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Attie Duval

Professeure de Sciences du langage retraitée, Université Rennes 2, et clinicienne aphasiologue.

La théorie de la médiation et son rapport à la clinique

Résumé / Abstract

La rencontre entre Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud (neurologue) a initié des travaux fondés sur l’observation des pathologies pour comprendre le fonctionnement humain. L’anthropologie médiationniste s’appuie sur une clinique expérimentale qui remet en cause les théories grammaticales traditionnelles, dans le cas de l’aphasie. Elle se distingue en cela d’une clinique « disciplinaire », descriptive, et d’une clinique thérapeutique. La situation clinique (qui est également socialement, techniquement et affectivement déterminée) n’est toutefois pas le seul domaine où des anomalies peuvent s’observer.

Mots-clés
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Ce titre demande quelques précisions, car de quelle clinique parle-t-on et qu’est-ce qu’on y observe ?

Ce travail est divisé en deux parties avec une conclusion ouvrant des pistes de recherche.

I. La situation clinique
II. Les deux démarches d’observation
III Conclusion : principes et lieux d’observation

I. La situation clinique

Venant de deux mondes scientifiques bien différents, Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud ont pu se rencontrer et s’entendre surtout à partir d’un même constat : l’inefficacité descriptive des différentes théories grammaticales et linguistiques dans le cas de pathologies du langage.

Leur projet commun était donc d’étudier et d’interroger le langage en situation clinique pour comprendre ce qui se passe normalement.

À l’époque de leur rencontre, il y avait déjà deux cliniques, neurologique et psychiatrique, séparées entre elles géographiquement (du moins à Rennes), mais qui se distinguaient surtout par l’accueil de patients différents, demandant des prises en charge différentes, faites par des médecins qui étaient tous des spécialistes dans leurs domaines particuliers respectifs, avec des savoirs et des jargons de métier bien à eux. Mais, mise à part cette division professionnelle de la clinique, il y avait encore deux autres cliniques, se distinguant par leur méthode d’observation : une clinique que j’appelle « disciplinaire », liée au savoir plus ou moins théorique et fondée aussi sur l’expérience du terrain d’intervention des observateurs. À côté de cette clinique, il y en avait une autre que Jean Gagnepain a appelée « clinique expérimentale » qui mettait en question des éléments de ce savoir disciplinaire.

Je me restreins aujourd’hui ici aux situations de la clinique neurologique et aphasiologique, puisque c’est mon histoire. Et c’est donc dans ce cadre que je reviens sur la rencontre entre Olivier Sabouraud et Jean Gagnepain.

Même si dans l’observation clinique, le but scientifique de Olivier Sabouraud et Jean Gagnepain était le même, il se trouve que, ici aussi, par la spécificité de leurs métiers respectifs, ils n’avaient pas tout à fait la même idée de la clinique, n’entendaient pas tout à fait la même chose par ce concept de « clinique ». Au fond, ils avaient une idée différente de l’observation clinique elle-même. En tout cas, ils n’en attendaient pas le même résultat. Car ce qui comptait pour Olivier Sabouraud, en tant que médecin, c’était les soins, et donc la nécessité de poser un diagnostic pour aider le patient à aller mieux, même s’il savait la plupart du temps le côté irrémédiable de la lésion cérébrale, empêchant toute guérison… Voilà son monde, voilà sa doxa avec sa manière spécifique d’en parler. Jean Gagnepain, au contraire, avait un autre intérêt (et je le cite dans Leçon d’introduction de la Théorie de la Médiation [1], p. 39) : « Moi je ne m’intéresse pas du tout à une possible guérison du patient, ce qui m’intéresse c’est comment il fonctionne. Plus il reste comme il est, mieux c’est pour moi. »

Deux options professionnelles différentes donc, qui se distinguaient par le point de départ de leurs buts recherchés et leurs méthodes d’observation pour une même question, celle du fonctionnement du langage.

En même temps, en les voyant travailler ensemble – on le remarque bien dans leur vocabulaire – chacun avait emprunté à l’autre des éléments typiques du savoir du partenaire. Ainsi, pour distinguer les deux types d’aphasie, Jean Gagnepain utilisait les termes de « Broca » et « Wernicke ». Et Olivier Sabouraud de son côté parlait de « l’axe génératif » et de « l’axe lexical ».

Ce savoir et ce vocabulaire partagés auraient pu se limiter à ce genre d’échanges d’emprunts, comme c’est communément le cas dans les relations entre les sciences humaines et la médecine, mais ici il s’est passé autre chose en plus.

