Marie-Armelle Camussi-Ni
Maître de conférences en linguistique française au département Lettres de l’Université Rennes 2, CELLAM (EA3206) ; Mél marie-armelle.camussi-ni chez univ-rennes2.fr
Les concepts médiationnistes de « mot » et « lexème » à l’épreuve de l’enseignement
Résumé / Abstract
Cet article a pour objectif de témoigner de l’aspect heuristique de la théorie de la médiation aussi bien dans le cadre de l’enseignement de son volet glossologique à l’université que dans les protocoles mis en place au sein de l’Éducation nationale. Il revient sur les remaniements des catégories nominales et verbales en lien avec la définition à nouveaux frais du mot par Jean Gagnepain et interroge le statut du lexème dans ce remaniement. Il postule l’existence d’un seul paradigme de lexèmes donnant toute sa place à la potentialité de néologismes peu repérée ; réévalue à cette aune le caractère dit homophone de noms et de verbes comme un rêve et je rêve et rend compte de l’expérience d’une recherche action dans l’enseignement du premier degré qui s’appuie sur ces constats pour reconnaître la nécessaire abstraction du langage.
The aim of this article is to demonstrate the heuristic aspect of mediation theory, both in the teaching of its glossological component at university and in the protocols set up within the French education system. He looks back at the reworking of nominal and verbal categories in connection with Jean Gagnepain’s fresh definition of the word, and questions the status of the lexeme in this reworking. It postulates the existence of a single paradigm of lexemes, giving full scope to the little-identified potential of neologisms ; re-evaluates in this light the so-called homophone character of nouns and verbs such as un rêve and je rêve ; and reports on the experience of action research in primary school teaching, which draws on these findings to recognize the necessary abstraction of language.
Mots-clés
didactique | enseignement | glossologie | Grammaire | langage | lexème | Linguistique | mot | Syntaxe | théorie de la médiation |
Cet article, qui fait suite à une communication à la journée d’études sur l’actualité de la théorie de la médiation, dans le cadre du centenaire de Jean Gagnepain, en novembre 2023, a été écrit dans l’idée de témoigner des apports féconds de la théorie de la médiation en ce qui concerne le domaine de la linguistique comme dans ses applications dans le domaine de la didactique de la langue. Mon ambition est aussi de témoigner du sentiment heuristique que procure la glossologie et de l’intérêt de partager cette analyse dans d’autres sphères que celle de linguistes entre eux. En effet, Jean Gagnepain a débuté sa carrière comme linguiste et son apport en linguistique me semble avoir tout autant d’intérêt que les autres domaines auxquels il l’a liée dans sa théorie de la rationalité humaine et qui sont aujourd’hui sans doute davantage développés.
J’ai rencontré la théorie de la médiation (TDM) à travers l’enseignement d’un des premiers disciples de Jean Gagnepain, Jacques Bonnet, auteur, avec Joël Barreau, de L’Esprit des mots (1977). Jacques Bonnet, à l’époque où je l’ai rencontré, s’efforçait de diffuser la TDM auprès des futurs enseignants d’école primaire et avait créé sa méthode, accompagnée de manuels. C’est lui qui m’avait conseillé, comme j’allais continuer mes études en lettres à l’Université Rennes 2, de trouver d’autres tenants de la théorie de la médiation, citant Suzanne Allaire ou Danièle Velly.
En effet, la TDM est enseignée depuis une quarantaine d’années au département Lettres de l’Université Rennes 2 et dans la filière FLE, même si cela est peu connu. Globalement, j’ai pu parcourir une bonne part de ces quarante années, en tant qu’étudiante puis en tant qu’enseignante. Ce faisant, j’ai pu observer chez moi et chez bon nombre d’étudiants les effets d’élucidation que créait cette description linguistique, et récolter des témoignages de son apport dans le cadre de l’enseignement. J’ai pu aussi observer que des étudiants s’en emparaient pour analyser d’autres langues. Son aspect heuristique tenait manifestement aussi au fait qu’elle renverse la position autoritaire généralement adoptée par les grammairiens et permet d’être autonome dans son analyse, en mettant au jour les principes d’analyse incorporés chez chaque locuteur :
« Le jour où l’on s’est aperçu que la grammaire n’était pas ce substitut laïc du catéchisme enseigné par l’instituteur, non plus, d’ailleurs, que l’ensemble des procédés grâce auxquels, actuellement, on apprend aux machines à parler, mais cette capacité d’analyse que tout locuteur porte en soi et qui ne signifie fort curieusement ce qu’il dit qu’en lui donnant la faculté de se tromper, la linguistique structurale était née. » [1]
Au moment où était lancé l’appel pour la journée d’études, je m’engageais dans une démarche de recherche-action qui examine la possibilité et l’intérêt de mettre en œuvre la TDM auprès d’élèves du primaire, dans un bel effet de boucle. Aussi ai-je pensé que la présenter, ainsi que la réflexion linguistique qui l’a inspirée, pouvait être une façon de témoigner d’une pensée toujours en marche.
J’expliquerai tout d’abord dans quelle situation de l’enseignement de l’étude de la langue en France s’inscrit cette tentative de tester une description grammaticale issue de la théorie de la médiation auprès d’un jeune public. Dans un deuxième temps, après avoir justifié du choix du sujet du « mot » et de ses « catégories », je reviendrai sur l’analyse théorique du lexème, à partir de la redéfinition du « mot » par Jean Gagnepain. Enfin, je présenterai le protocole de recherche-action inspirée de cette réflexion et actuellement en œuvre dans une école de la banlieue rennaise ainsi que les premiers résultats et leurs liens avec ce qu’implique la théorie de la médiation.
1. Est-il possible d’introduire une description grammaticale issue de la linguistique dans le système scolaire français ?
1.1 La situation inchangée de l’enseignement de la grammaire
Si l’enseignement de la linguistique m’a permis de vivre des moments de grâce auprès de mes étudiants, il faut bien reconnaître que la grammaire scolaire, telle qu’elle est généralement enseignée, ne conduit pas toujours à un tel enthousiasme !
La vision traditionnelle d’un enseignement laborieux, voire autoritaire prédomine encore. On peut penser que cette vision n’est pas sans lien avec la manière de l’enseigner, telle qu’elle est dénoncée par André Chervel qui partage avec Jean Gagnepain (1982, p. 9) l’emploi du terme « catéchisme » (Chervel, 1977, p. 27) pour critiquer l’enseignement de la grammaire.
