René-Louis Le Goff
Inspecteur honoraire de l’Éducation nationale ; Membre du conseil d’administration de l’A.D.A.M. (Association pour le Développement de l’Anthropologie Médiationniste).
Pour une problématique renouvelée de l’apprentissage de la lecture
Résumé / Abstract
L’ambition d’enseigner la lecture à tous les petits français constitue le fondement même de l’école de la république. Le savoir-lire reste le plus emblématique des apprentissages « fondamentaux ». Or, le constat persistant que 20% d’élèves n’accèdent pas à la lecture (statistiques du ministère de l’Éducation nationale), outre qu’il dénonce l’abandon progressif, aujourd’hui patent, d’une formation professionnelle des maîtres d’apprentissage de la lecture, met légitimement en examen les présupposés théoriques des instructions officielles, et donc les travaux de recherche qui informent ces directives. Mon propos plaide résolument pour un renouvellement de la problématique de l’apprentissage de la lecture, sous l’éclairage de la Théorie de la Médiation.
The ambition to teach reading to all French children is the very foundation of the school of the Republic. The ability to read remains the most emblematic of ’fundamental’ learning. However, the persistent observation that 20% of students do not learn to read (statistics from the Ministry of National Education), in addition to denouncing the progressive abandonment, now obvious, of professional training for teachers of reading, legitimately calls into question the theoretical presuppositions of the official instructions, and therefore the research work that informs these directives. My paper argues strongly for a renewal of the problematic of learning to read, in the perspective of Mediation Theory.
Mots-clés
apprentissage | écriture | Education | enfant | langage | lecture | sociologie | technique |
Inaugurant une série de trois articles, ce texte vise à établir, dans un premier temps, un état des lieux, à propos d’un apprentissage dont les polémiques qu’il a, depuis « toujours » provoquées, et inversement, les prétentions des sciences cognitives à déclarer « la fin des “guerres de la lecture” » [1], dénoncent, tout autant les unes que les autres, l’entre-prise idéologique dont il peine à s’affranchir. Un second article s’appliquera donc à présenter une problématique alternative, qui loin de prétendre résoudre le problème de la lecture, l’éclairera différemment, pour la mettre en perspective, objet du troisième article, avec le travail pédagogique des professionnels de l’apprentissage de la lecture.
Mise en bouche et prise en main
Ce n’est pas le moindre des paradoxes, dont s’accommodent les nombreux travaux contemporains sur l’apprentissage de la lecture, que d’exclure le « sens » du travail pédagogique sur la lisibilité, tout en affirmant que « la compréhension est le but ultime de la lecture » [2]. Extraite d’un ouvrage collectif supposé établir l’état le plus récent de la recherche [3], cette citation ne trouble pas ses auteurs d’avoir, dès les premières pages, évincé purement et simplement le « sens » de l’écriture en affirmant, sans grande précaution scientifique :
« En français, comme dans toutes les écritures alphabétiques, les lettres correspondent aux sons (avec des irrégularités). » [4]
La parole sera re-donnée, le temps venu, à ces lettres dites muettes, accusées bien légèrement d’ « irrégularité », alors qu’elles contribuent, autant que celles qui seraient plus loquaces, à la signification du message écrit. Une telle définition sonographique de l’écriture de la langue, labellisée par le Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale (CSEN), trahit une conception du langage réduit à de l’oralité. Cette conception donne libre cours à l’opposition biaisée entre « langage parlé et langage écrit » [5], laquelle infère que l’écriture serait une mise en lettres des « sons », et l’acquisition de la lecture, conséquemment, la maîtrise de leurs « correspondances ». Le CSEN fournit ainsi au ministère de l’Éducation nationale l’explication prétendue irréfutable du pourcentage récurrent des 20% d’élèves non-lecteurs au terme de leur scolarité élémentaire, lesquels seraient les victimes d’un enseignement présumé coupable de ne pas appliquer à la lettre les instructions officielles.
En 2006 déjà, un séminaire national [6] avait réuni de nombreux chercheurs se réclamant pour la plupart des sciences cognitives, parmi lesquels Stanislas Dehaene était apparu comme le futur maître à penser de la rue de Grenelle. Le ministre avait pu se réjouir de la caution scientifique qu’ils apportaient sans réserve à l’application « sans délai » d’une circulaire « Apprendre à lire » [7], publiée quelques semaines plus tôt, qui enjoignait les maîtres de CP à appliquer « sans délai » des consignes, exemplaires de ce parti-pris sonograhique :
« Il est nécessaire que l’élève identifie les sons de la langue française ainsi que la relation qui les relie aux lettres et groupes de lettres correspondants. Il comprendra alors que les lettres codent du son et non du sens. Il apprendra à assembler les lettres pour constituer des syllabes prononçables, puis des mots qu’il rapprochera de ceux dont il a déjà l’image auditive dans sa mémoire. »
Plus de quinze ans après la publication de cette circulaire, en dépit de son application confirmée [8], les directives ministérielles continuent de préconiser la méthode dite de lecture qui avait, au début du XXe siècle, sorti de l’anonymat de sa classe, l’instituteur Mathurin Boscher. La création des collèges au début des années 60 [9] aura démontré qu’elle n’était, en fait qu’une méthode de déchiffrement, en enlevant à 50% des élèves l’illusion qu’ils pourraient, grâce à elle, poursuivre leurs études dans le second degré. Remastérisée par les sciences cognitives sous le nom de « méthode syllabique stricte », [10] elle radicalise la correspondance des lettres et des sons, appelés indifféremment « phonèmes », désignation plus savante que scientifiquement attestée, puisqu’elle n’arrive pas à dépasser une approche acoustique de l’apprentissage de la lecture. Celle-ci trahit la vanité d’une problématique qui, ne parvenant pas à poser le problème d’une autre façon, s’entête à vouloir le résoudre par de fausses bonnes vieilles méthodes. Si elle évacue le « sens » de/dans l’écriture, le « son » dont elle affiche la préséance, ne saurait s’exclure d’une déconstruction conceptuelle que les guillemets annoncent. Car l’un et l’autre sont parties (com)prenantes du Signal de Signe. Autrement dit, analogiquement à la signification qui émane de la réciprocité du Signifiant et du Signifié, la saisie de ce signal singulier résulte de la compréhension, en miroir, d’une phonographie et d’une sémiographie.
