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Jean-Yves Urien

Marque et immanence dans la théorie du signe

Résumé / Abstract

Article révisé par l’auteur. Son contenu a fait l’objet d’un texte postérieur, « Le critère du grammatical », paru dans Jean Giot, Jean-Claude Schotte (Éds), 1999, Langage, Clinique, Épistémologie. Achever le programme saussurien, Bruxelles, DeBoeck Université. pp. 29-73.

Mots-clés
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« Les sciences ne partent pas de leurs principes : elles y vont. »
Gaston Bachelard

I L’enjeu épistémologique

Le signe linguistique n’a pas fini de faire parler de lui. La tendance est certes – en réaction contre le réductionnisme des grammairiens – à explorer plutôt (sous le nom de sociolinguistique) le mode de production de la langue, ou (sous l’influence des analystes) les stratégies discursives du désir, et nous nous réjouissons de voir dénoncé comme une fiction politique doublée d’un fantasme le concept de locuteur-auditeur idéal de naguère.

Toutefois le bénéfice serait mince s’il s’agissait de repentirs idéologiques calmés par la multiplication de cercles de compétences autour d’un noyau demeuré intact, c’est-à-dire de l’adjonction de « sciences du langage » supplémentaires à une linguistique intouchable. Selon nous, l’objet de la linguistique est, en retour, à construire autrement, après qu’on y a débusqué la cryptosociologie du sujet et de la communication, et commencé d’expliciter le jeu paradoxal et axiologique de l’autofrustration.

La capacité de signe n’est cependant pas éliminée par la catharsis contemporaine ; la conception qu’on en a ne peut qu’être rectifiée, et la linguistique laisser la place – après cette déconstruction – à une glossologie. Le sociologue et l’analyste n’étudient en effet le langage que comme un des comportements humains, entre autres, comportements régis par les principes qu’ils modélisent, car ce langage n’est qu’un lieu de manifestation de l’histoire ou du désir. L’un et l’autre sont incapables, dans leur champ explicatif, de répondre à la question : « qu’est-ce qui spécifie le langage parmi les comportements humains ? ». La tentation d’un sociocentrisme intégral, repérable par exemple chez Pierre Bourdieu lorsqu’il cherche à « passer de la compétence linguistique au capital linguistique » [1] achoppe sur l’impossibilité d’empêcher le retour du refoulé ; il y a passage possible, et non annulation : « (…) pouvoir qui suppose, évidemment, la compétence proprement linguistique ». Le sociologue – l’analyste aussi – présupposent toujours d’existence « des mots » [2] et laissent intacte la question de leur mode d’existence propre et de fonctionnement spécifique. Par ailleurs, la clinique, quand bien même elle parviendrait à rendre compte du délire psychotique ou de l’affabulation névrotique, devrait encore expliquer le mode de destruction « des mots » chez l’aphasique.

La théorie du signe reste donc une nécessité centrale, et son objet ressort mieux défini des soustractions évoquées plus haut.

La définition de son champ laisse encore entier le problème de la définition du mode de fonctionnement qui le produit. Un tel travail se heurte d’emblée à la tentation d’expliquer le signe en le rapportant à un principe extérieur à lui-même. La tentation est même double : tentation d’expliquer le signifiant par les lois naturelles de la physique ; d’expliquer le signifié par des lois primitives de l’entendement qui catégoriseraient – a priori – le réel. Dans les deux cas, il y a référence à un transcendant et incapacité de définir ce qui cause le phonème autrement que le cri, et le mot autrement que l’univers référencé : cette cause immanente que nous appellerons l’instance grammaticale.

La phonologie structurale, exploitant le concept de « valeur » chez F. de Saussure, a pourtant produit le concept fondateur de l’ordre du signe. La pertinence en effet permet de rendre compte de ce que le trait ou le phonème ne sont pas des sons, mais un ordre structural d’intelligibilité. Le phonème ne s’entend pas et ne se bruite pas : il se comprend. Les contorsions (réussies) des ingénieurs de la synthèse « de la parole » (et non du langage) confirment aujourd’hui que la machine, parce qu’elle ne réagit qu’au bruit, ne peut ni appréhender ni produire la valeur phonologique. Les « diphones » qu’elle traite n’ont aucune réalité phonologique, mais seulement acoustique [3]. La phonologie ouvre ainsi la voie à une définition immanente du signe par l’antinomie qu’elle installe entre son ordre de définition et celui de l’acoustique ; elle contribue à une définition de la grammaticalité.

Toutefois, le concept de pertinence, tel qu’il est utilisé en phonologie structurale, ne clôt le signe qu’à moitié : elle est un critère qui se fonde dans une référence extérieure au phonologique. Dire qu’un trait est « pertinent » implique qu’il soit « distinctif ou démarcatif » de quelque chose, qui est ailleurs que dans le phonologique. Or cet ailleurs peut lui aussi se transformer en transcendance. Problème schématisé ci-dessous en (i).

Le Fonctionnalisme illustre bien à notre sens cette tentation lorsqu’il parle de « pertinence communicative » [4]. Dès que « la langue » est définie comme « moyen de - » ou « instrument » [5], se dessine un finalisme où la cause du signe est renvoyée à un au-delà, en l’occurrence celui de « l’échange » : cette phonologie vaut alors ce que vaut la sociologie qui l’informe. L’alibi de la sociabilité interdit de comprendre de quelle boîte noire sort cette capacité « d’articulation » qui régit tous nos messages. Comment se fait-il alors que l’aphasique soit « désarticulé » alors que sa capacité de sociabilité reste intacte, et qu’on ne peut le confondre avec un psychotique ? Questions incontournables.

La définition même du « discret » phonologique par « un changement de sens » [6] laisse la porte ouverte vers l’au-delà faute d’une définition du « sens » qui ne fasse pas appel à « l’expérience », c’est-à-dire à la réalité extralinguistique. Cet appel au sens (qui devient vite le « bon » sens, communautaire, et qui dit vraiment ce qu’il veut dire) rejoint, par-delà les divergences affichées des écoles, le E « expression » d’où germent les arborescences [7], et surtout les « notions » prélexicales sur lesquelles nous nous arrêterons un instant. « Le point de départ du modèle (dans un sens de production) de A. Culioli est constitué par la donnée de ʽrelations primitives’. Il s’agit de relations ordonnées entre des ʽnotions’ auxquelles se trouvent associés des ensembles de propriétés physico-culturelles (ex : discret/dense/compact ; unique/multiple…) ; les notions sont des êtres plus abstraits que les unités lexicales (…) » [8]. Au départ seraient les « notions » : d’où leur vient leur « abstraction » ? Car il s’avère que le linguiste ne peut les faire exister qu’en les disant, ainsi /discret/ aussi bien qu’/être canard/ [9]. La notion est toujours à l’arrivée des mots, car produite par des mots. Comment, sans postulat d’idéalisme, s’affranchir de l’ombre des mots ? Comment éviter, en posant a priori du modèle un catalogue de notions, de produire ce que l’on se défend de produire [10] : une « sémantique générale » ? Si l’on ajoute que les mots sont dans l’histoire, qu’est-ce qui garantit que la « notion » /être canard/, qui serait primitive, avant « la manifestation linguistique ʽya’ » n’est pas la projection d’un univers d’idées occidentales sur le chinois ? Peut-on décréter que l’on est sorti de l’histoire et de la division sociale ? Que la réalité existe indépendamment de notre connaissance, oui : nous l’éprouvons à la résistance qu’elle oppose à toutes nos tentatives pour la comprendre, à toutes les notions que nous produisons historiquement par des formulations verbales et des expérimentations outillées. Ne voyant rien sans nos lunettes, il s’agit pour nous, plutôt que d’oublier leur existence, de savoir de quoi elles sont faites [11].