« Si la grammaire scolaire peut, sur ce plan, se prévaloir d’une quelconque influence, c’est uniquement dans la mesure où elle enseigne à ne jamais pousser un raisonnement jusqu’au bout, à ne jamais considérer les prémisses comme immuables, à remettre en cause à tout bout de champ ses procédures pour les motifs les plus divers, et à considérer que les classes ou les catégories sur lesquelles on travaille peuvent être remodelées à volonté en fonction des conclusions qu’il va bien falloir en tirer. L’argument d’autorité reste majeur, dans la pratique de la grammaire scolaire : Brunot l’avait bien vu, qui l’accusait de pousser l’enfant à l’obéissance irraisonnée. » [2]
Il n’est pas saugrenu de penser que l’autoritarisme associé à l’enseignement de la grammaire traditionnelle ait été perçu comme nécessaire pour « faire passer » une description incohérente de la langue. Or, inutile de le souligner, l’autoritarisme n’est pas la posture idéale pour transmettre.
Constatant que la description de la langue par la TDM apportait une cohérence absente de la grammaire traditionnelle, cohérence liée à la scientificité de sa démarche, et postulant que cette cohérence permettait de rétablir un rapport plaisant à cet enseignement, j’ai naturellement eu envie de diffuser cette description plus largement qu’aux étudiants, vers les élèves de primaire et de secondaire.
Cependant, un écueil majeur se dresse devant une telle ambition. Il existe une forte résistance au changement dans l’Éducation nationale et particulièrement dans l’enseignement de la langue, celle-ci étant considérée comme un bastion à préserver dans la crainte de perdre son identité, sans doute parce qu’on parle de langue et donc de quelque chose que chacun a du mal à mettre à distance. Comment imaginer introduire une description si novatrice par rapport à la grammaire traditionnelle sans se heurter à la résistance des enseignants, derrière lesquels celle des inspecteurs, mais aussi des parents et finalement de toute la société, rétive à ce qu’on transforme ce que chacun a appris en son temps, parfois de haute lutte, et qu’il considère comme indéracinable ?
Cette prudence face aux changements peut aussi être liée à de (mauvais) souvenirs d’applicationnisme au sein du système scolaire qui en garde, collectivement, mémoire.
Nous en sommes convaincue, une description de la langue « heuristique » demande à être éprouvée de manière plus précise voire à être prouvée. Il s’agit d’éviter d’être dans une démarche purement applicationniste d’une théorie linguistique, voire de la simple préservation d’un héritage. En effet, dans le domaine de la didactique de la langue, l’éthique consiste à vérifier qu’il y a bien pertinence, utilité pour les élèves à « changer de modèle » ou simplement « découvrir un autre modèle », quel que soit le modèle proposé. Et cette déontologie rencontre heureusement la nécessité sociale et institutionnelle d’apporter des preuves scientifiques de cette pertinence, quand bien même on peut toujours remettre en cause ces preuves (c’est là le jeu de la science).
1.2 Quelle démarche pour innover ?
Face à la difficulté de changer un système verrouillé, il s’agit donc d’évaluer la possibilité d’introduire des éléments parcellaires (une théorie démontée en petits morceaux, malgré l’impact sur sa cohérence scientifique) et de ne pas exposer bruyamment ce qui pourrait sembler (trop) révolutionnaire : autrement dit, d’opter pour la démarche du cheval de Troie. Cette optique, passe, en particulier, par des questions de métalangage qui focalisent l’attention. On peut rappeler à ce sujet, par exemple, que les instructions officielles de 2015 ont suscité l’indignation du grand public et des enseignants à propos d’un élément de métalangage (celui de prédicat), ce qui a conduit à une refonte, dommageable, de l’ensemble de ces instructions dès 2016 [3].
Tout en respectant la prudence nécessaire, il s’agit également de viser une certaine pertinence didactique :
- en repérant des difficultés qu’on peut anticiper grâce à la théorie utilisée et dont on peut évaluer l’impact en les chiffrant ;
- en testant des protocoles inspirés de la théorie de la médiation avant/après ou comparativement à des classes témoins, pour évaluer son intérêt par rapport à ce qui est enseigné habituellement.
Dans cet objectif, le choix du sujet est fondamental. Or, plusieurs éléments de description de la théorie de la médiation susceptibles d’avoir un fort impact, même dans une approche parcellaire telle que celle à laquelle nous contraint le système scolaire, m’apparaissaient pertinents. Il s’agit de la redéfinition du mot et des catégories qui lui sont conjointes ; des contraintes syntaxiques ou de la définition du pronom relatif.
Pour l’enseignement du premier degré, un projet articulé autour des implications de la redéfinition du mot s’imposait et j’ai choisi, dans la suite de premiers travaux publiés ici-même sur le mot [4], d’examiner les problèmes posés par l’appréhension des catégories du nom et du verbe par le lexème dans la grammaire traditionnelle et l’impact que pouvait avoir la prise en compte des solidarités des partiels du mot [5] pour les jeunes élèves.
Mais revenons tout d’abord rapidement sur l’analyse théorique du mot par Jean Gagnepain et plus longuement, sur les remaniements auxquels elle conduit, tout particulièrement pour le lexème.