1. Décompte de faits
1.1 Le sens : Quatre en un
Quel que soit l’angle sous lequel il envisage son rapport au monde, pour tout à la fois, se le représenter logiquement, l’aménager techniquement, l’assumer socialement, et s’y exprimer légitimement, l’Homme rencontre quatre fois la question du « sens ». Qu’il s’agisse de se faire comprendre, de finaliser une activité, d’être soi-même, ou de satisfaire un désir, c’est toujours, en effet, pour donner « du sens » à sa vie d’humain. La formulation marque d’entrée la référence à Jean Gagnepain dont l’enseignement nous aura exercés, comme il s’amusait à le dire, à « couper les cheveux en quatre », méthodiquement, à l’appui d’une anthropologie clinique qui l’aura rapidement convaincu des limites de sa propre discipline à prétendre reconnaître dans « le verbal » la griffe singulière de l’humain au sein du règne animal. Sa rencontre et sa complicité intellectuelle avec Olivier Sabouraud, neurologue, qui l’accueille au début des années soixante dans son service d’aphasiologie, conduiront en effet le linguiste à constater qu’il ne pouvait guère compter sur son savoir universitaire pour interpréter les troubles dits globalement du « langage ». Elles détermineront cet esprit scientifique à rechercher dans « l’indiscipline » les moyens de refonder la linguistique générale en Sciences du langage et, nécessairement, de la Culture. [11] Car il s’est imposé à ses yeux, qu’il fallait remettre en cause une conception de l’Homme qui continue de tenir « le langage comme faculté définissant l’humain ». [12]
Cette conception s’avère tenace, même si nous mesurons à chaque instant notre chance d’avoir échappé à une existence qui aurait été bien rudimentaire dans un monde que nous n’aurions appréhendé que par la médiation des mots. L’humain, à l’évidence, ne saurait se définir par sa seule capacité à causer l’univers. Au-delà des apparences, d’autres facultés le caractérisent. La théorie de la médiation (TdM) qui offre son point de vue à mon propos sur l’apprentissage de la lecture, se fonde scientifiquement dans la clinique, celle-ci lui offrant tout à la fois, et le motif de ses hypothèses et l’exigence de les vérifier. Car « sauf à descendre de son vélo pour se regarder pédaler », plaisantait Jean Gagnepain, l’animal humain ne peut envisager objectivement sa propre science qu’en s’appuyant sur la clinique anthropologique. Car, celle-ci apporte, paradoxalement, la preuve de ses facultés lorsque la pathologie les altère sur l’un ou l’autre des quatre « plans de la rationalité » retenus par la TdM. C’est cette altération qui valide donc l’hypothèse de leur spécificité humaine : seul l’humain verbalise sa pensée, seul l’humain outille son activité, seul l’humain responsabilise ses relations humaines, seul l’humain réglemente ses comportements. La Culture, ainsi re-définie dans ce rapport rationalisé au monde, s’oppose donc à la nature qui submerge l’animal, lequel, doit trouver d’instinct, de force, la solution de sa sur-vie. La culture ne consacre pas la supériorité de l’humain dans le vivant. Elle établit un seuil, une différence. Par la culture, l’Homme échappe à une condition naturelle, en tentant avec une clairvoyance toujours relative, de maîtriser ses « instincts ». Car, cette différence n’abolit pas l’animal qu’il continue d’être, biologiquement. La rubrique des faits divers nous rappelle qu’il sommeille toujours en lui. Il ressurgit parfois sous les traits les plus monstrueux d’une bête immonde, au point de le rendre méconnaissable pour ses voisins qui le trouvaient si aimable, incapable d’une « chose pareille », et concluent qu’il aura, justement, perdu la raison. Par raison, j’entends cette disposition propre à l’animal humain à, dialectiquement, s’extraire de la réalité, s’en abstraire donc pour l’analyser formellement, afin de tenter, troisième temps de la dialectique, de s’en accommoder concrètement, dans l’incertitude permanente d’y parvenir.
La définition tronquée de l’homo sapiens, qui en ferait un animal différent des autres, uniquement à cause de sa langue bien pendue, fait d’autant plus illusion que le petit d’homme est désigné, a contrario, in-fans, celui qui ne parle pas. Une telle désignation infère qu’il ne lui manquerait que la parole, pour accéder à une humanité pleine et entière, ce que réfute le « néo-quartésianisme » de Jean Gagnepain :
« Non seulement, en naissant, il est infans, c’est-à-dire qu’il ne parle pas, mais également iners, comme inapte au travail, et surtout invitus, puisqu’autrui décide pour lui qui, pour un certain temps, ne veut vraiment ni ne demande rien. Le privilège du premier tient seulement à la tradition qui, identifiant le psychisme avec la conscience et la raison avec le verbe, culmine actuellement dans le délire de toutes les sémiotiques et l’érection du signifiant ! Les trois mentent, d’ailleurs, du moins si l’on accepte de considérer que le dit enfant précisément a depuis longtemps accédé au signe, à l’outil, à la norme lorsqu’environ à la puberté, il émerge en principe à la langue, au style et au code par rapport auxquels, jusque-là, nous jugeons qu’il équivoque, qu’il casse et qu’il désobéit. C’est qu’auparavant, fût-il partiellement homme, il n’est socialement personne (disons ignobilis) faute d’être compos sui » [13], traduisons maître de soi, autonome, capable de s’assumer.
Il est vrai que dès ses deux ans, l’in-fans déploie une telle volubilité à contredire son étymologie que les autres capacités qu’il manifeste pourtant au même âge échappent à ses géniteurs, littéralement soufflés par son « explosion lexicale », pour reprendre la formulation des psychologues. Seul son « langage » retient leur attention, précurseur soi-disant d’un développement global harmonieux, voire révélation d’un petit génie :
« Lorsque l’enfant dit “ils sontaient partis”, l’enfant met à nu tout son génie ainsi que l’incohérence de notre langue » [14]
La créativité verbale qu’on lui prête stupéfait son auditoire, tandis que ses mains, qui pourtant s’ingénient déjà à montrer qu’elles ne sont pas des pattes, sont mises en demeure de ne surtout rien « Faire, (ni) défaire, (et encore moins) refaire le monde » [15]. Quant à l’incertitude qu’il énonce précocement d’« avoir ou non le droit de … », les adultes l’interprètent rarement comme son émergence à l’éthique dont il leur demande, implicitement, de lui enseigner un usage exemplaire Car, il est à craindre aujourd’hui, qu’au nom d’une bienveillance prétendument antinomique de l’autorité, ses parents lui accordent prématurément l’autonomie de gérer « ses exigences intérieures » [16]. Or, au moment même où il les provoque par ses caprices de n’en faire qu’à sa tête, sans doute leur exprime-t-il, confusément, son impatience de les voir exercer, enfin, leur autorité parentale en lui apportant des réponses à la question qu’il leur pose de la légitimité de ses paroles et de ses actes.