L’immanence, a contrario, est donc liée à une clôture du signe « par les deux bouts ». Nous dirons donc que la pertinence garantit le caractère structural du signifiant [12] par référence, non à du sens, mais à du signifié [13], second volet du diptyque grammatical. Une telle proposition implique que la capacité de signifié trouve aussi son critère de définition au sein du signe, par une inversion qui constitue entre les deux faces une réciprocité de définition. Les frontières sémiologiques ne sont déterminables, dans leur ordre, que par des marques, repérables dans des séquences de phonèmes, selon un critère analogue quoiqu’inverse de la pertinence : la dénotation [14].

(ii)

À chaque fois la preuve de la discontinuité structurale sur une face du signe est à rechercher dans une référence à l’autre face. Phonologie et sémiologie se posent réciproquement, et le signe est à lui-même son propre principe de fonctionnement ; son ordre de « compétence » (tout comme son trouble : l’aphasie) est spécifique. À cette condition se trouve fondée une glossologie, ou théorie du signe, qui pose en objet d’explication, donc en objet construit, ce que psychologues et sociologues présupposent et renvoient hors de leur champ.

L’image de la « clôture » n’est d’ailleurs vraie que démonstrativement, pour conceptualiser la spécificité du signe au sein du langage, dans une démarche de définition. Car le fonctionnement du signe ne saurait être réduit à une délimitation topologique. La figure géométrique fait ici en partie écran, même si elle permet de concevoir l’immanence de la définition du signe. Le fait est qu’on ne pense qu’au travers des formules et des formalisations.

Il est donc nécessaire de préciser, brièvement et en renvoyant à Du Vouloir Dire, t.1, Le Signe, conclusion p. 127-128, que le rapport du grammatical à son extérieur est dialectique. L’immanence du signe est donc un pôle contradictoire de la réalité extralinguistique ; plutôt que topologiquement close, la grammaticalité est endocentrique. En conséquence, le dépassement de la contradiction, ou Rhétorique, est exocentrique et produit dans le message à la fois l’effet de son qu’est 1a prononciation et l’effet de sens qu’est la sémantisation.

(iii)

II Le problème

De même que, par le critère de pertinence, le grammairien mène une analyse phonologique en recherchant de la fonction [15], de même nous mènerons une analyse sémiologique, par le critère de dénotation, en recherchant de la marque. Le but de cet article est précisément de définir ce concept de telle sorte qu’il ne puisse réintroduire dans la démarche structurale un positivisme contradictoire.

Il est notoire que les rapports sémiologiques ne peuvent mécaniquement s’induire de ce « bruit » que fait le langage qui est, par ailleurs, phonologiquement analysable comme enchaînement de phonèmes et faisceau de traits, de ce « bruit » que nous appellerons ici matériau et qui constitue le support sensible du critère sémiologique de dénotation. Il y a deux raisons à cela.

La première tient au mode de rapport des deux faces du signe entre elles. Il y a bien immanence et réciprocité du critère de détermination des frontières grammaticales en ce que les deux faces du signe se conditionnent mutuellement. La pertinence suppose qu’existe du signifié ; la dénotation suppose qu’existe du signifiant. Mais la pertinence ne nous apprend rien sur ce qu’est l’organisation de la face signifiée, sinon qu’elle est signifiée, c’est-à-dire grammaticalisée. Inversement, et c’est cela qui nous importe ici, la dénotation ne nous apprend rien de ce qu’est l’organisation de la face signifiante, sinon qu’elle est signifiante, comme autre versant de la grammaticalité. La relation entre les deux faces du signe n’est pas « bijective » [16].

La seconde tient au principe structural du signe. La marque n’est pas le matériau, c’est-à-dire la séquence de phonèmes considérée en elle-même, mais de la variation de matériau, de la différence entre séquences, qui atteste le franchissement d’une frontière sémiologique, quelle que soit la modalité de cette frontière structurale : valeur lexicale, textuelle, paradigmatique ou syntaxique, qui sont les diverses composantes d’une même capacité de grammaticalité.

Toute la difficulté de l’analyse, et conjointement tout le problème de la définition même de la forme structurale, tient à ce que l’on ne peut faire correspondre à toute variation entre séquences une frontière sémiologique et à toute invariance d’une séquence une absence de frontière en d’autres termes, l’allomorphisme et l’homophonie sont au cœur du fonctionnement de la marque. Le rapport de la structure à son critère est donc complexe, et c’est ce mode de fonctionnement, le « critère formel », qui demande une clarification.

La solution nous semble trop vite trouvée dans une opération de « tri » qui rejetterait dans une « morphologie » « les variations du signifiant qui ne correspondent pas à une différence dans le signifié » [17], car il faut expliquer plus profondément comment une sémiologie fonctionne toujours « morphologiquement », comment la valeur est produite dans et par – plutôt que malgré – de la morphologie, comment de la structure sémiologique s’atteste matériellement.

Le seul contour du mot « phonologie » nous entraîne ici à faire allusion à la problématique – complètement étrangère à la nôtre – des générativistes, et à leur composante « phonologique » ou « morphophonologique ». La forme inhérente à la capacité de signe y disparaît sous la formalisation ingénieuse inventée par le descripteur. Le générativiste pratique, avec une industrie certes séduisante, une technique de réécriture de l’empirie [18], qui en cela nie le processus de signification à l’œuvre en phonologie : il lui faut en effet réifier le trait ou le phonème [19] pour l’intégrer ensuite dans la construction continue qui descend du Grand Nœud. Aucune commune mesure – sur ce point – ni entre les buts (générer ≠ rapporter à des principes immanents de fonctionnement) ni entre les moyens (formaliser ≠ définir).

L’examen qui va suivre du fonctionnement de la dénotation, c’est-à-dire du mode d’existence marquée de la structure sémiologique, se divisera en deux parties, car la complexité du rapport entre la valeur structurale et sa marque s’éprouve à deux niveaux. D’une part dans la non-coïncidence entre composantes du signifié et modes de matérialisation ; d’autre part dans la non-coïncidence entre la définition même de l’élément de signifié et celle de sa matérialisation. Un changement d’échelle sépare les deux aspects considérés : dans le premier on considère la capacité dans son ensemble (tel le lexique ou la syntaxe) ; dans l’autre l’élément structural (tel le sème). Nous contrasterons l’application au français que le lecteur partage avec nous par le breton pour montrer, par un pas de côté (virtuellement renouvelable à l’infini), que la grammaire n’est pas propriété de la langue, mais du langage. La glossologie sera « u-topique » ou ne sera pas.

III La non-coïncidence entre les composantes du signifié et les modes de matérialisation

Le déterminisme grammatical s’exerce selon la double capacité de différenciation et de segmentation. À notre insu se structure sémiologiquement le message, différenciable en sèmes et segmentable en mots – lesquels sont des programmes où se solidarisent des fragments repérés (pré/in/suf-fixes). De la coprésence de ces deux cadres structuraux résulte la capacité de catégorisation, c’est-à-dire de diversification de l’unité en rapports paradigmatiques, et la capacité d’ordination, c’est-à-dire d’identification de la pluralité en rapports syntaxiques. Cette modélisation, brièvement résumée, en quatre composantes, du processus de grammaticalité en sémiologie ne se confond pas avec la modélisation possible des modalités matérielles de production d’information.

Ces dernières sont trois, que nous définirons à travers l’évocation du tiercé. Y jouer suppose que l’on perfore trois trous, ce qui le distingue du doublé ou du quarté. Cette information est donc matérialisée par une variation quantitative. Il faut aussi choisir dans un ensemble de chevaux en course en cela l’information repose sur une variation qualitative. Il reste enfin à opter pour une certaine disposition de ces éléments. Cette dernière modalité présuppose à la fois une pluralité et une diversité ; son économie manifeste (rien de plus et rien d’autre) est installée « sur le dos des autres ».