2. La redéfinition du mot et de ses catégories et ses implications pour le lexème
2.1 Critique du concept conventionnel de mot [6] et de ses implications
La théorie de la médiation considère que le mot tel qu’on l’entend de façon conventionnelle n’existe pas. Ce n’est pas un point de vue original puisque la plupart des linguistes s’accordent pour dire que le mot n’est pas un concept qui pourrait être scientifiquement défini. Par exemple, Marie-José Béguelin [7] retrace l’introduction de cette notion en latin pour en souligner l’absence de contours bien définis et surtout de fondements théoriques qui auraient présidé à son apparition. Il s’agissait, au contraire, de répondre à des besoins pragmatiques comme elle l’indique :
« L’enjeu de la démarche est en fait d’établir un consensus autour d’un découpage, et d’en obtenir des unités qui soient classables, répertoriables, tout en étant techniquement manipulables par les sujets parlants : scribes, élèves, lecteurs… Il en résulte une notion de mot comme entité grammaticale empiriquement utile, apte à être isolée par citation ou par emploi autonyme, à être paraphrasée ou traduite, à figurer comme entrée de glossaire. » [8]
Mais si les linguistes convergent sur l’absence de scientificité de la notion de « mot », c’est en vain, comme l’indique Jean Gagnepain : « Le mot, en dépit des pronunciamientos de tous les théologiens de sa mort, a toujours résisté́ à notre impuissance linguistique à le définir. » [9]
Or, le flou définitionnel de la catégorie « mot » amène naturellement tous types de dérives et en particulier des confusions autour de la notion de lexème. En effet, le lexème devient une sorte de représentant idéal du « mot ». Il n’est que de parcourir les deux pages de la Grammaire méthodique du français (1994) qui tentent de définir le mot pour le constater. En effet, cherchant à donner des critères généraux, cette grammaire introduit la notion de dénominatif en précisant que les mots « dénotent un type de référent » [10]. Cette caractéristique la conduit à exclure de la définition du « mot » un certain nombre de mots, comme en particulier ce qu’elle appelle les « mots-outils » :
« Des choix théoriques et méthodologiques ont pu amener à exclure du lexique des mots ’indésirables’ appartenant à des catégories limitées et closes, dont de surcroît la valeur référentielle n’est pas toujours aisément identifiable. Il s’agit de mots grammaticaux (2.1) tels que les prépositions, les conjonctions, les déterminants et les pronoms, dont l’étude relève prioritairement de la syntaxe, mais que les dictionnaires de langue enregistrent, traitent et définissent au même titre que les autres mots. » [11]
Ce qui l’amène à considérer un prototype du mot qui présente le moins de variations possible et globalement correspond au lexème :
« On comprend que dans ces conditions le mot prototypique soit un mot simple, sans variances et n’appartenant pas à une catégorie de mots grammaticaux (p. ex. le nom table, plutôt que le pronom relatif qui se démultiplie en plusieurs formes ou que le nom composé fil de fer barbelé qui articule quatre mots en un seul). » [12]
Cette démarche de simplification de la définition du mot, allant jusqu’au prototype, se basant sur la référence d’une part et sur l’absence de variation, d’autre part, est à l’exact opposé de la réalité de la langue, faite d’absence, d’abstraction, telle que la définit Jean Gagnepain :
« Tout est absent en grammaire, y compris la coexistence des segments. » [13]
Et encore :
« Quelle que soit la langue, elle est paradoxale, c’est-à-dire qu’il est impossible de juger, d’après le caractère immédiat des éléments, de ce qu’ils sont : ce qu’ils sont ne se détermine que par leur appartenance à un lexique ou à un texte, c’est-à-dire à des ensembles sémiques ou à des unités complexes. Ainsi, ce que l’on appelle une unité est donc un complexe. » [14]
Le prototype de la Grammaire méthodique du français témoigne d’un glissement qui s’opère entre mot et lexème, confortant le sentiment de la langue des locuteurs. Ce glissement est décrit également par Marie-José Béguelin comme participant à la mise en place de la notion de mot :
« Il en résulte une notion de mot comme entité grammaticale empiriquement utile, apte à être isolée par citation ou par emploi autonyme, à être paraphrasée ou traduite, à figurer comme entrée de glossaire, le cas échéant sous forme décontextualisée (on sait qu’en grec et en latin, le nom était étiqueté par la forme du nominatif, le verbe par la première personne du singulier de l’indicatif présent). C’est sans doute à une entité de ce genre, abstraite dans la mesure où elle subsume les variantes morphologiques et les déterminations syntaxiques, que Lyons a proposé d’assigner un statut formel sous la qualification de lexème (1977, p. 19). En grammaire traditionnelle, l’analyse en mots (ou unités lexématiques) trouve son aboutissement dans une taxinomie à visée normative, répercutée de génération en génération sous forme d’une doxa. » [15]
Dans le flou généralisé qui entoure la notion de « mot », il est probable que sa définition comme lexème suffixé, porteur d’une signification, se superpose à celle d’élément entre deux blancs graphiques dans la représentation des locuteurs tout venants qui ne s’aperçoivent pas, en outre, que ces caractéristiques ne coïncident pas. Le lexème non séparé de ses suffixes serait « dépositaire » du mot, ce qui lui donne un statut à part et définitoire des catégories « nom » et « verbe » ; ce sur quoi nous allons revenir plus loin.
Jean Gagnepain signale d’ailleurs cette primauté du lexème quand il écrit :
« Le clivage toutefois n’était pas sans raison et la pratique des dictionnaires le confirme qui, là même où la régularité de la dérivation fait par commodité inscrire sous la même rubrique les mots apparentés, en exclut toujours la flexion. Encore était-il difficilement justifiable dans une perspective génétique qui, ignorant délibérément la structure, privilégiait dans les deux cas la ’racine’ ou le ’radical’ au point d’imaginer je ne sais quelle ’inversion’ lorsque la troncation l’emportait par hasard sur la plus courante accrétion. La différence est ailleurs et, à mon avis, de portée plus réellement primordiale ». [16]
2.2. Le mot dans la théorie de la médiation et la redéfinition des catégories
Jean Gagnepain, s’appuyant sur la clinique des aphasiques, c’est-à-dire sur ce qui est atteint et ce qui est préservé dans leur analyse du langage, en est venu à redéfinir le mot non plus comme un objet visible mais comme un complexe, un programme articulant opposition et segmentation, dans lequel doivent se couler les réalisations verbales.
Cette définition fait fi de classifications sémantiques. Si la pertinence de l’analyse structurale s’appuie sur le signifié pour conduire l’analyse, elle aboutit à un résultat formel qui ne se réinvestit que secondairement dans un sens, en fonction de la conjoncture. Aussi la définition des mots ne s’appuie-t-elle pas sur une catégorisation sémantique qui ressort d’un autre ordre [17] mais sur deux critères structuraux : l’interdépendance et la disposition. Des morphèmes comme je ou le ne peuvent s’employer de façon autonome [18] et il en est de même pour les lexèmes (bus, condui-). Jean Gagnepain réfute, en effet, l’existence d’une relation syntaxique entre je et viens qui n’existerait pas en latin pour venio [19], ce qui l’amène à les réunir dans le modèle de mot.
Concomitamment à cette nouvelle définition du mot se redéfinissent toutes les catégories puisque le mot chez Jean Gagnepain syncrétise des morphèmes qui avaient un statut séparé dans les parties du discours de la grammaire traditionnelle. S’appuyant sur le fait qu’ils ne s’énoncent pas seuls pour les incorporer dans une unité, il reconnaît deux types (qu’on peut aussi appeler catégories) : l’unité nominale et l’unité verbale. Il y a donc réduction des catégories mais aussi redéfinition.
