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Marie-Claude Le Bot, Attie Duval, Hubert Guyard

La syntaxe à l’épreuve de l’aphasie

Mots-clés
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I Le recours à la clinique

1 Un principe de déconstruction

Le recours à la clinique n’est pas conçu comme un parti pris d’interdisciplinarité ou de comparatisme théorique, mettant en relation deux démarches – linguistique et neurologique – préexistantes et intangibles. Si théorie et pratique se veulent les deux pôles d’une même démarche, c’est sur un renouvellement de la « linguistique » que doit déboucher la pratique clinique.

Ce recours est une nécessité, dés lors que l’on se rend compte que la pathologie dissocie ce que le normal globalise en un comportement appelé langage. Risquons une comparaison pour faire apercevoir la démarche. Ainsi, l’utilisateur ne peut-il déduire du bon fonctionnement de son système d’alarme le caractère uni ou bimodal du mécanisme qui le fait hurler et clignoter au même moment. Seule la panne de l’un sans l’autre exclusivement l’autorisera à affirmer l’existence de deux mécanismes distincts.

Pour être fondamental, le principe n’en est pas pour autant simple, et la recherche de sa définition et de ses propriétés constitue bien la seule justification de la clinique et de l’examen des diverses pathologies auxquelles elle confronte. Le recours à la clinique devient dès lors expérimentation et constitue la phase vérificatrice dans l’élaboration d’une théorie linguistique.

2 Un trouble spécifique du langage

La clinique de l’aphasie a ceci de privilégié qu’elle ne touche que le langage et mieux, qu’elle n’en affecte que telle ou telle modalité et ce, de façon exclusive : l’aphasique en effet n’est pas muet, et sa performance dessine en négatif les contours de son trouble. De plus, on ne peut être aphasique que de deux façons et ce disant, nous nous inscrivons dans une longue tradition neurolinguistique de la description du trouble.

Qu’ils parlent de l’opposition d’une aphasie motrice et d’une aphasie sensorielle, de l’opposition d’une aphasie d’expression et d’une aphasie de compréhension, ou encore de l’opposition d’une aphasie de l’encodage et d’une aphasie du décodage, la plupart des neurologues reconnaissent l’existence de deux grands troubles aphasiques, l’aphasie de Broca et l’aphasie de Wernicke correspondant respectivement à des lésions pré-rolandiques ou post-rolandiques de l’hémisphère gauche.

3 Les « fautes » de l’aphasique

La démarche « naturelle » des neurologues a consisté en un inventaire des diverses erreurs des aphasiques ; ils ont ainsi opposé l’agrammatisme du Broca et le paragrammatisme du Wernicke. C’est sur un inventaire de cet ordre que R. Jakobson a cru pouvoir établir une opposition entre un trouble de la contiguïté et un trouble de la similarité.

En effet, dans l’agrammatisme « l’ordre des mots devient chaotique ; les liens de coordination et de subordination grammaticales, tels que les conjonctions, prépositions, pronoms et articles, disparaissent en premier lieu pour faire place au style dit ’télégraphique’ alors que dans le paragrammatisme, ces mots sont plus résistants ». Ainsi, « moins un mot dépend du contexte, plus forte est sa persistance dans le discours des aphasiques chez qui la fonction de contiguïté est atteinte et plus tôt il est éliminé par les malades souffrant d’un trouble de la similarité ». [1]

Toutefois, des études ultérieures ont montré que les différences ainsi repérées ne tiennent compte que de certains tableaux cliniques mais pas de tous. Ces études ont établi surtout que les différences entre les deux catégories d’aphasie sont davantage d’ordre quantitatif que qualitatif ; on y observe en effet les mêmes erreurs morphologiques et syntaxiques. Ainsi, l’hypothèse de R. Jakobson semble être infirmée.

Dès lors, cette impasse actuelle de la neurolinguistique nous autorise un point de vue critique : ne tiendrait-elle pas au fait que la description, à savoir l’inventaire de ce qui reste et de ce qui manque, par application, informatisée ou non, de la table des matières d’une bonne grammaire normative ou d’une linguistique courante, ne saurait tenir lieu d’explication ?

La mesure, si fine qu’elle soit, du déficit à l’aulne des performances normales n’aboutit jamais qu’à la confirmation que le linguiste est normal et le malade malade. Une telle application d’un système préalable ne délivre en fin d’examen que les catégories du départ puisque l’un et l’autre type d’aphasie produisent, qualitativement sinon quantitativement, les mêmes erreurs.