Revenons maintenant à la marque des frontières sémiologiques. Si le critère de dénotation implique qu’une valeur sémiologique est attestée par une variation matérielle, il n’en découle pas que telle composante sémiologique (la segmentation plutôt que la différenciation par exemple) est marquée par telle modalité matérielle (disposition plutôt que variation qualitative). De là un complexe de cas de figure qu’il faut démêler.

A Montrons tout d’abord qu’une modalité de matérialisation peut marquer des frontières sémiologiques relevant de composantes diverses.

l — La disposition peut ainsi garantir une paire minimale oppositionnelle, dans Nous lisons / Lisons-nous ? où l’assertion s’oppose à l’interrogation. Ailleurs, la disposition marque une frontière syntaxique : grammaticalement La souris mange le chat lorsque celui-ci est derrière le verbe et celle-là devant. L’ordre manifeste des mots y marque la frontière de deux schèmes, l’un La souris-LE mange, et l’autre ELLE mange-le chat, c’est-à-dire (N1-V) et (V- N2), et leur articulation. Tout ceci est bien connu.

Ce qui l’est moins c’est que la disposition peut parfois matérialiser une frontière textuelle (frontière entre deux mots) lorsque, par le processus d’auxiliation, le mot à disposition libre par rapport à son contexte se fixe en devenant ainsi un fragment interne d’un autre mot.

Considérons en français les énoncés suivants :

1 - Lui, il arrive toujours en retard. Il arrive toujours en retard, lui. et

2 - On lui transmettra son courrier.

En 1- Lui est un mot pronominal, segmentable par rapport au mot verbal auquel il coréfère. Sa disposition est libre. En 2- Lui est un fragment du mot verbal, à disposition fixe, réglée dans le paradigme verbal : on le lui transmettra Transmettez-le-lui. (Que ce fragment participe, par ailleurs, à des schèmes syntaxiques, par effacement en particulier, est un problème indépendant de celui-ci). La liberté ou la fixité de la disposition de LUI renseigne (avec la différence de distribution) sur son statut textuel, de fragment non autonome, ou de mot autonome.

De même, en breton, le matériau anezho peut apparaître dans deux dispositions différentes par rapport à son contexte, l’une fixe, l’autre libre. Lorsqu’il est obligatoirement placé derrière la base verbale, sans pouvoir être préposé à celle-ci, il est alors morphème verbal, fragment insegmentable du mot verbal : Ne lennin ket anezho, « Je ne LES lirai pas » → *Anezho ne lennin ket. Alors qu’un syntagme (N-V) permettrait indifféremment les deux dispositions : Ne lennin ket e levr = E levr ne lennin ket, « Je ne lirai pas son livre ». Notons de plus que a-(nezho) n’a ici aucune valeur de « préposition », car il n’est ni supprimable ni variable. Au contraire, dans le second cas de figure où sa disposition est libre par rapport à une base verbale, alors il n’est pas fragment du verbe : il est mot pronominal lié syntaxiquement par sa préposition a- (qui entre alors dans un cadre de substitution) à un tiers mot nominal du contexte. Il peut en particulier être initial, comme dans l’exemple suivant : (Tud marteze a oa chomet enni ur pennad.) ANEZHO ne welemp roud ebet. « (Des gens peut-être y étaient demeurés un moment »). D’EUX nous ne voyions aucune trace. » Mais il peut être aussi final : Ne welemp roud ebet ANEZHO. « Nous ne voyions aucune trace D’EUX ».

2 — La variation quantitative, la suffixation par exemple, peut marquer aussi bien :

  • Une opposition lexicale : Chante / Chant-ons. (La capacité de lexique incluant aussi bien les morphèmes que les lexèmes).
  • L’absence d’un contraste textuel : Dialecte / Dialect-o-logie. Le -o- marque, ici, la non-terminaison du mot, qui ne peut se terminer là, mais seulement plus loin. Cet infixe renseigne sur la segmentabilité du message.
  • En syntaxe aussi, la présence supplémentaire peut marquer la non-autonomie d’un mot par rapport à un autre. Le -ant du prétendu « participe présent » contribue à marquer le rapport syntaxique qu’il constitue avec un autre mot, nominal ou verbal, qui le précède : La Liberté guidant le Peuple, Je l’imaginais quittant la salle. Tandis qu’à l’inverse « l’effacement » illustre la variation quantitative d’un non-syntagme, message formé de mots « détachés » [20], et d’un syntagme : Les étudiants, ils la trouveront, la solution et Les étudiants - Ø-Ø-trouveront la solution.

3 — Considérons enfin ce qu’on appelle « le taxinomisme ». Cette conception réductrice de la grammaticalité peut selon nous se comprendre comme le privilège accordé à la variation qualitative, constituée comme critère explicatif de la totalité de la grammaticalité. C’est net chez de Saussure (« Dans la langue, il n’y a que des différences »). Et ce n’est pas un hasard non plus si la phonologie structurale parle habituellement de « traits pertinents » (et en anglais de « distinctive features ») et non de phonèmes pertinents : la pertinence distinctive est privilégiée par rapport à la pertinence segmentale. La perspective s’étend aussi à la syntaxe, lorsque l’on fonde sur la variation qualitative de morphèmes l’existence des syntagmes, confondant ainsi mode de matérialisation et composante du signifié. Ainsi, partant de ce que des « conjonctions » se « substituent » matériellement les unes aux autres, on constitue sur la base de ces variations qualitatives une morphologie hypertrophiée, totalisante, qui empêche toute analyse syntaxique spécifique, ou du moins fait apparaître celle-ci comme l’appendice d’une classification. Fonder les types de subordination complétive et les circonstancielles, en français, sur les conjonctions « que, quand, etc. », fonder la complémentation sur les variations des cas, c’est réduire la syntaxe à être une retombée d’une catégorisation paradigmatique, déterminée préalablement sur la foi d’une variation qualitative. L’une des meilleures grammaires traditionnelles du breton s’appelle A historical morphology and syntax of Breton (Roparz Hemon, Dublin, 1975). La morphologie comprend 315 pages ; la syntaxe, 4 pages. Et pour cause : toute la syntaxe de la complémentation est déjà incluse dans la paradigmatique des prépositions et des conjonctions présentées comme des mots ! Le cas limite de cette démarche nous semble être, pourtant, non la grammaire traditionnelle, mais plutôt le distributionnalisme empirique de Maurice Gross dans Méthodes en syntaxe [21], où la multiplication des classements en tables est l’alibi pour ne jamais fonder théoriquement les schémas syntaxiques constitués en entrées. D’où la conclusion épistémologiquement exemplaire de l’approche empiriste que chaque verbe examiné entre dans un ensemble particulier de liaisons syntaxiques. Au bout de cette formalisation, on a retrouvé ce que l’on avait mis au départ : du lexique.

Les médecins ont bien compris que le lieu du symptôme n’était pas toujours le lieu du trouble. Analogiquement le mode de matérialisation ne coïncide pas avec le mode de valeur sémiologique ; la Variation qualitative peut marquer diverses valeurs sémiologiques, non seulement une frontière lexicale, mais aussi un rapport syntaxique, sans qu’on puisse réduire celui-ci à la retombée d’un paradigme préexistant.

