Jacques Laisis

La loi et le milieu

Résumé / Abstract

Séminaire du 4 février 1988

Mots-clés
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Il n’a pas suffi à Saussure, en déconstruisant le langage, de déconstruire en langue et en parole, de donner à la linguistique un objet de science et de science humaine. Il a rencontré un certain problème : c’est ce qu’il a appelé la valeur, et sa réflexion sur la valeur est distribuée dans l’opposition de la diachronie et de la synchronie.

J’ai toujours un problème à cet endroit-là. Autant la déconstruction du langage et la mise en perspective, d’un côté de la langue, de l’autre la parole, ne pose pas de problème, autant j’ai toujours du mal à expliquer la seconde dichotomie, pour une raison simple, c’est qu’il y a une rupture dans le raisonnement, c’est-à-dire que l’on change de plan. Pour une part de ce qui nécessite le concept de synchronie, il y a la dimension scientifique de l’explication [1], et pour une autre part, il y a, au plan 3, le problème de l’appropriation de l’usage. Saussure pensait en continuité parce qu’il ne faisait pas la dissociation des plans. J’ai du mal à rétablir cette continuité dans son propos parce que là où pour lui il y a une continuité, il y a pour moi une rupture.

Saussure est un historien qui s’est trouvé en manque de substance, donc en manque de ce qui autorise la récapitulation historique. On doit interpréter la synchronie saussurienne dans cette problématique-là, qui est celle de l’histoire. La convention saussurienne de la synchronie est réinterprétée comme le rétablissement de la substance, et ça permet de faire de la diachronie une philologie déplacée. Il est vrai que l’historien doit pouvoir procéder à de la récapitulation, mais le problème est de savoir où il trouve les termes de la récapitulation.

Quelque chose a fait défaut dans la problématique de la philologie, et le mérite historique de Saussure est de s’en être aperçu. Il fallait être excellent philologue, comme Saussure, pour pouvoir consacrer la fin de la philologie. Ceci étant, fondamentalement, Saussure était historien. Il l’est resté. Même la synchronie est liée à la réflexion d’historien. C’est peut-être même le moyen détourné par lequel Saussure retourne à l’histoire. Ceci étant, cette problématique-là est infiltrée par la préoccupation de la problématique de la mise en place explicative. Le concept de synchronie est un concept à double versant, un concept à comprendre deux fois. On ne peut pas mettre ces deux statuts du concept de synchronie en continuité.

[Le propos se divisera en trois parties :]

1. La loi et le milieu : pour jouer sur le sens scientifico-juridique du terme de loi. On peut prendre Saussure en flagrant délit de réalisme résiduel. Le point de vue a beau faire l’objet, il n’empêche que Saussure veut trouver la langue, il veut la voir. C’est ce qui le rend complice d’avance d’un certain rapport à la langue et à l’usage, c’est ce qui d’avance l’amène à superposer la règle explicative et la règle de l’usage. La toile de fond est de cesser de confondre le principe de causalité et le principe de légalité.

2. L’historien en manque, le problème de la valeur.

3. L’historicisme déplacé.

1. La loi et le milieu

De la première dichotomie, on peut hériter. Ce qui compte dans l’opposition de la langue et de la parole, c’est qu’on déconstruit le langage. Saussure reconnaît là ce sur quoi il va flancher après, à savoir que la langue n’est qu’une des dimensions du langage, elle n’est qu’un déterminisme du langage. On retrouve à l’œuvre les deux versants du concept, c’est-à-dire que générativement, la langue lui permet d’asseoir la problématique de l’autonomie de son objet, en même temps que taxinomiquement, elle lui permet d’énoncer ce à moins de quoi il n’y a pas de science, à savoir la pétition de principe de l’homogénéisation des faits. La polémique épistémologique, voire la déconstruction du concept de langue, dans la théorie de la médiation, va consister à déshomogénéiser et à désautonomiser les faits de langue.

La langue saussurienne, comme refus de continuer de parler du langage, a toutes les caractéristiques de l’objet de science, au sens où elle n’est pas quelque chose : elle est le principe qu’il faut invoquer pour rendre cohérent l’observable, c’est l’un des principes de cohérence de l’observable. La langue est l’un des noumènes du langage. Il en va de la langue de Saussure comme il en va de la loi de la gravitation ou de l’inconscient de Freud : c’est précisément ce qui ne s’observe pas et dont on est logiquement obligé de poser l’existence pour rendre le phénoménal cohérent. C’est ce dont il faut faire l’hypothèse pour que toute une série de phénomènes deviennent entre eux cohérents. Il y a dans le texte saussurien tout ce qu’il faut pour donner à la loi ce sens-là, la loi en tant qu’elle est explicative.

Une loi explicative, et humaine. Saussure fait remarquer que jusqu’à présent, on avait laissé la question du langage au normativisme des littéraires ou autres académiciens, et à ce normativisme-là, il reproche d’évacuer énormément de pratiques de parole pour ne se consacrer qu’au beau langage consacré par l’Académie. Il y a un refus du normativisme du grammairien, tout entier consacré à la distinction du correct et de l’incorrect, et donc « fort éloigné de la pure observation » (CLG, p. 13 [2]). Ce rapport normatif à la langue n’est pas forcément un rapport scientifique. Cette normativité, dont Saussure prétend qu’il la suspend, il faut rappeler au moins qu’elle fait partie du langage, et qu’on ne peut se satisfaire de cette déclaration de neutralité bienveillante. Cette normativité participe du rapport que tout locuteur entretient avec le dire. De ce point de vue-là, il ne suffit pas de la suspendre : elle demande elle-même à être analysée comme l’une des dimensions du langage, la dimension axiologique. Elle continue de jouer, cette dimension axiologique, dans ce qui va, chez Saussure, rentrer dans la définition de « l’état de langue ». La définition de la synchronie, c’est l’état de langue. Quand on prend l’exemple de la linguistique chomskyenne, ce n’est pas par hasard se cette linguistique vote les règles de grammaire et développe une théorie de l’acceptabilité. Il y a entre l’état de langue et l’axiologie un certain type de rapport. Ce rapport-là à la langue, apparemment neutralisé, suppose que l’on ait laïcisé, désacralisé, la langue, dénoué le lien qui, dans la tradition, voulait qu’elle fut émanation de Dieu. Cette position de neutralité « objective » revendiquée par Saussure n’est pas évidente pour un musulman : cette normativité-là est récente en Occident. Même si Saussure prétend la suspendre, il n’empêche qu’elle existe, et qu’elle demande à être conceptualisée. Cela amènerait, outre la langue et la parole, à rajouter une seconde « langue » dans le dispositif de Saussure, ce que Gagnepain appelle le discours.

