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Dominique Paysant et Thierry Lefort

Dominique Paysant : Musées de Cherbourg-Octeville ; Thierry Lefort : Université Louis Pasteur de Strasbourg

Déictique de l’ouvrage. À propos d’une peinture sur bois de la Renaissance

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Cette communication inaugure un dialogue effectif entre plusieurs laboratoires, notamment le C2RMF, Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France, les différents services des Musées de Cherbourg-Octeville et le laboratoire des Sciences de l’Education de l’université Louis Pasteur de Strasbourg.

Les photographies qui font l’objet de notre étude sont semblables aux clichés réalisés par le C2RMF à l’occasion d’une opération de restauration d’un tableau, comme cela a été récemment le cas au Musée de Cherbourg. Le C2RMF est un organisme placé sous la double tutelle du CNRS et du Ministère de la Culture. Un aspect nous a semblé particulièrement intéressant dans son approche : il envisage l’œuvre d’art non pas seulement du point de vue de son apparence et de ses références mais aussi de sa « matérialité » et de sa manipulation. Il nous semble donc qu’on entre ici sur le terrain de la phénoménotropie. Cette proximité avec une approche ergologique de l’œuvre est d’autant plus privilégiée que le C2RMF n’a pas seulement pour vocation d’étudier les objets patrimoniaux mais qu’il doit aussi les restaurer. Pour ce faire, il doit comprendre comment ils ont été produits. Ce qui amène à ne pas uniquement considérer l’œuvre du point de vue du produit fini, qui est trop souvent une des limites du discours de l’historien d’art, mais comme un processus toujours à l’œuvre, ne serait-ce que par l’action du temps, par les conditions de conservation – autant de phénomènes relevant cette fois d’une phénoménotropie. Du point de vue de la théorie de la médiation, l’hypothèse faite par le C2RMF de la matérialité de l’œuvre est en grande partie « matériologique », et par conséquent très physique, pour ne pas dire physicaliste. Même si les processus opératoires sont également pris en compte, le fait est qu’ils n’ont pas véritablement de statut, si ce n’est, globalement, celui de l’effet produit et recherché dans le rapport à la représentation. Dans le cadre de ce dialogue avec le C2RMF nous est offerte la possibilité de faire valoir une nouvelle approche, l’ergologie comme science humaine avec pour objet l’analyse des processus en cause dans l’activité outillée.

On n’observe pas un tableau comme n’importe quel fragment du réel. Ce qui est en jeu ici dans l’observation est quelque chose d’ouvragé, d’élaboré, c’est-à-dire un produit où entrent en contact la dialectique technico-industrielle et l’ensemble des autres plans qui formalisent toute activité humaine. La théorie de la médiation offre un cadre théorique et méthodologique qui permet cette traversée des apparences et conduit à désamorcer le mythe de l’image et la magie de l’œuvre. La déconstruction s’accompagne parfois d’une promesse, généralement non tenue, qu’on remettra tout en place en partant. C’est aussi une manière de montrer que décrire peut se décliner aussi en « dépeindre », c’est-à-dire dé-faire ce qui a été fait pour comprendre comment il l’a été. Il s’agit ici de faire émerger une technicité perdue, recouverte par l’image, puisque le peintre s’évertue à faire disparaître la peinture dans le motif, c’est-à-dire qu’en alchimiste, il s’efforce de trouver des techniques de représentation qui visent d’une certaine manière à transformer le plomb en or.

Notre étude ne porte pas sur l’ouvrage lui-même, le tableau, mais sur le dispositif photographique qui sert étudier une œuvre dans une perspective de conservation et de restauration. Délibérément, nous ne nous plaçons pas dans un rapport descriptif à l’œuvre, bien que la thématique historique ou théologique, la qualité picturale et plastique du motif, ainsi qu’une certaine modestie à l’égard de l’artiste et de sa renommée, devraient nous l’imposer.