Son potentiel, autre que langagier, reste ainsi trop souvent sous-estimé, au risque même d’être mésestimé, voire méprisé, dans un parcours éducatif pourtant programmé pour réaliser un être accompli, un « honnête homme » du XXIe siècle. Or, exception faite de la responsabilité qu’il ne peut assumer de son être, prise en charge par les auteurs de ses jours qui assurent son éducation, il dispose d’un patrimoine culturel, à l’égal du nôtre. On peut craindre qu’une grande partie de ce patrimoine ne soit pas prise en compte dès les premiers pas de l’enfant dans une école maternelle qui se proclame, en termes vaguement consensuels, « de l’épanouissement », pour mieux faire ressortir qu’elle est d’abord une « école du langage » [17].
Et le défi lancé aux maîtres par le Ministère de réaliser « 100% de réussite au CP [18] », m’apparaît donc bien irréaliste de s’appuyer sur un principe qui, de manière on ne peut plus radicale, tient le langage pour le tout explicatif du petit humain, et singulièrement, de ses réussites et de ses échecs lors de son apprentissage de l’écriture-lecture de la langue :
« Les raisons pour lesquelles la réussite de tous les élèves de CP est possible se situent du côté des enfants qui, à partir du moment où ils sont des êtres de langage, disposent des ressources langagières nécessaires pour entrer dans l’écrit. » [19]
1.2 Comme tu parles, tu liras
Le parti pris de l’Éducation nationale de survaloriser le développement langagier de l’enfant, induit qu’il constituerait, en termes de besoins éducatifs et d’intervention pédagogique, la priorité de toutes les priorités. Au regard des résultats des élèves français que les palmarès internationaux affichent depuis les années 2000 au tableau noir de la planète, il n’est pas illégitime de penser que ce choix délibéré conduit à une véritable impasse puisque, selon les statistiques mêmes du ministère de l’Éducation nationale, 20% d’élèves entrent au collège sans savoir lire malgré des programmes, depuis toujours, focalisés sur la maîtrise de la langue.
Je ne conteste, bien évidemment pas, l’implication du « langage » dans l’apprentissage de la lecture. Je ne saurais, plus précisément, négliger le poids de la langue dès lors qu’il s’agit, en quelque sorte, de la re-parler, en apprenant à lire. {}Il convient en revanche de reconsidérer la place exclusive qui lui est accordée lors d’un apprentissage qui, certes, la concerne, mais auquel elle n’est qu’incidemment, bien que nécessairement, « associée ». Pour résumer ce que je développerai plus loin : lorsqu’il apprend à lire, l’enfant n’est plus infans, et depuis longtemps ! Il se trouve, en premier lieu, confronté à un ouvrage dont il découvre qu’il est un ouvrage de langage. Autrement dit, c’est sa raison technique, trop souvent insoupçonnée, qui est d’abord convoquée, et non sa raison logique, sur laquelle l’apprentissage de la lecture devrait, selon les experts, cristalliser toutes les attentions. En effet, malgré leur apparente incapacité à infléchir le pourcentage inquiétant, rappelé supra, des élèves non-lecteurs, toutes les recherches contemporaines convergent néanmoins pour établir, naturellement, tant elles sont consensuelles, une corrélation entre les performances langagières de l’enfant et sa réussite future dans l’apprentissage de la lecture :
« Le développement du langage oral précède l’acquisition de la lecture : tout lecteur débutant maîtrise le vocabulaire et la syntaxe de sa langue maternelle lorsqu’il se lance dans ses premières expériences de lecture. Or, les compétences de langage oral sont fondamentales afin que la lecture soit acquise efficacement. » [20]
Partant, on comprend que les « petits parleurs » soient les premiers repérés en maternelle, pressentis « en difficulté ». Il est demandé aux enseignants de concentrer sur eux, sans tarder, une extrême attention. Ne le feraient-ils pas qu’ils seraient accusés de malveillance dans une « école du langage » qui tend à interpréter, bien qu’il s’avère souvent infondé, le moindre « retard » dans ce domaine comme un mauvais présage pour la suite d’une scolarité dont la réussite s’évalue, pour l’essentiel, à l’aune des performances langagières précoces de l’enfant. Nombreux sont les parents alertés à partir d’un diagnostic très intuitif qui les presse de consulter l’ortho-phoniste, alors même que leur enfant, certes peu loquace, ne manifeste pour autant aucun trouble du langage, mais tarde à « démarrer dans la lecture ». Heureusement que ces parents peuvent rencontrer des enseignants auxquels l’expérience a enseigné de rester raisonnablement circonspects quant à ces évaluations anticipées, génératrices de compétitions indécentes dans une école qui se proclame du vivre et de l’apprendre ensemble, fraternellement. Dans leur dialogue avec ces professionnels, ils se réassurent, se réjouissant même parfois d’avoir engendré un enfant discret, pondéré, alors que d’autres s’exaspèrent de ne point parvenir à… faire taire le leur.
Il faut espérer, toutefois, qu’ils échappent à la lecture des premiers travaux, très médiatisés, du Conseil scientifique de l’Éducation nationale. Elle risquerait de les replonger dans la crainte d’être les géniteurs d’un enfant, très insuffisamment stimulé sur le plan langagier, et qui risque, par leur faute, d’échouer dans son apprentissage de la lecture. Le discours du Ministère assoit désormais sa légitimité sur un savoir réifié selon lequel il serait scientifiquement démontré que le comportement langagier de l’enfant est prédictif de sa réussite dans l’apprentissage de la lecture :
« On sait aujourd’hui qu’il existe de grandes différences d’exposition au langage parlé selon les familles et les classes sociales, et que ces différences corrèlent avec la taille du lexique et le développement des réseaux cérébraux du langage. C’est pourquoi il faut encourager les parents à dialoguer très tôt avec leurs enfants, ainsi qu’à leur lire des histoires… Le développement du langage parlé prépare l’entrée dans la lecture. » [21]
De tels propos, qui se diffusent au sceau de l’évidence, impactent de plein fouet les familles des classes populaires, culpabilisées de ne point suffisamment communiquer avec leurs enfants. Ceux-ci débarqueraient alors à l’école, comme s’ils descendaient d’un train, « avec un bagage lexical pauvre » [22]. Il n’est pas nouveau, il est même devenu très banal, d’incriminer la « pauvreté » du vocabulaire de l’enfant, et implicitement d’accuser ses parents de bien mal lui parler, pour justifier les difficultés qu’il rencontrera, fatalement, dans l’apprentissage de la lecture :
« À l’entrée au cours préparatoire, les enfants au vocabulaire le plus pauvre connaissent une moyenne de 500 mots environ ; ceux moyennement pourvus atteignent 1000 ; le groupe le mieux pourvu, à peu près 2500… Ces inégalités sont d’autant plus préoccupantes que nous savons aujourd’hui qu’un déficit important de vocabulaire risque de perturber gravement l’apprentissage de la lecture. À six ans, quand il arrive au cours préparatoire, un enfant censé avoir construit dans sa tête un répertoire de quelques 1500 mots oraux. Cela lui permet, lorsqu’on lui parle, de reconnaître le “bruit d’un mot” et d’en comprendre le sens en interrogeant ce petit dictionnaire mental oral. Dès le début de l’apprentissage de la lecture, on va lui apprendre à traduire en sons ce qu’il découvre en lettres. » [23]