« Si toutefois l’on convient de traiter en affixes les “monèmes” mutuellement incontrastables, on s’apercevra aisément qu’il n’est plus de raison de séparer le cas de cheval-ier ou de pré-texte de celui de si-l’on-en-juge à-sa-mine qui ne font bel et bien entre eux que deux mots. Ces derniers, sémiologiquement, sont les seuls constituants immédiats du message ; il est normal qu’ils soient, à leur niveau qui est grammatical, infiniment moins nombreux que ce qui superficiellement nous apparaît comme des segments. » [20]
Les mots présentés ici par Jean Gagnepain « si-l’on-en-juge » et « à-sa-mine » répondent aux critères inventoriés par la théorie de la médiation : l’interdépendance et la disposition, mais pas l’inséparabilité [21]. Jean Gagnepain choisit là d’illustrer un mot de chaque catégorie : un verbe et un nom, en soulignant leur interdépendance par des traits d’union. On peut aussi représenter ces mots ainsi, en faisant figurer leur analyse :
Paradigme global du verbe :
Pré position | Con jonction | préfixe de personne | préfixe d’assertion | morphèmes complé mentaires | lexème | suffixe de mode | suffixe de temps | Suffixe de personne | suffixe d’assertion |
---|---|---|---|---|---|---|---|---|---|
si | on | en | jug | e | |||||
dès | que | nous | ne | le | voul | i | ons | plus |
Paradigme global du nom [22] :
Préposition | Déterminant(genre, nombre, morphème différentiel) | lexème | Suffixe de nombre |
---|---|---|---|
à | sa | mine | |
dans | les | jardin | s |
Ce sur quoi insiste Jean Gagnepain, c’est sur le fait que les partiels constituant le mot n’existent pas en dehors de lui, pas plus qu’un suffixe verbal (-er) n’existe en dehors du lexème (parl-). Il y a une sorte de « en même temps » dans cette définition qui est le fait de la solidarité des partiels de l’unité. Il n’y a donc pas d’éléments préalables, analysables en soi :
« On sait que normalement le calcaire, le fer ou le sel ne s’absorbent que sous l’espèce des aliments. Il en va de même, nous l’avons dit, des traits et des sèmes qui, sauf pathologiquement, n’apparaissent que cristallisés, si l’on peut ainsi s’exprimer, dans des phonèmes et des mots. Nous ne disons pas “combinés” parce que trier n’est pas compter, qu’aucune des deux analyses n’est antérieure à l’autre et que le nombre de ses constituants n’altère en rien, structuralement, l’intégrale simplicité de ce que nous avons nommé l’unité. » [23]
2.3 Les critères distinguant les catégories verbales et nominales et le statut du lexème
« Ce qu’est le verbe être, c’est […] tout cet ensemble paradigmatique qui a en commun d’être marqué de telle manière que ce n’est pas un nom » [24]
Qu’est-ce qui fonde la différence entre les deux catégories de nom et de verbe ? L’élément le plus évident est que l’unité verbale est composée de davantage de partiels que l’unité nominale. Logiquement, ce « supplémentaire », à défaut de répétition, indique que des partiels lui sont spécifiques. Et effectivement, la distinction entre les deux unités se fait par la spécificité des partiels de chaque unité. Par exemple, je ne peut participer à l’unité nominale et inversement mon à l’unité verbale.
Or, sur le plan théorique, la spécificité de chaque partiel n’est pas nécessaire pour fonder un autre type. Dans l’absolu, le rajout d’un morphème, sa répétition ou même le changement de disposition pourrait suffire à fonder des types de mots différents.
Conclure que tous les partiels des unités sont exclusifs au nom ou au verbe n’est donc pas une évidence et demande à être réévalué, de mon point de vue. En effet, plusieurs éléments des deux unités s’affichent sous la même dénomination : préposition, lexème mais aussi morphèmes de genre et de nombre, si on prend en compte ces oppositions possibles associées à la personne incluse dans le verbe.
Une étude des écrits des linguistes de la théorie de la médiation [25] montre qu’ils se rejoignent sur l’idée de sous-catégorisation des lexèmes, pour les rendre spécifiques à l’unité à laquelle ils participent : lexème nominal, lexème verbal (ou noyau nominal, noyau verbal chez Jongen) mais aussi lexème féminin et lexème masculin pour les lexèmes des unités nominales. Ces sous-catégorisations vont de pair avec l’idée que l’identification de chaque partiel de l’unité est dépendante de celle du partiel de la même unité :
« Les listes de lexèmes et les listes de morphèmes se définissent l’une l’autre. C’est par rapport au lexème verbal qu’on pourra, par exemple, définir la liste des morphèmes de temps et vice-versa. » [26]
Or, Maurice Pergnier ajoute plus loin ceci, qui peut sembler paradoxal : « Le lexème, à lui tout seul, ne suffit pas à définir une catégorie : table peut être indifféremment un nom ou un verbe selon qu’il se fléchit en : la table, une table, cette table, ou en : je table (sur), tu tables, je tablais… » [27]
Si le lexème, à lui tout seul, ne peut définir une catégorie, comment pourra-t-on définir, par rapport à lui, les suffixes de temps ? Sur quoi tabler en somme pour définir si le silence suivant table correspond à l’absence significative désignant le présent (par opposition à -ai) ou s’il s’agit du simple silence qui succède au nom ?
La question semble suffisamment problématique pour que Jacques Bonnet et Joël Barreau choisissent de l’éviter dans leur démonstration, en mettant en exergue parmi une liste de quinze lexèmes (tache, joue, marche, crève, torpille, tempête, nage, soude, ruine, tombe, perce, meuble, forme, réduit, classe) celui qui opère une nette distinction sémantique entre verbe et nom, tombe (que nous distinguerons plus loin, en tant que lexème homophone) :
« Il ne s’agit ici, en fait, que d’un classement de marques, c’est-à-dire de matériaux ayant la même forme phonique. Ce classement ne peut être pris en compte du point de vue lexématologique puisque, selon l’ensemble grammatical (modèle) dans lequel elle s’insère, la même marque devient à chaque fois un lexème différent. Exemple : “tombe” est une marque commune au nom et au verbe. Dans “je tombe”, “tombe” est un lexème du verbe mais dans “une tombe, “tombe” est un lexème du nom. » [28]
Jacques Bonnet et Joël Barreau n’opèrent donc pas leur démonstration sur des unités dont le lexème serait véritablement comparable (comme marche, tempête, ruine, meuble, forme, réduit ou classe) et cela me semble être l’indice d’une difficulté d’analyse [29].
Le fait d’examiner des lexèmes non homophones comme rêv- dans je rêve et un rêve (ou tabl-) dans la perspective d’un modèle du mot qui inclut plusieurs morphèmes qui lui étaient disjoints, conduit en effet selon moi, à repenser ce qui constitue un verbe ou un nom. Ce qui fait le verbe n’est-il pas tout entier contenu dans les morphèmes afférents (personne, mode, temps) et dans la façon dont ils interagissent avec un « objet » désigné par le lexème ? Et inversement pour le nom, n’est-ce pas la valeur différentielle du déterminant, le genre et le nombre, la valeur de la préposition qui, en s’associant au même « objet » dit par le lexème avec lequel ils interagissent qui fait la spécificité du nom ?