4 Le « fait » aphasique

L’hypothèse que nous formulons au travers de nos protocoles est la suivante : dès lors qu’un malade systématise aveuglément ses réponses en fonction des seules données inscrites dans un test, sans pouvoir modifier lui-même la règle ainsi induite, on peut conclure qu’il a perdu le processus formel dont l’expérimentateur l’a déduit. Le fait aphasique, ce n’est pas d’avoir suivi la règle induite par le test, c’est d’en être prisonnier et de ne pas pouvoir la contredire. Ainsi est mise en lumière la ligne qui sépare ce que l’aphasique est encore capable d’analyser et ce qu’il n’analyse plus.

Quelques exemples : (I= interlocuteur ; M= malade)

Règle que l’on donne :
la roue les roues
une roue des roues
Applications du malade :
I M
la voiture les voitures
une voiture des voitures
la roue de la voiture les roues des les voitures...

Et le malade est incapable de se corriger !

Règle que l’on donne
cane canard caneton
Applications du malade
I M
biche bichard bichon
poule poulard poulon

Et le malade est insatisfait de ses réponses. Il se rend compte que « ça ne va pas » mais ne sait pas ce qu’il pourrait proposer d’autre. Il essaye au hasard : « poulard, poulet aussi ?… poulon, on dit aussi poulin, on ne dit pas poulin ? ».

L’aphasique, faute d’être capable lui-même de règle, adhère à celle qu’on lui propose, où qu’elle mène ! Il nous paraît alors possible de faire le départ entre le processus grammatical qui lui permet encore de contrôler le test grâce à un principe d’élaboration linguistique, et le processus « disparu » qui aurait dû lui permettre de falsifier lui-même la règle induite par le test.

5 L’ambiguïté constitutive du langage

Chez le normal, seul le performanciel est saisissable, et il ne peut inductivement nous livrer la formalisation sous-jacente constitutive du SIGNE linguistique dont il découle. Par contre, c’est au travers des « ratés performanciels » des énoncés aphasiques, productions aléatoires ou exagérément systématiques, que nous sommes à même de mieux saisir, hypothétiquement, les processus formels sélectivement détruits selon le type du trouble aphasique.

En tout premier lieu, la clinique nous impose une réflexion sur la notion d’ambiguïté car, précisément, c’est la disparition de celle-ci qui fait du langage de l’aphasique un énoncé pathologique.

Soit la phrase suivante, proposée ainsi au malade avec pour consigne « il manque un seul élément » : on a trouvé les sous la tirelire. Il y a, pour le normal, deux solutions de correction possible :

a) il manque une préposition devant la tirelire : « on a trouvé les sous dans la tirelire »

b) il manque un nom après les : « on a trouvé les billets sous la tirelire »... Les aphasiques sont capables de corriger de la même façon qu’en (a), mais ils sont incapables de proposer l’autre solution. Si on leur fournit « billets », leurs réponses sont les suivantes : « on a trouvé les billets dans la tirelire ». L’aphasique adhère au premier statut linguistique de l’élément « sous » et ne peut en envisager un autre.

On note, donc, que ne leur est plus accessible la possibilité d’imputer à un même « matériau », sous, deux valeurs lexicales distinctement identifiables ; inversement, une même valeur (le pluriel, dans le cadre d’un exemple précédent : « les roues des les voitures ») ne peut être réalisée que d’une seule façon.

L’ambiguïté n’est donc pas une frontière que le linguiste aurait à faire reculer, elle n’est pas accident regrettable qu’il aurait a contourner : elle est constitutive du langage.

La disparition de l’ambiguïté, non pas celle du lecteur qui lit l’énoncé de l’aphasique mais celle du malade lui-même, définit précisément le langage pathologique ; ce faisant, il s’agit alors de préciser le concept de grammaticalité selon le type d’ambiguïtés qui peuvent être sélectivement perdues dans l’aphasie.

La démarche de vérification impose donc de définir des « pièges » qui sont différents selon qu’ils s’adressent à tel ou tel type d’aphasie.

a) le « Wernicke » est prisonnier de toutes règles visant à lui redonner artificiellement un principe d’identification. C’est-à-dire qu’il adhère à toute proposition de l’interlocuteur de déduire de l’identique sur la base d’une identité matérielle, même là où le normal refuserait une telle identification au nom du fonctionnement grammatical sous-jacent.