B À l’inverse, telle composante sémiologique peut être marquée diversement. Le schème syntaxique de subordination appelé l’incise repose en français soit sur une variation de disposition, « l’inversion » : Il habite, savez-vous, dans un wagon, soit sur une variation quantitative, l’addition d’un le anaphorique : Il habite, vous le savez, dans un wagon. Les schèmes corrélatifs présentent de semblables alternatives : Le problème n’est pas réglé qu’un nouveau litige surgit. Le problème est-il réglé qu’un nouveau litige surgit [22]. La subordination corrélative exige que le verbe initial soit marqué comme non autonome ; cela peut être par l’inversion ou par ne… pas, pure marque syntaxique. La syntaxe exploite donc, à des degrés divers et selon diverses articulations, toutes les modalités de matérialisation. La capacité taxinomique elle-même n’utilise pas seulement la variation qualitative (cheval ≠ jument), mais encore quantitative (âne ≠ ânesse) pour démultiplier la différence lexicale.

Il apparaît donc que toute valeur sémiologique implique le critère de dénotation, et l’existence d’une marque, mais n’implique pas qu’à telle composante structurale du signifié corresponde telle ou telle matérialisation de cette marque.

IV La non-coïncidence entre la définition de l’élément sémiologique et de celle de sa matérialisation

A Systématique des figures de la non-coïncidence.

Changeons d’échelle pour considérer non plus les principes, différentiel et segmental, de fonctionnement du signifié, mais la définition des éléments de signifié qui en résultent, en particulier les identités oppositionnelles appelées dans notre cadre théorique « sèmes », et les unités segmentales minimales appelées « mots ». Leur repérage matériel ne se fait ni de manière simple ni de manière directe, auquel cas toute différenciation sémiologique se marquerait par une variation matérielle, et une seule, tandis que toute segmentation sémiologique se matérialiserait par un « tronçon » matériel et un seul. Aussi ne suffit-il pas de découper en morceaux une suite de phonèmes pour rendre compte du processus sémiologique de segmentation. Nous tenterons de rendre compte systématiquement de cette problématique, pour dépasser l’approche forcément « élémentaire » des manuels, où l’on juxtapose généralement les concepts face à chaque problème particulier de description à résoudre, et nous nous garderons surtout d’éluder le problème de fond comme le fait, à notre sens, la morphophonologie générative pour qui la production de règles de correspondances, pragmatisme uniquement soucieux d’une formalisation adéquate, tient lieu d’explication.

Le problème surgit lorsque le linguiste est confronté à une REDONDANCE manifeste, qui, si elle est qualitative, est appelée allomorphisme (cf. John Lyons, Linguistique générale, 5-3-5), et, si elle est quantitative, est appelée discontinuité (cf. H-A Gleason, Introduction à la linguistique, 6-16). La non-coïncidence est beaucoup plus problématique lorsqu’elle joue dans l’autre sens, lorsque se manifeste une apparente LACUNE matérielle qui rend hypothétique la valeur sémiologique, puisqu’en l’occurrence c’est le critère formel qui est en jeu. Ce n’est pas tant d’ailleurs l’absence significative qui fait problème – sauf pour qui positive la forme – que l’imbrication (appelée « amalgame » par André Martinet dans Éléments, 4-2 et 4-14), qui est une lacune quantitative, et que surtout l’homophonie, lacune qualitative (cf. Bernard Pottier, Linguistique générale, §92). L’ensemble peut être représenté par le tableau suivant, avant que chaque mode de non-coïncidence soit développé :

1 - Des matériaux variables peuvent n’être la marque d’une valeur sémiologique que par leur opposition globale, par collection des variables, à un autre matériau. Telle est la première manifestation de redondance matérielle appelée généralement ALLOMORPHISME. Encore existe-t-il deux catégories d’allomorphes.

Tout d’abord des matériaux variés, ou allomorphes, marquent une même valeur sémiologique lorsque leur commutation n’est pas distinctive de signifié parce que la présence de l’un plutôt que des autres est impérativement déterminée par le choix, libre celui-là, d’un autre sème (ou d’autres sèmes) dans une autre classe sémique du même mot. C’est l’exemple classique des « groupes » verbaux, des classes de déclinaisons, etc. Ainsi l’opposition de nombre en breton (sg/pl) : Penn, pennoù (*penned) ; pesk, pesked (*peskoù) ; barner, barnerien (*barnered) etc. Un(e) / des tête(s), poisson(s), juge(s). À tel lexème correspond telle variante, tel allomorphe du pluriel. Mais tous les allomorphes marquent collectivement ce même pluriel, par rapport à leur absence qui marquerait le singulier. La marque de l’opposition sémiologique n’est pas dans la diversité des variantes, mais dans la constance du rapport (Ø ≠ suffixe) quel que soit l’allomorphe.

Il existe un autre aspect de l’allomorphisme : une variation matérielle peut n’être pas distinctive de signifié parce qu’elle résulte du syncrétisme de distinctions de langue [23]. C’est le cas par exemple des doublets du genre « je m’assois, je m’assieds ». Cette équivalence sémiologique peut être définie dans le cadre de la grammaire comme absence de différence formelle, comme une fausse frontière, abstraction faite du statut ou de l’origine sociolinguistiquement distincts de chacun des matériaux. Ce type d’allomorphisme est l’aspect grammatical de l’interférence des langues. Un bretonnant lettré, pour « je sais parler breton » dira Komz a ran brezhoneq à un cornouaillais, et Kaozeal a ran brezhoneg à un léonard. Pour lui, lettré, locuteur d’une « koinè », il n’y a qu’une valeur lexicale, et deux « registres » allomorphiques en fonction de l’interlocuteur, lequel n’est jamais idéal, mais toujours sociolinguistiquement défini. La forme grammaticale, en tant que processus différenciateur, ne joue pas en l’occurrence alors que joue la forme sociale. La variation matérielle est ici « marque » non du point de vue du signe linguistique, mais du point de vue de la division sociale. Il y a ainsi des locuteurs pour qui godasses et chaussures sont lexicalement identifiés mais sociolinguistiquement différenciés, en distribution sociale complémentaire, en fonction des types d’interlocution en quoi consiste la pratique sociale qu’est le dialogue. C’est ainsi que s’explique, en partie, le jeu des consonnes et voyelles « latentes » en français : /sykrɑ̃pudr, sykɑ̃pud ; prɑ̃dr, prɑ̃d/ etc. [24]. Cet allomorphisme n’est qu’une « illusion » glossologique due au polyglottisme permanent qu’est une pratique sociolinguistique. Il est du coup le plus difficile à faire comprendre au descripteur positiviste qui croirait à « des états de langue », voire aux « langues », et grammaticalement à des entités de vocabulaire, alors que sont perpétuellement en interaction des processus, de différenciation lexicale d’une part, et de positionnement social d’autre part.

2 - La redondance matérielle existe aussi d’un point de vue quantitatif. Tout fragment matériellement isolable n’est pas obligatoirement marque, à lui seul, d’une valeur sémiologique définie, car une telle valeur peut être marquée par une pluralité de fragments matériellement disjoints, par MARQUAGE DISCONTINU, lorsque la présence de l’un des fragments implique la présence de l’autre à l’intérieur du même mot. Ainsi la négation, en breton comme en français : « Neuze e komprenan, dans ce cas je comprends ; Neuze ne gomprenan ket, dans ce cas je ne comprends pas ». Ici des matériaux fragmentaires, disjoints, ne sont marque d’une frontière sémiologique que par leur opposition conjointe, par fusion des fragments, à un autre matériau. Que cette redondance, et sa réduction, soit sociolinguistiquement un enjeu social, et soit discriminant dans la langue en devenir, est une autre affaire.