Si on considère l’ouvrage d’un point de vue strictement ergologique, c’est-à-dire en isolant artificiellement le plan de l’outil des autres plans de médiation, il n’y a pas de différence entre une toile de maître et une croûte. Ni même entre une peinture et un gâteau, les deux ressortissant à la même cuisine, bien qu’ils soient élaborés dans deux ateliers différents. Nous précisons que nous n’avons personnellement aucun compte à régler, ni avec la cuisine, ni avec l’histoire de l’art. Nous nous efforçons simplement de promouvoir et de mettre en œuvre l’hypothèse ergologique dans le milieu de la production artistique traditionnellement réfractaire à l’analyse, et dans celui de l’histoire de l’art où le plan III prend souvent toute la place. Si l’histoire de l’art a effectivement pour objet l’étude de la production artistique envisagée dans un rapport à la personne, elle succombe, bien souvent, à l’endroit de la technique, et faute de modèle explicatif, à un réalisme qui affecte les deux faces de l’outil.

Par réalisme du moyen, nous entendons une « positivation » de la matière qui se traduit par une réduction physicaliste. Le réalisme de la fin peut se traduire par une fascination pour la « mécanique » de l’appareillage, ou, dans le tableau, par une attention exclusivement accordée à la successivité temporelle des opérations, au décryptage phénoménal des couches picturales inférieures ou aux repentirs et aux parties cachées qui suscitent beaucoup de fantasmes, à en croire de récents succès d’édition.

L’ergologie ne renie rien de ce que la technologie peut nous apporter, ni des contributions que la physique ou la chimie en tant que disciplines peuvent apporter à l’analyse des œuvres. Ce que les sciences humaines peuvent apporter à l’observation, c’est une théorie de la fabrication qui évite d’affecter aux sciences de la nature des phénomènes qui relèvent des sciences humaines. Il ne s’agit donc pas de contester le fait d’utiliser des analyses physiques ni les technologies auxquelles ils recourent, mais simplement d’en relativiser l’importance, en les inscrivant dans l’ensemble des activités que cela implique dans le champ de sciences humaines. Ce n’est pas uniquement pour une question de stratégie que nous nous positionnons dans un rapport de complémentarité avec la physique, la chimie ou les nouvelles technologies, mais aussi parce que les spécialistes de ces disciplines ont des savoirs à faire partager et des questionnements très proches de ceux de l’ergologue ou de toute personne préoccupée d’ergotropie. Nous nous sommes rendus compte que nous partagions un certain nombre de points de vue, dont l’importance est souvent sous-estimée mais qui peuvent être déterminants, et notamment celui qui consiste à renoncer à un rapport de subordination entre le physicien et l’ingénieur, entre le chimiste et l’historien, entre le technicien et l’intellectuel, entre le « mécanologue » et le « téléologue » (au titre où l’on parle, certes abusivement, de « phonologues » et de « sémiologues »). Au-delà des métiers, c’est une manière d’inscrire dans les relations interpersonnelles la réciprocité des faces inhérente à leur objet d’étude.

Déictique de l’histoire et déictique de l’art

Dans le cadre de la médiation, on parle de déictique pour désigner le fait de produire de la représentation. Mais cette déictique peut s’attacher à différents types de contenus. On peut distinguer dans l’histoire de l’art une tension entre ces deux priorités, qui peut se traduire sous forme de lutte, pour l’imager à la manière des peintres symbolistes, entre la déictique de l’ouvrage et la déictique de l’histoire, c’est-à-dire entre la déictique de l’art (ou de l’outil) et une déictique de la personne. Nous évoquions plus haut un réalisme du dispositif, qui porte aussi beaucoup sur le traitement de l’atelier, les corporations, toutes les implications liées à l’organisation sociale du métier de peintre. Le problème ne réside pas tant dans le fait de s’intéresser à ces éléments que dans le fait que cela ne se fait pas dans un cadre déconstruit, qui offre davantage de garanties d’équité notamment en ce qui concerne l’analyse de la partie technique de l’œuvre. Par rapport à la compétence disciplinaire et professionnelle de l’histoire de l’art, le changement de point de vue consiste à passer d’une déictique de l’histoire à une déictique de l’ouvrage, c’est-à-dire à focaliser notre attention non plus sur l’incidence du plan de la personne sur la production artistique mais sur l’analyse technique inhérente au tableau en tant qu’ouvrage. Une des difficultés consiste à faire admettre que la technique, en dépit des apparences et d’une matérialité effective, n’est pas un ensemble de choses mais une faculté rationnelle d’analyse.