Exemple : Il s’agit d’un exercice de dénomination orale de couples d’objets sur images. Constatant l’échec, l’interlocuteur lui propose alors les deux premières solutions : « fourche > fourchette » ; puis, à chaque série d’images, la première forme, à partir de laquelle le malade déduit l’autre :

I M
casque casquette (etc.)

Cependant l’élément / t / ne témoigne plus d’un rapport grammatical contrôlé parce que, lorsqu’on propose au malade un couple d’images qui devraient l’obliger à falsifier la règle induite, il ne raisonne qu’à l’intérieur de cette règle artificielle du test :

I = bûche M = (image d’une armoire) c’est une huchette ? ...on peut dire… non ! C’est pourtant pas une buchette !

Le malade est incapable de proposer d’autres solutions que celles induites par le test même si celle-ci ne le satisfont pas complètement. Il peut contester le résultat mais non le processus dont il le déduit. L’aphasique ne contrôle plus les limites de l’identique, parce qu’il n’a plus cette capacité implicite de différenciation qui permet au normal de délimiter le différent de l’identique, sans se laisser piéger par l’aspect matériel de la séquence.

Autre exemple :

Mots ditsMots écrits
I M
parapluie parapluie
parachute parachute
parasol parasole
par amour paramoure
par avion paravion
part à deux paradeux
par avance paravance

b) Le « Broca » est, lui, prisonnier de toute règle visant à lui redonner artificiellement un principe de construction. Quelques exemples :

Règle proposée par l’interlocuteur : « le cheval marche dans l’herbe haute (+ blanc + heure) le cheval blanc marche dans l’herbe haute »

Applications du malade :

IM
le papier est dans le tiroir (+ buvard, + petit) le papier buvard est dans le tiroir petit
le camion est dans le hangar (+ beau, + vieux) le camion beau est dans le hangar vieux

Autre exemple : Il s’agit d’une dictée de phrases.

IM
le portefeuille est dans la poche le portefeuille est dans la poche
le portefeuille est dans le manteau le portefeuille est dans le manteau

Puis, l’interlocuteur modifie la construction des phrases suivantes :

IM
je porte la feuille au bureau le porte-feuille est dans le bureau
je porte la feuille noire le porte-feuille est noir

Le malade n’a pu passer d’un type de construction à un autre ; les deux dernières phrases sont interprétées en fonction de la règle induite par les deux premières.

Autre exemple :

Règle donnée par l’interlocuteur : « la couturière coud le beau vêtement > la couturière coud le vêtement qui est beau »

Applications du malade :

IM
le menuisier vend des meubles solides le menuisier vend des meubles qui est solides
le bébé fait des grosses colères le bébé fait des colères qui est grosses

Les malades « collent » à la situation du test ; c’est en cela qu’ils témoignent de la perte de cet implicite formel qui permet aux « mots » du normal de ne jamais se réduire à telle condition explicite d’emploi à laquelle on les soumet. Les « mots » du normal sont toujours au-delà de la situation d’emploi dans laquelle on peut les saisir ; c’est cette abstraction qui disparaît dans le trouble aphasique.

Pour cerner ce qu’est cette abstraction, il nous faudrait analyser les différentes possibilités d’auto-contradiction que nous autorise cet implicite formel que nous nommons grammaticalité et qui sont sélectivement perdues dans l’aphasie. Dans le cadre de cet article, nous préciserons les seules données qui peuvent éclairer la notion de syntaxe.

II De l’a-grammaticalité à l’a-syntaxie

Ayant établi la nécessité d’une mise à l’épreuve clinique des concepts grammaticaux nous posons la question de savoir si, dans le cadre de la syntaxe, il est possible de dégager un processus unique, indépendamment des différentes modalités et figures que recouvre habituellement ce terme.

Pour ce faire, nous avons proposé aux aphasiques, dont les deux groupes ont été définis plus haut, divers tests afin de voir si et comment la pathologie nous permettait d’élever la frontière entre ce qui est syntaxique et ce qui ne l’est pas. Autrement dit, peut-on dégager des conditions linguistiques nécessaires à l’élaboration de la syntaxe ?

Pour le besoin de l’exposé, nous télescoperons dans la présentation le temps de la passation du test et celui de la démarche hypothético-déductive. Nous passerons donc, volontairement, sous silence les raisons hypothétiques et les raisons déductives qui font de ces épreuves non des débuts mais des aboutissements. Ces raisons seront explicitées après la passation du test [2].