C’est aussi de cette manière qu’il faut comprendre la redondance partielle que présente à l’intérieur du mot la préposition, initiale du mot, et le cas, finale du mot, dans les langues à cas : Mit mir, *mit mich ; ohne mich, *ohne mir (avec/sans moi). Produire le mot allemand implique que si l’on produit telle préposition, on produise du même coup le (parfois les) cas ; inversement le cas programme en partie la préposition en ce qu’elle en exclut un certain nombre. Ce marquage discontinu n’épuise pas la question du cas puisque certaines prépositions admettent plusieurs cas qui font valeur entre eux. Il en va de même en français pour la liaison conjonction / terminaison spécifique de subjonctif dans le mot verbal. Cette modalité de rection, lorsqu’elle est interne au mot – dont d’ailleurs elle contribue à assurer la cohésion – est aussi un exemple de marquage discontinu.

3 - Abordons maintenant les cas où la matérialisation paraît lacunaire. Tout segment supprimable ou que l’on peut disjoindre n’est pas pour autant marque d’une seule valeur. Une pluralité de valeurs peut se télescoper en lui. Nous disons, en raisonnant sur l’analyse lexicale, qu’un matériau unique marque par IMBRICATION plusieurs valeurs lexicales lorsqu’il entre dans une pluralité de classes d’oppositions sémiques distinctes (c’est-à-dire obligatoirement présentes ensemble, sans choix possible entre elles dans le cadre du mot), qu’elles soient par ailleurs marquées par une pluralité de fragments matériels ou non. Ainsi :

— Son cas. = morphème personnel ≠ le, impersonnel + 3e personne ≠ mon + singulier du personnel ≠ leur + singulier du lexème ≠ ses + masculin ≠ sa avec une autre classe de lexèmes.

— I giveI gave. L’alternance vocalique marque en elle-même l’opposition « présent/prétérit » et contribue en même temps à marquer le lexème give par rapport aux autres lexèmes.

— Les mutations dans les langues celtiques représentent un exemple généralisé d’imbrication entre valeur morphématique et valeur lexématique [25].

Considérons les alternances consonantiques suivantes :

/ ka:r, ta:t, pεn /, Karr, Tad, Penn. « Car, father, head ». Lexèmes.

/ e ’ga:r, e ’da:t, e ’bεn /, E garr, e dad, e benn. « His car, his father, his head ».

/ e ’xa:r, e ’zat, e ’fεn /, He c’harr, he zad, he fenn. « Her car, her father, her head ».

On y éprouve que l’initiale consonantique du « radical » participe à la fois, dans des réseaux d’oppositions distincts, à la définition du lexème et à celle du morphème de genre au sein de l’article personnel. Dans tous ces exemples, l’imbrication est définie dans le cadre d’un mot.

Elle existe aussi au sein du rapport syntaxique, lorsqu’un même matériau entre à la fois dans une pluralité de rapports syntaxiques. Le pronom relatif du français fournit un exemple très clair de ce type d’imbrication, communément appelé « cumul ». Ainsi dont-V imbrique que-V, qui contribue à marquer le rapport de subordination que constituent le verbe et le nom qui le précède, et dont-V proprement dit (c’est-à-dire en tant qu’il est différent de qui et de que) qui contribue à marquer la « relation » (au sens d’« anaphore ») indirecte entre le nom antécédent et un 3e mot lié lui-même au verbe (N1 + dont-V2 + M3), que (M3) soit verbal : Les sauterelles DONT nous craignons qu’ELLES prolifèrent, ou qu’il soit nominal : Les sauterelles DONT nous craignons LA prolifération.

Ici encore nous faisons abstraction de ce que ce type d’imbrication se trouve être le lieu d’une idiomatisation, le « décumul » du relatif, discriminant social de ceux qui maîtrisent ce reste de déclinaison casuelle, et de ceux qui signifient séparément la subordination et la « relation » : Mon voisin, QUE tu sais bien qu’IL est allé en Espagne l’été dernier, eh bien... Ce décumul est d’autant plus prévisible en milieu bilingue français/breton que s’exerce la pression interférente d’une structure celtique qui établit la relation par une particule invariable marque pure de l’anaphore (a + mutation sonore), et non par une conjonction : Yun a zivere ar gwad diouzh e zorn. Mot à mot : Jean - (part-) coulait - le sang - de sa main = Jean avait la main en sang. Par interférence : Jean que le sang coulait de sa main !

4 - Enfin, un matériau identique marque, par HOMOPHONIE, une diversité de valeurs lorsqu’il entre dans une diversité de classes lexicales exclusives les unes des autres, c’est-à-dire non commutables dans le cadre du même mot (nous raisonnerons sur le cas lexical pour faciliter la situation du concept par rapport aux idées en cours, mais il existe aussi de l’homophonie paradigmatique (smoke = N/V ?) ou syntaxique). Ainsi défini, le concept d’homophonie est beaucoup plus restrictif que le terme traditionnel, et, particulièrement, distinct de la conception sémantique que s’en fait la tradition ainsi que certains linguistes contemporains. Bernard Pottier [26] par exemple situe clairement l’homophonie au terme d’un processus de différenciation de « sémèmes » passant par la polysémie. (En substance : Monosémie = un sens, donc « un signe » ; Polysémie = domaine transitoire parce que les sens ont quelque chose en commun ; Homonymie = passage à « deux signes » lorsque les divers sens n’ont plus rien en commun). Pour nous, qui concevons le signe comme le lieu d’une dialectique, le signe en tant qu’il est grammatical ne peut qu’être polysémique, puisqu’il met en jeu non des entités, mais des valeurs, puisqu’il est la phase d’évidement formel du sens dans le langage (est grammatical ce qui ne fait pas sens dans le dire) ; mais, en tant qu’il est rhétorique, il tend à la monosémie, c’est-à-dire à l’adéquation des mots et de l’expérience. Polysémie et monosémie sont à concevoir comme des pôles antinomiques non réifiables : elles ne s’observent pas ; elles s’éprouvent dans tout message et dans tout mot, quel qu’il soit. Ceci dit, l’homophonie est un tout autre problème, qui tient à ce que certaines frontières sémiologiques ne sont pas directement attestées par une variation matérielle. S’il y a homophonie dans cet exemple familier aux potaches d’antan : Je suis un âne, asinus sum, asinum sequor, c’est parce que suis ne marque rien par lui-même, mais seulement dans sa variation d’une part avec sommes, d’autre part avec suivons. Et s’il est possible de dire Nous, nous nous en allons, c’est que chaque nous se distribue matériellement de manières diverses par rapport à Lui, il s’en va. Cela n’est pas seulement vrai des morphèmes : la définition du lexème /vɛr/ implique l’ensemble du radical nu et de sa variante de dérivation /vɛr-vɛrdyr/ ; /vɛr-vɛrsifje :/ ; /vɛr-vɛrri/ ; /vɛr-vɛrmin/. Il n’y a homophonie, c’est-à-dire diversité de valeurs sémiologiques, que si la matérialisation identique est la « neutralisation » à un cas particulier d’un paradigme (au sens glossologique du terme, à savoir dans le cadre d’un mot) d’une différence matérielle qui par ailleurs marque cette frontière, et ceci en totale indépendance et du degré d’écart sémantique des sens que peuvent prendre les différentes valeurs, et de la fréquence d’occurrence de l’homophone et de l’hétérophone.

Qu’il soit clair qu’il ne s’agit pas ici d’éliminer les ambiguïtés dans le message, lesquelles tiennent à la propriété définitoire du signe, mais de repérer les cas où le marquage est indirect, où la formalisation inhérente à la grammaticalité met en facteur commun un matériau pour faire valeur de manières différentes. Pour le reste, la polysémie est constitutive du Signe linguistique. Le linguiste ne gagne rien à nier la propriété qui spécifie son objet, à le « conjurer » en se construisant, normativement, un objet « idéal » par une formalisation extérieure, si ingénieusement qu’elle soit, même si l’alibi est de parvenir à programmer un robot de « langage ». Il ne nous gêne aucunement que l’on puisse opérer une reconversion comme une appendicite. Le langage n’existe qu’à cette seule condition.

