité concrète se révèle être le produit de plusieurs déterminations » [8] et que c’est bien nous et notre modèle qui découpons une nature qui n’est pas « d’elle-même découpée et répartie en objets et phénomènes scientifiques » [9]. La distinction entre le général et l’universel est aussi présentée et discutée à ce moment-là et illustrée par la distinction entre le « langage », entendu comme relevant d’une rationalité logique générale perturbée dans l’aphasie et la « langue » relevant d’une rationalité ethnique perturbée dans les psychoses comme d’autres modalités de l’échange.

C’est ainsi l’occasion d’insister auprès des étudiant.e.s sur le fait de se méfier du sens commun, de se méfier des apparences comme nous le suggère Attie Duval-Gombert (1993). En effet, en suivant Bachelard et Saussure, dont j’ai mis ici quelques citations indicatives que l’on retrouve dans l’état d’esprit des auteurs médiationnistes [10], la réalité du monde ne s’offre pas à nous de manière transparente mais notre réalité dépend de nos fonctions perceptives, de nos facultés conceptuelles et techniques et la démarche scientifique va aussi consister à bien définir son objet de recherche. Pour moi il est fondamental que les étudiant.e.s aient conscience que notre propre grille de lecture est présente dans toutes nos observations. Ce que Christine Le Gac-Prime (2013, voir également 2018) avait largement discuté dans sa thèse, l’observation est toujours dépendante de la théorie dont on dispose, de notre propre savoir. J’ajoute qu’en science rien n’est définitif, absolu et ne doit être trop pris au sérieux ! J’encourage donc les étudiant.e.s à toujours garder un esprit de remise en cause, de reformulation, conscient des liens indéfectibles entre les modèles et leur mise à l’épreuve expérimentale ou clinique, et que celle-ci peut amener à les revoir complètement si nécessaire et surtout de ne pas ajouter des hypothèses, des composantes, ad hoc au gré des observations comme cela peut se voir avec certains modèles cognitifs par exemple. J’insiste sur le fait qu’une théorie scientifique valide n’est pas une accumulation d’observations ponctuelles et isolées et que se donner un modèle, c’est maintenir une exigence de systématicité avec des mécanismes explicatifs suffisamment puissants pour être peu nombreux et des définitions strictes assurant cohérence et désambigüisation des concepts comme nous l’enseigne Jean Gagnepain (1994). J’introduis aussi par-là la notion de circularité et le nécessaire anthropomorphisme, ce qui m’amène à expliquer aux étudiant.e.s ce propos de Jean-Claude Quentel (2007), selon quoi finalement toute science ne peut être autrement qu’humaine. J’insiste sur la relativité de l’observation dans laquelle est pris l’observateur, l’autocritique dont il doit faire preuve vis-à-vis de sa propre analyse, car en sciences humaines il ne faut pas être dupe de soi-même, le modèle « est en chacun de nous et continue de fonctionner même et aussi au moment où nous sommes dans cet échange clinique » [11].

La partie suivante de ce cours traite plus spécifiquement du fait que les sciences humaines ne peuvent donc pas calquer les méthodes des sciences naturelles et du besoin pour elle de se donner un lieu de vérification théorique dans une clinique expérimentale, différentielle, à l’instar de Ribot et Freud, une clinique révélatrice de dissociations par ailleurs imperceptibles [12]. C’est là que je fais référence plus clairement à l’anthropologie clinique en parlant aux étudiant.e.s d’un linguiste à Rennes, Jean Gagnepain qui, depuis le milieu du siècle dernier, avec son équipe, a construit tout un édifice scientifique, épistémologique, basé sur la dépositivation et la déconstruction des phénomènes. Une fois définies aux étudiant.e.s, ces notions leur permettent de cerner un peu mieux d’où vient le propos que je leur tiens. J’ajoute que cette théorie est encore trop peu diffusée mais qu’elle nous donne matière à réflexion clinique et expérimentale sans doute sur plusieurs générations et que la science c’est ça aussi : prise dans le social, des phénomènes de mode, du « mainstream » et de « l’underground », des théories très intéressantes peuvent être peu diffusées… et d’ailleurs la valeur ou l’intérêt scientifique n’est pas proportionnel au niveau de diffusion. Pour revenir au sujet de la clinique, je leur présente l’importance des modifications possibles de l’expression des troubles en fonction des troubles associés et des compensations, et l’intérêt de comprendre le raisonnement particulier du patient, sa logique résiduelle par une observation dirigée pour distinguer et mettre en relief les mécanismes rationnels à l’œuvre et qu’il ne peut scientifiquement exister d’autres dissociations que celles pathologiquement vérifiables.

