Jean-Yves Urien
Professeur retraité de Sciences du langage à l’Université Rennes 2
Retour sur les fondements de la glossologie
Résumé / Abstract
Le texte propose un retour d’expérience d’un enseignant-chercheur chargé de transmettre la méthodologie médiationniste appliquée au fait de dire. Il souligne la difficulté qu’il peut éprouver à vulgariser les raisonnements dissociatif et dialectique (contre toute dichotomie).
Mots-clés
déconstruction | dialectique | glossologie | langage | théorie de la médiation | transmission |
Par « retour », j’entends un retour d’expérience, parce que je vais puiser dans mes souvenirs d’enseignant.
Enseigner « méthodiquement » la théorie de la médiation a ses limites axiologiques. Il y faut de la conviction et de l’assurance. Et aussi beaucoup de modestie. Que de prétention inévitable dans l’exposé initial des principes de la théorie, et que d’évitement des difficultés dans une présentation de base ! Je vais donc revenir sur quelques thèmes élémentaires, mais pour moi centraux, pour montrer combien le raisonnement dissociatif et le raisonnement dialectique sont des démarches intellectuellement éprouvantes, et leur maîtrise relative, surtout en situation de transmission. J’ajoute que le corpus du Vouloir Dire [1], s’il est une référence, n’est pas un but en soi. Il s’agit bien de contribuer à son dépassement, et d’apprendre aux étudiants à faire de même avec cette transmission.
1. Dissocier. Au fait
Pour commencer, j’en viens au FAIT. Je veux dire au « fait » glossologique, obtenu par dissociation. Personnellement, j’en ai éprouvé la difficulté par l’observation du langage ordinaire, hors clinique. Dire à propos de « l’objectivation » qu’il s’agit de prendre un point de vue explicatif homogène, distinct d’un autre, c’est bien gentil. Mettre la dissociation à l’épreuve de l’observation renvoie cependant toujours en partie au « Cogito, ergo… Patatras ! », comme le disait (à peu près) Jacques Laisis [2].
1.1 Synonymie et traduction
Soit, dans mon expérience, la notion de « synonymie ». Pour mémoire : une identité conceptuelle s’obtient par convergence de « sèmes » lexicalement distincts, par « synonymie ». Une précédente communication, il y a un instant, nous en a donné un exemple : qu’est-ce en effet qu’un « fait clinique » ? Autant de relations synonymiques, autant de concepts dans une échelle de généricité : fait lésionnel ? Trauma ? Perturbation ? Soit maintenant ce fragment de récit de l’Occupation. « C’était verboten de loger quelqu’un qui… » etc. On pensera trop vite que l’on comprend ce propos par traduction, en mettant en avant l’effet d’étrangeté relative de « verboten » : c’est ce qui est « spectaculaire ». Mais ce serait positionner ce qu’on observe sur l’une des quatre faces du tétraèdre (ou berlingot) médiationniste. Ainsi la série : « Interdit, défendu, illégal, condamnable » ? formerait un fait sémantique, face du Dire. Tandis que « Interdit, verboten… haram (boko haram) » ? constitueraient un fait de « langue », face de la Personne. Raisonner ainsi, c’est en revenir au globalisme, par une sorte de rémanence de la notion ordinaire de « fait ».
Que présuppose la dissociation des plans ? L’existence de leur pluralité. Qu’implique la dissociation des plans ? Que le langage, parce qu’il est humain, est déterminé par l’ensemble des quatre modalités de la culture. Par conséquent, « dire », c’est toujours tenir un raisonnement sémantique, quoi qu’on dise, et que cela constitue un ordre de fait spécifique. En même temps, cette réalité humaine étant toujours une interlocution, parler est toujours une transaction, ce qui constitue un autre ordre de fait, et c’est aussi une expression axiologiquement régulée, qui concerne aussi mon exemple dans sa charge affective. À quoi s’ajoute la nécessité de prendre en compte un fait d’écriture qui a mobilisé une aptitude technique. Si l’on se limite à la perspective glossologique, on appréciera donc la congruence sémantique du choix de « c’était verboten » en tant que concept seulement. La locution est un fait ; le locuteur qui « interlocute » en est un autre.