5 - Passons de la lacune matérielle par invariance qualitative, qu’illustraient l’homophonie et l’imbrication, à la lacune quantitative qu’est l’introduction du zéro, l’absence matérielle, dans le marquage du rapport sémiologique. La terminologie d’ABSENCE SIGNIFICATIVE employée alors mérite d’être glosée. Il s’agit bien d’une présence sémiologique, qui se réalise par du silence, à savoir de l’absence de matériau. Le silence n’est alors significatif que par opposition à un matériau, leur rapport faisant marque, attestant par exemple une classe sémique, dans le cadre du mot : petit ≠ petite ; partons ≠ nous partons ; le toit ≠ sur le toit. À cette exploitation lexicale du zéro correspond une exploitation syntaxique : la factorisation. Ainsi la relation nominale en breton : An nor + Ar c’hastell + Ar verc’h + Ar roue > Dor kastell merc’h Ar roue. « La porte du château de la fille du roi  ». Le rapport syntaxique repose sur l’absence significative de tous les articles des constituants, sauf du dernier. Leur présence implique la non relation syntaxique, ou un autre modèle, non relatif, de syntagme ; on opposera ainsi : Prenestr an iliz, « La fenêtre de l’église  » à Ur prenestr eus an iliz, « Une fenêtre de l’église ». Absence significative et factorisation utilisent le même principe de marquage, le moins explicite qui soit. À noter que l’absence significative est à distinguer absolument du « sous-entendu » ou de toute paraphrase implicite. Si je dis : Regarde donc le chat ! et non Regarde donc le chat noir ! il n’est pas exclu qu’il soit noir. J’ai simplement jugé, conjoncturellement, mon message adéquat. Par contre si je dis Ø-Venez ! j’exclus l’indicatif. Le silence est ici grammaticalement défini dans un réseau d’oppositions contraignant.

6 - La lacune matérielle culmine dans la disposition, où rien de sémiologique ne s’observe, mais où tout s’éprouve. Non seulement telle séquence n’est rien d’elle-même sans son rapport à l’impossibilité ou à la possibilité de telle autre, mais l’inversion peut encore être aussi bien grammaticalement libre (d’être exploitée rhétoriquement) que marque grammaticale. L’analyse doit alors articuler la disposition à d’autres indices matériels pour appréhender quelle est la marque de l’élément ou du rapport recherché.

Ceci nous introduit à l’idée, que nous allons développer maintenant, que la marque procède abstraitement d’une synthèse.

B Lacune et redondance : l’équilibrage de la marque

Après cette systématique du décalage entre la définition de la valeur sémiologique et celle de son support matériel, fragmentaire et variable, il s’agit d’expliquer comment la forme grammaticale s’accommode d’une pareille complexité. Nous ferons apparaître d’abord qu’un reste de positivisme est à la source des concepts de « lacune » ou d’« ambiguïté » dans la matérialisation, et que surtout il est nécessaire de faire un effort d’abstraction pour concevoir comment la forme se soutient de l’articulation entre elles des différentes inadéquations apparentes, qui se compensent les unes les autres.

1 — Reprenons le cas de l’absence significative. Si l’on admet que ni le bruit ni le silence en eux-mêmes ne sont informatifs, mais seulement leur rapport, rendant le bruit exclusif du silence et le silence exclusif du bruit, alors il y a lieu de faire reposer l’absence significative sur de la variation quantitative, appelée parfois juxtaposition ou agglutination.

Reprenons le commode exemple turc, ou tel exemple breton :

  • ev-Ø—Ø-Ø « la maison »- komz-Ø-Ø « parle »
  • ev-ler-Ø-Ø « les maisons »- komz-Ø-it « parlez »
  • ev-ler-i-Ø « leurs maisons »- komz-a-r-it « vous parlez »
  • ev-ler-i-m « mes maisons » [27](a = particule de liaison ; r = aux. indicatif assertif).

Tous ces mots ont « la même longueur » abstraite : celle de leur programme formel. En effet, le fragment -ler- n’indique pas en soi le pluriel, et le silence le singulier ; c’est leur rapport qui marque la valeur de nombre. En conséquence -ler- n’est pas un morphème : c’est la différence constante -ler- ≠ -Ø- qui est morphématique, et témoigne de la capacité de lexique. Si l’on ne retient que la matérialité de -ev-, -ler-, ou -i-, alors on parlera « d’agglutination », ce qui est du positivisme patent (sauf à n’en faire qu’une commodité de formulation). Structuralement il y a aussi contradiction dans les termes à parler, comme on le fait parfois, de « forme non-marquée ». Komz- est aussi « long » formellement et aussi marqué que Komz a rit ou que Dre ma n’o doa ket komzet « parce qu’ils n’avaient pas parlé  » ; « Donne » est aussi marqué que « Je ne le lui ai pas donné  » puisque tous les fragments y sont solidaires, que tout message est rapporté à un « mètre » de référence, ce minimal d’autonomie que nous appelons mot. Même si matériellement il y a moins, il y a structuralement le compte. L’agglutination est inséparable du « zéro », qui est au cœur de toute grammaire, y compris des flexions dès lors qu’il y a des « cas-zéro » tels que l’impératif, le vocatif ou l’infinitif. La marque est dans le rapport du silence au bruit, et non dans l’un ou dans l’autre.

2 — Outre qu’il est nécessaire de toujours réfléchir en termes de structure et non en termes d’entités, il convient maintenant de tenir compte du cumul des modes de matérialisation. Une partie des cas d’imbrication n’apparaît comme lacunaire que par une « illusion d’optique », Nous dans Nous venons n’apparaît amalgamer la personne et le mode que parce que celle-là est marquée par variation qualitative : NousVous et celui-ci par variation quantitative : Nous ≠ Ø dite absence significative. Là encore il s’agit non plus de considérer positivement un matériau, mais de voir que structurellement il peut, à la limite, faire valeur trois fois par accumulation des trois modes de matérialisation, par variation qualitative, quantitative, et par disposition :

- Nous venons / Vous venez = Variation qualitative(Personne verbale)

- Vous Venez / Ø-Venez = Variation quantitative(Indicatif / impératif)

- Vous venez / Venez-vous ? = Disposition(Assertion / interrogation)

3 — Il faut enfin, pour dégager le principe de fonctionnement de la marque, prendre la mesure des compensations qui s’opèrent entre les manifestations lacunaires et les manifestations redondantes. Si chacune de ces inadéquations entre la matérialité et la valeur sémiologique marquée est possible, c’est parce que la contradiction introduite ici est levée la, compensée par le réseau des autres apparentes inadéquations. Finalement on peut parler alors de marquage indirect.

Nous montrerons d’abord comment l’HOMOPHONIE (qui pose les problèmes les plus ardus dans une perspective structurale de la grammaticalité) peut exister à forte dose dans un système formel, fondé sur de la variation matérielle, grâce aux levées d’ambiguïtés que permettent les autres inadéquations corrélatives.

a) Ainsi l’homophonie est-elle permise par la classification, dans des réseaux d’allomorphes distincts, des sèmes télescopés. Les verbes dits « irréguliers », à radicaux multiples, en fournissent de nombreux exemples. L’homophonie de je suis se résout dans la référence virtuelle de ce matériau à deux réseaux d’allomorphes distincts, caractéristiques de deux paradigmes différents, et, partant, de deux sèmes distincts : suis, es, ser-, être ≠ suis, suivre. La mutation en breton fournit aussi de nombreux exemples de ces compensations :

  • An taolioù, est homophone, au pluriel, entre :

l) « Les coups » ≠ -An taol « le coup », masculin, sans mutation (t = t)

2) « Les tables » ≠ -An daol « la table », féminin, avec mutation (t / d)

  • Ar bal, homophone avec l’article, entre :

1) « Le bal » ≠ Ø-bal « bal », masculin, sans mutation (b = b)

2) « La pelle » ≠ Ø-pal « pelle », féminin, qui mute avec l’article (p / b)

  • Ho pal (1) « votre pelle » ≠ pal ou (2) « votre bal » ≠ bal.
  • Daoù viz = « deux mois » ≠ ur miz « un mois », ou « deux doigts » ≠ ur biz « un doigt ». (m = m) ou (m / v).

