Benoît Didier
Docteur en psychologie de l’Université de Nantes, psychologue au Centre d’Accueil et de Traitement du Solbosch (Bruxelles), membre de l’Ecole Belge de Psychanalyse.
Qu’aurait fait Newton si, au lieu de voir tomber les pommes, il avait regardé monter les bulles de savon ?
Mots-clés
clinique | description | économie | explication | psychiatrie | toxicomanie |
Introduction
Je pense que tout le monde connaît la réponse à cette question titre. Il aurait formulé la loi de gravitation universelle puisque même les bulles de savon, toutes légères qu’elles soient, sont soumises à cette loi. Ce qui est intéressant dans cette formulation interrogative que je reprends à G. Lantéri-Laura [1], c’est qu’elle met en évidence le statut de l’exemplarité et celui de la description. Dans le livre d’images de la physique, il y a Newton endormi sous un pommier qui après avoir reçu une pomme sur la tête comprend un principe essentiel de la physique classique. Il y a dans cette image l’explication non seulement d’un micro-événement, mais la saisie d’une donnée universelle. Mais ce n’est peut-être pas cela le plus important.
Le plus important est l’opposition triviale qu’il y a entre « tomber » et « monter » entre « pommes » et « bulles de savon ». Au-delà du fait que les bulles de savon, en réalité, tombent également et donc que cette partie de la proposition ne correspond pas à ce que nous dirions être une description exacte de la réalité, si cette interrogation peut dans le premier temps de la surprise fonctionner comme une réelle interrogation, c’est essentiellement parce qu’elle repose sur cette opposition triviale entre « monter » et « descendre », entre « lourd comme une pomme » et « léger comme une bulle de savon ». De cette manière, elle rencontre une préconception infantile du monde. On pourrait dire, pour paraphraser Freud, qu’elle engage une théorie physique infantile, selon laquelle ce qui est lourd tombe et ce qui est léger monte ou s’envole. La formulation interrogative du titre fonctionne un peu comme celle qui piège les jeunes enfants lorsqu’on leur demande ce qui est le plus lourd : un kilo de plomb ou un kilo de plume ? Et c’est donc tout naturellement qu’il convient ici d’évoquer le travail de G. Bachelard [2]. Ce qui permet à la science de s’avancer comme telle, c’est précisément la critique de cette physique infantile et de dépasser le stade du livre d’images pour enfants sage.
Se pose maintenant la question de savoir ce qui se passe dans les sciences dites humaines, puisque c’est là notre domaine. « Si les sciences humaines sont des sciences … », ainsi commence l’argument du colloque. Autant dire que le pari n’est pas gagné d’avance et qu’avec des « si », on met précisément les paris en bouteilles. Le paradigme des sciences humaines est sensiblement plus compliqué que dans le domaine des sciences exactes. Il pose la question du rapport au phénomène que l’on se donne, et dire que l’on se donne un phénomène implique nécessairement une sorte de construction de ce phénomène. Et la question sous-jacente à la construction du phénomène est bien évidemment de savoir jusqu’où cette construction n’est pas ad hoc. Ce qui explique que l’on cherche à se donner un principe de résistance.
Ce qui fait résistance dans la théorie de la médiation, c’est le recours à la clinique conçue comme le lieu présomptif où les phénomènes se donnent à voir d’une manière diffractée et où cette diffraction permet de mettre en évidence les principes formalisateurs des phénomènes. Il est sous-entendu dans cette logique que la normalité est l’intégration et la fusion des multiples principes déterminants la production des dits phénomènes. Cette manière de recourir à la clinique est sans doute évidente pour tous ceux qui se sont intéressés à l’anthropologie clinique de Gagnepain. Il s’agit bien tout d’abord d’une clinique descriptive avant tout, bien avant que ce ne soit une clinique thérapeutique [3]. Et lorsque l’on a baigné pendant ses études dans l’atmosphère de l’Ecole de Louvain dont Jacques Schotte est la figure de proue, cette évidence se redouble, et même se triple, puisque le néologisme de « patho-analyse » ne désigne pas autre chose que ce principe chez Freud et chez Szondi.
La clinique est donc l’argument de scientificité de la théorie de la médiation, c’est elle qui lui donne l’assise nécessaire pour pouvoir affirmer la formalisation scientifique de son modèle anthropologique.
La référence principale chez Freud est le fameux texte des nouvelles leçons d’introduction où il compare les structures psychiques à un cristal dont les plans de clivage sont invisibles jusqu’à ce qu’un choc et le bris du cristal en révèlent l’organisation [4]. Je pense que cette image, toute cristalline qu’elle soit, fonctionne comme une théorie infantile de la clinique. C’est-à-dire qu’elle repose sur une opposition triviale, non critiquée entre « parties » et « ensemble », entre « fragments » et « totalité », entre « visible » et « invisible ». Je propose donc de critiquer cette image et d’aller au-delà de ces oppositions triviales, sans oublier que la trivialité étant un privilège humain, tout critique que je sois, je n’y échapperai pas.
1. La clinique de la toxicomanie ; deux fragments
Puisque je vais parler de clinique et de théorie, je précise que je travaille dans un centre thérapeutique résidentiel pour toxicomanes et alcooliques à Bruxelles [5], ce qui explique que je vais vous parler de toxicomanie. Dans le milieu où je travaille, cela fait quelques temps que le débat sur sa place dans la nosographie a fait long feu. Il faut dire que ce n’est pas une clinique évidente tant la drogue est une sorte de bonne à tout faire et que l’on peut retrouver sa consommation immodérée à titre de symptôme dans toutes les catégories de la nosographie psychiatrique classique. La plupart des travailleurs de ce secteur en ont conclu que la toxicomanie est un symptôme « trans-clinique ». Et cela ne leur pose apparemment pas de problème de dissociation mentale d’affirmer cela tout en continuant à travailler dans des institutions dont la raison d’être et le dispositif proclame, revendique, une spécificité dans la prise en charge de cette pathologie (sous-entendu, « spécifique » et donc pas « trans-clinique ») [6].
Le débat a fait long feu également en raison d’une forme de pragmatisme ambiant qui, dans la mouvance du DSM, fait que l’on ne s’intéresse plus guère à la théorie, mais que l’on privilégie une politique de réduction des risques qui permet au passage de se donner bonne conscience, de soulager son besoin d’action, et de faire du même coup l’impasse sur la question des fondements anthropologiques de la conduite toxicomaniaque. Politiquement, l’opération de réduire les risques via les programmes d’échange de seringues, de délivrance contrôlée d’héroïne, de substitution à la méthadone, et autres actions de prévention n’est pas sans une certaine efficacité du point de vue sanitaire et trouve donc là toute sa justification. Mais est-ce suffisant ? Et pourquoi la logique de la politique sanitaire devrait-elle éradiquer et anéantir toute tentative de penser le phénomène dans ses déterminismes sous-jacents ?
Je vais commencer par vous raconter ce qui s’est passé un jour dans le centre thérapeutique où je travaille. C’est l’histoire d’un résident, monsieur Quérulent qui a déjà fait un long parcours dans notre centre. Il est, au moment des faits, dans une phase de réinsertion sociale. Pour une raison administrative, le service comptabilité s’aperçoit que les quelques personnes qui se trouvent dans cette phase de réinsertion sociale ont été surfacturées et se met donc en devoir de rembourser les sommes. Alors que les autres résidents estiment que c’est plutôt une bonne nouvelle et se réjouissent de pouvoir bénéficier de cet argent, notre résident entre dans une sorte de fureur et construit un scénario où cette restitution cache quelque chose d’un manque de rigueur de la part de l’institution. Cela prend la forme d’un délire dans lequel toutes les tentatives de l’apaiser par des explications simples sont autant de preuves qu’il a raison de soupçonner une magouille de la part du système. Il quittera l’institution en rupture après avoir fait un esclandre devant l’ensemble des patients.