Refus du normativisme, du prescriptivisme, en même temps que refus du naturalisme des comparatistes de son temps. Il est intéressant de voir sur quel argument il les refuse, les philologues, avec leurs langues mères. Il leur reproche de ne s’être jamais demandé à quoi rimait les rapprochements qu’ils faisaient ; il leur reproche de n’avoir jamais réussi à comprendre ce que signifiaient les rapports qu’ils découvraient. C’est dans ce double-refus de cette espèce d’évolutionnisme biologisant et du prescriptivisme, que Saussure énonce l’ambition de la linguistique de se situer dans le registre de l’explication, par conséquent dans le registre de la loi, du déterminisme, contre ce qui tenait lieu de loi avant, c’est-à-dire le prescriptivisme. Le grammairien, qui prétendument décrit la langue, en fait la fabrique sociolinguistiquement de toutes pièces. Le grammairien n’infère pas la loi en matière de langue, il la décrète. Saussure refuse ce prescriptivisme ; si tant est qu’il y ait de la loi dans la langue, elle y est. Ce n’est pas au grammairien de l’introduire sous couvert de prescriptivité. Il y a un jeu sur le concept de loi explicative-milieu-juridique.

Ce n’est pas en faisant la loi qu’on explique la loi. Il faut reconnaître dans ce qui est légiféré la trace de notre activité de législateur. La première précaution à prendre est effectivement de suspendre la normativité pour ne pas en faire une qualité a priori des choses, mais pour la rapporter à nous-mêmes qui sommes à son principe. Cette prescriptivité que Saussure suspend ne peut ré-apparaître comme objet d’une analyse que précisément parce qu’elle a été suspendue une première fois. De la prescriptivité ou de la normativité, il y en a chez tout locuteur en ce sens, et tout grammairien fait la loi, au sens juridique du terme, il fait la loi dans la parole. Réussir à analyser le fait que chaque locuteur fait la loi suppose, préalablement, qu’on ne soit plus complice de cette attitude-là. Il est important ce refus du prescriptivisme chez Saussure, même s’il ne va pas jusqu’au bout. Le refus du prescriptivisme suppose aussi que la dimension de la loi, non plus juridique, non plus sociale, mais explicative, soit énoncée comme une sorte de propriété immanente à ce dont il s’agit de rendre compte. La loi y est déjà : ce n’est pas moi qui l’y introduit. Autrement dit, à la différence du grammairien qui n’explique pas parce qu’il réforme toujours, Saussure essaie d’arrêter de réformer pour avoir quelque chose à expliquer. L’autre refus, par rapport à l’évolutionnisme, est un refus du naturalisme, c’est-à-dire que Saussure ne veut pas d’une science de la langue qui serait une sorte d’épiphénomène de l’histoire naturelle.

Les termes sont posés qui veulent qu’on ait affaire à de la science, et à de la science humaine. C’est l’ambition de Saussure qui récuse par conséquent un certain parti pris qu’à l’heure actuelle on appellerait axiolinguistique. Le parti pris axiolinguistique est ce qui a tenu lieu d’explication pendant longtemps à propos de l’homme. Jürgen Habermas, Francis Jacques, ne font pas une théorie scientifique de la communication ou de l’échange : ils développent une éthique de la connaissance ou de l’échange, ils n’expliquent pas mais réforment l’humanité, ou ils proposent une sorte d’idéal auquel il faudrait finir par se conformer. Saussure récuse par conséquent la dimension axiolinguistique. De la même manière que, et ça va un peu ensemble, il anoblit tous les parlers contre la discrimination raciale. L’explication, à ses yeux, vaut partout sur terre, c’est-à-dire que tous les parlers sont justiciables de la même explication. La capacité par conséquent de la linguistique à dépasser la variété des langues, c’est la linguistique générale. Où que ce soit et quelle que soit la langue qu’on parlera, une même explication vaut. Le problème est que pour lui, homme du XIXe siècle, le général se recoupe avec l’universel, et la linguistique générale va consister, comme le fait Claude Hagège, à parler le maximum de langues pour réussir à trouver sous les langues la langue de Dieu. Ce qui donne à la linguistique générale un visage pentecôtiste – toutes les langues transcendées dans une seule, par la visitation du Saint-Esprit. Curieusement, là où la philologie était travaillée par le mythe adamique, la linguistique générale est pentecôtiste.