Cet exemple est généralisable. J’ai écrit un article sur « la sémantique du nom propre » [3] pour rappeler que « le Rhin » est autant un concept qu’il est une dénomination. Et ce qu’on appelle ordinairement « une traduction », c’est certes une transaction, mais c’est aussi une opération de synonymie, d’un point de vue glossologique. Un dictionnaire « coréen - tamalog », c’est un répertoire de synonymes. Étant bien entendu qu’il s’agit alors du figement écrit d’une convergence toute relative. Mais la synonymie est toujours relative. Elle est autant relative entre « Wagen » et « auto » qu’entre « auto » et « voiture ».
Y aurait-il contradiction entre cette conception de la synonymie, et la formule médiationniste : « traduire, c’est dire autrement autre chose » ? Je soutiendrai que non, sauf à sortir de la dialectique. Il ne faut pas faire ni de l’identité, ni de l’altérité un absolu, sauf à se fonder sur le mot lui-même en tenant un raisonnement mythique. « L’altérité » de la « chose » — du « concept », à vrai dire — reste relative. De même que l’altérité du dialogue est relative.
1.2 L’injonction. Les performatifs
Même difficulté devant « les performatifs ». Quand dire, c’est faire. Soit l’injonction. « Rendez-vous ! – Non ! » Les logiciens concluent qu’il n’y a pas de raisonnement dans ce cas, parce qu’on ne cherche pas à distinguer du vrai et du faux, mais à agir. La preuve ? « Rendez-vous ! — C’est inexact ! » ou « Viens ! — C’est bien vrai ! » L’argument repose sur une réduction de la sémantique à un calcul formel binaire entre vrai et faux. On est loin d’une dialectique entre impropriété et conceptualisation d’une expérience. Le glossologue répondra donc que dès lors que c’est dit, la dialectique du signe entre en jeu et produit du concept, que l’on définira comme de l’information dite. De l’information, quel que soit l’effet d’une telle information par ailleurs, sociologiquement ou axiologiquement.
1.3 Locution et interlocution
Cela éclaire la distinction faite par Gagnepain, en sémantique, entre le « parler à » et le « parler avec » (Du Vouloir dire, vol. 1, p. 70). Il utilisait la formule en révision du couple « émetteur / récepteur », à propos de la prise en compte du « récepteur » dans le message. Sa formule : « parler à [c’est] faire passer l’information » est à clarifier. Sémantiquement, « parler à » c’est focaliser et calibrer de l’information en fonction d’une information précédente (une source) ou anticipée (une cible), sans imputation à quiconque de cette information. L’information inférée peut avoir été formulée ou supposée devoir l’être par quelqu’un d’autre ou par le locuteur, lui-même divisé puisque Personne. Peu importe. Le raisonnement est un équilibrage de la « locution » en fonction des circonstances. Alors que « parler avec » — « se parler », dirait Michael Herrmann, est un équilibrage de l’interlocution. C’est maîtriser l’effet interlocutif que produit cette information. Toute parole est conjointement information et transaction.
Cela vaut aussi pour la maîtrise de la « théorie de la médiation ». Vous aurez toujours à transiger sémantiquement dans vos propos entre l’appellation d’un « fait ordinaire » et l’appellation résultant d’une dissociation explicative médiationniste. Un même texte peut relever de l’un ou de l’autre des raisonnements selon les situations. Voyez donc les termes « les choses », « la science » et « le mythe » dans le Vouloir Dire. Voyez la variété de sens que je donne aux termes « transiger / transaction » ci-dessus et ci-dessous, tantôt générique (la dialectique, tous plans confondus), tantôt spécifique (la dialectique de la Personne). N’ayons pas la prétention de « rester toujours dans le cadre » ! Et comme toute appellation est aussi sociologiquement une dénomination, vous aurez aussi toujours à transiger interlocutivement entre l’usage banal d’un terme, l’usage professionnel disciplinaire de la « langue médiationniste », et tout autre usage disciplinaire.
2. Dialectiser
Transiger entre les faits, et transiger entre les gens, voilà qui m’amène au thème de la dialectique.