1 Le test

Une des épreuves proposée aux aphasiques consiste à reconstituer des énoncés dont chaque fragment graphique figure sur un petit carton distinct.

Ex : les / petites / chattes / noires / boivent / le / bon / lait / blanc / et aussi : la / petite / fille / joue / avec / le / gros / ballon /

Devant cette épreuve, les aphasiques des deux groupes se trouvent en difficulté mais bien que le résultat final soit erroné dans les deux cas, il importe de voir que les problèmes rencontrés sont différents pour les uns et pour les autres.

Cette épreuve nous permet de poser l’hypothèse qu’il y a deux stratégies de réponses qui coïncident avec les distinctions neuro-anatomiques de topologie lésionnelle des aphasiques de Broca et de Wernicke.

(a) Les réponses des aphasiques de Wernicke :

les chattes blanc noires boivent le lait bon petits

les chattes boivent le lait blanc noir bon petites

la fille petite gros avec le ballon joue

avec le ballon joue la petite fille gros.

(b) Les réponses des aphasiques de Broca :

petites noires chattes boivent les blanc bon le

les boivent chattes petites noires bon lait blanc le

fille la joue petite grand le avec ballon

grand ballon 1e joue petite fille la avec.

Il est important de ne pas s’arrêter à l’apparente incohérence des réponses et de tenter de voir, si en deçà, on peut repérer une logique grammaticale.

  • Les réponses des « Wernicke » (a) : on note une indépendance totale de l’adjectif par rapport au nom ; les règles d’accord en genre et en nombre ne sont pas prises en compte. En revanche, on note la persistance de la relation (déterminant + lexème) : les chattes ainsi que celle (préposition + déterminant + lexème) : avec le ballon.
  • Les réponses des « Broca » (b) : les fragments ne sont pas, contrairement aux apparences, alignés de façon arbitraire car il est possible d’isoler dans les réponses ce qui est (féminin + pluriel) de ce qui est (masculin + singulier), ce qui est (masculin + singulier) de ce qui est (féminin + singulier). En revanche, sont négligées les relations (préposition + déterminant + lexème).

En fait, les deux types de réponses sont en parfaite opposition. Ce qui persiste chez les uns est perdu chez les autres et inversement mais dans les deux cas les énoncés sont incorrectement reconstitués. Une constatation s’impose d’emblée : dès lors que l’on obtient deux types antinomiques de réponse à une même épreuve, on peut émettre l’hypothèse que la question était double elle aussi, et que les règles grammaticales nécessaires à l’élaboration d’un énoncé ne renvoient pas à un processus unique. Les aphasiques ne restent pas sans réponse grammaticale : ils témoignent d’une grammaticalité partielle.

2 Les deux axes de la négativité grammaticale

Il est intéressant, nous semble-t-il, de réfléchir sur la différence grammaticale des deux types de réponses que nous impose la pathologie. Nous sommes obligés de rendre compte de deux faits :

— la contrainte grammaticale qui relie (avec + la + fleur) n’est pas du même ordre que celle qui nous fait préférer (la fleur verte) à (la fleur vert).

— d’autre part, et ceci est d’importance, non seulement ni l’une ni l’autre de ces contraintes grammaticales ne se suffit de plus, elles ne sont pas déductibles l’une de l’autre. Dès lors, il n’est pas possible de hiérarchiser l’une à l’autre ; aucune des deux ne peut prétendre à l’antériorité logique.

Autrement dit : être capable d’analyser le lien nécessaire entre (préposition + déterminant + lexème) avec les contraintes d’ordre, de nombre et de qualité des éléments que cela impose, n’implique pas la capacité d’accorder en genre et en nombre. Inversement, il est possible de signifier une analyse en genre et en nombre sans pour autant que celle-ci s’appuie sur le précédent type de relation. Il s’agit donc là de deux types de contraintes grammaticales distincts et qui, dans l’aphasie, sont atteintes à l’exclusion l’une de l’autre, preuve, dans la perspective clinique qui est la nôtre, de leur autonomie. Ce qui, chez le normal, apparaît simultané, est dissocié de façon nette par la pathologie.