Il y a une ambition scientifique de rapporter toutes les manifestations du langage, quelles qu’elles soient, à un seul et même principe explicatif général, donc sans exception. Je ne vois pas comment il aurait pu faire autrement, sauf à renier lui-même l’éventualité d’une science linguistique ; c’est impliqué dans l’idée même de science. Le problème est que ce qui est impliqué comme pétition de principe, est conçu dans un certain savoir et une certaine conception de la science qui date. Pour la première fois historiquement, quelque chose vient faire problème, qui n’avait jamais fait problème auparavant pour une raison simple, c’est que, à la différence de la nature, l’humanité ne se présente pas elle-même. Toutes les sciences humaines ont ce problème. Il n’y a rien dans notre héritage philosophique qui nous y préparait. L’implication d’autonomie et d’homogénéité du concept de langue, du concept en tant qu’il entend être scientifique, cette implication de généralité et de spécificité, rencontre, comme toute science humaine, l’obstacle apparemment rédhibitoire de l’exceptionnel, parce que, semble-t-il, c’est le statut de l’humain que d’être exceptionnel, quasiment d’être hors la loi. Parce que, ethnologiquement, historiquement, l’humanité se définit par le particularisme de ses sociétés. L’humain est le particulier, c’est-à-dire le contraire de ce que la science cherche à établir. L’humanité par conséquent fait immanquablement exception, et c’est le sens de l’arbitraire. C’est le contraire du nécessaire. On a jusqu’à présent toujours formulé le noumène en termes de permanence et d’invariant. On a formulé cela en termes d’éternité et d’universalité. Comment faire une science humaine si ce qui définit l’humanité est sa non-universalité et sa contingence historique ?

Le problème de Saussure est qu’il va dire que différentiel, c’est-à-dire négatif à propos de la valeur, et arbitraire, sont deux propriétés corrélatives, quasiment synonymes de l’humain. Comme tous les gens du XIXe, il ne peut dénaturer que sur le mode historique, sociologique. C’est ce qui choque encore quand on parle d’une glossologie sans sujet ni histoire, qui traiterait d’un signe qui ne serait d’aucune langue, qui ne serait domiciliée nulle part. On nous suspecte de ressusciter le transcendantal du XVIIIe. On a encore cette difficulté à penser de l’humain, c’est-à-dire du non-naturellement nécessité, qui ne serait pas synonyme d’historique.

Au premier plan, on a du mal à penser la dialectique entre la grammaticalité et la rhétorique sur un autre mode que celui de la succession. Ce problème, on le retrouve au 4e plan quand on essaie de concevoir la norme autrement lue sur le registre de l’inscription dans l’histoire, voire de la régression. Ce problème que Saussure avait, on l’a encore. L’humain certes est historique, mais ne se réduit pas à son historicité. Comment formuler par conséquent de l’humain de manière telle que le général qu’on met en place ne soit pas un universel imposé. L’objet de la sociologie consiste à essayer de formuler la rationalité de cet arbitraire. Il n’empêche que l’acception du concept d’arbitraire est le contraire de nécessaire. Il faut par conséquent pour Saussure un lieu de nécessité, faute de quoi il n’y a plus de science. La rationalité de l’arbitraire, loi de la contingence, la nécessité de l’arbitrarité si tant est que la sociologie soit science, c’est qu’elle rend compte de la nécessité de l’arbitraire, qu’elle formule la loi de la contingence. C’est-à-dire qu’on met côte à côte des termes que toute la tradition jusqu’à présent posait comme mutuellement exclusifs. Traditionnellement, et c’est là qu’on voit renaître l’humanisme, dans les sciences humaines et y compris la sociologie, chaque fois qu’on tend à énoncer une loi, on est frappé de suspicion relativiste. En tout cas on admet que ça vaille jusqu’à un certain point. Pendant un certain temps se dessine cette fameuse synchronie. C’est une suspension relative de l’arbitraire. En tout cas, on s’accommode en général de statistiques. Il est curieux de voir que les sciences humaines démarrent toujours comme cela : sur des relevés de fréquence d’usage. C’est-à-dire que d’emblée on rabat la loi – de l’explication – sur le majoritaire supposé de l’usage. La nature s’explique, l’humanité se sonde ! Le sondage n’explique rien. Si tant est que tel ou tel usage tend à devenir manifeste, il ne suffit précisément pas de le constater puisque c’est ce qui demande à être expliqué.

Il y a un autre pôle de résistance : le statut régulièrement invoqué comme individuel du sujet humain. L’individu, c’est l’irréductible à toute explication, c’est ce qui ne dépend de rien. Définitoirement, l’individu échappe à toute détermination. L’individu n’est cas de rien. Il n’est pas cas particulier, parce qu’il serait cas particulier d’un principe plus général. L’individu n’est cas de rien : Il est lui-même. Le particulier qui trouve sa place dans un engendrement logique général, explicativement. Regardez ce qui se passe quand on passe du registre de l’explication au registre du problème interpersonnel. Tout à l’heure, on passait de l’arbitraire à la nécessité, ici, quand on transfère le vocabulaire du logique au socio-psychologique, dans un cas le particulier est ce qui est déterminé par la forme générale logique. Le particulier logique ne fait pas exception à la règle générale puisque c’est la règle qui le détermine, le particulier. Par conséquent, il est inclus dans une règle générale. Quand on passe aux sciences humaines, le particulier fait exception à la règle : il est hors loi. C’est ça qu’on invoque régulièrement : le sujet individuel n’est, quant à son existence, redevable de rien, sinon de manière superficielle. À toute entreprise explicative, on oppose volontiers la singularité absolue, insondable du sujet individuel. L’objet de la psychanalyse lacanienne est de formuler la rationalité de la subjectivité. La loi de singularisation des sujets. C’est le pari lacanien que d’inscrire la dimension de la loi explicative dans le registre de ce qui jusqu’à présent s’y opposait, c’est-à-dire dans le registre du sujet. L’énonciation de la loi, dont le sujet serait tributaire quant à son existence, est frappée d’une suspicion de négation, voire de violence à l’endroit du sujet. Le sujet individuel doit poser son authenticité hors de toute loi. Toute explication ne peut être fondée que comme réductrice. Humanisme, de ce point de vue, rime avec narcissisme.