C’est une petite histoire toute simple. Connaissant le patient depuis longtemps, sa manière de fonctionner dans le groupe comme bouc émissaire, personne ne s’est vraiment ému de cet épisode. Tout au plus a-t-on regretté que son séjour se termine sur cette note désastreuse. Et dans l’analyse après coup de cette fin de cure, les commentaires allaient dans le sens de dire que sa dimension paranoïaque s’était révélée, qu’elle était déjà présente à bas bruit auparavant, et que cette coupure brutale du lien devait sans doute être la seule façon pour lui de prendre congé de nous. La petite histoire mise ainsi au crédit du caractère quérulent du personnage, on pouvait passer à autre chose.
A savoir une autre petite histoire. Il s’agit de cette dame d’un certain âge qui a également fait un très long séjour dans notre centre, madame Généreuse. Elle investissait beaucoup l’équipe et surtout certaines thérapeutes. Elle a développé une véritable passion amoureuse pour sa référente psychologue. Elle aimait à offrir des cadeaux, pour une raison ou une autre, au point qu’ils en devenaient un sujet de plaisanterie, d’embarras et de discussion informelle au sein de l’équipe. Il faut dire que l’échange de cadeaux n’est pas pratique courante dans le centre et, lorsque cela arrive, les destinataires sont effectivement plutôt embarrassés de cette marque particulière d’attention [7]. Ces dons des résidents sont généralement rendus à l’espace communautaire. Les fleurs sont, par exemple, déposées pour décorer le bureau de la permanence, un tableau sera accroché dans un couloir, les pralines distribuées à l’ensemble des thérapeutes présents. L’institution était devenue pour cette résidente, au fil du temps, une sorte de famille, une sorte de seconde maison. Il est évident qu’elle prenait beaucoup de plaisir à la vie communautaire. La dimension de l’amour homosexuel a pris beaucoup de place dans son attachement à l’institution en général, mais a joué également le rôle transférentiel classique de résistance à l’analyse dans ses entretiens individuels.
Madame Généreuse a quitté l’institution depuis quelques années, mais elle continue à voir régulièrement sa thérapeute dans le cadre d’entretiens de suivi. Il faut savoir que, par la convention qui nous lie à l’organisme de sécurité sociale, nous ne pouvons pas lui demander d’argent pour cette prise en charge. Elle est considérée comme faisant partie du suivi et de la continuité des soins. Rien donc de bien spectaculaire, si ce n’est le sujet des cadeaux et la manière de les recevoir. Si l’on a oublié la première histoire, il est tentant de mettre ces cadeaux intempestifs au crédit de l’amour homosexuel, ou du transfert, et de passer ici aussi à autre chose. Mais c’est précisément cette histoire de cadeaux qui m’a fait repenser à l’histoire de Monsieur Quérulent.
Je souligne déjà l’extrême importance d’avoir deux histoires. Avec une seule, la tentation de passer à autre chose est vraiment grande, alors qu’avec deux, un aller-retour devient possible pour autant que l’on puisse trouver un lien, de préférence oppositif, contrastif, entre les deux. Et l’on aura compris que cet aller-retour portera ici sur la question des cadeaux et de l’argent. Mais comment prendre cette question ?
2. Préalable théorique ; le don et l’argent
Le don
Lorsque l’on prend en considération la question du don, on peut penser qu’elle recouvre quelques aspects folkloriques autour de la Saint Nicolas et de Noël, sans plus. Telle était l’opinion de M. Mauss dans son essai sur le don [8]. Selon les travaux du M.A.U.S.S. [9], il n’en est rien. Cette dimension du don traverse notre quotidienneté. Que l’on pense ici à l’ensemble des tâches ménagères. Dans leur majorité, ces activités pourraient faire l’objet d’une tractation financière sous la forme d’un service rétribué. Le nettoyage, le repassage, l’entretien du jardin, la garde et l’éducation des enfants, etc., sont l’objet d’entreprises spécialisées. S’occuper de la maison et de ses proches est une forme de don. Que l’on songe à ce que nous avons reçu, comme un don, de nos parents et à ce que nous donnons à nos enfants. Non seulement l’argent, mais aussi le temps, l’amour, les soins, les soucis, les valeurs et tout ce qui touche de loin ou de près à l’héritage, tant spirituel que matériel.
De manière plus évidente, on pensera aux cadeaux qui entretiennent l’amitié ou l’amour, au don de sang, d’organes, aux nombreuses heures de bénévolats prestées dans le cadre de diverses associations, et aux groupes de self help, sur le modèle des Alcooliques Anonymes. Ces quelques exemples devraient nous faire prendre conscience de l’importance de cette dimension dans notre vie quotidienne. Il transparaît au travers de ces exemples que le domaine du don est lié à la sphère des relations affectives où l’implication personnelle est importante et où il y va de la construction sociale de soi au sein d’une communauté.
Classiquement, ces échanges de dons sont considérés comme la survivance d’une pratique de troc. Le don d’abord, puis le troc et ensuite le marché libéralisé, telle serait la succession des pratiques par lesquelles l’humanité serait passée pour régler la circulation des biens et des services [10].
L’analyse du don et ce que je viens d’évoquer de sa dimension contemporaine viennent mettre à mal cette idée de succession orientée vers la merveille que constituerait l’avènement du marché libéralisé.
En effet, la logique du marché ne concerne pas les mêmes choses, n’engage pas mêmes enjeux, que la logique du don. Le don ne peut pas être une survivance archaïque d’un système économique qui aurait évolué vers le marché parce qu’il met en jeu la dimension du lien social bien plus qu’il n’est une opération économique. La logique du don porte sur le lien social bien plus que sur le traitement des valeurs. Le cycle du « donner-recevoir-rendre » « constitue un ordre spontané, véritable noyau élémentaire de toute forme de socialibité, rapport social synthétique a priori » [1].
On peut décrire en détail, sous la forme d’un tableau [2], ce qui oppose le système d’économie marchande et le système d’échange de dons.
Economie de marché | Echange de dons |
---|---|
Symétrie et réciprocité instantanée Rencontre de l’offre et de la demande sur le lieu du marché |
Dissymétrie et réciprocité différée Séparation du don et du contre don |
« Apathie » théorique des partenaires de l’échange | Implication« pathique » des partenaires de l’échange |
Professionnalisation des prestations | Prestations non professionnelles |
Essentiellement performant pour l’échange de biens | Essentiellement performant pour l’échange des services-liens |
Forme de l’échange prévue et conditions explicites | Forme de l’échange spontanée et conditions implicites |
Principe de l’équivalence entre le donné et le reçu | Principe de la différence entre le donné et le reçu |
La transaction est libératoire | La transaction n’est pas libératoire – création de dettes |
Elle implique des partenaires inconnus sous une forme duelle | Implique des partenaires connus dans un système |
Quelques commentaires à propos du tableau ci-dessus :
- Dans un échange marchand, la relation implique une réciprocité immédiate et symétrique entre deux partenaires dans une relation duelle. Lorsque j’achète du pain, il importe peu que je paye d’abord et que je prenne le pain en suite, ou l’inverse.