On ne peut plus, dès lors, se contenter d’élever une frontière entre du grammatical et du non-grammatical ; il convient plutôt de poser le grammatical comme conjonction d’une double capacité d’analyse, c’est-à-dire de deux processus autonomes d’auto-formalisation.

a) Dans un cas, la possibilité de réunir des morceaux de façon à produire sous cette forme « avec la poupée » ou bien « je te le dirai » témoigne de la persistance d’une capacité à analyser chacun des fragments comme faisant partie d’un tout. C’est-à-dire la capacité d’élaborer formellement de l’unité élémentaire dans le sens où tel ou tel fragment ne se suffit pas à lui-même mais implique les autres dans le cadre minimal de l’unité. Le processus qui élabore de l’unité est alors appelé capacité de segmentation.

b) Dans l’autre cas, le fait de pouvoir distinguer d’une part « petites boivent » et de l’autre « lait bon blanc » témoigne de la persistance à analyser chacun des morceaux comme étant du même et du différent. C’est-à-dire la capacité d’élaborer formellement de l’identité élémentaire, dans la mesure ou les divers éléments entrent dans un rapport de différenciation. Le processus qui élabore l’identité est appelé capacité de différenciation.

D’où la nécessité de penser que non seulement il existe deux axes, mais que la grammaticalité a pour propriété la non-coïncidence des éléments définis sur chaque axe : l’identité, définie par différenciation, ne correspond pas à l’unité, définie par segmentation. C’est pourquoi, lorsqu’on a délimité par différenciation une identité minimale, on n’a pas le droit d’en faire une unité : on doit encore s’interroger sur le statut segmental qu’il a par ailleurs. « La » est un élément différenciel en tant qu’identité singulier par rapport au pluriel qu’il exclut ; il n’est que fragment d’une unité nominale (« la/les portes »), ou verbale (« il la/les porte »), dont les bornes le dépassent.

Être aphasique, c’est avoir un langage obligatoirement et exclusivement régi par un seul de ces rapports grammaticaux qui devient alors hypertrophié. La pathologie est alors l’occasion d’observer :

— une segmentation sans différenciation (appelée généralement aphasie de Wernicke) et...

— une différenciation sans segmentation (appelée généralement aphasie de Broca).

3 Syntaxe et intersection des axes

A) La syntaxe n’est pas la somme des unités

Toute la littérature neurolinguistique s’accorde à signaler les phénomènes de « dyssyntaxie » qui perturbent les productions des aphasiques de Wernicke. Nous y souscrivons totalement mais nous préférons appeler le phénomène : asyntaxie, terminologie qui nous semble s’accorder plus précisément au caractère formel du trouble.

C’est pourquoi il est intéressant de cerner de plus près ce que sont ces erreurs de syntaxe et à quels moments elles apparaissent. En effet, nous avons été conduits a tenir compte de la discordance de performances d’un même aphasique à l’épreuve de reconstruction de ces deux énoncés complétifs : il / attend / qu’ / elle / soit / revenue / avant /de / partir / et les / paysans / préfèrent / que / les / blés / soient / rentrés /avant / la / pluie /. Il est apparu que le premier de ces deux énoncés a été facilement reconstitue : M = il attend avant de partir qu’elle soit revenue tandis que le second énoncé a donné lieu à deux réponses successives : d’abord « les blés les paysans préfèrent avant que la pluie soient rentré » puis « les blés les paysans que soient rentrés avant la pluie préfèrent » Il est tout aussi difficile d’admettre l’aphasie comme un trouble intermittent que de voir dans ces deux énoncés un problème syntaxique formellement distinct : dans les deux cas, il s’agit bien de schème complétif. C’est alors qu’il convient de se replacer dans 1e temps du déroulement du test et de repérer alors la démarche adoptée par le malade.

Pour les deux énoncés, la stratégie mise en place a été la même : dans un premier temps, le malade a regroupé les étiquettes de manière a reconstituer des unités telles qu’elles ont été définies, puis il les a alignées. La différence de performance réside dans le fait que seul le premier énoncé fait coïncider une juxtaposition d’unités et un schème syntaxique : « il attend + qu’elle soit revenue ». Ceci n’est plus vrai pour le second énoncé qui nécessite l’imbrication de deux unités : « les blés + que… soient rentrés » ou « ...que / les blés / soient rentrés ». Dès lors, on peut dire que l’aphasique de Wernicke peut, de façon performancielle, donner à voir des énoncés « syntaxiques » pour nous, sans que formellement il en ait le principe.