Saussure, par conséquent, vivait avec une idée de la science qui était contradictoire avec l’idée qu’il se faisait de l’humain. Il semble que humain et science ne puissent pas s’accorder. Et on en revient à cette proposition qui veut que la vraie science soit de la nature, l’humanité échappant à toute explication – d’où l’équation entre science et nature, et entre l’homme et l’art. Or, on est à peine en train d’en sortir, avec les sciences humaines. Il n’y avait que deux scénarios possibles d’explication de l’humain : soit le transdescendantalisme naturaliste, abominablement réducteur, soit le transcendantalisme métaphysique spéculatif, qui expliquait peut-être, mais qui n’était pas de la science – car pas de vérification. Les sciences humaines, par leur existence même, déplacent le jeu. Saussure est obligé de construire sa science entre deux pôles d’irrationalité, en tout cas ce qui, au regard d’une certaine tradition, sont considérés comme deux pôles d’irrationalité : l’arbitraire du social et l’individualité du sujet. On peut dire que Saussure ne résout pas ce problème-là, il ne le dépasse pas. Il compose avec, puisque c’est avec les termes d’arbitraire et d’individuel qu’il bâtit son raisonnement.

Tout cela est mis en scène dans ce qui se distribue selon la parole ou la langue. D’une certaine manière, la parole va assumer la contingence et la variation historique, ça permet de sauver ce tenant-lieu d’invariant qu’est la langue. La parole va assumer tout ce qui, de variation individuelle ou historique, menace l’homogénéité de la langue, c’est-à-dire le principe d’identité explicatif. En même temps, la parole va assumer tout ce qui menacerait l’autonomie de la langue, l’unité du principe explicatif, c’est-à-dire sa spécificité irréductible à toute autre considération à laquelle pourtant quelque chose du langage peut être encore rapporté. Dans le langage, il y a plein de trucs qui ne sont pas de la langue parce qu’ils sont analysables par d’autres disciplines que la linguistique. Tout ce qui peut être analysé par d’autres disciplines, Saussure le met dans la parole.

Comme science, la linguistique devrait tendre à l’invariant, donc à la permanence, l’éternel et à l’universel. Comme science humaine, contre tout réductionnisme naturaliste, la linguistique devrait à l’inverse tendre à affirmer l’arbitraire historique ou individuel. Ce sont tous ces termes-là que Saussure distribue dans l’opposition de la langue et de la parole. La langue, comme la parole, reçoivent toutes deux une double spécification, toutes les deux ont une double fonction. La langue est l’instance explicative et la parole est dans un rapport de déductivité combinatoire à cette langue. La parole saussurienne est ce qui est déductible, la langue est le principe. C’est avec la parole, qui s’engendre déductivement, que synthétiquement il entend restituer le phénoménal. C’est pour cela que la parole est chez Saussure la mise en œuvre combinatoire, certes à chaque fois particulière, chaque événement de parole est singulier, mais en même temps rapportable à une explication générale dont la langue fournit le modèle. La langue est le principe général dont les paroles particulières sont déductibles par combinatoire. C’est une définition logique du rapport entre la langue et la parole. La parole est la recomposition synthétique, la langue est le principe analytique d’explication. Rien n’est plus proche de ce rapport-là, entre la langue et la parole, que l’opposition chomskyenne de l’instance et de la performance. La parole assume le rôle de la mise en œuvre synthétique, elle assume le rôle de la reconstitution du divers ou du varié phénoménologiquement attestable et l’analyse a établi la systématicité des facteurs. La linguistique s’assure de cette manière-là un principe de déductivité des énoncés phénoménologiquement attestables. En ce sens, ça explique. De ce point de vue-là, la langue devient le lieu général et analytique dont se déduit systématiquement l’engendrement des paroles particulières ou individuelles. On peut comprendre, de ce point de vue-là, à quelle nécessité logique obéit l’opposition de la langue et de la parole, et pour une part de ce qui s’y joue. La parole est la réciproque du principe d’ordre, du principe d’homogénéité explicatif qu’est la langue. C’est comme cela que Saussure envisage la langue : elle est la règle de la parole. Le problème est que la parole n’est pas seulement le lieu logique de reconstitution du particulier, déductivement par rapport à un système général, la parole est aussi, dans la pensée de Saussure, et précisément parce qu’elle est, comme il dit, mise en œuvre, le lieu par où de la nature est présente dans le langage. C’est parce que la parole est mise en œuvre, quasiment perceptivo-motrice, que la nature, qui est encore présente dans le langage, peut trouver sa place. Et c’est ce qui légitime l’intervention d’une physique ou d’une physiologie (émission, audition, son, perception). Dans la parole, et parce que c’est dans la parole, on va trouver tout ce qui assure à la science de la langue son autonomie.

Dans le premier raisonnement, c’est l’axe taxinomique qui gouverne, c’est-à-dire que la langue fournit un principe d’identité, un principe de déductivité. Dans le deuxième rapport qui se joue entre la langue et la parole, c’est quasiment générativement ici que la science de la langue obtient son autonomie explicative au regard de ces autres sciences qui ont droit d’intervention, puisque précisément dans la mise en œuvre on assiste à l’émission, à la prononciation etc. De ce point de vue-là, la parole a un pied encore dans la nature, ça permet de dénaturaliser la langue. La langue devient abstraction pure, et c’est là que prend son sens le concept d’arbitraire quand il ne renvoie pas à l’argument socio-historique. L’arbitraire est de langue parce que ça n’est pas naturel, au sens où ça échappe au déterminisme naturel. C’est un déterminisme quand même, mais qui n’est pas naturel.