- L’échange marchand n’implique pas qu’il y ait une connaissance réelle ou envisagée des deux partenaires échangeurs. Larelation peut tout à fait exclure la dimension affective. Je peux acheter du pain dans n’importe quelle boulangerie.
- Ce type d’échange marchand est particulièrement performant en ce qui concerne l’échange des biens, mais il n’y a pas là d’exclusivité puisque des prestations professionnelles peuvent rentrer dans la même logique.
- La forme de l’échange est connue dans la mesure où le prix est affiché et qu’en principe, les conditions d’une vente sont connues avant d’opérer la transaction. Si ces conditions ne sont pas toujours explicites, elles sont au moins en principe explicitables.
- Une fois la transaction faite, elle est libératoire, en ce sens qu’elle n’implique pas une relation future, les partenaires partent chacun de leur côté et ne se doivent plus rien en raison du principe de l’équivalence entre le prix et le bien reçu en échange.
- Si l’on se représente les enjeux entre des personnes qui échangent des cadeaux, il suffit d’inverser ce que nous venons de dire à propos de l’échange marchand pour obtenir la seconde colonne du tableau.
L’argent
Il est intéressant de s’interroger également sur l’argent, car il est le vecteur d’une ambiguïté relevant de la même distinction. Cette seule question mériterait une thèse, mais nous allons simplifier.
Pour préciser comment fonctionne l’argent du point de vue qui nous intéresse, il faut commencer par dire que les approches économiques classiques ne nous apprendront rien. De leur point de vue, la monnaie est neutre quant à l’échange ou n’est au mieux que le fluide permettant une plus grande souplesse dans les échanges. L’argent y est vu comme un bien destiné à servir d’intermédiaire dans l’échange, une réserve de valeur permettant de transférer celle-ci d’une période à la période suivante (de la clôture du marché à l’ouverture suivante). Et, surtout, il n’est ni consommé ni utilisé dans la production. Ces caractéristiques permettent de définir les trois fonctions classiques de la monnaie : elle est l’expression des prix, elle est l’intermédiaire des échanges et elle est une réserve de valeur.
Mais au-delà de ce point de vue économique « libéral-orthodoxe », chacun sait par sa pratique quotidienne que l’argent est tout sauf neutre. Pour le dire autrement, il peut être neutre en ce qui concerne la dimension de l’échange économique (tous les économistes ne sont pas d’accord là- dessus [13]), mais il ne l’est certainement pas en matière d’échange symbolique, ni pour ce qui touche à la dimension sociale de l’identité. Dans ce registre symbolique, la différence entre en avoir et ne pas en avoir est loin d’être neutre. Au-delà de cette évidence, il n’est possible de maintenir sa neutralité économique qu’en occultant une de ses dimensions essentielles : son rapport au pouvoir. Pour clarifier cela, on peut faire remarquer que les choses sont plus claires dans un système monétaire amétallique.
Dans le système de monnaie métallique, le privilège de frapper de la monnaie est généralement passé inaperçu au profit de l’opération comptable de balance entre débits et crédits. Or, ce privilège de battre monnaie est essentiel, en ce qu’il garantit sur la tête d’une personne la teneur en métal précieux d’une pièce. La valeur d’une monnaie n’est donc pas seulement la teneur en or, mais également et surtout le certificat de garantie que donne le détenteur du pouvoir. Ce n’est donc pas tant la valeur intrinsèque de l’or qui s’échange que la garantie qu’offre l’effigie qui orne la pièce. Dans un système non métallique de monnaie, il est encore plus clair que les billets de banque n’ont pas de valeur propre, mais sont autant de certificats de garantie ; leur valeur est liée à la confiance que le marché accorde à celui (organisme ou personne) qui garantit la valeur de ces certificats de garantie [14]. C’est dire que la circulation de l’argent et sa valeur est essentiellement fonction de la capacité de la source émettrice à susciter ou non de la confiance à son égard.
La monnaie a donc un double caractère : nous pouvons la renvoyer tantôt du côté du pouvoir en tant qu’elle marque et porte la marque du pouvoir – en ce sens, elle est un signe d’identité, « Le franc, c’est la France » disait Ch. de Gaulle –, tantôt du côté de son rôle facilitateur, de réserve de valeur, dans le cadre de la loi de l’offre et de la demande. Ainsi, de cette manière, nous retrouvons le clivage entre une logique de l’échange, du lien et de l’identité d’une part et, d’autre part, la logique utilitariste marchande, régie par la loi de l’offre et de la demande.
Enoncer l’hétéronomie entre les deux registres du don et du marché est une proposition radicale puisque la phénoménologie de la réalité est toujours plus complexe que les modèles que l’on s’en donne. Il est évident pour nous que le marché, les échanges économiques ne sont pas que du « traitement-de-la-valeur » puisqu’aussi bien « le doux commerce » [15] est également le vecteur de 60 ans de paix dans l’Union Européenne (anciennement : Communauté Economique Européenne).
De même et à l’inverse, dans des institutions aussi radicales que le don agonistique, il est également opéré un traitement des valeurs au point que l’on puisse calculer « l’intérêt » que va rapporter un potlatch au bout d’une année sous la forme du contre-don [16].
Si le don est un système d’échange économique, son opération effective porte sur la dimension de l’échange. De même, si le marché est également un système d’échange économique, son opération effective porte sur la dimension économique. Cette opération de séparation des deux logiques n’empêche pas de penser qu’elles sont concomitamment à l’œuvre dans tous les phénomènes humains. Il est évident que la logique de l’échange doit nécessairement se nourrir de choses à échanger et que, dans bien des cas, il s’agit de marchandises ayant une certaine valeur. De même, la dimension économique ne peut pas se concevoir dans la réalité en dehors de déplacements de valeurs, et donc d’échanges.
Trancher et séparer ces deux logiques (celle de l’échange et celle de l’économie) est donc une opération nécessairement abstraite et qui réduit la complexité des phénomènes. L’opération de dissociation des plans de rationalité est du même type. Ce que j’ai énoncé du don et du marché d’une part et sur le caractère double de l’argent d’autre part n’étonnera pas ceux qui se reconnaissent dans la théorie de la médiation. Les phénomènes sont toujours surdéterminés rationnellement, ils relèvent toujours nécessairement de plusieurs plans. Mais ce qui fait que cette analyse par déconstruction en plan de rationalité n’est pas un dogme, ou une recette, ou encore une formule magique, c’est l’impératif pour cette analyse de s’éprouver dans les dissociations cliniques.
Revenons donc à nos deux petites histoires cliniques.
3. Expliquer, dissocier, construire, opposer
De (dépendance – indépendance) à ( intensité – exclusivité)
J’ai annoncé une critique de l’image du cristal brisé. Les phénomènes cliniques ne se donnent pas à voir comme tel sans qu’il y ait une forme de compensation du trouble, car ceux-ci sont une manifestation d’une structure vivante et donc en prise avec la question de l’adaptation. Il faut tenir compte dans l’observation du phénomène clinique d’une dimension dialectique et tenter de percevoir la compensation du trouble. Il nous semble que l’opposition conceptuelle entre l’excès et le manque est opérante pour faire le tri de ce qui trouble et de ce qui compense. Avant d’en revenir aux deux histoires cliniques, nous proposons d’en faire l’épreuve sur la notion générale de dépendance.