À ce titre, il est intéressant de noter les différents essais de réponses dans l’agencement des étiquettes du premier énoncé :

  • elle attend
  • qu’il attend + elle soit revenue
  • il attend de partir
  • il attend avant de partir qu’elle soit revenue

L’indifférence à placer « que » devant « il attend » ou « elle soit revenue » est témoin que le rapport de complémentarité entre le premier et le second verbe n’a pas été perçu. Sa présence n’est donc nécessitée qu’en tant que fragment, participant à la cohésion formelle de l’unité, ici, du verbe. Il ne peut s’agir de syntaxe puisqu’alors le principe aurait pu être appliqué aux énoncés présentant des contraintes d’imbrication d’une unité à l’autre.

Dès lors, on peut en conclure qu’on ne peut pas directement inférer le concept de syntaxe du seul concept d’unité et que sa définition ne découle pas d’une simple problématique quantitative. Si la syntaxe était la somme des unités il n’y aurait pas de problèmes de cet ordre chez l’aphasique de Wernicke. Or, celui-ci nous montre qu’on peut construire de l’énoncé sans pour autant faire de la syntaxe.

Il convient pourtant de faire une différence entre la juxtaposition pathologique d’unités et la parataxe du discours normal qui se manifeste aussi par une juxtaposition. Au contraire de la production de l’aphasique, la parataxe témoigne, chez le normal, d’une capacité syntaxique dans la mesure où il y a « dé-syntaxisation » volontaire et contrôlée entre deux unités textuelles ou deux groupes d’unités textuelles : ex : « il est midi, je vais au restaurant ». La parataxe constitue, en quelque sorte, l’envers d’une « médaille syntaxique » dont l’endroit aurait les figures de la coordination et de la subordination.

Chez l’aphasique de Wernicke, en revanche, ces effets de juxtaposition vont de pair avec la perte des rapports syntaxiques. Voici quelques exemples extraits de tests écrits de syntaxe :

Consigne : « le chauffeur change le pneu du camion ». Faire le même énoncé en commençant par « c’est… ? »

IM
le chauffeur change le pneu du camion c’est le chauffeur change les pneus sur le camion
le marin monte la voile du bateau C’est le marin monte la voile sur le bateau
la couturière fait un tricot de laine c’est la couturière font des tricots chauds avec de la laine

Autre exemple : il s’agit d’exercices de corrections.

I Énoncé à corrigerM Correction du malade
avec l’encre sèche la tâche avec un buvard avec un buvard sèche la tâche de l’encre
avec un devoir écrit le crayon avec le papier avec le papier écrit un devoir avec le crayon
la scie le menuisier de la planche coupe le menuisier coupe, de scie de la planche
il scie il coupe un menuisier une planche il scie coupe du menuisier de la planche
Autre correction : il scie une planche. Il coupe, une planche. Le menuisier (la ponctuation est celle du malade).

Tous ces exemples indiquent que le Wernicke possède l’analyse en unités formelles et est parfaitement capable d’engendrer de l’énoncé en enchaînant plusieurs de ces unités mais que ceci va de pair avec la méconnaissance des rapports syntaxiques qui peuvent rapporter des unités textuelles entre elles, La syntaxe n’est donc pas une complication d’unités ; il n’y a pas de lien direct entre la somme des unités et le syntagme.

B) La syntaxe nécessite le contrôle de l’identification

Si le Wernicke, qui enchaîne des unités, n’en produit pas pour autant de la syntaxe, il nous faut poser l’hypothèse qu’un déterminisme formel supplémentaire joue alors ce rôle. Lorsqu’on considère alors sous cet angle la dénomination de « le petit le noir le carré » on ne s’étonnera pas de savoir, compte tenu de ce qui précède, qu’elle est le fait d’un aphasique de Wernicke. Si l’on compare cette production avec celle du normal « le petit carré noir » il est clair que ce qui fait du second énoncé un énoncé syntaxique, c’est la factorisation du déterminant « le » qui signe le passage d’une somme d’unités permutables (le petit le noir le carré = le noir le carré le petit) a un syntagme, « le petit carré noir ». À l’inverse, si l’on revient sur l’énoncé aphasique déjà cité (reconstitution de phrases) : « les chattes bon blanc noires boivent le lait », c’est l’absence de réitération du genre et du nombre, en quoi se manifeste l’accord, qui fait de cet énoncé un énoncé aphasique.