La troisième opposition qui fonctionne dans celle de la langue et de la parole est l’opposition de l’individuel et du collectif. Et on va voir se totaliser ces trois oppositions. C’est de cette totalisation que résulte le recours à la synchronie. Parce que la langue, en tant que système, logiquement obtient un certain type de définition, mais elle est aussi, à l’opposé de la nature, le culturel, l’humain, et elle va devenir en même temps, à l’opposé de l’individuel de la parole, la règle collective. La synchronie saussurienne, c’est tout cela en même temps : trois oppositions qui n’ont pas trait aux mêmes facteurs ; ce qui est en jeu dans chacun des trois n’est pas du même ordre. Ce qui est gênant, c’est que tout cela est pensé dans le cadre d’une seule et même opposition. Le saussurianisme est une théorie de la relativité restreinte. Il faut relativiser, contre la nature, mais il faut restreindre la relativité pour retrouver de la nécessité. Cela aboutit à dire : il y a de la loi en linguistique, et cette loi est humaine, parce que la langue, qui n’est pas la parole, est aussi synchronie, c’est-à-dire qu’elle présente des états. Dire qu’il y a de la loi en linguistique, et que cette loi est humaine, permet de sauver les deux implications du concept, parce que la langue, qui n’est pas la parole, est aussi synchronie au sens qu’elle s’oppose à l’histoire. Cette espèce de suspension de l’histoire, de la diversité sociologique, me fait parler de la synchronie comme d’une seconde nature, c’est-à-dire d’une éternité et d’une universalité partielles, transitoires.

Saussure reconstitue un humain qui a les mêmes propriétés axiomatiques que les propriétés axiomatiques renvoyées aux sciences de la nature. Dans le cadre d’une universalité et d’une éternité restreintes, le rapport du linguiste à la langue sera le même que le rapport du physicien au physique. C’est pour cela que la synchronie est une seconde nature. Vous comprenez pourquoi Saussure est obligé de faire l’alliance de la loi et du milieu, parce que le milieu socio-historique est circonscrit de là à là, après ça cause plus pareil ; de telle date à telle date, pas trop large car sans cela, ça commencerait de changer ; cette espèce de moment d’éternité, de petit endroit d’universel, c’est ce qu’il reconstruit pour se retrouver comme un physicien devant l’univers. La loi explicative peut à nouveau valoir d’une manière générale. Elle peut être à nouveau synonyme d’éternel et d’universel dans ce cadre-là. Cela l’amène à fabriquer l’enclos linguistique. On ramasse un usage cohérent, coextensif à la société ou à l’espace ou au temps, et on est revenu au scénario des sciences de la nature.

Quitte à trouver un principe d’explication de l’humain qui ne soit pas naturel, Saussure aurait pu tout simplement faire de l’histoire. Qu’a cherché à faire le XIXe, sinon à résoudre ce problème-là, de l’explication de l’humain, et qu’a-t-il trouvé ? L’histoire. C’est le paradoxe, parce que quitte à trouver un principe de nécessité spécifique à l’humanité, il aurait pu faire de l’histoire. Il ne pouvait pas faire de l’histoire parce qu’il était historien. Cinquante ou soixante ans avant, il serait devenu historien, confronté à un problème de ce genre, c’est-à-dire qu’il aurait posé que toutes les conditions naturelles qui sont à l’œuvre dans le langage, en tant que naturelles, sont effectivement éternelles et universelles, et que le reste, qui n’est pas naturel, c’est historique. Pourquoi n’a-t-il pas fait ça ? Parce que c’était déjà fait, il était payé pour le savoir, puisque c’est ce qu’il enseignait : la philologie.

2. L’historien en manque, le problème de la valeur

L’issue à ce problème, proposée par le XIXe, ne le satisfaisait plus. Saussure est un historien qui s’est aperçu qu’il y avait quelque chose qui ne collait pas dans l’histoire. La solution du XIXe : l’humain est l’historique. C’est ce à quoi les philologues ont cru quand ils essayaient de trouver la loi générale de mutation des consonnes et voyelles. Saussure s’est aperçu qu’on ne pouvait continuer de faire de la philologie. Le déterminisme spécifiquement humain qui fait échapper le langage à la nature est l’histoire. Pourquoi n’a-t-il pu prendre cette solution-là ? parce qu’il le faisait déjà et qu’il s’est aperçu que cela ne marchait pas. Il s’en aperçoit quand il fait remarquer, dans le CLG, que quand on est historien, on a un emmerdement.

Chacune des dichotomies saussuriennes s’accompagne d’un couplet nostalgique :

La première (langue-parole), qui consiste à poser l’exigence de la construction de l’objet, est annoncée avec un couplet nostalgique : il y a des sciences qui ont la chance d’avoir un objet donné d’avance, pas nous. On va avoir à nouveau le couplet nostalgique : il y a des sciences qui ont de la chance de pouvoir faire de l’histoire, pas nous. La linguistique est une science qui n’a pas de chance. Saussure est un historien en manque de permanence, d’un trognon. La nostalgie de Saussure porte sur ce qui permettait au philologue de travailler (CLG, p. 116, 249). Sa question est : sur quoi vais-je fonder ma comparaison ? Qu’est-ce qui va me permettre d’instaurer le principe de récapitulation, autrement dit quel est l’invariant relatif qui va me rester pour pouvoir évaluer la variation historique ? Il faut bien que quelque chose persiste qui permette de mesurer le changement. C’est là qu’on voit à quel point c’est un problème d’historien.

La valeur, c’est ce en quoi ça n’a pas de fondement naturel. Mais qui dit naturel dit éternel, universel. La valeur, c’est ce qui enlève à l’historien le petit fil qu’il remontait. Cette façon-là d’envisager l’histoire, d’ailleurs, suppose que, à part des changements de surface, fondamentalement pas grand-chose ne change. Cela permettait au moins d’organiser la reconstitution et la récapitulation. Il lui fallait bien quelque chose qui excède les moments historiques. Tant que, par un de ses côtés, une valeur a sa racine dans les choses et leur rapport naturel, on a une sorte de soubassement éternel et universel, par conséquent intangible, et c’est ce soubassement qui permet le comparatisme historique. Autrement dit, Saussure est un historien privé du moyen de procéder à sa récapitulation. La récapitulation que l’historien fait, il voudrait que ce soit la nature qui lui en donne le fil. Tout ce qui a déclenché le saussurianisme est là. Il s’est aperçu qu’on était en train de faire l’histoire comparative d’éléments positivés, et que quelque chose ne collait pas parce que les éléments n’étaient pas positifs. C’est pour cela qu’il ne peut pas faire le scénario habituel de la reconstitution historique. Il lui manque le trognon transhistorique auquel l’historicisme a toujours fait appel pour pouvoir décrire les changements de surface. Saussure perd ce qui est au fondement du raisonnement historiciste.