Voilà une conception bien positiviste du « langage ». Elle thésaurise, alors qu’il convient d’en relativiser l’étendue, le « vocabulaire », indifféremment désigné « lexique », répertorié dans un « dictionnaire mental » dont le format serait en outre dimensionné selon l’origine sociale des enfants. À l’inverse de cette approche qui relève de l’exercice comptable, la TdM a appris de la clinique anthropologique, celle des aphasies en l’occurrence, que l’on peut conserver le vocabulaire, bien qu’ayant perdu le lexique, autrement dit l’analyse logique qui en garantit le contrôle. Certaines de ces personnes aphasiques cherchent en vain le « mot juste », leur vocabulaire subsistant mais dans un indescriptible capharnaüm du fait que le lexique n’en assure plus le traitement qualitatif. Il est donc fondé, scientifiquement, d’opposer lexique et vocabulaire, pôles contradictoires de la dialectique constitutive du principe même de causalité. Le petit humain resterait désespérément in-fans s’il ne disposait pas, en effet, du lexique, processus formel qui en-registre et classe son vocabulaire, sans cesse remis en cause par son vouloir-dire le monde. L’impropriété du signe, à savoir que le mot ne colle jamais à la chose, nous soumet à un processus bien singulier : Parler suppose face au monde à dire, tout à la fois la capacité de s’en abstraire, de l’évider de sa substance, pour le classer et l’ordonner grammaticalement dans des rapports formels, et contradictoirement, celle de le verbaliser, de le remplir de sens, en essayant, rhétoriquement, de « dire les choses », de sorte que le mot s’applique, se superpose à la chose à dire. Comme l’impropriété du Signe fait que les mots ne s’ajustent jamais aux choses, l’enfant, comme l’adulte, exploite le caractère nécessairement polysémique du lexique de sorte qu’il puisse tout dire indépendamment du nombre d’items que compte son registre lexical. Il est donc fort discutable d’affirmer que « plus l’enfant est exposé à un langage oral riche et varié, meilleures seront ses compétences en décodage et en compréhension de l’écrit » [24]. Ainsi, l’enfant pré-dirait-il sa réussite lors de son apprentissage de la lecture, à l’appréciation de son vocabulaire.
Or, il arrive trop souvent qu’on le soupçonne d’avoir un « problème de langage », alors que l’étendue des items dont il dispose pour désigner le monde ne renseigne que sur son appartenance socio-logique, sans que son analyse logique ne soit pour autant affectée. D’un manque, provisoire, ordinairement « normal », de vocabulaire on tend à inférer un dysfonctionnement langagier, alors que son raisonnement lexical est intact et lui permettra d’acquérir de nouveaux vocables dans une école de la République soucieuse d’élargir son expérience d’un monde à dire, pour le dire plus précisément, mais aussi en le faisant, en le partageant, en s’y projetant.
Le concept de « langage » s’avère tellement peu déconstruit qu’on l’identifie à la rationalité. Il englobe ce que l’anthropologie clinique dissocie, entre le Signe (plan de la raison logique), l’écriture (plan de la raison technique), la langue (plan de la raison ethnique), et, ce que je n’ai pas encore évoqué, le discours (plan de la raison éthique). Ce dernier se fonde au regard d’une norme, de valeurs, comme étant L’expression verbale de référence, à l’exclusion de toutes les autres.
En empruntant à leurs sources anglo-saxonnes le concept de literacy, traduit par l’anglicisme littératie, tellement voisin de littérature, les travaux contemporains sur l’apprentissage de la lecture provoquent un rapprochement terminologique non sans risque de réduire contradictoirement le champ du savoir-lire à celui du discours littéraire. Car il renforce l’idée reçue, à force d’être entendue et lue sous la plume des experts, que, outre « l’utilisation (dans le milieu familial) d’une langue rigoureusement organisée, … « une langue commune et forte » [25], l’« exposition » fréquente de l’enfant au discours littéraire conditionnerait sa réussite dans l’apprentissage de la lecture.
Ainsi, les premiers travaux du CSEN, cités supra, survalorisent, dans l’environnement immédiat du jeune enfant, la présence de l’objet album-jeunesse, source inépuisable de belles histoires racontées le soir au moment du coucher. Pour garantir à tous les élèves de l’hexagone la réussite de l’apprentissage de la lecture, il faudrait donc que le livre occupât naturellement une place primordiale, jouer un rôle quasiment vital, dans l’ensemble des foyers français. De fait, ces travaux opèrent une double sélection : d’une part, celle de négliger les multiples autres situations et supports d’apprentissage de la lecture, et d’autre part, celle de pré-désigner les futurs lauréats de la conquête de la lecture au CP, parmi les enfants des classes moyennes et supérieures.
1.3 Lire, un apprentissage de classe
La volumineuse étude sociologique, qui a récemment objectivé la grande inégalité parmi les enfants [26] face à l’apprentissage de la lecture, abonde de témoignages qui illustrent exemplairement la réceptivité des couches privilégiées aux prescriptions du CSEN. Parmi ces témoignages, celui de la maman de Mathilde :
« Mathilde a toujours été attirée par les livres : “Elle a été bercée à ça, comme j’en ai toujours lu à son frère…À partir de quel âge vraiment elle s’est intéressée ? Les premières vidéos (faites par les parents) où vraiment elle s’intéresse à un livre, je pense qu’elle avait à peu près deux ans, où elle feuillette, où elle se raconte l’histoire à elle-même…Elle était assise à côté de nous pendant qu’on lisait beaucoup plus tôt que ça, et ça l’intéressait.” Isabelle va chaque semaine à la bibliothèque et emprunte de très nombreux livres au rayon jeunesse pour Antoine et Mathilde : “On en achète de moins en moins parce que comme je leur en lis énormément, c’était ruineux”. Les enfants sont avec elle et peuvent choisir des livres, mais ces derniers doivent tous passer par sa validation. » [27]
Ainsi, avant même qu’ils ne soient scolarisés, certains enfants vivent dans un bain de littérature. Quand ils vont à l’école maternelle, ils y retrouvent les mêmes livres, les histoires lues comme à la maison, les questions de maman et papa dans la bouche de la maîtresse ou du maître, et réciproquement. De la maison à l’école, et de l’école à la maison ils s’imprègnent, à jet continu, d’une culture littéraire, qui, très insidieusement, produit, et reproduit dès l’école primaire, dans le domaine de la lecture, un apprentissage de classe, à défaut de l’être pour tous en classe, de la Petite Section au CM2. Les orientations pédagogiques, et les recherches qui les inspirent, invitent les maîtres à penser que, s’il leur revient de transmettre systématiquement, mécaniquement [28], le code (prétendu exclusivement phonographique), le « sens de la lecture » dépend en revanche d’un environnement « culturel », qu’ils doivent recréer dans la classe. Celui-ci devra être calqué sur les conditions présupposées favorables à l’apprentissage de la lecture, telles que les enfants comme Mathilde ont la chance, bien aléatoire, de connaître à la maison où « dans toutes les pièces, les livres envahissent les étagères » (Lahire, 2019, p. 610). Nul ne saurait contester que la présence de livres dans l’univers familier de l’enfant, et l’instauration d’un rituel-lecture lors de son coucher n’aient aucune incidence sur le parcours de l’apprenti-lecteur. On peut en revanche légitimement s’interroger sur la volonté effective d’un système éducatif de réduire pédagogiquement les inégalités sociales entre les enfants quand il opte pour un dispositif d’enseignement qui parie sur la réussite de tous les enfants, indépendamment donc de leur naissance, en prenant comme modèle de transmission celui des classes moyennes et supérieures.