Que le principe syntaxique se manifeste par de la factorisation (en l’occurrence de l’article) ou par de la réitération (communément appelée « accord »), dans les deux cas il se définit comme principe de redondance, c’est-à-dire comme le maintien régulier d’une identité sur la pluralité des unités. En d’autres termes, la syntaxe implique plus que la capacité de produire une pluralité d’unités, elle implique la capacité de mettre en rapport ces derniers par identification, constituant entre eux une solidarité par permanence du même. L’aphasique de Wernicke, parce qu’il est incapable de différenciation et donc de production d’identique, est incapable de contrôler la limite de ce qui est obligatoirement redondant et ce qui ne l’est pas. La syntaxe implique ainsi, chez le normal, ce à quoi les aphasiques de Wernicke n’ont plus accès : l’analyse par différenciation qui s’articule à l’analyse par segmentation et conduit à l’effacement de l’autonomie des unités dans le syntagme. L’accès à la syntaxe suppose donc d’introduire au sein de la pluralité des unités une prévisibilité formelle aussi bien par la répétition d’éléments (exemple de l’accord) que par effacement obligatoire (exemple de l’adjectivation).

Les réponses des aphasiques de Broca aux épreuves de reconstitution d’énoncés montraient que, eux non plus, ne pouvaient produire des énoncés syntaxiques bien qu’ils fussent capables d’analyser de l’identique.

Afin de mieux préciser leur démarche, nous leur avons proposé un exercice de dictée d’une série d’énoncés reliés entre eux par la permanence de tous les fragments sauf un ; l’hypothèse étant que leur capacité de différenciation leur rendrait l’épreuve plus spécifiquement accessible.

Voici les deux séries d’énoncés dictés d’un seul tenant, mais un à un à deux aphasiques de Broca et leurs réponses écrites :

IM
nous coupons du blé nous avons blé
nous coupons du foin nous avons foin
nous ramassons du foin ramasse foin
je ramasse du foin je du foin
la vache mange la mange
la fille mange la fille
le bébé mange le bébé
le bébé pleure le pleure

La cohérence de chaque série de réponses montre ici que l’on ne doit pas considérer les phrases une à une mais comme faisant partie d’un ensemble homogène, et que c’est la constitution de l’ensemble qui témoigne d’une démarche pathologique, en raison du caractère prégnant de ce qui relie les énoncés dictés. D’un énoncé à l’autre les malades repèrent la variation et la notent tandis qu’en même temps ils repèrent le même et le négligent. Dans « nous ramassons / je ramasse », la variation porte sur l’opposition « nous -ons / je » ; « je » est noté mais il y a neutralisation de « ramasse », ce qui donne : « je du foin ». Ceci témoigne du fonctionnement de la capacité de différenciation que le malade conserve et qui lui permet de distinguer le même et le différent. Mais ce n’est pas tout car les réponses des malades montrent aussi que dans son fonctionnement cette différenciation tend à gommer le même et à engendrer une économie manifeste par la non reprise du léxème lorsqu’il est identique avec la phrase précédente.

C’est ainsi que nous avons défini plus haut la syntaxe comme la capacité de produire de la redondance, soit par réitération, soit par effacement : les aphasiques de Broca démontrent, dans ces exemples, la mise à l’épreuve de cette seconde modalité. Ce qui rend les énoncés a-syntaxiques c’est que les phénomènes d’effacement ont lieu aux dépends d’un maintien de la cohésion de l’unité. Le processus d’identification s’exerce uniquement sur des identités indépendamment du fait qu’ils jouent aussi le rôle de fragment d’unité. C’est cela qui explique les performances des aphasiques de Broca dans le test qui suit :

Soit la construction à détachement (pronom + verbe), « toi, tu dors », sur le modèle de laquelle le malade doit compléter librement l’énoncé qui commence par la variable : « moi, ... », on obtient un énoncé pathologique « moi, je rouge facilement » pour « je rougis ». L’identification de « moi » à « je » est conservée, mais la capacité de solidariser « je rougis » autrement que « un-rouge », en une cohésion formelle de fragments, est absente.

Autres exemples du même fonctionnement pathologique :

  • les dames, elles coiffures
  • les peaux, elles coutures
  • le bain, elle serviette

et aussi,

  • je lève, je lave, je bonjour
  • les enfants, les manges

Il convient donc de définir la syntaxe comme un processus qui s’origine dans la capacité de différenciation mais qui s’exerce sur l’axe des unités définies par segmentation. C’est-à-dire que la syntaxe suppose la double capacité de différencier des identités et de segmenter des unités ; que manque l’une ou l’autre de ces capacités et le message devient a-syntaxique de deux façons typiquement antinomiques.