Il perd la substance, il ne peut plus récapituler les avatars. Déjà, on se demande où on va attraper les éléments pour faire la comparaison historique. Si en plus la langue peut se permettre d’opposer quelque chose à rien et que le rien compte, comment faire avec du rien. C’est le pire qui puisse arriver à un historien de ce genre. La valeur est l’accident sur le parcours de l’historien. Ce que Saussure perd, c’est tout ce qui permettait au raisonnement historiciste de tenir la route. Il perd ce sur quoi il appuyait la récapitulation, il n’y a plus d’histoire faisable. On peut considérer à ce moment-là qu’il n’y a plus de philologie, puisque la philologie postulait l’identité matérielle maintenue pour ne décrire que des changements de surface. Or précisément, qu’est-ce qui me permet de dire qu’une unité, qu’un élément pris à une époque, est la même chose qu’un élément pris à une autre époque ? Tout le problème est là. Saussure s’aperçoit que l’élément n’est pas son contenu, mais ce à quoi il s’oppose. C’est un historien en panne de ce qui permet de restituer l’histoire d’un des termes de la comparaison historique. Il ne lui reste plus que le changement. Il n’y a plus de trognon. Dans une autre problématique que celle présentée tout à l’heure, on va voir arriver le concept de synchronie, parce qu’il va rétablir les choses ainsi : dans la langue il n’y a que de la différence, par conséquent on n’a plus rien à se mettre sous la dent pour faire la comparaison historique, on ne peut pas faire l’histoire d’un élément isolé, parce qu’un élément isolé n’existe pas. Ce qui fait exister l’élément, c’est qu’il est élément de. C’est ce que veut dire la valeur différentielle. Saussure va déplacer la substance perdue dans l’élément, dans le système. Qu’il s’agisse du signifiant ou du signifié, il n’y a que de la différence. Il n’y a qu’une chose qui soit positive dans la langue – et il lui faut du positif, car comment faire de l’histoire sinon, dans cette façon d’envisager l’histoire –, c’est le lien du signifiant et du signifié. Ce lien-là, Saussure a passé son temps à dire qu’il était arbitraire, pour le dénaturaliser : heureusement qu’il y a la convention. Le registre de nécessité de ce lien entre le signifiant et le signifié est la convention. Et il récupère par là du positif.

3. L’historicisme déplacé

On a maintenant non plus une philologie qui fait l’histoire des éléments, mais une philologie déplacée : la linguistique diachronique. C’est-à-dire que la comparaison historique ne va plus porter d’un élément positif à un élément positif, mais d’un système positivé à un système positivé. Toute la réflexion de Saussure sur la synchronie, c’est-à-dire ce lieu où se déploient conventionnellement les rapports d’opposition, est mise au service d’une pensée qui reste historiciste.

Le problème de Saussure est de faire encore de l’histoire. La synchronie de ce point de vue-là, est un détour pour revenir à l’histoire. C’est le nouveau moyen pour faire de l’histoire. Il a perdu le lopin, il se retrouve un autre genre de lopin : c’est la synchronie, en ce sens qu’elle est un usage conventionnel attesté. Dans la langue, il n’y a que du négatif, sauf le lien entre le signifiant et le signifié. Qu’est-ce qui positive la langue ? La convention. On va faire l’histoire de système à système. La découverte de Saussure est un pépin sur le chemin d’un historien. Cette découverte, la valeur, précisément parce qu’elle est découverte sur le terrain de l’histoire, même s’il la thématise sur le terrain de la synchronie, elle est de toute façon au moins dans les deux registres. Par conséquent, la valeur ne peut pas être définie, ni par la synchronie, ni par la diachronie, puisqu’elle ne connaît pas leur opposition. Même si Saussure a tendance à formuler ce qu’est la valeur sur le terrain de la synchronie, tout le raisonnement est à reverser à une histoire dont il cherche à rétablir le principe. Toute la réflexion sur la synchronie est aliénée par un historicisme maintenu. On est toujours devant une non-histoire. La linguistique diachronique est aussi peu une histoire que ne l’était la philologie. Le principe est resté le même, à savoir qu’on pose le maintien dans le temps de quelque chose dont on va décrire les modifications de surface. Le raisonnement est resté historiciste. Deuxièmement, comme pour la philologie, la linguistique diachronique repose sur l’évacuation de ce qui est au principe même de l’histoire, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’autre. C’est une histoire apparente, on passe son temps à constater un changement. Ce changement-là, premièrement on le formule en termes grammaticaux. Cette histoire n’est pas une histoire, en ce sens qu’elle est grammaticalement formulée. On constate seulement que toute mutation historique de l’usage se fait selon des principes glossologiques. Effectivement, puisque parler suppose que ce soit grammatical, si peu que l’usage de parole change, de toute façon ça respectera le statut grammatical à tous les moments. Ça fait phonème, ça fait mot de toute façon. Mais dans cette façon-là d’envisager l’histoire, il manque quelque chose, et ce manque il est aussi bien dans la philologie que dans la linguistique diachronique : c’est qu’on est encore dans un rapport de lignage où on explique qu’on passe d’une façon de parler à une autre façon de parler. Enfin on n’explique pas, on décrit grammaticalement comment on a changé dans notre façon de parler. C’est une histoire de la langue qui espère trouver dans la logique la raison d’être de l’histoire. Donc, si tant est qu’il y ait de l’histoire dans la parole, c’est parce qu’il y a de la néo-logie. Et on est toujours dans le même dispositif que le dispositif philologique, c’est-à-dire que l’on explique qu’on est passé du latin au français, au lieu de faire mot par mot, élément par élément, on le fait de système à système, mais on ne sait toujours pas pourquoi ce n’est plus du latin que nous parlons. On décrit un changement dont le principe reste toujours exclu du raisonnement. Qu’est-ce qui est exclu là ? C’est ce qui introduit le néo, c’est-à-dire l’autre, plus exactement le tiers. Raisonnement diachronique ou philologique, dans les deux cas ce n’est pas de l’histoire parce que ce qui est au principe de l’histoire, c’est-à-dire le tiers, est exclu du raisonnement. On finirait par se demander pourquoi ça change. Est-ce qu’un système logique de facteurs réciproquement définis peut changer ? Par où de l’histoire advient-elle ? Est-ce qu’il y a des trous dans le fromage et que le gruyère se contorsionne pour boucher ses trous ? Autrement dit, est-ce que l’histoire est intrinsèque à la langue, ou ne faut-il pas plutôt, et cela suppose qu’on change de façon de penser, poser comme principe que s’il y a de l’histoire, c’est qu’il y a un tiers ? Puisque dans la philologie, il y a des mères et des filles, où sont les pères ? Le fait historique, ce n’est pas la mutation consonantique ou vocalique. L’histoire, là-dedans, c’est le travail d’un parler sur un autre, dont résulte le troisième, celui dont je constate effectivement qu’il n’est plus pareil que les deux autres. Il faut un tiers. Or jamais cette dimension n’apparaît chez Saussure. Par conséquent, il n’a pas changé d’idée quant à l’histoire, il a juste un pépin en cours de route : la valeur. La synchronie, la diachronie, ce n’est pas de lui, cette idée-là de l’histoire, c’est le raisonnement de l’évolutionnisme. Saussure n’existe pas beaucoup, son existence historique est le pépin de la valeur.