3.2 Épistémologie, plans I et II en Master

Je reprends et approfondis ce travail épistémologique en introduction d’un enseignement de « Méthodologie de la Recherche  » avec un groupe de Master 1. La culture d’une grande partie de ces étudiant.e.s étant très cognitive, j’en profite pour redéfinir et illustrer avec eux différents concepts comme un paradigme scientifique, un postulat, une théorie, un modèle, pour m’assurer qu’ils ont bien conscience que ce qui est peut être devenu pour eux des évidences, est issu d’un cadre de pensée spécifique. C’est l’occasion de revenir et discuter le paradigme du traitement de l’information et le fait que les humains tendent à se représenter leurs propres facultés par analogie avec un outil produit de ces facultés. Dans ce cadre cognitiviste, je rediscute aussi les postulats d’universalité, de modularité, de transparence [13] ainsi que les concepts d’isomorphisme et de représentations mentales.

Je retrouve ces mêmes étudiant.e.s de master pour un cours intitulé « Langage et aphasies », qui est l’occasion d’aller au cœur de ce qui va être un changement de paradigme pour beaucoup en évoquant par exemple Saussure, les rapports abstraits du signifiant et du signifié, où je passe un certain temps sur les concepts d’unités discrètes et de système composé d’éléments en relations d’interdépendances qui prennent sens les uns par rapports aux autres. Ce qui me permet de leur dire qu’une fois comprise, cette notion peut également leur permettre de réfléchir bien au-delà de l’analyse « linguistique » et notamment de faire de la sociologie. J’insiste sur la notion de processus plus que de contenu et sur la différence entre l’analyse phonologique et l’analyse sonore du son. Je les questionne sur la possibilité d’un langage animal, sur les similarités et irréductibilités entre espèces. On passe aussi un peu par Jakobson pour commencer à parler d’approche linguistique clinique des aphasies, de structure bipolaire du langage. C’est dans les dernières heures de ce cours que face aux limites des modèles cognitifs ainsi présentés et la résistance des patients, je propose aux étudiant.e.s de considérer un autre modèle avec ses méthodes de mise à l’épreuve, modèle dont nous avons déjà un peu parlé finalement avec les éléments d’épistémologie du cours de méthodologie et les éléments de linguistique. Ainsi, l’ouverture finale de ce cours est consacrée à présenter le plan I et ce qui caractérise le fait culturel humain à partir notamment des écrits Jean Gagnepain (1990, 1994) et Jean-Claude Quentel (2007) : négativité, structure, implicite, à travers les grands principes, distinctions de la TDM : la dialectique nature-culture, l’instance et la performance, la formalisation incorporée, les quatre plans, ou encore la biaxialité. Je raccroche aussi un peu les wagons « neuro » avec la proposition d’un cerveau à trois étages d’Olivier Sabouraud (2004), en mettant toujours en garde contre un localisationnisme trop zélé.

Plus spécifiquement pour le plan I, je leur présente le principe de causalité et la distinction entre symbolisation animale et compréhension conceptuelle, entre la représentation perceptive gnosique et l’impropriété du Signe qui nous permet la pensée : tout peut se dire et se dire autrement. En ajoutant la réciprocité des analyses phonologiques et sémiologiques, je présente ainsi les quatre groupes d’aphasies.

Je leur explique que les aphasies génératives peuvent être comprises comme un trouble quantitatif, du texte, un défaut d’équilibre de l’unité implicite et de la pluralité performantielle qui va culminer dans la redondance excessive, dans la stéréotypie du Broca. En apparence, un défaut de combinaison à travers lequel « rien permet de tout dire ».

Je fais de même avec les aphasies taxinomiques qui peuvent être pensées comme un trouble qualitatif, lexical, un défaut de contrôle de l’identité implicite et de la diversité performantielle qui va culminer dans l’équivalence, la similarité débridée dans le jargon du Wernicke. En apparence un défaut de sélection où : « n’importe quoi permet de tout dire ».

Toujours avec les mêmes étudiant.e.s, je termine un cycle de cours sur « Gestes, technique et apraxies » par une présentation du plan II fondé sur un mode de raisonnement technique permettant l’émergence au loisir par un principe de sécurité. J’insiste pour que les étudiant.e.s prennent conscience de l’artificialisation de notre environnement et la possibilité chez l’humain de faire des choses qui sont hors de portée des aptitudes naturelles de son corps. L’Outil déploie l’univers et transforme radicalement notre façon de faire et que, au-delà de la clinique neurologique, cela peut nous permettre aussi de penser la pollution et l’écologie par exemple. Cliniquement, la mise à l’épreuve de ce modèle de raisonnement technique se retrouve dans l’hypothèse de quatre grands groupes d’atechnies.