Dès lors, peut-on admettre que le lexème ne soit pas spécifique au nom ou au verbe dans le cadre de cette redéfinition du mot et qu’il n’existe qu’une seule liste de lexèmes, certains n’étant pas (encore) actualisés dans l’usage du nom ou du verbe ? [30]
Qu’en dit Jean Gagnepain dans ses écrits ?
Il est de notoriété publique que ceux-ci sont quelque peu elliptiques. Néanmoins, rien ne va à l’encontre d’une telle interprétation dans les citations suivantes (c’est nous qui soulignons) :
« De la même façon, ce que j’appelle l’unité est également toujours complexe : si l’on prend, par exemple en français, “fut”, en négligeant l’accent circonflexe, nous sommes incapables de dire s’il s’agit d’un nom ou d’un verbe ; si l’on prend “le fût”, on dira qu’il s’agit d’un nom ; ce qui montre que “le” n’est pas un article qui se rapporte au nom, puisque c’est lui qui le rend tel. C’est donc un élément qui dénote précisément “la nature”, comme auraient dit les vieux grammairiens. Mais ce n’est qu’en partie juste, car lorsqu’on dit “il le fut”, il s’agit là d’un verbe. En fait, n’importe quelle unité, n’importe quelle phrase que nous exprimons est toujours aussi complexe que cela.
Or il se trouve que dans la tradition, on a toujours analysé – et ce n’est d’ailleurs plus d’analyse qu’il s’agit – plusieurs fois la même chose : par exemple, on fait de “il” le sujet du verbe, alors qu’il ne s’agit d’un verbe que parce qu’il y a “il” ; c’est donc une erreur de dire que “il” n’est pas la marque du verbe. Et l’on peut faire la même démonstration pour l’article, la conjonction, la préposition, etc. » (Gagnepain 1993, 79)
Les deux énoncés « “le” n’est pas un article qui se rapporte au nom, puisque c’est lui qui le rend tel » et « il ne s’agit d’un verbe que parce qu’il y a “il” » peuvent être interprétés dans le sens ci-dessus : en l’absence des morphèmes qui se syncrétisent avec lui, les lexèmes ne sont ni verbaux, ni nominaux, mais une « base abstraite » comme il le dit par ailleurs. Un autre passage est interprétable de la même façon :
« Il y a dérivation quand l’un quelconque des constituants d’une unité devient l’invariant d’une substitution non limitée de sèmes apparentant des mots sans créer synchroniquement aucune hiérarchie entre eux. Il y a flexion, au contraire, lorsque le type reste constant sous la variation limitée de tous les constituants de l’unité. La hiérarchie dans ce cas, apparaît non plus, d’ailleurs, comme on l’a cru, entre les sèmes – (par d’autres appelés monèmes) – mais bien entre les avatars à chaque fois complets ou morphèmes d’une même unité et la base abstraite ou lexème dont ils sont globalement et indifféremment les authentiques représentants. La distinction, pour nous, n’a rien, on le voit, de linéaire ; elle instaure une profondeur sous l’aspect d’un niveau lexical. » [31]
Or, la lecture que Jean-Yves Urien fait de la première phrase de ce passage rejoint provisoirement la nôtre, celle d’une indifférenciation des lexèmes :
« Que peut-on inférer de cette seule phrase ? Constitue un tel paradigme des variations sémiques produites dans le cadre d’un seul mot, dont l’un des sèmes demeure invariant sans limites imposées par le type. Une telle formulation demeure imprécise. Certes, on imagine bien la série “Nous vivons, la vie, vital, dévitaliser, vitalité, vitalisme, (vitamine ?), dévitalisation, ils revivent », exemple où j’ai volontairement mélangé les procédés de dérivation dits “conversion (ou « dérivation impropre »), parasynthétisme, dérivation trans-typique ou intra-typique”, afin de m’en tenir à la thèse de la “non hiérarchie”. JG ne semble pas tenir compte ici du fait que les relations dérivationnelles sont chaque fois restreintes à des sous-ensembles de classes. » [32]
Mais il s’agit d’une interprétation provisoire car il la met finalement en cause au profit de l’enseignement oral de Jean Gagnepain :
« Même si l’on inclut dans le même paradigme tout ce qui est potentiellement « déductible » et en usage restreint, comme « la bravitude », sachant que « la productivité dépasse infiniment la production » 52.2, il est bien hasardeux d’envisager une substitution illimitée en ce domaine. Envisageait-il, comme tout à l’heure pour le genre, de renvoyer la raison de ces restrictions à la langue et à son histoire ? ou bien encore à la performance rhétorique ? Ne faudrait-il pas prendre une position identique pour la répartition des noms en genre ? Dans son enseignement oral de glossologie cependant, JG incluait le principe de cette répartition des morphèmes relatives à des sous-ensembles de radicaux dans la définition de la dérivation par rapport à la flexion. » [33]
Passage précieux qui souligne, à son tour, un lieu problématique des réaménagements qu’impose la nouvelle définition du mot. Jean-Yves Urien réfute aussi ici l’idée d’une productivité infinie en faisant référence à ce propos de Jean Gagnepain :
« Il en est, en un mot, des catégories comme des sèmes, elles sont fonction de la structure et jamais fondées dans les choses. Aussi bien importe-t-il moins d’en imaginer, comme on dit, la valeur, que d’en préciser le statut dans l’organisation des paradigmes, sériels et surtout transformationnels, auxquels sémiologiquement elles contribuent. Rappelons qu’il s’agit là pour nous de matrices, de cadres dont la productivité dépasse infiniment la production, où la validation résulte moins de la conjoncture que de la quatrième proportionnelle, par quoi le supplétisme exclusivement se légitime et qui portent en eux la raison même de leur translation. » [34]
Or, il s’agit bien de ce que nous postulons, à savoir que les mots seraient des programmes abstraits qui de, ce fait, ouvrent un potentiel illimité de la langue, mais un potentiel latent, qui ne sera sans doute jamais atteint.
Écoutons cependant le poète Robert Desnos, qui en s’en emparant nous laisse voir tout le potentiel imaginatif que recèlent ces expressions non encore explorées :
« Dans l’escalier je la rencontrai. “Je mauve”, me dit-elle et tandis que moi-même je cristal à son regard qui fleuve vers moi. Or il serrure et, maîtresse ! Tu pitchpin qu’a joli vase je me chaise si les chemins tombeaux. L’escalier, toujours l’escalier qui bibliothèque et la foule au bas plus abîme que le soleil ne cloche.