Là où leur collaboration s’est avérée fructueuse, c’est que, entre autres, en mettant en question l’efficacité descriptive des théories grammaticales et linguistiques traditionnelles, ils ont pu les rendre obsolètes. Par les façons de parler des patients, ils étaient forcés d’imaginer les propriétés grammaticales d’une autre manière.

En d’autres mots, en se basant sur des références théoriques grammaticales traditionnelles devant des situations cliniques qui ne pouvaient se décrire ni s’expliquer par ces moyens classiques, ils ont été obligés de quitter le monde des évidences de leurs savoirs respectifs. Ils se sont retrouvés devant l’inconnu.

Nous voyons donc chez Olivier Sabouraud et Jean Gagnepain une démarche qui partait d’une description de situations pathologiques hypothétiquement prévisibles et donc évidentes, que j’appelle la clinique disciplinaire, doxique (ou dans les termes de la théorie de la médiation : « la visée idéologique »), pour aller tout simplement vers une autre situation cherchant à élaborer une autre méthode pour comprendre et expliquer le comportement humain.

C’est ce passage d’un savoir et d’une méthodologie disciplinaire vers une mise en forme d’un nouveau savoir, nécessitant une autre manière d’observer, que l’on appelle « la clinique expérimentale », nouveau savoir que Jean Gagnepain appelle aussi la « visée épistémologique ». Ces deux visées politiques (idéologique et épistémologique) s’observent aussi, bien entendu, ailleurs que dans le seul domaine clinique.

Pour terminer cette première partie, encore un peu d’histoire : dans cette salle, nous sommes tous et toutes les héritiers de ces deux chercheurs. Chacun d’entre nous, en fonction de son histoire, de ses origines disciplinaires, de sa doxa, a accepté à sa façon cet héritage et l’héritage de cet héritage… Et tous ces successeurs, « les followers » de ce savoir qui peut être disciplinaire et indisciplinaire, s’appellent ainsi des « médiationnistes ». Et c’est en tant que tels, que nous nous retrouvons ici pour ce colloque !

II. Les deux démarches d’observation, disciplinaire et épistémologique

Lorsque nous voyons un patient en consultation, d’autres hospitaliers lui ont déjà fait un diagnostic neurologique. Souvent, dans sa chambre, on lui a fait passer des petits tests traditionnels de compréhension et d’expression du langage, oral et écrit. À nous d’approfondir ensuite la relation entre ces différents domaines d’observation. Cet approfondissement se fait par des exercices et des « tests ». La question est cependant : que teste-t-on ?

Avec Hubert Guyard et Marie-Claude Le Bot, nous avions créé des tests spécifiquement pour Broca et d’autres tests pour les Wernicke, en fonction du raisonnement mono-axial présumé de ces types de patients, lors d’épreuves appelées des « Grammaires Élémentaires Induites » (les « GEI »). Ces exercices étaient des sortes de pièges de raisonnement pour les patients.

L’élaboration de ces tests se faisait en fonction d’une prévisibilité des réponses et des réactions des malades, ce qui nous permettait d’en fabriquer autant qu’on voulait, toujours selon le même principe, celui des conséquences logiques d’une perte d’un des deux axes, taxinomique ou génératif, la perte de la polysémie et une influence accrue de l’environnement – ce que Jean Gagnepain appelle les « troubles fusionnels ».

Le plus souvent, « cela marchait » : les réactions du patient correspondaient à ce qu’on attendait de lui : son trouble se révélait à travers les tests. Ainsi nous y décryptions un raisonnement mono-axial à l’œuvre, nous observions des sensibilités ou des négligences spécifiques, à l’oral comme à l’écrit.

Cependant, on avait déjà tout prévu d’avance, dans un savoir clos sur lui-même. Or, un tel constat ne dit rien sur la logique propre du patient. Le résultat du test était donc avant tout une confirmation des hypothèses préalablement construites autour de la perte des axes, hypothèses faites par et dans le savoir de la théorie de la médiation. Un tel résultat ne pouvait pas déterminer la particularité de ces raisonnements, qu’ils soient pathologiques ou non. Nous étions dans une démarche disciplinaire nous aussi.

Comme mentionné dans la première partie, et je le rappelle, l’observation dans une clinique disciplinaire est une description de situations pathologiques s’appuyant sur une théorie mais qui n’explique rien en soi. Une telle clinique descriptive a uniquement valeur d’attestation, de confirmation et de corroboration de la théorie prévalente utilisée, qu’elle soit celle de la médiation ou de quoi que ce soit. Car les réponses aux tests semblent ne pas toujours corroborer certaines hypothèses théoriques. C’est ce qui est arrivé à Christine Le Gac, orthophoniste dans le service de neurologie au CHU de Rennes.