Derrière le titre « déictique de l’ouvrage », nous ne faisons que réaménager ce que Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut appellent « la déictique de l’art ». Mais dans la mesure où nous n’avons pas les préalables que l’on retrouve dans la revue Mage 1 & 2, nous préférons parler de déictique de l’ouvrage pour lever toute ambiguïté qui pourrait résider dans le terme « art ». Mais d’un point de vue conceptuel, nous espérons dire la même chose.

La déictique de l’ouvrage finalement ne se limite pas à la production d’une image axée sur la dialectique technico-industrielle, mais réside déjà dans le fait d’organiser techniquement les conditions de l’observation. Et l’on va voir que dans ce qui est sensé relever de l’imagerie scientifique, finalement, la précède largement. Ce qu’on appelle l’imagerie scientifique ne consiste qu’à rendre visible à l’œil nu ce qui n’est pas visible à l’œil nu. Mais ceci n’est qu’une première étape dans l’entreprise scientifique ; il ne suffit pas d’obtenir une image qui permette de rendre visible un phénomène ou un objet, il faut également que cette image soit lisible, c’est-à-dire qu’elle atteigne un degré de précision égal à celui obtenu par le langage dans la désignation. Il s’agit d’aménager techniquement les conditions d’une permanence, d’une assurance, etc. Si une part d’appareillage est indispensable, l’enregistrement photographique est facultatif, alors que bien souvent on fait globalement de la technique un critère de scientificité. Il s’agit de déconstruire ce que l’on appelle l’imagerie scientifique, qui n’entre pas dans le découpage que propose la théorie de la médiation.

Il s’agit de renoncer aussi à une forme de naïveté qui consisterait à croire qu’il suffit de mettre un tableau sous un appareillage « de réputation scientifique » pour en tirer une information pertinente. L’observation appareillée peut effectivement être l’objet d’une élaboration fine ; un diagnostic peut constituer, au même titre que l’œuvre elle-même, un produit de « haute technologie », pour reprendre la terminologie à la mode. Pour avoir des résultats, il faut déjà savoir ce qu’on peut obtenir comme informations, il faut affiner, procéder à des réglages. C’est en ce sens que la réponse précède la question d’une certaine manière. La procédure expérimentale produit en soi des résultats, et la question qui se pose est une question de méthode : est-ce qu’on a des conditions suffisantes pour s’assurer de la conformité de l’information obtenue par rapport à l’hypothèse expérimentée techniquement. Par exemple, si l’on observe le tableau sous un éclairage rasant, on ne verra pas grand-chose. Est-ce que cela signifie que cela ne sert à rien ? Non, car l’éclairage rasant a pour objectif de faire apparaître les reliefs. Le fait qu’il n’y ait pas de reliefs qui traduiraient des dégradations majeures peut constituer en soi une information pertinente, et finalement rassurante pour le conservateur.

Plutôt que de proposer une analyse du tableau, nous proposons une analyse du dispositif de la prise de vue photographique, lequel participe aux conditions d’observation du tableau. Notre travail consiste à porter un regard ergologique sur un corpus de photographies qui relèvent de l’imagerie scientifique appliquée au monde de l’art. Pour proposer une analyse non sociologique de l’appareillage scientifique, il faut accepter de renoncer à un certain nombre d’évidences. Tout ce qui relève de la photographie ne doit pas être classé dans une catégorie « photographie » sous prétexte que les documents produits utilisent un appareil photo. Nous nous intéressons à des dispositifs différents dans lesquels un même appareil photographique correspond à des « outils » différents, pour utiliser le vocabulaire courant.