Pour finir, je reviens à l’existence de deux autres modes d’analyse, déjà rapidement cités, les analyses ethniques et éthiques, pour une conclusion sur les implications théoriques et les questionnements que peuvent amener en neuropsychologie les travaux sur les plans III et IV, notamment à partir de propositions de Sabouraud, Duval-Gombert, Guyard ou encore de Guibert, que l’on retrouve notamment dans les anciens numéros de cette revue, pour repenser les troubles de la mémoire, les syndromes frontaux, etc.

Conclusion

Cela va sans doute amener un débat, car j’ai bien conscience que je prends un risque en faisant ce travail de dialogue, de vulgarisation, à partir de ce que j’imagine être le savoir des étudiant.e.s, que cela m’oblige à une certaine traduction et donc une éventuelle trahison de la théorie. Mais j’insiste avec les étudiant.e.s sur le fait que l’on ne puisse pas superposer les modèles, que ce n’est pas juste une adaptation de vocabulaire et que la TDM est une méthode et un ensemble conceptuel qui font rupture avec le savoir déjà acquis, qu’elle doit se comprendre dans sa cohérence propre. Et je vous assure que je m’étais bien fait briefer là-dessus par Jacques Laisis lors d’un séminaire pour moi mémorable ! Ce qui compte c’est bien de mettre l’anthropologie clinique dans un coin de la tête des étudiant.e.s, pour diffuser son état d’esprit, pour que les étudiant.e.s s’y intéressent d’eux-mêmes, quitte à ce qu’ils y reviennent plus tard, mais que cela les encourage à la rupture épistémologique et à la prise d’altitude par rapport au savoir.

Les discussions théoriques et méthodologiques à partir du savoir propre des étudiant.e.s ou des collègues qui peuvent y prêter une certaine oreille, nous confrontent au malentendu lié à toute situation de pluridisciplinarité et à la difficulté de « trouver “un terrain d’entente” » [14] (Duval-Gombert, 1993). Cela demande un effort, difficile pour certain, de définition et surtout de re-définition d’un vocabulaire qui se doit d’être précis, systématique et surtout cela demande d’accepter que nous ne sommes pas d’accord, pour construire malgré tout…, pour négocier un accord commun.

Je finirai donc avec des citations d’Attie Duval-Gombert (1993, pp. 152-153) qui résument, je pense, en partie la démarche exposée ici : « Si elle veut se faire entendre […] elle [la TDM] devrait faire un effort de traduction, en se disant autrement, […] mais simultanément elle devrait faire un effort pour prendre une position plus marquée et plus autonome [….] quant à l’utilisation de ses propres termes. » « Mais elle ne peut faire ceci, que si elle continue à appliquer ses propres principes sur sa propre pratique, en remettant en jeu et en reformulant les concepts… ». En ce sens, cela nous conduit tous, à mon avis, à ne pas « absolutiser » notre propre conception de la réalité et, pour finir avec mon analogie avec le karaté, à garder un esprit de débutant et d’ouverture à partir duquel tout est toujours et encore possible, ce qui se dit shoshin en japonais, car, pour terminer avec deux grands postulats : toute chose est impermanente et n’existe qu’en interdépendance avec les autres.

Références bibliographiques

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Notes

[1Lecourt P. [en ligne]. Mis à jour 2017 [consulté le 08 février 2024]. Adresse du site : https://www.lecourtpascal.fr/index.php

[2Sabouraud O., 1995, Le langage et ses maux, Paris, Odile Jacob.

[3Habersetzer G., Habersetzer R., 2014, p. 374.

[4Laisis J., 1988, pp. 169-175.

[5Baudin M., 2020, p. 97.

[6Jarry C., 2013.

[7Voir à ce sujet également les écrits de Sabouraud O., 1995 et de Guyard H., Urien J.Y., 2006.

[8Quentel J.C., 2007, p.148.

[9Canguilhem G., 2002, p.16.

[10« Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit » Bachelard G, 2004 [1934], p. 16.

« Bben loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet » de Saussure F., 2022 [1916], p. 103.

[11Duval-Gombert A., Le Gac-Prime C., 1997, p. 186.

[12Quentel J.-C., Duval A., 2006, p. 106.

[13Guyard H., Urien J.-Y., 1993, pp. 65-62.

[14A. Duval-Gombert, 1993, p. 144.


Pour citer l'article

Christophe Jarry« « Le savoir n’est vraiment utile que s’il est transmis » », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article288