III La syntaxe : troubles spécifiques ou troubles incidents ?

Le recours à la clinique ne peut être un lieu d’arbitrage entre théories linguistiques divergentes. La clinique déconstruit les phénomènes linguistiques en autant de processus différents que de troubles sélectivement repérables. Dès lors, le langage ne peut plus, à lui seul, constituer un seul et même objet soumis à une investigation scientifique homogène, même s’il continue à être l’apanage de linguistes professionnels.

La nécessaire déconstruction du phénomène langage n’est plus le fait d’interférences de disciplines voisines (socio-, psycho- ou neuro-linguistique) ; elles est déterminée par la diversité des pathologies qui, spécifiquement ou par incidence, l’affectent. La pathologie impose alors des dissociations qui ne coïncident pas avec les disciplines universitaires.

Si l’aphasie constitue un trouble spécifique du langage, il est bien d’autres pathologies qui peuvent se manifester dans le langage (le mutisme, le bégaiement, mais au même titre que l’anorexie, peuvent devenir des symptômes névrotiques – le maniérisme du schizophrène affecte aussi bien la manière de s’exprimer que la manière de s’habiller).

La définition de l’objet scientifiquement élaboré repose alors sur l’homogénéité des principes d’autoformalisation sélectivement perdus dans tel ou tel trouble et non sur le secteur d’observation propre à une discipline donnée.

De ce point de vue, l’aphasie constitue un trouble qui affecte spécifiquement 1a grammaticalité. L’aphasique adhère à la raison induite par un test piège, faute d’une abstraction résultent de principes analytiques mutuellement contradictoires. Cette adhérence au test peut se présenter comme une performance sans compétence puisque la règle explicite du test se substitue â la formalisation implicite disparue. Le langage aphasique n’est pas un simple appauvrissement du langage normal, c’est un langage dont les processus performanciels sont disjoints de principes sous-jacents disparus.

Nous sommes, en cela, conduits à renverser les propositions de R. Jakobson qui, à notre sens, n’est parvenu qu’à décrire la performance aphasique. L’aphasique de Wernicke reste capable de sélection dans le cadre d’un test-piège qui révèle la perte (fondamentale d’une négativité structurale correspondante : la capacité de différenciation. L’aphasique de Broca reste capable de combinatoire dans le cadre d’un test-piège qui révèle la perte de la négativité structurale correspondante : la capacité de segmentation.

Cet article n’avait pas l’intention d’examiner tous les principes formels sélectivement touchés dans l’aphasie mais d’éclairer la notion de syntaxe à la lumière des performances aphasiques.

Que ce soient les aphasiques de Wernicke ou les aphasiques de Broca, les deux types de malades présentent des erreurs dans la syntaxe, mais seuls les aphasiques de Wernicke présentent un trouble de la syntaxe. Pour établir ce qui précède, il est nécessaire de remonter des énoncés aphasiques aux principes analytiques dont ils sont déduits. L’aphasique de Wernicke peut enchaîner des unités formelles définies par le lien abstrait qui relie nécessairement les parties d’un tout minimal, mais il ne peut maintenir entre elles l’identité dont la redondance, par factorisation ou par accord, aurait précisément constitué un syntagme. Les erreurs de syntaxe du Wernicke deviennent manifestes lorsque le syntagme ne coïncide pas avec l’enchaînement des unité. L’aphasique de Broca, à l’inverse, garde, sous le double aspect de l’effacement et de l’accord, le principe syntaxique, mais ce qui se trouve ainsi effacé ou accordé ne s‘analyse plus en unités formelles.


Notes

[1R. Jakobson, Essais de linguistique générale, trad.fr. N. Ruwet, Paris, Édition de minuit. 1963, p. 57.

[2Voir en particulier M.-C. Le Bot, Dénotation, théorie du signifié et aphasie, thèse de 3e cycle, 1980. Voir en outre A. Duval-Gombert, Les troubles de l’écriture et de la lecture dans les cas d’aphasie, thèse de 3e cycle, 1976 et H. Guyard, Contribution linguistique à la réalisation sur ordinateur d’un simulateur d’aphasie, thèse de 3e cycle, 1978.


Pour citer l'article

Marie-Claude Le Bot, Attie Duval, Hubert Guyard« La syntaxe à l’épreuve de l’aphasie », in Tétralogiques, N°1, Problèmes de glossologie.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article278