Consommer de la drogue, au point que cette consommation devienne la « ligne biographique dominante » [3], que l’intensité et l’exclusivité ne sont pas des variables indépendantes. Il est sans doute impossible de concevoir l’intensité d’un lien, en excluant de cette conception la « géographie » de l’ensemble des affiliations. A l’inverse, quelle que soit la répartition des liens sociaux, ils sont nécessairement investis d’une certaine quantité d’énergie. On peut donc dire, dans la vie quotidienne, que si les liens sociaux sont toujours déterminables et déterminés par leur adresse, ils le sont toujours également par leur intensité.
En prenant appui sur ces deux points de vue, normalement indissociables, on peut formuler une sorte d’idéal concernant ces liens sociaux : ils ne doivent pas être trop intenses, ni trop exclusifs. Si l’on se représente ce que cela implique dans la vie quotidienne, il est évident que ces variables sont dépendantes. Plus j’investis dans une relation plus celle- ci va tendre à devenir exclusive. Et l’inverse est également vrai ; plus je vais rendre une relation exclusive plus celle-ci sera investie.
Une opposition d’oppositions théorique et clinique
Et cependant les histoires de Monsieur Quérulent et de Madame Généreuse nous permettent :
– d’affirmer, contre cette intuition commune, que les processus relevant de l’exclusivité sont distincts des processus relevant de l’intensité.
– D’établir un rapport entre l’opposition utilitarisme (marché) – anti- utilitarisme (don) d’une part, et d’autre part, l’opposition qu’il y aurait dans le champ de la toxicomanie entre les troubles de l’intensité et les troubles de l’exclusivité, entre les troubles de la dépendance et les troubles de l’idéal d’indépendance.
– D’ajouter à cette liste d’opposition la dissociation que nous avons faite à propos de l’argent entre son lien au pouvoir d’une part et d’autre part le traitement de la valeur qu’il permet.
– De concevoir que le trouble de l’un se situe dans le même registre que la compensation de l’autre, mais inversé selon l’opposition du manque et de l’excès.
Ces propositions peuvent se résumer dans un tableau :
Madame Généreuse (axiopathe) | Monsieur Quérulent (sociopathe) | |
---|---|---|
Manque – trouble. (ce qui est difficile pour lui/elle). |
- Il est difficile pour elle de calculer le juste prix. C’est un problème économique.
|
- Le lien que crée la dette est insupportable. C’est un problème d’échange. |
Excès – compensation. (ce qui fonctionne plutôt bien pour lui/elle). |
Elle surinvestit le monde des liens sociaux. Elle entretient de la dette. | Il passe son temps à calculer ses relations en termes de coût-bénéfice. |
Pour monsieur Quérulent, nous pouvons analyser sa réaction en énonçant qu’il reçoit une sorte de don de la part de l’institution et que c’est cela qui lui est insupportable. Compte tenu de ce que nous avons dit de la dimension de lien qui est impliquée dans l’échange de don, il est, sans doute imaginairement, en dette à notre égard. Son trouble semble bien interprétable comme trouble du lien et donc relèverait de ce que l’on pourrait nommer globalement « sociopathie ». Sa position au sein de la communauté comme objecteur et comme bouc émissaire semble aller dans ce sens. Ajoutons encore qu’il n’a cessé de nous convoquer sur le versant professionnel de la relation que nous avions avec lui, pour récriminer, pour le critiquer, pour trouver que d’une certaine manière la balance entre le prix payé et le service obtenu était en sa défaveur. Il a trouvé dans sa rencontre avec la drogue un mode d’existence tellement exclusif qu’il va éliminer effectivement les autres liens. Pour lui, la rencontre avec le produit n’a pas été d’emblée un piège, elle était plutôt une solution à son problème. Mais la solution devenant contrainte, elle a alors présenté toutes les caractéristiques d’un comportement pathologique. Ne pouvant moduler librement sa manière de se lier à ses contemporains, il peut encore moduler dialectiquement ses investissements. Son slogan aurait pu être : « à chacun selon son dû » (principe de légitimité-équité). Du point de vue institutionnel, ne pouvant s’engager dans le lien social que de manière pathologique, il a trouvé dans la place bien connue du bouc émissaire, un lieu d’insertion paradoxal. Ne pouvant partager les us et coutumes de la vie sociale à l’intérieur du centre, mais pouvant par ailleurs parfaitement légitimer ses désirs et sa pulsionnalité, il a pris la place de l’objecteur, du réformateur, de celui qui trouve que les choses pourraient aller bien mieux autrement. Il trouvait une forme de satisfaction dans la dimension professionnelle des entretiens individuels et souffrait de la vie communautaire. L’enjeu thérapeutique avec lui a été de maintenir son accrochage à l’institution, maintenir le lien paradoxal (puisque fait d’absence et de présence), et d’engager le recours excessif qu’il fait de la légitimité dans la voie de l’échange et du partage.
Pour madame Généreuse, nous pouvons comprendre qu’elle privilégie la logique de l’échange puisqu’elle ne peut moduler son investissement affectif. Dans sa rencontre avec la drogue et la dépendance qui s’en est suivie a eu pour effet de la « fixer » sur quelque chose et de faire limite à sa difficulté de gérer ses investissements. La vie du toxicomane est en effet particulièrement contrainte et régie par la loi inexorable du produit, sa nécessité impérieuse et par la crainte de la survenue du manque. C’est une contrainte par corps, contrainte imposée de l’extérieur. Ne pouvant moduler d’elle-même l’intensité de ses investissements psychiques, elle a recours massivement au paramètre de l’exclusivité dans ses relations sociales pour réguler l’intensité de ses investissements. La dimension amoureuse du transfert apparaît ici comme une manœuvre de résistance et de compensation en faisant jouer la logique de l’échange contre la logique du travail sur les valeurs (l’analyse). Le dispositif des entretiens individuels sur le modèle analytique lui était assez insupportable dans le rapport dissymétrique qu’il établit. Elle regrettait que ces entretiens ne prennent pas plutôt une forme dialogique, sur le modèle d’une franche conversation entre amis-amant. Cela se traduit par un besoin excessif, non dialectisé, de faire valoir le principe d’égalité et son slogan aurait pu être ; « la même chose pour tous » (principe de légalité-égalité), comme tentative d’annuler la différence de statut entre prestataire et client d’un service rétribué. Elle a trouvé dans la multitude et dans la variété des interrelations que permet la vie communautaire dans le centre de cure, de quoi compenser sa difficulté à limiter leur pulsionnalité. L’enjeu de sa cure sera sans doute de remobiliser suffisamment, et sans brutalité la faille axiologique de manière à lui donner les moyens d’envisager la sortie effective du centre, la rupture et le remplacement des liens qu’elle y a tissés avec le fil du don.
Ce rapport de rapports d’opposition permet, de manière contrainte, de mettre en place la déconstruction de la rationalité axiologique et sociologique. Je n’ignore cependant pas que cette distinction reste macroscopique du point de vue du modèle de la théorie de la médiation. Je n’ai pas abordé la question des axes, des phases, des pôles, des projections, des justifications réciproques, bref, tout ce qui fait le raffinement et la délicatesse du modèle.
Néanmoins, je pense que la procédure que j’ai mise ici en place explicite les rapports de la théorie à la clinique. Je vais maintenant, dans une sorte de retour sur le trajet parcouru, tenter d’expliciter le fondement de ma démarche.