Remontons ! mais en vain, les souvenirs se sardine ! à peine, à peine un bouton tirelire-t-il. Tombez, tombez ! En voici le verdict :
“La danseuse sera fusillée à l’aube en tenue de danse avec ses bijoux immolés au feu de son corps. Le sang des bijoux, soldats !” Eh quoi, déjà je miroir. Maîtresse tu carré noir et si les nuages de tout à l’heure myosotis, ils moulins dans la toujours présente éternité. » [35]
Au-delà de l’illustration, revenons à l’argumentation. La théorie de la médiation pose que les partiels du mot n’ont pas de réalité en dehors du mot :
« Tout se conditionnant, ce que l’on appelle une unité n’est pas simple : “fut” n’est pas le verbe être ; ce qu’est le verbe être, c’est “il fut” ou “nous fussions”..., c’est-à-dire tout cet ensemble paradigmatique qui a en commun d’être marqué de telle manière que ce n’est pas un nom. Certaines langues, comme le chinois par exemple, ignorent complètement notre différence nom/verbe qui n’est qu’un hasard de l’histoire. De toute façon, quelle que soit la langue, elle est paradoxale, c’est-à-dire qu’il est impossible de juger, d’après le caractère immédiat des éléments, de ce qu’ils sont : ce qu’ils sont ne se détermine que par leur appartenance à un lexique ou à un texte, c’est-à-dire à des ensembles sémiques ou à des unités complexes. Ainsi, ce que l’on appelle une unité́ est donc un complexe. » [36]
Dès lors, n’y a-t-il pas contradiction à sous-catégoriser des lexèmes pour leur donner un attribut verbal, nominal ? N’est-ce pas une opération qui s’effectuerait hors unité si on prend en compte des lexèmes comme rêve, pose, peine… ? La question est ouverte au débat.
Pour notre part, nous nous sommes saisie de la liberté de penser à laquelle nous renvoyait la lecture de Jean Gagnepain (1994, p. 307) pour la conjuguer aux ouvertures que nous permet tout ce que les linguistes de la TDM ont déconstruit et reconstruit. Et nous nous sommes lancée dans l’analyse de ce que permettait, du point de vue de la didactique de la langue, une distinction des verbes et des noms qui exclut le lexème.
3. Les implications de ce modèle du mot et de son lexème pour la didactique de la langue : un protocole de recherche-action
Au moment de reprendre les résultats de cette réflexion pour en faire un objet didactique, il peut sembler difficile d’imaginer introduire ce point de vue sur le mot et les catégories grammaticales issu de la théorie de la médiation dans le système scolaire français. Nous nous sommes appuyée d’une part sur des résultats chiffrés constatant les erreurs subodorées à partir de cette analyse linguistique pour convaincre des enseignantes de l’utilité de monter un protocole et d’autre part sur des habitus d’enseignement que nous avons investis.
L’habitus d’enseignement ici évoqué correspond aux listes de lexique mémorisées traditionnellement par les élèves. Il s’agit de le détourner en partie, en en modifiant la présentation pour se rapprocher du schéma des unités et en faisant figurer l’ensemble des noms et des verbes de même lexème. En complément, des situations problèmes permettent de mettre à l’épreuve la définition conventionnelle du mot. Des énoncés comme « Je la veille cette nuit. Après cette veille, je ne vais pas aller travailler » où les lexèmes veill-, non seulement se présentent sous la même forme, mais en plus comportent le même sens, conduisent à une impasse pour les identifier ceux qui ont pour usage de « chercher l’action » et affiche la nécessité de prendre en compte le contexte du lexème : je, cette.
De plus, je me suis appuyée pour convaincre les enseignantes sur des éléments de preuve chiffrés d’un point d’enseignement à améliorer, obtenus dans la première étape de la recherche qui a consisté à mesurer la difficulté de l’identification des noms et des verbes dans ce type de situation et en prenant en compte la variable « fréquence d’emploi ». Un test avait, en effet, été passé, entre 2021 et 2022, auprès de quatorze classes de collège et avait permis de récupérer 339 copies d’élèves.
Cette étape avait aussi pour objectif de réinterroger les analyses de psycholinguistes comme Tortereau et al. [37] qui considèrent que les erreurs orthographiques comme *des jugent ou *ils juges (qu’ils appellent homophonie) étaient le seul fait de la mémoire photographique et non de l’analyse linguistique, la jugeant cognitivement trop coûteuse. Or, la théorie de la médiation permet de comprendre que cette analyse morphosyntaxique, étant incorporée au locuteur, n’est pas aussi coûteuse qu’on l’imagine et que la part d’erreur tenant à l’identification dans l’erreur orthographique ne peut pas être si simplement évacuée de l’équation.
Les résultats ont permis de confirmer que des lexèmes employés rarement dans l’une ou l’autre catégorie mettaient les élèves davantage en difficulté pour identifier cette catégorie par rapport à des verbes ou des noms tout venants. Ainsi, terre dans l’énoncé « Gaspard, tremblant de peur, se terre sous un buisson » et peine dans « Il peine à garder ouverts ses yeux » n’ont-ils été identifiés qu’à respectivement 33,3 % et 44,25 %, alors que d’autres verbes dans des positions similaires étaient identifiés à hauteur de 72 % et 83,5 %. Les mêmes tendances ont pu être observées pour les noms.
Ces résultats ont permis de convaincre des enseignantes d’une école de la banlieue rennaise de conduire une expérimentation sur une durée longue portant sur ces lexèmes qui servent à construire des noms et des verbes. L’expérience a mobilisé onze enseignantes du CP au CM2 et est conduite dans sept classes du CE1 au CM2.
Les listes de lexique modifiées faisaient figurer en regard des noms et des verbes de même lexème, ce qui légitime le recours aux morphèmes qui les précèdent quand les formes « lexème + suffixe(s) » sont totalement identiques et que le sens du lexème coïncide. En voici un exemple :
NOMS | VERBES | MOTS INVARIABLES |
---|---|---|
une hauteur | nous en changeons | là |
cette ingratitude | je me déplace | nullement |
quelques propriétés | elle les lui dispose | tant |
leurs poses | ils leur posent | merveilleusement |
toute la sagesse | on nous boude | cordialement |
toute l’estime | tu l’estimes | |
la griffe | elle la griffe | |
quinze ponts |
Tableau CM2-Mai 2024
Ces tableaux, dont les difficultés sont distribuées progressivement, étaient accompagnés d’énoncés-problèmes, permettant d’enquêter sur les catégories de ces mots à même lexème et, de ce fait, sur les autres partiels de l’unité. Par exemple, « Si tu le manques, ce n’est pas grave, on ne manque pas de trains, ici et puis vu le manque de temps pour discuter, on sera content de te garder. » impliquait d’analyser les différents contextes de manque.