À la rigueur, on peut partager des vocables matériels, mais ce n’est pas parce que je dis « table » que vous dites « table » aussi, que vous et moi disons le même mot. Le mot n’est pas dans ce que je prononce, le mot est ce en quoi il rentre en opposition avec d’autres mots. Chacun ici n’a pas la même histoire : on n’a pas lu les mêmes livres, on n’a aucun mot en commun. Comme le mot se formule chez Saussure non plus en valeur absolue mais relative, il ne pouvait même pas tirer argument de son fameux positif conventionnel, parce qu’il n’existe pas. Il ne reste plus rien, sauf la valeur, qu’il n’a pas trop su où mettre. Il reste que c’est ce qui se retrouve dans les emmerdements de la linguistique à l’heure actuelle. Ce fameux « état de langue » qu’elle cherche et ne trouve pas, est introuvable. Ceci étant, il est choquant de s’entendre dire que la langue n’est pas collective, que ce que sont les mots pour vous ne sont pas ce qu’ils sont pour moi. Je parlais tout à l’heure de réalisme maintenu. Dans sa problématique « scientifique », dans son opposition de la langue et de la parole, Saussure dit que la langue est le construit d’une analyse, et quand il s’empatouille entre la synchronie et la diachronie, la langue change de statut. Tant qu’il déconstruit le langage, il n’y a pas d’équivoque dans ses formules : la langue est le principe logiquement inféré. Quand il commence à tripatouiller, à cause de la valeur et du trognon perdu, quand il en parle dans l’opposition de la diachronie et de la synchronie, la langue n’est pas un principe qu’il faut logiquement inférer. En synchronie, la langue est là : il n’y a qu’à prendre un magnéto et aller battre la campagne. De principe construit qu’elle était dans la première dichotomie, elle devient chose, état de fait, dans la seconde dichotomie. Tant qu’il en parle dans l’opposition de la langue et de la parole, on sait que la langue est une construction, on sait que les faits de langue ne précèdent pas leur construction, leur obtention. Quand il discute de la synchronie et de la diachronie, la langue est là, préalablement à toute construction. Par conséquent, il flanche : réalisme de la désignation. Je vous avais déjà signalé que cette langue construite était quand même concrète, c’est-à-dire qu’il ferme la porte à la reconstruction purement spéculative. Cela veut dire qu’il coupait la route aux « Chomsky » du temps, parce qu’il y en avait des logiciens spéculatifs à l’époque, qui faisaient la reconstruction logico-grammaticale. Il anticipait la pertinence et la dénotation comme exigence, à savoir que c’est quelque chose que vous construisez, mais vous n’avez pas le droit de construire n’importe quoi sur la base de la logique que vous pratiquez déjà. Mais ça, c’est dans la problématique de la langue et de la parole. Dans la problématique de la diachronie et de la synchronie, la diachronie est absente, la synchronie est présente, elle est là. Par conséquent, elle n’a plus le statut construit qu’elle avait dans la première dichotomie. La langue de Saussure change de statut, elle n’est plus le construit de l’analyse, elle est là, elle est propriété du réel. La langue est présente, il n’y a qu’à la constater. Dans la première dichotomie, il fallait la construire, dans la deuxième, il faut la constater. Le système se déploie sous les yeux du grammairien et il n’a qu’à tout ramasser de ce que les gens disent. C’est ce que font les linguistes : ils ramassent le corpus et après ils l’analysent. Dans la première dichotomie, les faits sont le produit de l’analyse, dans la deuxième, les faits précèdent l’analyse. On est passé d’un statut théorique de la langue à un statut réaliste de la langue. Ce qui est quand même déjà critiquable, et alors surtout, ce qui va devenir prodigieusement dangereux, c’est que ce glissement du statut de la langue, de construit qu’elle était à constatable qu’elle devient, va s’accompagner d’une sorte de complaisance de tout le monde à considérer que la langue, c’est ça. Vous savez que critiquer le réalisme de la désignation rencontre une certaine résistance, mais Saussure va embrayer sur un autre réalisme : le réalisme de l’interlocution ou de l’intersubjectivité. Regardez où il trouve sa synchronie : la linguistique diachronique suppose l’érudition, pas la linguistique synchronique. La linguistique synchronique est une linguistique qui se fait du point de vue du sujet parlant qui ne connaît pas l’histoire de sa langue. Ce monsieur Dupont que vous interviewez dans la rue, est, dit Saussure, devant un « état de langue ». Pour lui, la langue est un état. C’est là qu’il trouve sa synchronie. La linguistique synchronique est une linguistique qui est construite du point de vue du sujet parlant. Et pour savoir si quelque chose est de la langue, il faudra demander à la conscience du sujet parlant. Autant la linguistique diachronique suppose l’érudition, c’est une affaire de savant, autant la linguistique synchronique n’est pas une affaire de savant. Il suffit d’aller interviewer quelqu’un, parce que ce quelqu’un-là est devant la langue, elle existe pour lui, c’est un état.