4. La double dissociation théorico-clinique ou le rapport de rapports d’opposition
Nous devons « l’invention » de la double dissociation clinique au neurologue K. Wernicke qui fut un des maîtres de Freud en neurologie. Freud raconte, dans l’introduction à sa « Contribution à la conception des aphasies » [1891], l’opération réalisée par son maître [19]. L’opération consiste à attribuer un traitement distinct à deux fonctions si et seulement si la clinique montre un trouble de la première sans altération de la seconde et, inversement, un trouble de la seconde sans altération de la première. Historiquement [20], P. Broca avait mis en évidence en 1861, à la suite à une double vérification post-mortem, un lien entre une aphasie avec réduction du langage articulé et une lésion de la première circonvolution frontale gauche après la scissure de Sylvius. En 1874, K. Wernicke mettait en évidence un trouble qui présente le pendant de l’aphasie de Broca, c’est-à- dire une aphasie de la perte de la compréhension du langage et dont la lésion se trouve dans la première circonvolution temporale gauche.
Son génie est de mettre en rapport contrastif son observation avec celle de Broca pour attester qu’il y a un traitement séparé de la compréhension et de l’articulation du langage. C’est à la suite de cette séparation anatomiquement attestée et cliniquement doublement dissociée que l’on doit d’avoir pensé qu’il y avait deux types d’aphasie : l’aphasie motrice dite « de Broca », et l’aphasie sensorielle, dite « de Wernicke ». « A cette découverte de Wernicke devait être lié l’espoir de pouvoir rapporter les diverses dissociations de la faculté de langage, désignées par la clinique, à autant de lésions particulières de l’organe central » [21]. Le contexte de cette double dissociation est d’attester une localisation cérébrale, mais cela importe peu ici. Je retiendrai l’essentiel de cette histoire, c’est-à-dire un principe de cohérence oppositive.
Lui seul, me semble-t-il, permet une utilisation des phénomènes cliniques dans une visée de résistance au discours théorique. Il ne s’agit donc plus d’évaluer comparativement l’adéquation d’une théorie à une observation clinique [22], mais bien de renvoyer face à face une double construction théorique et clinique selon un postulat d’intelligibilité et de cohérence interne. Cette double dissociation clinique devient facteur de contrainte pour le discours dans la mesure où elle contraint la description du phénomène opposé (en quantité et/ou en qualité).
Une méthodologie est toujours un système de contraintes et de préférences. Son rôle consiste à légitimer, à donner de la valeur, et à restreindre la portée du discours produit. Cela met en évidence la circularité du propos puisqu’il nous est impossible de ne pas préférer, et donc de suspendre notre jugement et notre appréciation de la justesse ou de la fausseté d’une proposition. Nous sommes au cœur de la circularité puisque « je juge préférable de ne pas juger » est une proposition aussi circulaire et paradoxale que le fameux « il est interdit d’interdire ». L’impossibilité n’est pas ici de l’ordre d’une impuissance, d’une incapacité, mais plus fondamentalement, elle dépasse le désir ou la volonté que nous pourrions avoir de le faire. L’épokè est tout simplement irréalisable, elle ne dépend ni d’un effort pour la réaliser ni d’une bonne volonté.
Cela nous contraint à penser la clinique en termes de couple de fonctions et non plus en termes de couples de phénomènes ou symptômes. Que peut-on dire de monsieur Quérulent ou de madame Généreuse pris séparément ? J’ai l’impression que la réponse à cette question sera essentiellement dépendante de l’ingéniosité du clinicien, de sa créativité, de son appartenance à tel ou tel courant théorique. Par contre, la mise en rapport des deux vient contraindre le discours que l’on tiendrait sur l’un des termes, dans la mesure où l’on s’oblige à dire l’inverse à propos de l’autre et de voir si cela correspond à la perception que l’on en a.
Il s’agit ici de ne pas être dupes des mots utilisés et donc de ne pas donner à croire qu’en « déconstruisant » les phénomènes à l’aide de la clinique, nous en arriverions nécessairement aux constituants réels du noumène, aux atomes nouménaux. C’est d’une autre manière de faire la preuve, de garantir son discours qu’il est ici question. Et cette preuve n’est jamais que par la parole, en dehors de tout référent extra linguistique. Les « choses » ne préexistent pas à la manière de les poser. Elles n’ont d’existence conceptuelle que d’être formalisées conceptuellement, et la clinique ne fait pas exception. Cette proposition nous place dans une situation bien inconfortable puisqu’il ne peut plus s’agir d’illustrer une théorie du jugement d’assertion (supposée préexistante) par une clinique, pas plus que de théoriser une clinique du jugement (supposée préexistante).
Le rapport de la théorie et de la clinique ne peut donc pas être, dans un premier temps, celui d’un étayage mutuel. Je propose l’image de la construction d’une voûte pour illustrer le rapport théorie-clinique tel que je le conçois maintenant. Cette image est à prendre avec la même circonspection que l’image du cristal brisé de Freud. Les deux versants de la voûte ne s’appuient mutuellement l’un sur l’autre qu’au moment du décoffrage. Jusqu’à ce moment, le rôle de soutènement est dévolu à « autre chose ». C’est le rôle que joueront les hypothèses théoriques.
La conception commune des rapports de la clinique et de la théorie est illustrée par la figure n°1. Il s’agit d’une forme d’étayage. La double dissociation clinique me permet de proposer que la clinique ne s’appuie pas sur la théorie, mais que l’opposition entre deux faits cliniques atteste une opposition conceptuelle, et réciproquement, l’opposition conceptuelle étaye l’opposition clinique (fig. n°2 et fig. n°3). Cette description imagée de la clinique permet de penser un rapport de rapports, une différence de différences et éviter ainsi la définition classique de la vérité comme adéquation au monde.
Fig. n° 1 La théorie soutien le montage clinique
Fig. n° 2 L’opposition clinique est soutenue par l’opposition théorique
Fig. n° 3 : Le rapport théorico-clinique vu comme un rapport de rapport.
Pour reprendre ici l’exemple historique de la construction des aphasies par Wernicke, nous dirons, en lisant le schéma ci-dessus, qu’une aphasie par déficit d’expression et une aphasie par déficit de compréhension sont dans le même rapport d’opposition que l’expression et la compréhension dans une conception simple du langage. Cette conception du langage est effectivement simple, car il n’a pas fallu attendre Wernicke pour se rendre compte que parler et écouter ne sont pas la même chose, et qu’il est même difficile de faire l’un et l’autre en même temps. Pourtant, l’existence de deux centres du langage, un consacré à l’expression et un à la compréhension, ne pouvait pas se déduire de ce savoir trivial.
Ce montage reste fragile et sa solidité (sa vérité, sa consistance) ne tient que dans sa cohérence interne. Ce même exemple montre qu’effectivement, l’étayage théorique n’était pas aussi solide qu’on avait pu le croire puisqu’en utilisant une autre paire d’oppositions, c’est-à-dire en passant d’une théorie localisatrice à une théorie fonctionnaliste, R. Jakobson, en utilisant le même couple d’aphasies va montrer qu’il y a deux opérations dans le langage, les opérations par contiguïté et les opérations par similarité [23].
Ecrire qu’il se basait sur le même couple d’aphasies n’est pas tout à fait exact. Les aphasies ne sont plus décrites de la même manière puisque l’étayage théorique a changé. Il accentue, dans l’aphasie de Broca, non pas le défaut d’expression, mais bien le trouble de la contiguïté. De même, l’aphasie de Wernicke ne sera plus une aphasie avec un trouble de la compréhension, mais bien un trouble des opérations de similarité.