Photographie couleur en lumière directe

En nous intéressant au dispositif photographique, il nous faut mettre en évidence le fait que nous n’y avons pas affaire à une peinture sur bois ou sur toile, mais à l’image numérisée vidéoprojetée d’une photographie couleur prise en lumière directe. Comme dispositif de monstration, ou de spectation, la vidéo projection, au-delà du service rendu, est encore une contrainte supplémentaire qui vient s’interposer, et qui a notamment tendance à exagérer la luminosité de l’image, jusqu’à brûler certaines nuances qui apparaissent de manière beaucoup plus subtile à l’écran, mais aussi sur le tirage photographique d’origine, et bien évidemment sur le tableau. On peut au passage souligner le fait que la vidéoprojection transforme l’écran blanc en écran noir, puisque les valeurs les plus sombres de l’image projetée correspondent à ce qui était tenu pour être l’écran blanc avant le début de la projection.

La photographie

Au-delà de l’unité d’action sociologique que constitue l’acte de photographier, au-delà de la sectorisation industrielle de la photographie, au-delà de l’apparence physique du boîtier photographique, envisager la photographie d’un point de vue ergologique nous met en face d’un programme déjà techniquement conditionné, c’est-à-dire qu’on est confronté à un ensemble à la fois cohérent et déterminé d’analyses de la matière en matériau et engin, des dispositifs en tâches et en machines. Les choses s’articulent de manière assez contraignante pour l’utilisateur. Il y a là un ensemble de paramètres qui ne relèvent plus de la physique mais bien de l’organisation technique de l’étanchéité à la lumière et à l’exposition, au contrôle maîtrisé de l’obturation par l’ouverture du diaphragme, des notions de quantité liées au temps d’exposition à la sensibilité de la pellicule, par l’avancement de la pellicule photosensible devant la fenêtre ou par l’enregistrement des données lumineuses saisies par le capteur dans l’appareil photo numérique.

Analyser la photographie techniquement, c’est envisager le rapport entre l’identité mécanologique et la photosensibilité des halogénures d’argent, l’unité mécanologique de l’engin et le grain de la pellicule ou du papier photographique, le dispositif d’éclairage dans le rapport à la photosensibilité de la pellicule et à l’étanchéité du boîtier qui l’enferme, la chambre noire, l’optique, le pied… C’est être attentif aux interactions des propriétés physiques des matériaux photosensibles qui paraissent être concentrées dans le film, constitué de particules d’halogénure d’argent sensibles à la lumière, résistants aux produits chimiques utilisés lors de la révélation, qui doit également résister à l’exposition lumineuse sans se déformer lors de l’agrandissement.

Photographie noir et blanc en lumière directe

Le fait de soustraire des informations – les informations colorées en l’occurrence –, permet méthodologiquement de dénoncer l’illusion que l’on pourrait avoir d’avoir sous les yeux un tableau. Ce n’est pas par fascination pour l’austérité du noir et blanc, mais pour éliminer des informations inutiles dans tel ou tel processus d’observation, et d’éviter d’être distrait par des éléments qui n’apportent pas d’informations pertinentes relativement à ce que l’on est en train d’observer.

On peut procéder de différentes manières, soit par le choix du film photographique, soit à partir d’une photo numérique et basculer en mode noir et blanc sur un logiciel de traitement d’image, même si on n’obtient pas exactement le même résultat, la même efficacité dans le rendu des nuances de gris, plus pauvres en numériques.