Je vais encore me référer à mon expérience de « vulgarisateur » pour revenir sur la notion « d’expérience humaine » puis sur la notion de « mythe ».
2.1 Sens et expérience humaine
Il reste un brin de dichotomie non dialectique dans les esquisses pédagogiques de ce thème. Sur fond de sauce « nature » versus « culture », j’opposais, suivant la Vulgate, le « percept et le symbole » naturels, au « signe » culturel. Le « champ des couleurs », évoqué dans tous les manuels, servait d’exemple à une telle opposition primaire. J’ai aussi le souvenir que les tests cliniques d’aphasiques opéraient beaucoup sur des images, c’est-à-dire sur du visuel, opposant un fond supposé « naturel », des objets, à des désignations langagières, des mots. Même dichotomie entre « phonologie » et « phonétique », couple non dialectique si répandu dans la doxa de la corporation, qui peut aussi laisser penser que cette « phonétique » restait un arrière-plan naturel, objet de la physiologie ou de l’acoustique. Jean Gagnepain, lui, a clairement redonné à la prononciation (à l’élocution) le statut culturel de rhétorique, « réinvestissement du phonologique dans la situation », en la distinguant de la phonation. Ainsi le prononcé devient l’analogue du concept, réinvestissement du sémiologique dans la situation. On quitte ainsi le binôme pour la dialectique. Dit autrement : la négation de la négativité n’est pas une nouvelle positivité.
Un autre approfondissement est nécessaire. Le concept de « situation » peut aussi être réducteur, si l’on réduit celle-ci à ce qu’élabore notre animalité. Soit la citation suivante d’un collègue, qui aurait pu aussi se trouver dans un de mes cours d’introduction : « L’explication met en relation des données perceptives et des catégories logico-grammaticales » ? Qu’est-ce qui ne va pas dans cette formulation ? Son réductionnisme, car il faut bien admettre que le Dire ne se réduit pas à une dialectique entre le naturel et les mots.
Il suffit d’observer que l’on peut parler de tout, y compris de soi, de son vécu, du ressenti et d’éthique, de Dieu, de rien du tout, et même du signe et du sens.
Le signe nous abstrait grammaticalement de « l’idéation naturelle » nous dit Gagnepain, et en retour nous confronte rhétoriquement à quoi donc ? Au « principe de réalité » ? Soit ! Cette formulation, parce qu’elle est un postulat sans qualités ni quanta, est préférable au pluriel injustifié de la formule vulgaire : « les choses ». Réalité, oui, mais de la Réalité-pour-l’homme, de l’expérience humaine. La réalité, c’est ce à quoi se heurte de l’humain lorsqu’il cherche à en parler ; c’est ce qui humainement nous résiste ; c’est notre expérience naturelle et culturelle. C’est pourquoi l’objectivation, causale, n’assigne pas de limite à ce qu’elle cherche à penser. La possibilité d’une sociologie, d’une ergo-logie, de la glosso-logie — et j’insiste sur la terminaison -logie, en est la preuve. « On ne saurait, fût-ce du vécu de l’homme, espérer d’autre explication que verbale » (Du vouloir dire, I, p. 108). On ne sort pas de l’humain, ce que soulignait aussi en permanence Jacques Laisis en parlant de « circularité anthropologique ».
Je m’en suis tenu à la perspective du « dire ». À chacun de voir sur son plan ce qui laisserait penser la performance comme un retour vers le naturel.
2.2 Science et mythe
La réflexion sur la dialectique m’a aussi conduit à m’interroger sur l’opposition entre « science » et « mythe ». Opposition vécue « au carré » dans la théorisation médiationniste, qui doit appliquer l’opposition à elle-même. Lorsque l’on parle de « science », de « -logies », on doit se demander ce qu’il y a de mythique dans l’idée qu’on s’en fait, se demander s’il ne reste pas là quelque chose de ce que conçoit le lecteur de « Science & Vie ». Inversement, qu’y a-t-il de « scientifique » dans ce qu’on appelle du « mythe » ? Je n’aime pas trop le terme d’ailleurs. Jean Gagnepain a pris le risque de la confusion (donc du mythe), en l’illustrant par la mythologie gréco-romaine. D’autres utilisent le terme « essentialisation » dans un sens voisin, mais sans en reconnaître la cause, alors que Gagnepain lui donne un statut causal, à savoir une explication par la projection des limites grammaticales sur l’expérience. Attention aussi au « piège » pédagogique qui consiste à l’illustrer par les « jeux de mots ». C’est une réduction puisque le processus en question est présent dans tout message.