L’observation de l’opposition clinique a changé en fonction de la paire oppositive utilisée comme théorie pour concevoir la clinique [24].
La clinique, selon la logique de l’anthropologie clinique, est toujours et déjà une théorie clinique, un discours sur un phénomène. Cela ne va pas de soi, malgré son aspect de vérité kantienne. Si on veut bien l’entendre dans sa littéralité, elle pourrait signifier que « n’importe quoi » pourrait être dit sur une observation clinique, qu’il serait toujours possible de dire quelque chose et même son contraire, qu’il serait possible, avec un peu d’astuce, de tout justifier. N’est-ce pas pousser le bouchon du relativisme et de l’idéalisme subjectif un peu loin ? Je ne le pense pas.
Les constructions théorico-cliniques sur la toxicomanie permettent d’en donner un exemple. Un ouvrage comme celui de Zafiropoulos et Delrieu intitulé : Le Toxicomane n’existe pas [25] est étayé par de nombreux exemples issus de la clinique et l’ensemble de ces vignettes cliniques va dans le sens de sa thèse ; à savoir qu’il n’y a pas de structure psychopathologique spécifique liée à la consommation immodérée de drogue.
Par ailleurs, les travaux de Geberovich [26] ou de Lekeuche [27] sur la toxicomanie essentielle sont également étayés sur de nombreuses histoires cliniques. Et pourtant, leurs conclusions sont incompatibles avec celle de Zafiropoulos et Delrieu. Devant ces constructions théorico-cliniques incompatibles, la tentation est grande de penser que l’une ou l’autre partie commet une erreur dans son appréciation. Mais l’examen minutieux des montages théoriques et des observations cliniques incite plutôt à penser qu’ils ont raison tous les deux, et leur clinique leur donne raison parce qu’elle est construite et informée par leurs constructions théoriques.
La puissance déterminante de l’univers conceptuel sur la structuration de l’observable est une formulation de ce qui est baptisé du nom de thèse de Sapir – Whorf en sociolinguistique, du nom de l’anthropologue E. Sapir et du linguiste B. L. Whorf. Ce dernier a montré que les catégories les plus fondamentales de la pensée, le temps et l’espace, le sujet et l’objet, ne recouvrent pas les mêmes réalités dans la langue hopi que dans les langues indo-européennes. On a cru tirer de cette observation l’idée que le langage structure la société. Cette idée n’était pas nouvelle ; déjà W. von Humboldt, au XIXe siècle, affirmait le point de vue philosophique selon lequel la réalité est profondément structurée par le langage [28].
C’est ainsi qu’est né le courant néo-humboldtien [29] qui a cherché une base empirique à cette intuition par l’analyse des champs sémantiques. Cette idée a été largement exploitée dans les sciences humaines et parfois avec un certain radicalisme, comme le notent A. Sokal et J. Bricmont dans leur ouvrage critique [30].
Pour le dire autrement, cette thèse du relativisme linguistique pourrait signifier qu’en terme de diagnostic, nous serions en présence de quelque chose d’aussi immotivé que le rapport du signifiant au signifié et d’aussi arbitraire [31] que le lien qui unit le référent au signe. On reconnaîtra facilement l’immotivation des termes utilisés pour poser le diagnostic. Les mots du diagnostic n’ont pas de statut particulier parmi tous les mots d’une langue, et il n’y a pas de raisons solides pour penser qu’ils échapperaient à ce critère linguistique. Les choses sont pourtant plus difficiles à admettre lorsqu’il s’agit de l’arbitrarité qui lie le référent au signe. C’est qu’il est particulièrement douloureux de s’arracher à un réalisme naïf qui nous fait penser que lorsque l’on parle de clinique, on parle bien de « quelque chose ».
Or, si l’on est disposé à admettre que le diagnostic ne bénéficie d’aucun statut particulier dans l’ordre du langage, il faut admettre qu’il en partage toutes les caractéristiques et en ce compris l’arbitrarité qui lie le signe et le référent. Doit-on dès lors se résoudre à ne parler de rien ?
Il me semble que la réponse à cette question se trouve dans la méthodologie de la double dissociation théorico-clinique telle que nous venons de la développer plus haut. Elle permet, en effet, de penser que le langage détermine conceptuellement le monde, mais pas au point d’en faire un monde séparé. Dans cette formulation, le lecteur aura reconnu l’effet d’une conception dialectique du langage comme négation de la liaison symbolique entre le son et le sens, mais également la négation de cette négation dans une tentative, marquée par la structure d’impropriété, de retrouver ce lien.
L’idée d’une double dissociation non seulement clinique, mais aussi théorique et de leur mise en rapports dans l’image de la construction d’une voûte trouve une racine importante dans la théorie de la valeur chez F. de Saussure. Cette idée est celle qui exprime le plus clairement la dimension structurale de sa linguistique, et c’est celle qui permet le mieux de dépositiver les termes pour ne considérer que leurs rapports. C’est elle également qui nous permet de sortir de la définition de la vérité comme adéquation des choses de l’esprit avec les choses du monde. Elle permet de penser que la valeur d’un terme ne relève pas d’une définition positive, mais bien d’une mise en rapport dans une structure close.
La question de la valeur se joue à deux niveaux chez F. de Saussure. Le premier est celui de la distinction entre synchronie et diachronie. Il fait en effet remarquer que les sciences traitant de la valeur éprouvent une nécessité à distinguer leur procès de leur structure et qu’à considérer la question de la genèse, on n’apprend rien de la structure et inversement. Il prend l’exemple du droit pour montrer qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre une science descriptive du droit et une histoire du droit. Or, si l’on considère par exemple l’économie politique et l’histoire économique, « [elles] constituent deux disciplines nettement séparées au sein d’une même science » [32]. Il ne donne pas d’explication sur les raisons internes qui feraient que lorsque l’on traite de la valeur, cette distinction se fasse impérative, alors qu’elle ne l’est pas pour d’autres sciences. Si ce n’est que lorsque l’on traite de la valeur, on travaille dans « un système d’équivalence entre des choses d’ordres différents : dans l’une [l’économie politique], un travail et un salaire et dans l’autre [la linguistique] un signifié et un signifiant » [33].
Nous aurons compris que la linguistique structurale est la linguistique synchronique et c’est elle seule qui traite de la valeur, « Car la langue est un système de pures valeurs que rien ne détermine en dehors de l’état momentané de ses termes » [34]. La langue peut être décrite comme un système de pures valeurs dans mesure où l’on prend conscience du fait que tant le signifiant que le signifié sont eux-mêmes des systèmes de pure valeur.
Ceci est le deuxième niveau où la valeur joue un rôle dans l’œuvre de F. de Saussure. D’un point de vue conceptuel (du point de vue du signifié), la signification n’est pas la valeur d’un terme. Pour reprendre un exemple cité dans le Cours de linguistique générale, le terme conceptuel « mouton » n’a pas la même valeur que l’anglais « sheep » bien que ces deux termes puissent avoir une même signification. Ils n’ont pas la même valeur, car cette dernière dépend des autres termes de la structure et qu’en anglais, le mouton, à l’état de pièce de viande ne s’appelle plus « sheep », mais « mutton ». D’où l’on perçoit que la valeur de « sheep » ne recouvre que partiellement la valeur de « mouton » en français [35].