Photographie en lumière rasante de gauche

Ce qui fait la particularité de ce dispositif par rapport au dispositif précédent, c’est l’orientation de la lumière, ou plus exactement sa position non plus frontale (qui écrasait le relief pour faire ressortir l’image) mais sa position latérale, qui produit cet effet rasant. Selon que les reliefs que l’on veut faire apparaître seront davantage mis en évidence par un éclairage de gauche, de droite, de haut ou de bas, on peut positionner l’éclairage différemment. Davantage que la lumière, c’est la disposition particulière de l’éclairage par rapport à l’objet à observer qui est ici utile. Ce dispositif particulier qui est intéressant ici est un système de projection, c’est-à-dire une certaine utilisation de la lumière pour la propriété qu’elle a de mettre en évidence un rapport volumétrique à l’objet.

L’intérêt de la photographie ici n’est pas central, si ce n’est pour l’enregistrement de l’état du tableau, et la possibilité de se reporter aux conditions de l’éclairage après qu’il ait cessé d’émettre. L’intérêt réside d’abord dans les conditions d’observation du tableau en lumière rasante, laquelle fait apparaître les reliefs éventuels, qui indiquent par exemple que le bois a travaillé, que certaines parties se décollent. La photographie prolonge, en le re-produisant, les conditions l’observation, mais avec une ambiguïté liée à la photographie : le fait que l’ombre portée liée au relief se confonde avec des valeurs sombres du tableau qui sont liées à la couche picturale. La photo enregistre ces deux informations de la même manière. C’est là qu’apparaît l’inadéquation relative de la technique, du procédé de reproduction en deux dimensions utilisé pour simuler un objet en trois dimensions. Il y a là une façon de se contenter de la photographie comme d’un moindre mal, mais ce n’est pas totalement satisfaisant. Dans la mesure où ce que l’on cherche à mettre en évidence est de l’ordre du volume, on peut se demander si la photographie est adaptée à cette fin dans la mesure où elle transcrit le volume de l’objet sur le plan du négatif par l’intermédiaire d’une projection conique. On peut même se demander si des techniques plus modernes ne permettraient pas d’observer mieux le tableau. La numérisation en trois dimensions, même si actuellement elle n’est pas utilisée à cet effet, pourrait s’avérer pertinente dans la mesure où ce sont précisément des informations relatives aux volumes qui sont recherchés, et que l’éclairage n’était qu’une manière de le faire ressortir, et la photographie qu’une manière d’en garder une trace avec le risque que l’ombre se confonde avec des zones sombres de la couche picturale. La numérisation en trois D à partir d’un scanner supprimerait cet effet « d’artefact », ombres ou reflets, c’est-à-dire la production d’effets visuels parasites qui résultent du dispositif, d’éclairage en l’occurrence.

Photographie sous rayonnements ultraviolets

Le spectre de rayonnements ultraviolet se situe dans la gamme de longueur d’onde immédiatement inférieure au spectre visible (moins de 400 nanomètres). La photographie, en soi, ne permet pas d’enregistrer ces rayonnements. L’appareil photo ne fait qu’enregistrer quelque chose qui est une variation d’éclairage. Les tubes fluorescents à vapeur de mercure basse pression, appelées « lumière noire » ou « lampe de Wood », font réagir certains éléments constitutifs du tableau, et c’est cette réaction qui va être visible, et qui sera mise en évidence avec un appareil photo équipé d’un filtre qui laisse passer uniquement le rayonnement invisible.

Ce procédé peut donner des indications sur l’état de conservation de l’œuvre ou les différentes étapes de la restauration. C’est là où le visible devient relatif. C’est aménager les conditions permettant de rendre visible des différences de traitement dont la particularité est qu’ils ont été produits à l’œil nu, et ont pour objectif d’être invisibles à l’œil nu. Le dispositif photographique apporte l’enregistrement et la mise en évidence des phénomènes, puisqu’on peut filtrer une partie seulement de la réaction, même si ces phénomènes d’excitation par fluorescence peuvent être observés à l’œil nu au cours de l’expérimentation.

