Jean Gagnepain

R A I S O N S


Retire-toi, dit en substance à Alexandre un Diogène en quête de l’homme, car tu me caches le soleil ! C’est dans le même esprit qu’en dépit de sa modestie la revue de sciences humaines que nous présentons – loin de prétendre opposer une école à d’autres – entend bien les contester toutes au nom d’une autre façon de penser. Il s’agit moins, en effet, d’ajouter à la bibliographie que d’aider à la réflexion en un domaine, celui de la culture, où la recherche apparaît compromise à la fois par le souci du rendement et le goût du vedettariat. Or la nôtre a ceci d’actuellement original qu’elle nous a persuadés que nous n’avons pas de génie et qu’il faut sinon littérairement avoir quelque chose à dire pour parler. Il va de soi, cependant, que le ghetto qu’on nous assigne n’est absolument pas notre fait et que nous ne demandons même qu’à le partager. Encore ne saurait-on confondre ouverture et laxisme ni transiger sur des principes qu’il convient pour cela de préciser.

Notre titre témoigne et de notre rigueur et de notre éclectisme. La première affecte épistémologiquement la méthode ; le second, le seul contenu, Autant dire que, de ce dernier point de vue, nous pratiquons et revendiquons, comme on le constatera par la suite, le total irrespect des champs. Sans doute le langage fait-il apparemment l’unique objet de cette livraison. Ce n’est pourtant pas, à nos yeux du moins, de linguistique à strictement parler qu’il est question, mais de glossologie, c’est-à-dire d’une linguistique dissociant systématiquement dans la globalité du phénomène ce qui grammaticalement le spécifie de ce qui, en tant que langue, écriture ou discours, le fait respectivement ressortir à la sociologie, à l’ergologie ainsi qu’à ce que nous nommons l’axiologie. C’est parce que, justement, dans le signe, outil, personne et norme sont incidemment concernés que le langage peut éventuellement illustrer sous ses quatre modalités une théorie de la raison dont les lois ne sont pas plus réductibles aux siennes qu’à celles du travail, du désir, ou de la société. De là vient, non de Wagner, notre « tétralogie », dût l’adjectif et surtout le pluriel – destinés, comme il se doit, à couvrir les variantes d’interprétation – faire penser plutôt à Barbey d’Aurevilly !

Aussi bien, en même temps que pour ce qu’ils sont, les articles ci-après sont-ils à lire en parabole. Qu’ils traitent sémiologiquement de dénotation ou – sous les noms d’infinitif, d’impersonnel ou d’anaphore – de ce que nous appelons la syntaxe, ils ont en commun de cerner les propriétés de l’analyse qui, par investissement du discret qu’elle instaure, nous permet non seulement de passer logiquement du symbole au concept, mais techniquement aussi de l’instrument au produit, ethniquement de l’espèce au contrat, éthiquement, enfin, de la valeur à l’acte libre, autrement dit à la vertu ! L’intellect, en un mot, n’est pour nous qu’un aspect de l’homme et non point cette entéléchie du pédagogue à laquelle la « grammaire » nous initierait dans les classes alors qu’instruit ou non, on La porte en soi quand on parle, à la différence du perroquet. On voit où gît scientifiquement le désaccord : c’est que l’on n’a jamais, de Port-Royal au M.I.T., cessé de formaliser sans nuances à coup de règles ou de stemmata un objet dont nous croyons qu’une expérimentation diversifiée livre seule à notre induction la formalisation incorporée.

Rompre ainsi délibérément avec le formalisme n’est point renouer, pour autant, avec un positivisme dont la superficialité culmine aujourd’hui dans la neuropsychologie. Si la clinique nous est également familière, nous ne pensons pas qu’il existe des « faits » à décrire que le neuropsychiatre et l’« human engineer » n’aient d’abord ensemble construits. Car les données en l’occurrence – incluant le non-sens, le vide, le manque, disons mieux le zéro – relèvent d’un type de réalité proprement dialectique où la performance s’avère être en contradiction avec l’instance à laquelle nous devons la capacité de la poser. On comprend l’entêtement de notre équipe hospitalière à traquer dans les aphasies la perte d’une ambiguïté qu’ils tiennent avec raison sur ce plan dont ils s’occupent, d’ailleurs, sans exclusive, pour une mort du signe, bref un autre moyen de mesurer la profondeur corticalement inhérente à la normalité. Tant il est vrai que l’ombre, en somme, est à la psychè ce que le cadavre est au corps : la clé de toute explication soucieuse d’éviter la circularité.

Pour nous résumer, nous eussions jugé inutile une contribution de plus à la solution de problèmes supposés préalables aux manières de les aborder. Seule la problématique nous intéresse ; car ce sont les universaux que nous mettons en cause€et, du même coup, la neutralité. Parlerons-nous de sectarisme ? Tout au plus, si l’on nous a compris, de polymorphisme orienté ! Il ne s’agit pas pour nous de redistribuer à notre gré les cartes ; il s’agit bien plutôt de changer les règles du jeu.


Pour citer l'article

Jean Gagnepain« R A I S O N S », in Tétralogiques, N°1, Problèmes de glossologie.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article276