Du point de vue de son aspect matériel (du point de vue du signifiant), nous observons le même phénomène, car : « ce qui importe dans le mot, ce n’est pas le son lui-même, mais les différences phoniques qui permettent de distinguer ce mot de tous les autres, car ce sont elles qui portent la signification. […] Arbitraire et différentiel sont deux qualités corrélatives » [36]. Que les phonèmes sont des entités oppositives, relatives et négatives est prouvé par « la latitude dont les sujets jouissent pour la prononciation dans la limite où les sons restent distincts les uns des autres. Ainsi, en français, l’usage général de grasseyer l’ “r” n’empêche pas beaucoup de personnes de le rouler ; la langue n’en est nullement troublée ; elle ne demande que la différence et n’exige pas, comme on pourrait l’imaginer, que le son ait une qualité invariable » [37].
Le signifié étant défini comme un système de pure valeur et le signifiant de même, F. de Saussure en conclut que dans la langue, « […] il n’y a que des différences. Bien plus : une différence suppose en général des termes positifs entre lesquels elle s’établit ; mais dans la langue, il n’y a que des différences sans termes positifs. Qu’on prenne le signifié ou le signifiant, la langue ne comporte ni des idées ni des sons qui préexisteraient au système linguistique, mais seulement des différences conceptuelles et des différences phoniques issues de ce système. Ce qu’il y a d’idées ou de matière phonique dans un signe importe moins que ce qu’il y a autour de lui dans les autres signes. La preuve en est que la valeur d’un terme peut être modifiée sans que l’on touche ni à son sens ni à ses sons, mais seulement par le fait que tel terme voisin aura subi une modification » [38].
On aura compris comment ces considérations sur la structure linguistique m’ont inspiré dans la proposition de mettre en rapport des différences conceptuelles avec des différences cliniques. Cette opération permet de sortir de l’aporie à laquelle nous condamnait une lecture trop première, infantile, du principe du cristal brisé.
Conclusion
En ce qui concerne la toxicomanie, j’ai proposé de considérer que la solidité d’un discours se mesure à sa cohérence interne (comparaison avec la construction d’une voûte). Mais le prix à payer lorsque l’on s’engage dans cette voie est de renoncer à l’unité de la toxicomanie comme phénomène clinique et de proposer un couple d’opposition à la fois théorique et clinique. Je peux, en utilisant analogiquement l’exemple de F. de Saussure, donner une approximation de ce que cela signifie pour la clinique de la toxicomanie. La « toxicomanie – mouton » n’existe plus, mais bien une « axiopathie – sheep » et une « sociopathie – mutton ». L’opération permettant de dégager l’univers de la boucherie comme distinct de celui de la bergerie, ce que ne permet pas de faire le seul « mouton » français.
Cette distinction n’est pas que de langue et permet d’éviter plus que le malentendu. Le « sheep » ne se traite en effet pas comme le « mutton », le bâton du berger n’est pas le couteau du boucher, et personne ne va chercher son fromage de brebis à la boucherie ni son gigot à la bergerie. Cela n’empêche évidemment pas le boucher de se rendre à la bergerie et le berger à la boucherie pour parler ensemble de « moutons ». Pour la clinique de la toxicomanie, cela signifie que les deux formes que nous avons dégagées ne se prennent pas en charge de la même manière. Nous avons donné quelques indications de ces rapports différentiels à l’institution selon les organisations axiopathiques ou sociopathiques.
Le pluriel de ces dernières appellations rappelle, comme l’indique par ailleurs les raffinements conceptuels du modèle, que l’on peut être axiopathe ou sociopathe de bien des manières. Je n’ai pas le projet, après avoir dépositivé la toxicomanie, de repositiver l’axiopathie ou la sociopathie. Un des effets de la mise en tableau de monsieur Quérulent et de Madame généreuse selon la partition des troubles et des compensations permet de concevoir qu’à une entité théorique comme l’axiopathie ou la sociopathie ne correspond pas un « cas clinique ». Le caractère validant et résistant de la clinique pour la théorie est à trouver, selon la conception que j’ai développée, non pas dans une correspondance termes à termes, mais dans une correspondance de rapports d’opposition. Pour le dire encore autrement, madame Généreuse, en elle-même, n’atteste pas par ses troubles l’existence d’une rationalité axiologique distincte d’une rationalité sociologique. De même, les troubles de monsieur Quérulent n’atteste pas de l’existence d’une dialectique sociologique distincte de la dialectique axiologique. Par contre, la mise en rapport de leurs oppositions atteste de la dissociation entre ces deux dialectiques : axiologique et sociologique.
Qu’ai-je gagné à substituer à l’image d’un cristal brisé celle de la construction d’une voûte ? Peut-être peu de choses. Une image a remplacé une autre image et cette dernière me permet simplement de donner une idée plus claire du rôle de la clinique dans le montage discursif du modèle de la théorie de la médiation. Mais, lorsque ce « peu de choses » emporte avec lui une critique du positivisme, alors, ce n’est pas rien.
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Notes
[1] G. Lantéri-Laura, Lecture des perversions. Histoire de leur appropriation médicale, Paris, éd. Masson, 1979, p.138, coll. « La sphère psychique ».
[2] G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance, Paris, éd. Vrin, 1993.
[3] C’est bien cette distinction qui crée un malentendu la plupart du temps lorsque l’on évoque le paradigme de la théorie de la médiation ailleurs que dans les cercles où elle est entendue d’habitude. Le milieu où l’on peut rencontrer des malades est celui du soin, avec ce mandat social implicite de procurer du soin et non de faire de la recherche. Confronté également à une sorte de dimension éthique qui fait que l’on se sent généralement mal à l’aise de soutenir comme J. Gagnepain que plus les gens débloquent plus c’est intéressant.
[4] S. Freud,[1933], Nouvelle suite des leçons d’introduction à la psychanalyse. XXXIe Leçon. La décomposition de la personnalité psychique, Paris, P.U.F., 1995, OCF.P., p. 141-142, vol. XIX, 1931-1936.
[5] Centre d’Accueil et de Traitement du Solbosch (CATS), 110b avenue Ad. Buyl, 1050 Bruxelles. C’est un centre résidentiel pour toxicomanes et alcoolique, conventionné par l’assurance maladie invalidité, qui a une capacité d’accueil de 20 personnes.
[6] Cette constatation est d’ailleurs intéressante en elle-même et constitue un indice du fait que la nosographie ne relève pas du même registre que l’appropriation de cette nosographie par l’administration de la politique sanitaire.
[7] A ce propos, nous pouvons ajouter que chaque année, le réveillon de Nouvel an est célébré en communauté. A cette occasion, nous procédons à un tirage au sort pour que chaque résident offre un petit cadeau et en reçoive un. Les thérapeutes prévus pour cette circonstance sont inclus dans ce tirage au sort. Il arrive donc qu’un thérapeute tire au sort le nom d’un de ses référés ou qu’un résident tire au sort le nom d’un de ses référents. Dans la première hypothèse, nous procédons à un échange de noms entre thérapeutes pour éviter cette situation transférentielle embarrassante. Nous ne savons pas si les résidents, de leur côté, procèdent à de tels ajustements.
[8] M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, in Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F, 2001, coll. « Quadrige ».