Photographie dans l’infrarouge

Ce qu’on va capter ici, à travers les rayonnements infrarouges, ce sont des informations qui se situent non plus au-delà mais en deçà du spectre visible à l’œil nu. La photographie va enregistrer des phénomènes dont on pourrait dire qu’ils relèvent davantage finalement de la chaleur que de la couleur. Les lampes à infrarouge produisent beaucoup de chaleur ce qui rend délicate leur utilisation en présence de matériaux qui y sont sensibles. La photographie ici a un rôle spécifique, à savoir que le film photographique va pouvoir capter des informations qui ne seraient pas perceptibles à l’œil nu. C’est la sensibilité aux rayonnements ultraviolets qui va faire apparaître du motif lors du développement. Le film photographique devient indispensable à l’observation même puisque c’est ce qui s’inscrit sur le négatif qui va ramener l’information sur une plage du spectre lumineux visible par l’œil humain.

Sans nous étendre sur ce pochoir qu’est le film photographique, la pellicule implique une autre phase de tirage qui inverse l’image. Un éclairage spécifique va graduellement impressionner la surface du papier photosensible selon les zones d’opacité relative du négatif. Le tirage obtenu est un cas, à la fois concret et métaphorique, de « négation de la négativité ».

Modélisation 3D

Pour obtenir une image numérisée on photographie un objet à 360 degrés. Il y a donc 36 poses, décalées de 10° chacune. On obtient donc 36 clichés numériques, qui vont être utilisés pour calculer le volume de l’objet en fonction du recoupement des photographies. La photographie se fait ici instrument de mesure. La compilation de tous ces clichés convertis en données numériques va produire un tableau en volume, auquel on va appliquer une texture d’une précision infra millimétrique, qui va être un habillage réalisé à partir de l’image.

Photographie du revers en lumière directe

Dans ce cadre-là, les photos prises ne sont pas faites pour être vues mais pour être utilisées comme base de calcul. Le fait que l’on utilise des photographies est presque accidentel, car cela pourrait être un autre type de captation de l’information, mais c’est elle qui permet d’enregistrer dans une seule opération les informations liées au volume (qui va permettre de composer la structure : le fil de fer de la précision la plus fine possible), et les informations liées à la texture de l’objet (c’est-à-dire son habillage coloré que l’on plaque sur la structure, dans le langage informatique).

La numérisation des objets en trois dimensions se situe entre la « deux dimensions » et la « trois dimensions ». Ce qui est utile ici, c’est le positionnement de l’appareil photographique par rapport à l’objet. C’est une donnée optique, puisque c’est la profondeur de champ qui est utile ici plus que « l’image ». Cela met en évidence le fait que la photographie n’est pas nécessairement liée à l’image, mais elle peut être utilisée comme instrument de mesure.

L’image de synthèse n’est plus que de l’éclairage, ce qui ne suffit pas à nos yeux pour parler d’image virtuelle, puisqu’elle est étroitement dépendante d’un outillage très lourd.

L’image de synthèse étant une image produite, elle peut de ce fait être explicative d’une manière optimale puisqu’elle procède d’un choix des éléments jugés pertinents. La fonction explicative n’est pas spécifique à l’image de synthèse, elle participe à l’explicitation du phénomène à démontrer. Mais son extrême artificialité et la simplification excessive peuvent aussi rebuter parfois, et constituer en cela un obstacle à la compréhension. On a affaire ici à une explication sans description puisque tout ce qui ne contribueraient pas à comprendre l’aspect que l’on souhaite mettre en évidence n’apparaît pas.