Le lexème est ainsi défini en breton par l’ensemble des consonnes, toutes mutations comprises, qui le débutent. Inversement une même consonne peut appartenir à des collections distinctes d’initiales, de lexèmes distincts. On devine que la consultation d’un dictionnaire du breton s’en trouve par principe compliquée !

b) D’autre part le marquage discontinu relaie à sa manière l’homophonie. La réduction au radical aboutit fréquemment à télescoper les modèles nominaux et verbaux : / travaj / = « travail » ou « travaille ». Cependant la marque qui spécifie le nom et le verbe est dispersée sur l’ensemble du mot, si bien qu’il suffit de décaler d’un cran le suffixe pour lever l’homophonie du préfixe Ø- = vocatif ou impératif : « Ø-travailleur » ≠ « Ø-travaillons ». L’homophonie n’existe que par positivation des rapports.

c) Enfin peut parfois apparaître une relation entre homophonie et imbrication. Si un matériau identique amalgame, selon les cas, différents ensembles de classes sémiques, il est homophonique. Dans « Il sort du pain » le matériau du selon les cas imbrique la préposition et un article défini (si l’on choisit un démonstratif, le matériau est décumulé : « Il sort de ce pain  ») ou n’imbrique pas de préposition mais marque un article « partitif » distinct du défini (il est alors possible de faire apparaître une préposition : « Il sort avec du pain »). Dans cet exemple limite, la différence entre un cas d’imbrication et un cas de non-imbrication relative permet la résolution structurale de l’homophonie.

Comme l’homophonie, l’IMBRICATION, autre secteur lacunaire, fonctionne grammaticalement dans la mesure où elle est repérée comme telle dans le message par l’existence corrélative d’autres inadéquations du marquage, en particulier par la discontinuité de celui-ci, ou, s’il s’agit de syntaxe, par le procédé de réitération. Reprenons l’exemple français de Nous venons. Nous imbrique le sème de personne et celui de « mode ». Mais s’il n’y avait pas marquage discontinu de la personne (Nous- … -ons), celle-ci ne pourrait plus être distinguée formellement du mode. Ceci est corroboré par le fait que l’opposition de personne à l’impératif du verbe exploite les trois seules terminaisons de personne : Ø-, -ons, -ez. L’imbrication s’appuie donc sur le marquage discontinu : Nous peut aussi marquer la personne parce que -ons la marque encore quand nous disparaît. Ailleurs l’imbrication est liée à l’allomorphisme. Reprenons l’opposition, en anglais, de give gave. Constatons que cette imbrication, dans les verbes « forts », du lexème et du morphème de prétérit n’existe plus dans les verbes « faibles » (look ≠ look-ed). Cela revient à dire que le prétérit a deux allomorphes. C’est une question de point de vue. On peut dans un sens remarquer une lacune (imbrication) et dans l’autre souligner une redondance (allomorphisme). Nous avions montré que cela était dû à ce que les modes de matérialisation sont cumulables (en l’occurrence l’allomorphisme consiste en l’utilisation alternative de deux modalités : variation qualitative pour les « verbes forts », quantitative pour les verbes « faibles »). Nous ajoutons maintenant qu’il y a compensation de l’un sur l’autre, de telle sorte que le marquage des valeurs sémiologiques est toujours assuré.

Plus encore l’absence significative s’appuie sur le marquage discontinu. Nous peut matériellement disparaître dans notre exemple pour marquer l’impératif sans que la personne cesse d’être marquée, parce qu’elle est encore marquée par ailleurs. Plus généralement on peut éprouver en syntaxe qu’un même rapport est à la fois marqué par factorisation c’est-à-dire par absence significative et par redondance matérielle. Ainsi l’adjectivation épithétique en français qui efface l’article, mais accorde en nombre et en genre : Le petit + le gris + les Chiennes > Les petites chiennes grises.

Ces quelques illustrations (homophonie, imbrication, absence significative) laissent apparaître le principe plus général de cette synthèse : les procédés les moins manifestes se soutiennent de leur articulation avec les procédés les plus manifestes. L’inadéquation ne résulte que de ce qu’on isole un mode de matérialisation des autres ; elle disparaît si l’on considère synthétiquement leur articulation.

Le fonctionnement du signe revêt ici le caractère d’un paradoxe. Lacune (homophonie / imbrication) d’une part, et redondance d’autre part (allomorphisme / discontinuité) d’autre part, sont constitués ensemble lorsque le linguiste s’attache à décrire la matérialité, et par un oubli méthodologique de la structure, oubli dont il ne doit pas être dupe ; ils disparaissent ensemble lorsque le linguiste remonte vers l’abstraction de la marque et de la valeur. On peut en conclure que le glossologue ne doit ni positiver la marque en la confondant avec la matérialité, ni idéaliser la valeur en la coupant de sa réalisation matérielle. On retrouve fondamentalement le problème général en sciences humaines de la double tentation, si bien dénoncée par Marx, de l’idéalisme et du « fétichisme » de la matière.

Cette démarche interdit en même temps toute téléologie dans le marquage de la structure sémiologique. La matérialisation du processus de grammaticalité n’a pas plus pour finalité d’être économe que coûteuse. Différenciation et segmentation n’existent que par la dénotation, ce qui implique une matérialisation explicite, de quelque « matière » que ce soit. Elle exploite aussi bien la redondance que le silence : « et pourtant elle marque ».

***

L’enjeu de ce problème est important : la glossologie ne peut se constituer que par un dépassement de ce que la linguistique a conservé de positivisme lorsqu’elle s’active à dresser un inventaire de « difficultés de description », sans pour autant tomber dans l’alibi des réécritures. En même temps il lui faut démontrer que le signe n’est pas d’ordre métaphysique, tombé d’un « ciel des idées » : on conçoit toujours à travers des rapports formels marqués. Le signe est d’un ordre de réalité particulier, que nous appelons précisément le formel, lequel se met en œuvre dans de la matérialité. Le problème majeur de la linguistique contemporaine est toujours celui de l’émergence au formel, qui ne saurait être conçu comme une logique transcendante, ni, à l’inverse, réifié.

Cette matérialité du langage ne s’épuise évidemment pas dans la dénotation sémiologique pas plus que le langage ne se réduit au signe qui le spécifie. Ici aussi est mis en œuvre, sur un autre plan de rationalité qui recoupe le précédent, le processus de forme sociale. Rappelons au passage que l’inventaire des modes de matérialisation a produit une tradition de « typologie des langues », de Von Schlegel à Sapir, dans une perspective sociologisante. C’est que par là aussi s’exercent la pratique sociale et l’histoire. Matérialiser de telle ou telle manière la valeur, c’est « faire langue ». L’échange sociolinguistique, le dialogue, soumet stratégiquement cette matérialité au réemploi, à l’emprunt, à une traduction permanente, c’est-à-dire au malentendu. Tels allomorphes seront réinterprétés comme des valeurs distinctes par un autre ; telles valeurs seront réduites, etc. A contrario, cela explique pourquoi les espérantistes, pour dépasser idéalement la division sociale, donc l’histoire, par une « langue universelle », prétendent s’être forgé une langue sans « morphologie », présentée aussi comme « naturelle ». Le rêve de transparence sociale s’articule ici à une transparence du signe à sa matérialisation.