Les responsables du système éducatif, et les chercheurs qui les conseillent, ne semblent pas prendre conscience que les élèves, décrocheurs précoces et durables (malgré leurs potentialités ordinaires) des activités de lecture telles qu’elles sont préconisées, sont le plus souvent des enfants qui n’ont de contact que scolarisé avec le livre. L’engagement et l’inventivité pédagogiques que les maîtres déploient pour donner aux enfants le maximum de chances pour apprendre à lire peuvent être alors ressentis comme autant de pressions exercées implicitement contre la culture de la maison, et en premier lieu la langue maternelle, tellement étrangère à cet « oral complexe » [29], qui ferait de l’écrit littéraire le modèle du bien parler. Un tel enseignement qui cherche, objectivement, à compenser des « écarts », quand il s’agirait de réguler des différences, est forcément mal ressenti par les enfants (et leurs familles) comme une intervention de l’institution pour corriger un « manque ». Les évaluations en début de CP, prévues pour « identifier les besoins des élèves », amplifient ce ressenti en mettant les enfants des classes populaires en difficulté dans des épreuves de compréhension d’un discours qui, ne leur étant pas familier, se présente d’emblée comme un obstacle majeur à leur apprentissage de la lecture :
« Afin de permettre aux enseignants d’adapter leurs pratiques pédagogiques à leur classe, les élèves de CP sont évalués en français et en mathématiques en début d’année scolaire et à mi-parcours… En début de CP, les évaluations en français portent sur la connaissance des lettres, la manipulation de syllabes et de phonèmes et sur la compréhension de la langue orale. » [30]
Anticipant le malentendu que pourrait provoquer mes réserves quant à un enseignement de la compréhension, « encré » idéalement sur la littérature, je ne préconise nullement une pseudo démocratisation par le bas de l’apprentissage de la lecture, en évinçant de ses supports la littérature jeunesse. L’enseignement de la lecture ne doit, bien évidemment pas, renoncer à ce discours littéraire qui s’exploite à livres ouverts, mines d’or noir, gisements inépuisables de textes à défricher dans tous les sens. Ce sont des sources intarissables d’histoires palpitantes qui émeuvent, donnent à écouter, rêver, réfléchir ensemble, aident à s’élever jusqu’à parfois donner la force d’échapper à sa condition. C’est indiscutablement une chance pour les enfants non familialisés avec la littérature que de la découvrir, d’y prendre goût jusqu’à se l’approprier avec ferveur, grâce à une école républicaine, émancipatrice. Me revient ce superbe témoignage, lors du festival du livre Étonnants Voyageurs 2011, de Malika Mokeddem, écrivaine algérienne, rendant hommage à son institutrice pour lui avoir donné, par les livres, « la force de résister, au fond de son désert, à l’emprise de traditions aliénantes ».
Dans les moments les plus désespérés de son existence, l’homme trouve dans la lecture la force de vivre encore « dans la douce compagnie des livres, de la vie monastiquement réglée de la prison. » [31]
La littérature mérite bien évidemment ses passionnés (dont je suis), lecteurs comblés, ô combien privilégiés de pouvoir s’évader encore, quand la vieillesse ne leur laissera plus que les yeux et les doigts pour apprécier un peu de temps encore la vie, avant de tourner définitivement la page. Ils mesurent la chance extraordinaire qu’ils détiennent dans ce pouvoir-lire, un bien de dernière nécessité, qui devrait être, dans l’idéal, démocratiquement partagé !
Cependant, à imposer précocement et indifféremment à tous les enfants la marque déposée d’UNE, et… seule « Culture » minoritaire, prétendue universelle, forcément littéraire, et postuler ainsi que le sens des lettres ne se trouverait que dans celui des « belles lettres », l’enseignement de la lecture risque de décourager, voire de dégoûter à jamais de son apprentissage nombre d’élèves, qui se retrouvent dans ce pourcentage bien têtu des 20% non lecteurs que l’Éducation nationale continue d’afficher dans ses statistiques annuelles. Situation dramatique que celle de ces élèves des classes populaires qui, non seulement se désespèrent quand ils entrent au CP de ne pouvoir entendre le son « sssss… » que fait la lettre « s » dans « savon » [32], mais n’ont pas trouvé davantage de sens dans ces regroupements auxquels l’école maternelle les conviait autour d’un livre, d’un album, qu’ils auront vécu comme des salons littéraires pour petits initiés, dont ils se seront d’emblée sentis exclus.