Le constat issu des échanges avec les enseignantes et d’observations de classes est que les élèves confrontés à ces énoncés changent leur façon d’appréhender la langue : « ils regardent ce qu’il y a devant le nom ou le verbe » remarque une enseignante de CM1. Ils se mettent à poser des questions du type : « pourquoi n’y a-t-il pas -ons après nous ? » à propos du verbe préfères dans l’énoncé « Si tu ne souhaites pas venir avec nous et préfères rester dormir, nous respecterons tes souhaits » ou interviennent sur la langue comme ces élèves de CE1 qui, après que leur enseignante leur ait dit que se va avec le verbe promener s’exclament d’un ton taquin : « je se promène, tu se promènes… », démontrant, s’il le fallait, leur capacité spontanée de commutation.
L’introduction de la commutation qui est peu d’usage dans les classes devient, de fait, nécessaire. Il s’agit d’une commutation qui opère sur les partiels d’unité et non sur des niveaux différents d’analyse car, comme l’indique Maurice Pergnier, la commutation s’opère dans le cadre de l’unité et n’a de sens que dans la mesure où il y a interdépendance : « Comment sont définies les classes sinon par la commutation. Or, la commutation suppose non seulement la substitution à l’intérieur d’une liste, mais la référence à des listes associées. La commutation, pour pouvoir s’opérer, suppose la référence à un contexte, c’est-à-dire aux autres unités qui précèdent et/ou suivent immédiatement le sème duquel on effectue des substitutions. » (Ibid, p. 54).
Cet usage de la commutation devient d’autant plus nécessaire que les morphèmes précédant le lexème peuvent eux aussi être trompeurs, comme l’avait souligné Jean Gagnepain à propos de le devant fût (cf. infra). La progression des exercices introduit peu à peu ces formes trompeuses, homographes et/ou homophones :
- les suffixes -s, pluriel du nom et suffixe de 2e personne du verbe ;
- les formes le, la, les, l’, leur, déterminant du nom et morphèmes complémentaires du verbe ;
- les homophones ce et se, respectivement déterminant du nom et morphème complémentaire du verbe ;
- les formes nous, vous, préfixes de personne, morphèmes complémentaires ou pronoms personnels [38].
Parallèlement au protocole, des tests ont été élaborés à propos de ces homophones. Ils conduisent, par exemple, à constater que 50 % des élèves de CM (98 participants) pensent qu’il peut y avoir un déterminant devant un verbe, quand 84 % d’entre eux soulignent la comme étant un déterminant dans un énoncé comme elle la force à marcher et 73 % devant des verbes comme préférer dans je la préfère. Pour autant, ces identifications erronées ne perturbent pas leur orthographe à un degré identique. Ainsi, 86 % préfèrent Nos habitants les aiment blancs à Nos habitants les aimes blancs.
Leurrés par l’homophonie, des élèves se sont construit leur propre système. Ainsi, certains indiquent que : « aime est un verbe du coup, on met ent avec les. » [39], autrement dit le déterminant produirait des accords différents selon qu’il précède un verbe ou un nom. D’autres, qui estiment que les est un déterminant, tout en accordant correctement, font part de leur perplexité. Mais c’est une minorité : ils ne sont que 10 % des élèves. Beaucoup refoulent, en définitive, la contradiction inhérente aux deux analyses. Pour 26 % des élèves, leur analyse erronée du morphème complémentaire, qui entre en contradiction avec les principes orthographiques enseignés, les amènent à occulter le prétendu déterminant les devant un verbe. Autrement dit, leur orthographe est impeccable, alors que leur compréhension de la différence entre le nom et le verbe est déficiente, sans que cela ne les perturbe. D’ailleurs, parmi ces élèves, la moitié l’exprime explicitement en apportant des commentaires de ce type : « c’est très simple, d’abord il faut repérer le verbe puis repérer le sujet et si le sujet est au pluriel, on met le verbe au pluriel » (élève de CM1).
L’étude met donc au jour que l’habituel de ces élèves est un « traitement de surface » de la langue, bien différent de la définition du langage de Jean Gagnepain, traitement associé au sentiment plus ou moins larvé que l’étude de la langue est absurde.
L’ampleur de la difficulté posée par ces homophones, le constat du refoulement des contradictions au profit d’un traitement de surface sont des découvertes pour la chercheuse comme pour les enseignantes. Ils conduisent à compléter tout au moins les protocoles orthographiques de séances d’analyse de la langue « en profondeur » et à se saisir de l’outil de commutation.
Le protocole est encore en cours de réalisation, mais il est clair que l’introduction des « mots » tels que les définit Jean Gagnepain, dans leur apparente innocence, bouscule les habitudes d’enseignement et conduit à des prises de conscience de ce qui est en jeu dans la grammaire, à travers les notions d’absentia et de profondeur de l’analyse ; prises de conscience qui ne peuvent être que progressives chez les élèves comme chez les enseignants. Les premiers résultats, les entretiens et observations de classe témoignent de l’impact positif de ces éléments sur l’apprentissage des élèves mais aussi sur le climat de cet apprentissage.
En définitive, en m’emparant de l’existence de lexèmes de même sens parmi ce qui est couramment appelés « noms et verbes homophones » par les psycholinguistes [40], j’ai essayé de savoir si les remaniements imposés par la définition à nouveaux frais du mot par Jean Gagnepain pouvaient conduire à estimer qu’il n’existait qu’une seule liste de lexèmes qui, cristallisés dans un mot avec des morphèmes différents et dans des dispositions différentes, produisaient des noms et des verbes.
Partant du principe qu’on ne pouvait pas, en tous les cas, s’appuyer sur le lexème isolément pour différencier le nom et le verbe parce qu’il entre dans l’interdépendance des partiels du mot, je me suis proposé de tester les difficultés de repérage des verbes dont le lexème aurait un sens commun. L’étude sur le terrain a permis de constater l’ampleur des difficultés d’identification de la catégorie grammaticale des mots de même lexème par rapport aux autres mots de même catégorie. Cette entrée a pour intérêt de justifier une définition des mots par les morphèmes qui se solidarisent au lexème, une définition médiationniste pour le dire autrement, le sens étant défaillant pour distinguer nom et verbe entre je rêve et je fais un rêve, par exemple.