La notion de « visée » scientifique ou mythique ne désigne pas une alternative. Lui substituer l’idée d’une « part » constante de l’un et de l’autre dans tout propos est encore une approximation. Essayons de tester cela. Voyez ce titre de Ouest-France il y a quelques jours : « Un œil entier greffé chez un homme ». L’information est certes congruente. Cependant, il faut se retenir de rêver de miracle chirurgical en se fondant sur l’inférence sémantique qui lie l’œil à la vision. Las ! « L’opération est esthétique et le patient n’a pas recouvré la vue » ! L’œil de chair a remplacé l’œil de verre. J’en conclus que la part de raisonnement mythique se découvre lorsque le raisonnement scientifique le fait apparaître comme tel à la conscience. Penser au « globe oculaire », qui exclut le nerf optique, transforme le raisonnement. Un raisonnement n’est ni scientifique ni mythique en soi, mais seulement dans leur opposition.
Je pourrais multiplier les cas de figure rétrospectifs où la formulation d’éléments de la médiation s’est ainsi transformée. Je ne dirais plus aujourd’hui que « le sème est polysémique », parce que le verbe « être », mythiquement, fait penser que la polysémie serait une propriété du sème. Le sème serait polysémique comme l’uranium est radioactif.
Or, la polysémie n’est pas une propriété du sème, mais son inversion. La diversité de sens nie l’identité du sème. On ne peut pas imputer à un fait grammatical ce qui définit un fait sémantique. Observer la dialectique doit mener à dire seulement que « le sème est impropre », formulation (« im- ») qui renvoie à la négativité grammaticale. Inversement, c’est la confrontation à l’expérience qui fait éprouver la diversité sémantique, non en soi, mais comme négation de cette négativité grammaticale. En testant sémantiquement que la synonymie « supporter = endurer, subir » diverge de la synonymie « supporter = aider, soutenir », je constate une diversité qui contre-dit ce qui reste pourtant un fait grammatical identique « supporter = supporter » (lui-même délimité par les autres faits grammaticaux). La formulation « impropriété du sème » produit de la scientificité par contraste avec la formulation « polysémie du sème » et révèle son côté mythique en ce qu’elle cache la dialectique. À son tour, la notion « d’impropriété » reste aussi mythique pour autant qu’on éprouve de la difficulté à préciser et délimiter ce que l’on entend par là. Il faut faire avec les mots, lesquels résistent toujours.
Que conclure ? Le « terminal speaker » que je suis aujourd’hui en conclura que le parcours en glossologie fut laborieux, mais passionnant, qu’il n’a heureusement pas de terme, mais seulement des étapes et des transformations. Je passe donc le relais à d’autres, en remerciant tous ceux qui assurèrent mon viatique pendant le parcours, à commencer par Jean Gagnepain.
Notes
[1] Trois ouvrages qui présentent la théorie de la médiation telle qu’enseignée par Jean Gagnepain : Traité d’épistémologie des sciences humaines, vol. 1 : Du signe. De l’outil, Paris, Livre & Communication, 1990 ; vol. 2 : De la personne. De la norme, Paris, Livre & Communication, 1991 ; Tome 3, Guérir l’homme. Former l’homme. Sauver l’homme, Bruxelles, De Boeck Université, 1995.
[2] Épistémologue et enseignant à Rennes 2 (1946-2023).
[3] « La personne dite. Le nom propre au regard de la théorie de la médiation », dans Histoire du sujet et théorie de la personne. La rencontre Marcel Gauchet Jean Gagnepain, sous la direction de Marcel Gauchet et Jean-Claude Quentel, PUR, 2009, pp. 191-213.
Jean-Yves Urien« Retour sur les fondements de la glossologie », in Tétralogiques, N°30, Héritages et actualité de l’anthropologie clinique médiationniste.