J’ai essayé de vous montrer sous quel effet de contrainte épistémologique il était obligé d’invoquer la convention, parce que c’est ce qui lui fournissait le positif dont il avait besoin pour refaire de l’histoire. Mais cette fameuse convention dont il avait besoin logiquement, regardez où il la trouve : dans le rapport carrément imaginaire de monsieur Dupont à la langue et à l’autre. Il est vrai que, spontanément pour le locuteur, la langue est. Autrement dit, il y a un chemin qui chez Saussure va d’une langue qui au départ est posée comme devant être construite et qui devient purement constatable et va devenir carrément imaginaire. Effectivement, pour quelqu’un qui ne s’entend pas parler et qui n’entend pas la différence de l’autre quand il parle, c’est imaginaire ou narcissique. Effectivement, spontanément le locuteur succombe au réalisme de l’interlocution, c’est-à-dire à la croyance que la langue est collective, que la convention est, que ce que dit Dupont est la même chose que ce qu’il entend lui, ou que ce que Dupont entend est ce qu’il est en train de dire, bref c’est ce que disent les linguistes qui font de la linguistique une sorte de prolégomènes au ministère des P.T.T [3], mûr d’avance pour la théorie de la communication. Simplement, il assoit toute sa construction scientifique sur la relation imaginaire ou narcissique. Ce rapport imaginaire ou narcissique, chez lui, n’est même pas soupçonné, bien plus, il en fait l’axiome de la linguistique : c’est la condition de possibilité de l’analyse linguistique.

Rien qu’avec l’argument de la valeur, il pouvait déjà s’apercevoir que de l’émetteur au récepteur, le mot a été transsubstantié. Saussure avait tellement besoin de sa convention, pour avoir à nouveau quelque chose à se mettre sous la dent comme historien, qu’il a bâti toute la linguistique synchronique sur un rapport qu’on peut qualifier de narcissique ou d’imaginaire. Comment voulez- vous après qu’un linguiste comprenne quoi que ce soit à ce qu’est l’échange ? Si ce rapport narcissique ou imaginaire réussit réellement, c’est psychotique. Dans la linguistique diachronique et la philologie, il y a une forclusion du tiers. La langue synchronique de Saussure est la mort de l’interlocution. C’est une langue dans laquelle il n’y a pas d’autre. C’est une conception psychotique de la langue. Dans la problématique saussurienne, l’autre, c’est-à-dire celui qui ne parle pas selon les mêmes rapports, est proprement reconduit aux frontières. Tout à l’heure j’ai dit que c’était psychotique, disons-le autrement : c’est une version PFN [4], car l’autre devient carrément l’étranger, il est mis à la porte. C’est une conception virtuellement xénophobe de la langue. « L’esprit de clocher » de Saussure fait du Le Pen. On finit par se demander combien il y a de gens dans la synchronie de Saussure, sachant que même un tout seul n’est pas régulier avec son propre usage. Le collectif n’existe pas, l’individuel non plus. Si vous devenez sensibles à la dimension de l’épistémologie telle qu’elle se réalise en vous, vous êtes nécessairement polyglottes et vous pratiquez simultanément dans la même phrase la terminologie d’un tel et la terminologie d’un autre.

Il va falloir repartir de cela pour tout foutre en l’air et reconstruire autre chose. Mais je voulais, avant de tout foutre en l’air, vous faire remarquer quelle était la contrainte épistémologique qui pesait sur le saussurianisme, parce que ce problème-là, premièrement de la construction de l’objet, deuxièmement de la définition de la généralité de l’explication, on a à l’assumer aussi dans la théorie de la médiation. On ne peut pas se contenter par conséquent de faire demi-tour par rapport à Saussure : il faut aller plus loin. Parce que pour une bonne part de l’ambition saussurienne, il faut qu’on la reprenne à notre compte.

D’un certain point de vue, la théorie de la médiation est un saussurianisme au carré, parce que sur des arguments de ce genre, il y a des gens qui ont proposé le demi-tour. Il ne s’agit pas de faire demi-tour, il faut aller de l’avant. Ça va consister à démasquer, dans la langue saussurienne, ce en quoi elle succombe intégralement au réalisme de l’interlocution. Il n’y a qu’en faisant comme cela qu’on peut commencer à dissocier le plan 1 du plan 3, et ne plus confondre le principe de causalité avec le principe de légalité, parce que c’est ça le problème de Saussure.


Notes

[1Au plan 1. Toutes les notes et les phrases entre crochets sont de la rédaction.

[2Cours de linguistique générale, 1916. Édition critique préparée par Tullio de Mauro, Paris, Payot.

[3Postes, télégraphes et téléphones.

[4Le Parti des forces nouvelles (PFN) était un parti politique français d’extrême-droite fondé en novembre 1974.


Pour citer l'article

Jacques Laisis« La loi et le milieu », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article258