Dans le cas d’un patient aphasique de Broca, elle décrit ainsi dans sa thèse [2] le déroulement d’un test, spécialement fait pour « du Broca », de construction d’une phrase à partir de mots écrits sur des étiquettes. Au cours du déroulement du test, elle constate que le patient raisonne aussi bien comme un Broca que comme un Wernicke, ce qui est impossible neurologiquement parlant. En analysant le déroulement du test, elle s’est rendu compte qu’elle avait prêté implicitement au patient une capacité à faire du mot, donc de l’unité, parce qu’elle-même en faisait. Elle observa aussi qu’à un autre moment, elle n’avait pas pris en compte un élément théorique pourtant important : en effet, négligeant le fait que le patient, avec son raisonnement mono-axial est toujours incapable d’estimer si une phrase est correcte ou pas, elle n’avait pas remarqué qu’il y avait une erreur initiale dans la construction même du test, puisque la particularité du trouble se manifeste d’emblée par une incapacité de faire des phrases.

Un point important sort de ces observations : le « mea culpa » de l’observatrice démontre ici que la clinique nous oblige à prendre en compte le malentendu social inhérent à toute situation d’échange, quelle que soit sa nature, clinique ou non.

Par ailleurs et pour continuer ses remarques, car il s’agit d’une observation très importante, elle avait présupposé que le patient, aphasique de Broca, gardant un raisonnement mono-axial, savait opposer du singulier à du pluriel, et que c’était donc du « glossologique mono-axial », des mises en paquets de sèmes singuliers et d’autres pluriels, qu’elle pensait voir à l’œuvre. Alors qu’il y avait quelque chose d’autre qui se passait : il y avait toujours des éléments qui restaient sur la table dont le patient ne faisait rien. C’est là qu’elle comprit que le patient raisonnait effectivement par exclusion, avait bien un raisonnement mono-axial, mais uniquement logique, car ce qu’il excluait et manipulait n’étaient pas des mots, mais des petits bouts de papier, les étiquettes disposées sur la table. Pas ce qui était écrit dessus. Pas de raisonnement en sèmes donc, c’est-à-dire pas du glosso-logique, même si l’analyse en question de cet aphasique était bien taxinomique. L’analyse du patient était une analyse logique tout court, c’est-à-dire une différenciation de la situation environnante, exposée devant lui. Pas question donc de mots ni de sèmes.

Cette observation souligne ainsi un fait dont Jean Gagnepain avait l’habitude de parler : nous voyons que le trouble ne se manifeste pas dans le plan qui est atteint, mais à travers les autres plans, groupés ici en « environnement ». C’est ce comportement pathologique que Gagnepain a pu nommer le « raisonnement fusionnel ».

Ici nous ne voyons donc pas à l’œuvre une démarche d’observation clinique disciplinaire, quoique médiationniste. Il s’agit cette fois-ci de cette autre clinique, « explicative », médiationniste tout autant, mais qui se construit autrement, c’est-à-dire expérimentalement, et aux risques et périls de l’observateur, ici de l’observatrice. En réintroduisant l’importance de la présence simultanée des autres plans d’observation, cette clinique explicative présente ainsi son caractère épistémologique par excellence et permet d’ouvrir beaucoup de perspectives dans le débat sur l’importance du fait clinique pour l’évolution du savoir théorique de la théorie de la médiation.

III. Conclusion : principes et lieux d’observation

En guise de conclusion, j’aborde un autre domaine que celui de la clinique, à savoir la socio-linguistique et plus particulièrement l’étude, souvent un peu délaissée, des accents étrangers. Traditionnellement, le constat d’anormalités dans une prononciation non commune à celle des autochtones ne fait qu’entériner le constat de cette étrangeté, et l’accentue même, en bousculant l’évidence et les certitudes de leur propre langue. Les observateurs font des comparaisons entre les prononciations, avec des jugements et explications plus ou moins physiologiques, plus ou moins farfelues aussi d’ailleurs, de la forme de la bouche, de la langue... et les différents moyens de corriger les prononciations. Mais ces accents qui s’entendent chez tous les étrangers de même langue maternelle d’origine, se font dans la langue d’accueil toujours et partout de la même manière, systématiquement. C’est cette systématicité, qui apparaît lors de la confrontation des deux prononciations, qui est à étudier, car elle dévoile un traitement phonologique abstrait dans la langue de l’étranger que ne peuvent résoudre les réalisations phonologiques de la langue d’accueil.