[9] Le Mouvement Anti Utilitariste dans les Sciences Sociales (M.A.U.S.S). A. Caillé est le chef de file de ce mouvement qui a vu le jour autour de la Revue du MAUSS, éditions La Découverte, depuis 1982. On lira par exemple : A. Caillé, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du MAUSS, Paris, éd. La Découverte, 2003. Egalement : J. Godbout, L’esprit du don, Paris, éd. La Découverte, 2000, coll. « Sciences humaines et sociales ».
[10] « C’est sur un système de cadeaux donnés et rendus à terme que se sont édifiés d’une part le troc, par simplification, par rapprochement de temps autrefois disjoints, et d’autre part l’achat et la vente, celle-ci à terme et au comptant, et aussi le prêt. » M. Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, in Sociologie et anthropologie, op.cit., p. 199.
[1] 11>A. Caillé, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du MAUSS, op. cit. p. 154-155.
[2] 12>Cette mise en tableau est largement inspirée du livre de J. Godbout, L’Esprit du don, op. cit. On trouvera également dans cet ouvrage de nombreux exemples analysés de la dimension contemporaine du don, ainsi que des développements sur le rôle de l’Etat, dans son statut d’intermédiaire entre la logique du don et la logique du marché.
[13] Lire par exemple J. Sapir, Les trous noirs de la science économique. Essai sur l’impossibilité de penser le temps et l’argent, Paris, éd. Albin Michel Economie, 2000.
[14] Ce qui explique, par exemple, que la dette extérieure colossale des Etats-Unis n’est pas problématique pour l’économie de ce pays, puisque cette dette est libellée en dollars et qu’il est du pouvoir régalien de ce pays de faire tourner la planche à billets pour la rembourser, en d’autres termes, que les Etats-Unis n’ont pas à acheter des dollars pour la rembourser. On voit aussi très bien comment la valeur du dollar est une fonction non pas de la réalité des richesses d’un pays, de sa balance commerciale, mais bien de la capacité de la politique, de l’exercice du pouvoir, à garantir une certaine confiance. Milton Friedman, le chantre de l’économie libérale, déclare dans Le Monde du 3 novembre 1988 : « Notre déficit est libellé en dollars. Pas en francs ou en livres. Donc nous ne devons rien. Il suffit de faire marcher la planche à billets. » Cité par B. Maris, Antimanuel d’économie, Rosny, éd.Bréal, 2003, p. 217-218.
[15] Cf. l’analyse de A.O. Hirschman, Les passions et les intérêts. Justifications politiques du capitalisme avant son apogée, Paris, P.U.F., 2001, coll. « Quadrige ».
[16] Mauss cite le chiffre de 30 à 100% par an. Cf. M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. 212.
[3] ]<17>Selon l’expression de R. Castel in R. Castel et coll., Les sorties de la toxicomanie. Types, trajectoires, tonalités, Paris, GRASS, MIRE, 1992.] de son existence, peut être la manifestation unique de deux logiques inverses sous-jacentes. D’une part, la polarisation de son existence sur le produit ou l’action addictive peut être conçue comme le résultat d’une difficulté à dialectiser et à diversifier ses intérêts, ses relations et ses investissements. Mais d’autre part, nous pourrions également considérer cette polarisation comme le résultat de l’exclusion de tous les autres liens, intérêts et investissements.
Le fait toxicomaniaque – l’exclusivité du lien au produit ou à l’action addictive – peut alors se lire et se décrire comme l’avers et le revers d’une même médaille. Il peut être décrit comme la recherche de la plus grande dépendance (vis-à-vis du produit ou de l’action) et comme la recherche de la plus grande indépendance (vis-à-vis du monde extérieur, des autres liens possibles). Cependant, la relation qui oppose la dépendance et l’indépendance est plus complexe que cela et il est intéressant de la détailler un peu plus.
Le processus de dépendance contient l’idée d’une intensité trop forte. Tout se passe comme si les quantités d’énergie disponibles étaient captées par cette relation passionnelle au processus addictif, comme si la dépendance agissait à la manière d’un trou noir pour toutes les énergies psychiques.
La dimension d’indépendance, quant à elle, recèle l’idée d’une trop grande exclusivité. On peut désigner la toxicomanie dans cette perspective comme le lieu d’un idéal d’indépendance à l’endroit même de la plus grande dépendance, à la condition de considérer le processus toxicomaniaque comme la réduction du nombre de liens, d’attaches possibles avec le monde social. Pour pouvoir parler d’indépendance, il est nécessaire de compter le nombre de liens, ou d’affiliations qui survivent à l’exclusivité inhérente au mode de vie toxicomaniaque. L’accent porte donc sur la dimension qualitative du nombre de liens perdus, ou évités, plutôt que sur l’intensité du seul lien qui reste.
Il va de soi, et cela est conforme à la surdétermination des phénomènes humains[[<18>Conforme à cette idée que le fonctionnement normal est la résultante de l’intégration de divers processus, et que cette intégration rend la lecture de ces processus difficile voire impossible.
[19] S. Freud, [1891], Contribution à la conception des aphasies, Paris, P.U.F., 1983, p. 52, coll. « Bibliothèque de psychanalyse ».
[20] On trouvera une bonne présentation historique de l’aphasie in H. Haecan, Introduction à la neuro-psychologie, Paris, Librairie Larousse, 1972, p. 1-10., coll. « Sciences humaines et sociales ».
[21] S. Freud, ibid.
[22] Selon la formule de la vérité : adequatio rei et intellectus.
[23] R. Jakobson, Essais de linguistique générale. Les fondations du langage, Paris, Les éditions de minuit, 1963, trad. N. Ruwet, coll. « Argument ». La question que nous traitons est développée dans le deuxième chapitre intitulé « Deux aspects du langage et deux types d’aphasies », p. 43- 67.
[24] Nous pourrions ajouter que les familiers du modèle anthropologique de la théorie de la médiation savent également que la description qu’ils font des aphasies de Wernicke et Broca est très sensiblement différente des deux versions précédentes et n’a plus rien à voir avec la description de P. Broca et de K. Wernicke.
[25] M. Zafiropoulos, A.Delrieu, Le toxicomane n’existe pas, Paris, Anthropos- Economica, 1996.
[26] Par exemple : F. Geberovich, Une douleur irrésistible. Sur la toxicomanie et la pulsion de mort, Paris, Editions InterEditions, 1984, coll. « L’Analyse au singulier ».
[27] Par exemple : Ph. Lekeuche, « L’originalité de Léopold Szondi en matière de toxicomanie ». In Fortuna, bulletin du groupe d’études szondiennes de Montpellier, nº 6, octobre 1989, p. 14-21. Et : « Vers une métapsychologie du toxicomaniaque », in Anthropo-logiques, nº 4, 1992, p. 61-76.
[28] Cf. O. Ducrot, T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1972, p. 85., coll. « Point ».
[29] Par exemple : J. Trier.
[30] A. Sokal, J. Bricmont, Impostures intellectuelles, Paris, Odile Jacob, 1997. Spécifiquement le chapitre 3 « Intermezzo : le relativisme cognitif en philosophie des sciences », p. 51- 99.
[31] L’adjectif « conventionnel » pourrait aussi convenir ici.
[32] F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1995, p.115.
[33] Ibid.
[34] Ibid., p. 116.
[35] Ibid., p. 160.
[36] Ibid., p. 163.
[37] Ibid., p. 164-165.
[38] Ibid., p. 166.
Benoît Didier« Qu’aurait fait Newton si, au lieu de voir tomber les pommes, il avait regardé monter les bulles de savon ? », in Tétralogiques, N°17, Description et explication dans les sciences humaines.