Et c’est aussi le lieu de l’esprit, puisque l’irréductibilité d’un matériau à une valeur sémiologique permet d’exercer la dialectique de l’interdit et du « dire quand même » : dans le calembour, l’homophonie permet de dire l’indicible et de tourner l’interdit. L’allégresse procède alors, dans le discours, de ce qu’on peut nommer, suivant l’étymologie, l’allégorie.


Notes

[1Pierre Bourdieu, « L’économie des changements linguistiques », Langue Française, n°34, mai 1977, p. 17 à 34 notamment.

[2Terme à comprendre ici comme générique de l’ensemble des composantes de la capacité de signe, incluant la capacité phonologique.

[3« On appelle diphone le segment qui s’étend de la zone stable d’une réalisation phonétique à la zone stable de la réalisation suivante et qui protège en son centre toute la zone de transition. » F. Emerard, Document C.N.E.T., Lannion, 1977, p. 49.

[4« Par pertinence linguistique, nous entendons donc la pertinence communicative », Alphonse Leguil, Forme, substance et pertinence linguistiques, Thèse de 3e cycle, Rennes 1972, p. 6.

[5A. Martinet, Éléments de linguistique générale, § 1-4, Colin, 1980.

[6Idem, ibidem, § 1-17.

[7Christian Nique, « Introduction du nœud E dans la base », dans Grammaire générative : hypothèses et argumentation, p. 88, Colin, 1978.

[8Catherine Fuchs, Paraphrase et théories du langage, Thèse d’État, Paris VII, I980, p. 274.

[9« Si N ya ʽcanard’ est la manifestation linguistique de la catégorie notionnelle /Être canard/ (…) ». Marie-Claude Paris, Problèmes de syntaxe et de sémantique en linguistique chinoise, p. 58, Collège de France, mémoires de l’Institut des Hautes Études Chinoises, vol. XX, 1981.

[10« … (les) notions ne peuvent être réduites ni à une sémantique générale, ni à une simple association de propriétés, ni aux lexèmes propres à une langue donnée. » A. Culioli, cité par Marie-Claude Paris, ouvrage cité, p. 15.

[11Ces questions impliquent la reconnaissance que la théorie ici considérée se pose vraiment les problèmes dont beaucoup font l’impasse.

[12Le terme n’est pas pris ici au sens fonctionnaliste, mais au sens glossologique de capacité phonologique. Cf. Du Vouloir Dire, t. 1, p. 27.

[13Le concept de signifié renvoie non à de Saussure ou au fonctionnalisme, mais stricto sensu à la théorie glossologique. Cf. Du Vouloir Dire, t. 1, chapitre 1 passim.

[14Il y a entre ce terme de « dénotation » et celui des logiciens autant de rapport qu’entre un chien de chasse et un chien de fusil, Cf. Gaston Bachelard, Le rationalisme appliqué, p. 149., P.U.F., 1949.

[15Au sens de N-S Troubetzkoy, Principes de phonologie, Klincksiek, 1967, p. 31.

[16Cf. « La relation de présupposition réciproque entre le contenu et l’expression ne s’accompagne pas d’une relation identique entre chaque élément d’un plan et un élément de l’autre. », L. Hjelmslev, Le langage, p. 138-139, éd. de Minuit, 1966. Notre différence avec Hjelmslev est ailleurs et fondamentale : il constitue une « topique » là où il est nécessaire de concevoir une dialectique.

[17Morteza Mahmoudian, Pour enseigner le français, PUF. 1976, p. 97. « Signifiant » peut, dans ce contexte, être traduit par « matériau ».

[18Cf. l’expression « empirisme formalisé, second versant du positivisme », utilisée par Régine Robin, Histoire et linguistique, p. 16.

[19« Étant donné n’importe quelle structure syntaxique, la composante phonologique lui assigne une prononciation en partant de la prononciation de chaque morphème pris individuellement et de la manière dont ces morphèmes sont combinés. » François Dell, Les règles et les sons, p. 32, Hermann, 1973. Le langage finit alors dans la physique acoustique de « traits » universels – dont l’homme oublie qu’il les a produits historiquement et qu’il est seul capable de les analyser sur les nuages des spectrogrammes ; de même qu’il commence dans les idées, dont il oublie aussi qu’il les a produites, et historiquement, La grammaire n’est-elle pas, pour un bon dualiste, une correspondance son-sens (ibidem, p. l5). Le son en bas, et le sens en haut bien entendu !

[20Les transformationnalistes intègrent dans la syntaxe ce qu’ils appellent le « détachement », position qui implique d’une part une pan-syntaxe qui ne tient qu’à leur absence de distinction formelle entre l’unité segmentale et le rapport entre unités : c’est leur empirisme ; et d’autre part une hiérarchie entre une forme primitive « attachée » et sa « transformée », cela pour les besoins de la programmation écrite des règles : c’est leur pragmatisme.

[21Éditions Hermann, 1975.

[22Exemples extraits de Suzanne Allaire, Le modèle syntaxique des systèmes corrélatifs, Lille, 1982, p. 518.

[23Ces « distinctions de langue » existent comme effet sur le langage de la capacité fondamentale (l’altérité qui définit la sociabilité. Le processus d’idiomatisation comme l’appelle Jean Gagnepain n’est pas un accident (Babélique ?) de l’histoire, mais une propriété sine qua non du social. Dialoguer c’est toujours à la fois parler une autre langue que celle de l’interlocuteur – qui est ainsi constitué comme autre locuteur – et dépasser dialectiquement cette contradiction, jamais supprimée, mais déplacée ailleurs. Le sens traditionnellement donné à « langue » nous paraît idéologiquement critiquable en ce qu’il suppose une homogénéité fictive des pratiques sociales. Parler « du français » ou de « l’anglais », c’est réaliser idéologiquement une politique d’homogénéisation poursuivie et non achevée ; c’est se placer au terme de l’Histoire. Il n’y a pas là seulement « amnésie de la genèse sociale » (Pierre Bourdieu) en tant qu’abolition rétrospective des contradictions sociales passées, mais amnésie du social tout court, constitué de contradictions présentes et futures. Cette perspective est légitime chez le pédagogue, instituteur de communauté, agent de l’État payé pour appliquer une telle politique ; elle ne l’est plus chez le linguiste, a fortiori chez le glossologue, qui produit de l’explication. Ceci dit, nous convenons pour l’avoir éprouvé que le terme de langue reste une commodité d’expression, et qu’il est souvent incontournable à condition de ne pas en être dupe. Nous concevons donc « de la langue » non comme une entité, ni même un résultat, mais comme la résultante historiquement contingente et perpétuellement remise en cause de la dialectique de l’idiomatisation et de la communication.

[24Cf. Bernard Laks, « Contribution empirique à l’analyse sociodifférentielle de la chute de [r] dans les groupes consonantiques finals », Langue française, n°34, mai 1977.

[25La mutation est une alternance de la consonne initiale du radical en présence, entre autres, de l’article. Par exemple : « sourde / sonore » (ex : k- / g-), ou « occlusive sourde / fricative » (ex : p- / f-). La mutation est un mode de variation matérielle qualitative, et marque parfois le nombre, parfois le genre, parfois un cas paradigmatique du verbe, parfois une liaison syntaxique. En tous cas elle marque la cohésion de l’article et du lexème au sein du mot. C’est un bon exemple de la non-coïncidence de la matérialité et des composantes du signifié que nous développions plus haut.

[26Bernard Pottier, Linguistique générale, éd. Klincksieck, 1974, p. 88.

[27Cf. John Lyons, Linguistique générale, 5-3-7.


Pour citer l'article

Jean-Yves Urien« Marque et immanence dans la théorie du signe », in Tétralogiques, N°1, Problèmes de glossologie.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article277