Choisir les deux facteurs prédictifs de la réussite de l’apprentissage de la lecture parmi les habitus des classes prétendues cultivées (une belle langue et de belles lettres) revient à humilier les classes populaires, qui ne le seraient donc pas, sauf à ce qu’elles renoncent à leurs us et coutumes pour épouser ceux des classes dominantes. Celles-ci prétendent détenir l’exclusivité culturelle, au mépris des multiples et diverses formes civilisationnelles (linguistiques, techniques, sociales, morales) à travers lesquelles l’Humain réalise, anthropo-logiquement, son rapport culturel au monde, selon ses conditions d’existence très aléatoires. Les instructions pédagogiques concourent ainsi, insidieusement à la reproduction des inégalités sociales dans les résultats scolaires, comme l’attestent les plus récentes évaluations internationales [33]. Leurs rédacteurs s’en défendent, et suspectent les maîtres de CP de ne pas les appliquer à la lettre, en référence aux préconisations mécanistes de Stanislas Dehaene s’agissant du déchiffrement, quand par ailleurs, certains chercheurs, à juste titre réservés sur l’efficacité de la « méthode syllabique stricte » aujourd’hui préconisée, regrettent qu’ils ne dispensent pas un « enseignement de la compréhension » qui apporte aux enfants, en panne de sens, les nourritures terrestres dont ils ont été privés dans leur petite enfance :
« On voit que la capacité à comprendre est peu travaillée au CP, que ce sont les acquis antérieurs qui paraissent déterminants, qui sont fortement liés au bagage culturel des élèves ». [34]
Avec des nuances qui ne risquent pas de les séparer sur l’essentiel, les chercheurs partagent donc la croyance que les difficultés des élèves dans leur apprentissage de la lecture sont toujours rapportées à un déficit d’équipement langagier. Pour les uns (Bentolila, 2010, Dehaene, 2019), ce serait leur « bagage lexical pauvre » qui hypothéquerait leurs chances d’apprendre à lire. Pour les autres, dont Roland Goigoux reprenant la métaphore du voyage, ce serait le « bagage culturel », transmis par des parents cultivés, et donc lecteurs, qui leur ferait défaut. D’où l’hypothèse qu’il émet pour soutenir son « enseignement de la compréhension », d’un transfert de compétences qui s’effectuerait graduellement, naturellement, des adultes vers les enfants du seul fait de leur faire entendre, souvent, des textes choisis dans le registre littéraire :
« Mieux les élèves comprennent les textes qu’on leur lit, mieux ils comprennent les textes qu’ils lisent seuls. » [35]
Comment ne pas rester perplexe face à une telle affirmation ? Je ne peux croire au pouvoir qu’aurait la littérature jeunesse d’apprendre à lire, par procuration en quelque sorte. Ma perplexité est partagée par une pédagogue qui se sera montrée particulièrement attentive à la continuité des apprentissages entre la Section des Grands et le CP. Voilà bientôt vingt ans que Mireille Brigaudiot exprimait déjà de justes réserves quant aux effets quasiment magiques qu’attribue Roland Goigoux à ce qu’elle appelait la « lecture-cadeau », offerte par l’adulte à l’enfant :
« On s’est peut-être trompé en pensant qu’il suffisait de leur lire des histoires dans la petite enfance pour que les apprentissages fondamentaux du cycle 2 soient réussis. C’est nécessaire, mais pas suffisant. Il faut y mêler le “comment on fait pour lire et comprendre les histoires” pour que les enfants entrent dans une envie débordante d’y parvenir. » [36]
Certes, je ne doute pas de l’immense pouvoir de séduction de la littérature, son intérêt pour sensibiliser les enfants à l’écriture fictionnelle, à la progression narrative, à la typologie des personnages. Mon analyse fustige, en revanche, son usage cultureux, élitiste, lequel risque alors, dès leurs premiers pas dans l’apprentissage de la lecture, d’être oppressif vis-à-vis des enfants des milieux populaires, comme il s’avère bien plus tard, dissuasif pour une très large majorité d’adolescents, auxquels les professeurs de lettres tentent désespérément de faire lire les « auteurs au programme ». Si je ne dénie absolument pas le concours précieux que la littérature-jeunesse peut apporter à la pédagogie de la lecture, en revanche la condition de ce soutien réclame qu’elle soit remise à sa (juste) place, parmi d’autres supports, d’autres écrits qui méritent une égale considération pour développer les connaissances, les compétences et les comportements nécessaires à un lecteur d’aujourd’hui. Or, ce dernier ne saurait-être reconnu lecteur, exclusivement parce qu’il a lu tous les romans de la rentrée littéraire, ce qui est très estimable, mais ne peut retirer son statut de lecteur à tel autre que sa profession, ses hobbys, … conduisent davantage à la maison de la presse plutôt qu’à la médiathèque ou la librairie, trois espaces également respectables.
Or, laisser penser que l’apprentissage de la lecture serait ethnocentriquement corrélée à l’éducation des enfants de bonnes familles où « le livre est central, et banal, fait partie de leur vie quotidienne » (Lahire, 2019), c’est postuler que les enfants contracteraient forcément un handicap « socio-culturel » dans un milieu familial, à l’inverse, sans livres, partant présumé fruste, inculte. Invariablement mis en exergue parmi les mesures les plus sociales d’un précédent quinquennat afin de supprimer les effets des inégalités de naissance sur les résultats scolaires, présentés de surcroît comme des dispositifs d’un avant-gardisme pédagogique exceptionnel, les dédoublements des classes de CP et de CE1 dans les réseaux d’éducation prioritaire (R.E .P.) s’organisent en effet sur le modèle des dispositifs et classes d’Aide aux Élèves en Situation de Handicap (AESH) : ils accueillent des effectifs de douze élèves d’une seule classe d’âge pressentie homogène, préjugés porteurs d’une même déficience… culturelle, donc forcément « langagière ».
Au risque de paraître irrévérencieuse, l’observation ne peut être éludée : en posant le langage, autrement dit ce qu’il indéfinit dans le nébuleux « capital culturel » détenu par les mieux nantis, comme la justification de la réussite de l’apprentissage de la lecture, notre système éducatif, creuse, alors qu’il affirme vouloir le résorber [37], la fracture civilisationnelle qui classe les enfants dès leur entrée à l’école. Républicaine, celle-ci se doit, bien au contraire, de leur reconnaître une culture anthropologiquement partagée, à laquelle fait écran la diversité de leurs conditions de vie. On ne salue jamais assez l’engagement et le talent des maîtres qui trouvent dans la mixité scolaire, et donc la diversité des habitus dont s’imprègnent les enfants, l’argument d’un travail pédagogique où, en l’occurrence la langue, et son écriture, loin d’être les prétextes d’une accentuation des « distinctions socio-culturelles » entre les enfants, deviennent pour tous les élèves de la classe, leur chose commune, leur cause partagée. À l’appui de cette reconnaissance de l’effet-maître, l’on peut penser aussi que ces enfants prédestinés à l’échec, apprennent à lire contre un enseignement de classe, orienté par des directives imperméables à la mise en garde, que lance comme une alerte, le sociologue Bernard Lahire :
« Les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde. » (Bernard Lahire, 2019, p. 11).
Clore, sans conclure
En dressant cet état des lieux, je me suis fixé pour tâche d’identifier les obstacles épistémologiques, pour évoquer Bachelard [38], lesquels empêchent depuis trop longtemps près d’un quart des élèves d’apprendre à lire, dans une école dite pourtant de la République, dont les orientations pédagogiques proclament garantir à tous les enfants d’égales chances de réussite. Si dans cette entrée en matière, j’ai inscrit l’apprentissage de la lecture au cœur des luttes de classes, c’est bien, dans le sillage de Célestin Freinet [39]. Car il importe de démontrer, en l’occurrence, la vanité d’une politique ministérielle relative à l’enseignement de la lecture, à prétendre atteindre « 100% de réussite au CP », à partir de représentations, de préjugés sur les enfants du peuple qui, objectivement, les pénalisent dès l’entrée dans l’apprentissage du lire-écrire.