On n’observe donc pas le principe phonologique, c’est-à-dire glossologique, dans ce plan de la glossologie, mais dans le plan du social, celui de la langue. Une glossologie particulière se manifeste socialement, donc « au troisième plan », dans la langue (aussi dans le 4e plan, où cet accent est jugé avec plus ou moins d’indulgence). Ainsi, un francophone reconnaît assez facilement l’accent néerlandais, avec ses « meusjeu » pour monsieur, « fwatyr » pour voiture, etc. Il est vrai que tous les néerlandophones sont bien perdus devant des mots comme « génial, gentil, jovial, bonjour » qu’ils prononcent zjénijal, zjantil, zjovial, bonsjour, ou encore des mots comme « chou, cheminée », qui deviennent « sjou, sjeminé ». On voit, ou plutôt on entend donc à l’œuvre ici du phonologique sans langue attitrée… Car là où les Français entendent « un son », les Néerlandais en entendent deux ! La même chose vaut pour un Italien qui prononce le mot « ciao » : ce dernier entend un seul son dans le début de ce mot, alors que le Français en entend deux, le Néerlandais trois. Et que dire des mots néerlandais qui font dire aux Français que c’est une langue gutturale ? Des mots comme : « gelukkig, gave, geel », et surtout « groot, groen, erg, ergens », et particulièrement un mot comme « graag », sont difficilement prononçables, car le /gr/ est construit en néerlandais par deux phonèmes différents côte à côte, qui ne sont pas juxtaposables pour les francophones, puisque cette différence taxinomique entre /g/ guttural et /r/ guttural, n’existe pas. Donc ils entendent générativement /gaag/ ou /raag/ ou /gaar/ ou /raar/, avec un bruit de fond persistant, non classable, donc non dénombrable.

Il en est de même pour la sémiologie : ici aussi, il existe des accents. Là où le Néerlandais range ses affaires dans « een kast », peu importe ce qu’on y met ou comment il est fabriqué, le Français fait une différence entre deux rangements, le « placard » et l’« armoire ». Et là où en français on dit un seul mot pour une situation particulière, par exemple « chouette », qu’on pourrait traduire par « leuk » en néerlandais, il faut nécessairement le compléter par « mooi, aardig, fijn, gezellig ». On rajoute, on additionne donc au moins cinq expressions supplémentaires pour avoir un sens équivalent de ce seul terme.

D’où, traditionnellement, les discussions interminables entre spécialistes linguistes traductologues à propos des bonnes ou mauvaises traductions… alors qu’étant des indications d’usages différents, ces usages verbaux ne sont pas vraiment superposables, ni synonymisables d’une langue à l’autre. Cela souligne aussi le fait que toute traduction est toujours approximative, sans pour autant, comme on entend souvent, être une trahison, mais elle inclut néanmoins toujours des malentendus, qu’ils soient de type phonologique ou sémiologique.

Au total, à travers les accents phoniques et sémiques, observables sociologiquement et axiologiquement, on voit à l’œuvre le principe de la glossologie : non pas des identités et des unités linguistiques tangibles, mais la mise en système d’éléments unitaires différents se résumant à du dénombrement. On n’arrête pas de compter, mais encore faut-il pouvoir ressentir et se rendre compte du système abstrait qui permet de le faire.

Pour conclure cet exposé, je dirai que dans le rapport de la théorie à la clinique, il n’existe pas une seule clinique, mais plusieurs, et d’autre part que la situation clinique n’est pas le seul domaine social où des anomalies ou des anormalités peuvent se présenter, la confrontation interculturelle s’y prête tout autant. Ces singularités-là ne sont cependant pas du même ordre que celles observées en clinique.


Notes

[1Leçons d’introduction à la théorie de la médiation (Anthropo-logiques, vol. 5), Louvain, Peeters-France, coll. Bibliothèque des cahiers de l’Institut de linguistique de Louvain, 1994 - ISBN 2-87723-143-7.

[2Le Gac-Prime C., 2013, Langage et cerveau. Contribution de la démarche d’observation clinique à l’élaboration d’un modèle explicatif des phénomènes langagiers. Thèse pour le doctorat en Sciences du langage, non publiée, université de Namur. [en ligne]


Pour citer l'article

Attie Duval« La théorie de la médiation et son rapport à la clinique », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article286