Éclairage

Ce panorama d’images nous permet de réfléchir sur quelques points importants. Il est important de séparer analytiquement ce qui apparaît concrètement lié dans la réalité. Ainsi, il ne faut pas confondre la lumière naturelle avec la lumière techniquement produite, que nous appellerons éclairage, bien qu’un physicien puisse nous objecter qu’on a affaire « objectivement » aux mêmes photons dans les deux cas. Il importe, dès lors qu’on ambitionne de s’inscrire dans le registre des sciences humaines, de se départir du réalisme de la matière que nous évoquions précédemment. Quoi qu’il en soit, ce réalisme, ou ce non-discernement, consiste à ne pas dissocier la lumière de l’éclairage en les considérant simplement comme des synonymes, c’est-à-dire deux manières différentes de dire la même chose. Tout est conditionné par la lumière, comme nous le rappelle l’étymologie du terme « photographie », écriture par la lumière. Mais si la lumière est une donnée naturelle, l’éclairage, en revanche, existe uniquement dans le rapport à un dispositif technique, fut-il sommaire, qui s’efforce d’en contrôler l’émission, l’obturation, l’intensité, la durée, etc. Ce qu’indexe le suffixe « -age » d’éclairage, que l’on retrouve dans nombre de substantifs désignant une catégorie industrielle (le moulage, le coffrage, le coupage, le découpage, le contreplacage, le soudage et autres assemblages).

L’éclairage dans la peinture

Pour terminer, et puisque l’éclairage est en cause, on peut prêter attention à l’éclairage simulé par le peintre dans le tableau. Si on regarde bien, contrairement à certains tableaux de Georges de la Tour ou de Rembrandt qui font plastiquement de la source d’éclairage un motif de l’œuvre, il n’y a aucune source lumineuse clairement identifiable, ni aucune ombre directe, ni aucune ombre portée. On a affaire à une sorte d’éclairage diffus, multipoint, comme on dit au cinéma. Un éclairage appliqué individuellement à chaque objet pour lui donner du relief et de la profondeur, mais qui ne concerne pas l’ensemble de la scène. Une technique qui finalement semble très proche de l’imagerie 3D qui peut produire aussi des images complètement irréelles, dont on a du mal à déterminer la gêne qu’elles provoquent, mais qui est souvent liée au fait qu’il n’y a ni profondeur de champ, ni source d’éclairage clairement identifiée. Ceci qui a des conséquences sur la perception de l’espace produit, mais c’est un problème qui concerne le rapport au sujet. Il ne s’agit pas de faire de Fra Angelico un précurseur visionnaire de l’art numérique, mais simplement suggérer l’idée que le traitement de l’éclairage peut faire sens aussi dans le motif.

Conclusion

Nous n’avions pas l’ambition de faire le tour des procédés existants : la radiographie aux rayons X, la macrophotographie – qui n’est que la prise de vue à une échelle supérieure à 1 –, la stratigraphie, l’électrographie, l’holographie, etc. La plupart du temps, même si ce n’est pas le plus spectaculaire, ce qu’il y a à analyser, à décrypter n’est pas de l’ordre du caché, du dissimulé, de l’invisible mais ce qu’on a sous les yeux. Ce qui est en cause ici n’est pas loin d’être globalement le même dispositif photographique. Même le concept d’éclairage lui-même n’est pas très « éclairant » lorsqu’il s’agit d’appréhender ergologiquement l’affaire, puisqu’on a vu que chacun de ces différents éclairages, qui font apparaître la machine en tant qu’unité téléologique, faisait appel à des tâche différentes. C’est le cas notamment pour mettre en évidence différentes propriétés de la matière, et par conséquent contribuer à élaborer du matériau. Selon que l’opération a pour fin de mettre en évidence du volume, des rayonnements infrarouges ou ultraviolets, les opérations globalement identiques ne deviennent intéressantes que parce qu’elles sont partiellement différentes.

D’un point de vue technique, la machine est constituée d’un ensemble de tâches cohérentes. Si la tâche est polyvalente, elle n’est jamais adéquate au traitement d’aucune fin. Si on prend par exemple l’éclairage, il peut constituer une gêne dans le reflet en même temps qu’il est une condition nécessaire à la prise de vue. Industriellement, il faut compenser la solidarité fonctionnelle induite par l’actualisation de la tâche dans une opération. Une unité d’éclairage, par exemple, induit à la fois l’éclaircissement résultant de la mise en lumière et l’aveuglement produit par le reflet. Ceci apparaît dans la littérature comme relevant de « l’artefact », c’est-à-dire le phénomène produit par le dispositif d’observation. Il est en fait lié à la solidarité effective de deux tâches coprésentes dans une unité téléotique. C’est une condensation des avantages et des inconvénients de « la technique ». Avantages qu’il faut exploiter et inconvénients qu’il faut compenser en s’efforçant d’en minimiser ou d’en faire disparaître les effets.