Parmi ces obstacles épistémologiques, sans doute le plus résistant tient dans une définition de l’Homme qui le différencierait des autres animaux exclusivement par sa faculté langagière. Partant, tous les apprentissages du petit humain sont envisagés à travers le prisme du « langage », les guillemets prévenant le lecteur qu’il s’agit, exemplairement si l’on peut dire, d’un concept-écran que l’anthropologie médiationniste s’applique à déconstruire, en ouvrant alors la perspective de questionner ces apprentissages, en la circonstance celui de la lecture, d’un point de vue autre.
Dans le second article, il s’agira donc de présenter, à l’intersection de ce que les médiationnistes dénomment les plans du Signe et de l’Outil, le modèle du Signal de Signe. Ce sera le moment de préciser avec rigueur que, contrairement aux allégations du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale, focalisé sur le « son », l’écriture implique tout le Signe, autrement dit l’analyse logique, et du son en Signifiant, et celle du sens, en Signifié. La lisibilité produit cette signification qui se com-prend dans l’intelligibilité réciproque de ces deux analyses, ce qui invite à reconsidérer, sensiblement, la problématique de l’apprentissage de la lecture telle que la présente le CSEN.
En rupture avec une conception étapiste, sonographique et idéographique de la lecture, le troisième article développera l’argument selon lequel, dès la maternelle, dans un temps encore non contraint par la tyrannie des évaluations ministérielles et internationales, il convient de promouvoir une pédagogie d’initiation à la fabrication du Signe linguistique. Celle-ci répond au désir que l’enfant exprime, autour de ses trois ans, fort de ses réussites techniques (s’habiller, manger, lacer ses chaussures, « tout seul »…), d’effectuer aussi ce qu’il dit lorsqu’il demande à l’adulte, non pas de lire, mais d’écrire, d’abord !
Dans l’expression de son vouloir-écrire, il « revendique » la reconnaissance de son potentiel technique, très minoré le plus souvent dans son environnement éducatif, tellement fasciné par son « explosion langagière », pour reprendre l’expression des psycho-linguistes. Partant, l’enfant dément la définition très cognitiviste selon laquelle lire serait une « activité langagière », et l’écriture une activité seconde, qualifiée de « complémentaire ». Il découvre, dès ses premières productions que l’ouvrage qu’il façonne lui permet de causer, de signifier le monde, apprenant conjointement à (se) lire en écrivant. Autrement dit, il apprend à écrire tout autant avec ses mains outillées qu’avec ses yeux. Sans compter, qu’en partagent ses essais avec les autres, il entre-apprend, accompagné par la-le pédagogue à négocier leur écriture, à les ortho-graphier de sorte qu’ils soient partageables.
Il s’agit donc de réhabiliter dans cet apprentissage la part, déterminante à mes yeux, du travail sur le langage, et de reconnaître en l’enfant qui parle, son potentiel culturel à devenir aussi l’artisan de son verbe.
Avant le point, non final, cette citation d’Albert Jacquart, comme un programme qui nous donne, auteur tout autant que lecteurs de ce travail, du pain sur la planche :
« Les bonds en avant de la connaissance résultent moins de la découverte d’une réponse à une question posée depuis longtemps que de la formulation d’une nouvelle question ou, plus fréquemment, de la formulation nouvelle d’une question ancienne ». [40]
Depuis le temps que l’apprentissage de la lecture bute sur les mêmes questions sans réponses, l’on peut penser qu’il ne serait pas vain de tenter de reformuler ces questions, très anciennes.
Références bibliographiques
Alvarez C., 2016, Les lois naturelles de l’enfant, Paris, Les arènes.
Bachelard G., 1980, La formation de l’esprit scientifique, contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Librairie philosophique J. Vrin.
Bentolila A., Bruno Germain B. (dir), 2019, L’apprentissage de la lecture, Paris, Nathan.
Bentolila A., Parle à ceux que tu n’aimes pas, Le défi de Babel, Paris, Odile Jacob, 2010.
Brigaudiot M., 2004, Première maîtrise de l’écrit CP, CE1 et secteur spécialisé, Paris, Hachette Éducation.
Chartier A.-M., Clesse C., Hébrard J., 1997, Lire-écrire, Tome 1, Paris, Hatier.
Dehaene S. (dir), Décembre 2019, La science au service de l’école, Premiers travaux du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale (CSEN), Paris, Odile Jacob / CANOPÉ.
Énard M., 2012, Rue des voleurs, roman, Paris, Actes Sud.
Freinet C., 1969, Pour l’école du peuple, Paris, Maspero.
Goigoux R. (dir), 2015, Étude de l’influence des pratiques d’enseignement de la lecture et de l’écriture sur la qualité des apprentissages, Lyon, Institut Français de l’Éducation (IFE).
Guide pédagogique (Guide orange), 2019, Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP, Paris, Ministère de l’Éducation nationale.
Hagège C., 2009, Dictionnaire amoureux des langues, Paris, Plon-Odile Jacob.
Jacquard A., 1982, Au péril de la science, Paris, Seuil.
Lahire B. (dir), 2019, Enfances de classe. De l’inégalité parmi les enfants, Paris, Seuil.
Montessori M., 1936, Il Bambino in famiglia. Trad. de l’italien Maria Grazzini, L’enfant dans la famille, 2016, Paris, Desclée de Brouwer.
Revue Tétralogiques n°4, 1987, Enfant, langage et société, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
Revue Tétralogiques n°18, 2010, Faire, défaire, refaire le monde. Langage, technique, société, Rennes, Presses Universitaires de Rennes. https://tetralogiques.fr/spip.php?rubrique22
Notes
[1] Sous la direction de Stanislas Dehaene, 2019, p. 28.
[2] Sous la direction de Stanislas Dehaene, 2019.
[3] Le Conseil scientifique de l’Éducation nationale a été créé début janvier 2018 par Jean-Michel Blanquer, alors ministre. Il est présidé par Stanislas Dehaene, professeur au Collège de France, titulaire de la chaire de psychologie cognitive expérimentale, et membre de l’Académie des sciences. Le CSEN comprend vingt-trois scientifiques, français et étrangers, parmi les plus connus : Anne Christophe, directrice de recherche au CNRS et directrice du Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique de l’École normale supérieure, Maryse Bianco, maître de conférence en sciences de l’éducation à l’université Grenoble-Alpes, Michel Fayol, professeur de psychologie cognitive et du développement émérite de l’université Clermont-Auvergne, Franck Ramus, directeur de recherche au CNRS, membre du Laboratoire des sciences cognitives et psycholinguistique de l’École normale supérieure, Liliane Sprenger-Charolles, directrice de recherche émérite au CNRS et membre du Laboratoire de psychologie cognitive d’Aix-Marseille université, Johannes Ziegler, directeur de recherche au CNRS et directeur du Laboratoire de psychologie cognitive d’Aix-Marseille université.