En toute logique, l’utilisation des résultats concrets de l’analyse linguistique, à savoir les schémas des unités, conduit à revenir aux principes qui les ont permis, c’est-à-dire à la solidarité des partiels et à l’usage de la commutation au sein d’une unité, et donc à une forme d’abstraction de ce qui constitue le mot.
Cette recherche encore en cours témoigne déjà des risques de confusion que peut faire courir une représentation de la langue orthocentrée, c’est-à-dire en surface, et sémantique, dans l’aléatoire d’une signification toujours renouvelée. Or, comme le rappelle Jean-Yves Urien : « Les valeurs sémiologiques sont des réalités abstraites, dont l’identification fait appel, automatiquement chez le locuteur, et réflexivement chez l’analyste, à un raisonnement structural. Comme le dit R. Jongen (1993 : 82-83), il est capital de considérer non “le positif de surface (l’observable descriptible)”, mais “la logique structurale constitutive du signe langagier”. » [41]
Aussi, l’étude de la langue peut-elle être autre chose qu’une introduction à l’abstraction ?
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Illustration :
Desnos R., 1930, Corps et biens, Gallimard.
Notes
[1] Gagnepain J., 1982, Du Vouloir-dire I. Du signe, de l’outil, Paris Oxford New York, Pergamon press,1982, p. 9.
[2] Chervel A., 1977, Et il fallut apprendre à écrire à tous les petits Français…, Histoire de la grammaire scolaire. Paris, Payot, p. 278.
[3] Gourdet P., 2020, « Évolution des prescriptions sur la grammaire à l’école entre 1923 et 2020 : un long fleuve tranquille ? », Le français aujourd’hui, vol. 211, n°4, pp. 13-25. Plane S., 2021, « Une terminologie grammaticale à l’épreuve des problèmes de catégorisation. », Le français aujourd’hui, 214, pp. 25-33.
[4] Camussi-Ni M.-A., 2020, « Le mot, critique théorique et implications didactiques », Tétralogiques n°25, p. 105-136.
[5] Le terme « partiels » regroupe les morphèmes et le lexème constitutif du « mot » tel qu’il est défini par la théorie de la médiation.
[6] Ibid., où cette question a déjà été largement développée.
[7] Béguelin M.-J. & Fruyt M., 1990, La notion de mot en latin et dans d’autres langues indo-européennes anciennes, Modèles linguistiques, 12/1, 21-46.
[8] Ibid., p. 23.
[9] Gagnepain 1982, p. 43.
[10] Riegel et al., Riegel M., Pellat J.-C., Rioul R., 1994, Grammaire méthodique du français, Paris, PUF, p. 532. Ajoutons que dénomination et dénotation ne sont pas des synonymes.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] Gagnepain 1982, p. 35.
[14] Ibid., p. 82.
[15] Béguelin & Fruyt, 1990, p. 25.
[16] Gagnepain 1982, p. 51.
[17] Voir aussi Bonnet & Barreau, 1977, p. 81.
[18] Rappelons que D. Creissels fait également cette démonstration de son côté. Creissels D., 1995, Éléments de syntaxe générale, PUF, p. 23-24 et p. 27.
[19] Gagnepain, 1982, 43.
[20] Ibid., 42-43.
[21] Voir Bonnet et Barreau 1977, Camussi 2020.
[22] Nous présentons ici la variante substantive du nom dans un objectif de lisibilité. On peut aussi présenter à la façon de Maurice Pergnier les morphèmes de genre et de nombre de façon plus abstraite, en indiquant leur présence dans le mot nominal sans en préciser la réalisation autrement qu’au cas par cas (Pergnier 1986, p. 65).
[23] Gagnepain 1982, p. 82.
[24] Gagnepain, 1994, p. 79.
[25] Bonnet et Barreau 1977 ; Pergnier M., 1986, Le Mot, PUF ; Jongen R., 1993, Quand dire c’est dire. Initiation à une linguistique glossologique et à l’anthropologie clinique. De Boeck Université ; Urien J.-Y., 2017, Une lecture de Jean Gagnepain, Du Vouloir Dire I, Du Signe, Institut Jean Gagnepain, Matecoulon-Montpeyroux.
[26] Pergnier 1986, p. 54.
[27] Ibid. p. 55.
[28] Bonnet et al. 1977, p. 263-264.
[29] Par ailleurs, ils distinguent également deux séries de prépositions qu’ils appellent « mots de relation » selon qu’elles participent à des noms ou à des verbes. Ils ne vont pas cependant jusqu’à postuler deux morphèmes de genre selon ces principes.
[30] C’est une thèse que nous avions commencé à soutenir dans Comprendre la grammaire. Une grammaire à l’épreuve de la didactique du FLE (Camussi-Ni et Coatéval 2013).
[31] Gagnepain 1982, p. 51.
[32] Urien 2017, p. 111.
[33] Ibid.
[34] Gagnepain 1982, p. 52.
[35] Extrait d’« Idéal Maîtresse ». Desnos R., 1930, Corps et biens. Gallimard.
[36] Gagnepain, 1982, p. 79-80.
[37] Totereau C., Barrouillet P. et Fayol. M, 1998, « Overgeneralizations of number inflections in the learning of written French : The Case of noun and verb. », British Journal of Developmental Psychology 16, p. 447-464.
[38] Notons que les termes employés ici ne sont pas ceux employés dans le protocole car le métalangage est un point sensible dans le système que constitue l’Éducation nationale. Nous choisirons en concertation avec les enseignantes du premier degré de nommer ce qui était confondu initialement dans « pronom personnel » par « pronom personnel de conjugaison », « pronom personnel complémentaire » et « pronom personnel autonome », à ma grande joie, puisque l’autonomie du « pronom personnel autonome » indique a contrario, l’absence d’autonomie des deux autres « pronoms personnels », ce qui est bien ce qui est enseigné dans le cadre de cette expérience.
[39] Élève de CM1. L’orthographe, comme pour la citation suivante, a été corrigée.
[40] Par exemple, Tortereau et al. 1998 ; Fayol, M., Largy, P., Thevenin, M.-G., 2020, Gestion et acquisition de la morphologie écrite. Glossa, p. 30-39 ; Veneziano, E., 2003, L’émergence des catégories nom et verbe et le développement de la morphosyntaxe : des relations inhérentes. Nom et Verbe : catégorisation et référence., p. 271-289.
[41] Urien J.-Y, 1999, « Le critère du grammatical », Giot et al., Langage, clinique, Epistémologie, De Boeck-Supérieur, p. 29-71, p. 66.
Marie-Armelle Camussi-Ni« Les concepts médiationnistes de « mot » et « lexème » à l’épreuve de l’enseignement », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.