La variabilité des aménagements possibles nous permet d’approcher la polyplastie du dispositif photographique. Par polyplastie, on entend la pluralité des opérations gérées par l’appareillage à l’intérieur d’une même unité téléologique. Et c’est précisément dans le contrôle de ces variations que se situe la démarche expérimentale, qui finalement prévaut sur l’image qui n’est qu’un produit fini, et par conséquent réducteur. C’est le principe même du réglage qui fait apparaître les différences. Ce qui confère, davantage qu’à l’image produite, un intérêt tout particulier à l’observation appareillée dont l’imagerie scientifique n’est qu’une illustration, certes élaborée, mais qui produit de la frustration autant qu’elle délivre d’informations. La polyplastie désigne finalement les réglages auxquels on procède, et qui vont infiniment faire varier les résultats obtenus tout en restant dans le même appareillage, en visant la même fin, sans basculer d’un dispositif dans un autre. Au même titre que la périphrase dans le rapport au langage, on peut définir la polyplastie comme un élément placé au cœur même de la démarche scientifique.

Un autre aspect que fait apparaître l’analyse ergologique, c’est que l’apport spécifique de la photographie est très faible dans ces exemples d’imagerie scientifique. Et si on devait substituer la photographie numérique à la photographie argentique, il serait encore plus restreint. À l’heure où l’on ne parle plus que de la supériorité des équipements numériques, on serait tenté de croire que le progrès apporte incontestablement un mieux par rapport à ce qu’il y avait avant. La spécificité du numérique se situe finalement dans l’uniformisation du mode de conversion en données informatiques binaires, qui facilite les échanges, permet d’intégrer dans un même document ou sur un même support une information audiovisuelle ou un document textuel, qui permet de conserver toutes les données sur un support unique (multimédia), qui permet, enfin, d’enregistrer des informations sur les informations (c’est ce qu’on appelle les métadonnées, qui vont devenir l’un des enjeux face à l’accroissement des ressources numériques).

Les images scientifiques constituent une tentative à la fois efficace et jamais totalement satisfaisante de rendre compte du réel, sur la base d’une observation techniquement appareillée qui s’efforce de rendre compte de la manière la plus fidèle possible des propriétés des phénomènes observés, tout en les construisant de toutes pièces. L’imagerie scientifique, comme toute production humaine, se situe au cœur d’une contradiction entre la nécessité d’un appareillage, l’exigence d’une représentation, la prise en compte d’un contexte et une recherche asymptotique d’une vérité.

Références bibliographiques

Balut Pierre-Yves, Bruneau Philippe, 1997, Artistique et archéologie, Mage 1-2, Paris, Presses de l’Université Paris Sorbonne.

Hockney David, 2001, Savoirs secrets, les techniques perdues des maîtres anciens, Paris, Seuil.

Hours Madeleine, 1976, Analyse scientifique et conservation des peintures, Collection Découvrir Restaurer Conserver, CNRS, Fribourg, Office du Livre.

Lefort Thierry, 2003, De l’écran à l’œuvre, matérialité et virtualité de l’image et de l’écran, Thèse de doctorat en Arts Plastiques, Strasbourg, Université de Sciences Humaines Marc Bloch.


Pour citer l'article

Dominique Paysant et Thierry Lefort« Déictique de l’ouvrage. À propos d’une peinture sur bois de la Renaissance », in Tétralogiques, N°17, Description et explication dans les sciences humaines.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article248