[4] Sous la direction de Stanislas Dehaene, 2019, p. 33.
[5] Idem, p. 31.
[6] Séminaire national de la Direction de l’Enseignement Scolaire, « Apprendre à lire à l’école primaire », organisé le 9 mars 2006.
[7] Circulaire N° 2006-003 du 03/01/2006, Apprendre à lire, Bulletin Officiel de l’Éducation nationale n°2, du 12/01/2006.
[8] Lors du colloque Lire et Écrire, le 25 septembre 2015, à l’I.F.E., Roland Goigoux présentait les premiers résultats de la recherche : « Tous les maîtres sont syllabistes puisqu’ils enseignent les correspondances entre les lettres et les sons. On parle aujourd’hui des nouvelles méthodes qui enseigneraient, enfin ( !), les correspondances entre les lettres et les sons. Il faut arrêter avec ces bêtises. Tous les maîtres enseignent les correspondances. Peut-être en reste-t-il 1%, quelque part, mais on ne les a pas trouvés ! »
[9] Christian Fouchet et le recteur Capelle créent les Collèges d’enseignement secondaire (CES) par le décret n°63-793 du 3 août 1963, nommé aussi réforme Fouchet-Capelle.
[10] Guide orange, 2019, p. 34.
[11] C’est en raison des pathologies qui affectent l’homme, dans sa grammaticalité (aphasies), sa technique (atechnies), sa socialité (psychoses), et son désir (névroses), que Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud ont été amenés, au-delà de leurs disciplines respectives, à recomposer la rationalité, cliniquement dissociable en quatre plans : le Signe, l’Outil, la Personne, la Norme. La Théorie de la Médiation (TdM) se fonde donc expérimentalement sur cette anthropologie clinique qui lui fournit l’espace conjoint de la formulation de ses hypothèses et de leur évaluation. Jean Gagnepain plaisantait d’avoir annoncé, à travers ces quatre plans de rationalité, un néo-quartésianisme, l’Homme ne pouvant être épistémologiquement explicable que sous l’angle de quatre sciences humaines, leur correspondant : la glossologie, l’ergologie, la sociologie, l’axiologie. L’Homme étant globalement, sur tous les plans donc, un être psychique, la psychologie ne pouvait donc, selon lui, se singulariser dans un tel découpage.
[12] Claude Hagège, 2009, p. 9.
[13] Revue Tétralogiques n°4, 1987, Jean Gagnepain : « Y a plus d’enfants », p. 6.
[14] Céline Alvarez, 2016, p. 62.
[15] Reprise du titre du n° 18 de la revue Tétralogiques n°18, 2010.
[16] Maria Montessori, 1936, trad. de l’italien, Maria Grazzini, 2016 : « Si l’enfant trouve le champ d’action correspondant à ses exigences intérieures, il nous révèlera tout ce qu’il lui faut d’autre pour le développement de son existence. », p. 68.
[17] Site du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports. Programmes et horaires à l’école maternelle : « L’école maternelle est une école de l’épanouissement et du langage ».
[18] Guide orange, 2019 : « 100% de réussite au CP. Un principe réaliste. », p. 45.
[19] Idem, p.46.
[20] Irène Altarelli, Grégoire Borst et Olivier Houdé : « Les fondements cognitifs de la lecture », in Alain Bentolila et Bruno Germain, 2019, p.49.
[21] Sous la direction de Stanislas Dehaene, 2019, p.30-31.
[22] Idem, p.36.
[23] Alain Bentolila, 2010, p.164-165.
[24] Sous la direction de Alain Bentolila et Bruno Germain, 2019, p. 52.
[25] Idem. p .130.
[26] Sous la direction de Bernard Lahire, 2019.
[27] Idem, p. 611.
[28] Stanislas Dehaene : « Pour comprendre le sens du texte, encore faut-il avoir la mécanique bien en place » (entretien avec Roland Goigoux. Émission Rue des écoles, animée par Louise Touret, sur France Inter, le 26/10/2011).
[29] Michel Fayol, in Anne-Marie Chartier, Christiane Clesse, Jean Hébrard, 1997, p. 8.
[30] Éduscol, site du ministère de l’Éducation nationale : L’évaluation 2022-2023 des compétences des élèves de CP, souligné par moi-même.
[31] Mathias Énard, 2012, p.251.
[32] Céline Alvarez, You Tube, Les Arènes du Savoir : « Pour une entrée naturelle et spontanée dans la lecture, donnons aux enfants. Dès deux ans, le son des lettres ».
[33] Site Vie publique, République Française : « Environ 20% des élèves favorisés, mais seulement 2% des élèves défavorisés, sont parmi les élèves très performants en compréhension de l’écrit en France (au niveau 5 ou 6) pour des proportions respectives de 17% et 3% en moyenne dans les pays de l’OCDE. En France, un élève défavorisé n’a qu’une chance sur six de fréquenter le même lycée qu’un élève très performant. »
[34] Intervention de Roland Goigoux, colloque Lire et Écrire, Colloque (25 septembre 2015) de présentation des premiers résultats de la recherche dirigée par Roland Goigoux, coordonnée par l’Institut français de l’Éducation / ENS de Lyon : étude de l’influence des pratiques d’enseignement de la lecture et de l’écriture sur la qualité des premiers apprentissages.
[35] Roland Goigoux, Colloque Lire-Écrire, 2015, Communication 1.
[36] Mireille Brigaudiot, 2004, p.65.
[37] Par-delà les alternances politiques, les ministres se relaient depuis un demi-siècle pour s’insurger contre l’idée que tout serait joué avant l’école. Les « plans lecture » sont permanents, comme sont incessantes les « batailles de la lecture » mobilisant plusieurs ministères, et tellement solennelles les déclarations présidentielles pour proclamer « la lecture (en) Grande cause nationale. »
[38] Gaston Bachelard, 1980 : « Quand on cherche les conditions psychologiques des progrès de la science, on arrive bientôt à cette conviction que c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique. » (p. 13, Chapitre premier, la notion d’obstacle épistémologique)
[39] Célestin Freinet, 1969, Pour l’école du peuple, Paris, Maspero.
[40] Albert Jacquard, 1982, p. 107.
René-Louis Le Goff« Pour une problématique renouvelée de l’apprentissage de la lecture », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.