Bernard Couty
Maître de Conférences (retraité) en Information-Communication
À propos de l’ouvrage : Naître au social. Les enjeux de l’adolescence (2022)
Résumé / Abstract
Note de lecture : Jean-Claude Quentel, Naître au social. Les enjeux de l’adolescence, Books on Demand, 2022, 415 p. ISBN : 9782322387977, 21,00 €
D’un point de vue anthropologique, il semble qu’Homo Sapiens connaisse trois naissances : par parturition, adoption, assomption, cette dernière correspondant à l’exercice, inédit pour le sujet concerné, de sa socialité émergente en sociabilité. Elle se manifeste à partir d’un seuil critique où, selon l’expression populaire, « il n’y a plus d’enfant(s) ! » : l’adolescence.
L’adolescence fait l’objet d’une pléthore de considérations, souvent elle est décrite comme une crise… dans des sociétés occidentales elles-mêmes en crise. Décrite, avec plus ou moins d’exactitude, sans aucun doute ; mais est-elle expliquée ? Car ce qui frappe le lecteur ou l’auditeur est d’une part le flou de la délimitation du champ notionnel ou conceptuel, voire sémantique, de « l’adolescence », d’autre part le caractère hétérogène des manifestations relatées de celle-ci.
Or l’anthropologie clinique, héritée des travaux de Jean Gagnepain et d’Olivier Sabouraud, nous avertit que l’explication causale se trouve rarement au lieu où le phénomène se manifeste. Pour la trouver, il est nécessaire d’opérer une décomposition [1], ou à proprement parler, une analyse, permettant de distinguer la causation fondamentale, implicite, des causations incidentes qui font l’hétérogénéité du phénomène.
Tel me semble être le projet de Jean-Claude Quentel, développé dans son avant-dernier ouvrage [2] paru chez Books On Demand : Naître au Social. Les enjeux de l’adolescence. Il se situe dans l’esprit de L’Enfant Problèmes de genèse et d’histoire [3], la problématique consistant en partie à s’interroger sur l’existence de différences, et le cas échéant sur la nature de celles-ci, entre l’enfance et l’adolescence. Cependant, dans cet ouvrage-ci, le propos est centré non sur l’enfant mais sur l’adolescent, car il s’agit de renouveler un questionnement classique et d’aller au-delà en faisant ressortir les processus implicites à l’œuvre dans l’émergence à la Personne.
Compte tenu de ces objectifs, le lecteur ne sera sans doute pas surpris de remarquer que l’ouvrage présente un aspect épistémologique bien marqué. Au sens classique du vocable : sont interrogées tour à tour l’ethnologie, l’histoire, la psychanalyse, la sociologie, dans leurs apports et dans leurs limites relativement à l’objet étudié. Au sens médiationniste du vocable (clinique épistémologique), ensuite, dans la mesure où, sans pour autant considérer l’adolescence comme une pathologie, l’étude porte sur le moment critique d’une rupture dialectique, sur le franchissement d’un seuil, afin d’en rechercher l’explication en s’appuyant sur le modèle théorique de la Médiation, spécifiquement sur le modèle de la Personne. Si les deux faces de la Personne, (Instituant | Institué) et leurs « axes » respectifs (statut, notable | office, établissement) ne sont pas explicitement analysés – ce n’est pas le but de l’ouvrage – un lecteur attentif ne manquera pas de les apercevoir au fil du propos.
I Les ressorts de l’adolescence
1. La construction sociale de l’adolescence
Dans la première partie de son ouvrage, « Les ressorts de l’adolescence », Jean-Claude Quentel montre, en s’appuyant sur l’ethnologie, la sociologie et l’histoire, que l’adolescence, loin de relever d’un processus naturel, n’a pas toujours existé. C’est une construction sociale dont l’apparition peut être datée du XIXe siècle. Elle répondait à la nécessité pour la bourgeoisie de se pérenniser en créant une élite sociale, formée moralement et intellectuellement dans l’enseignement secondaire et à l’université. Le retard ainsi apporté dans la participation du jeune bourgeois à l’économie sociale réelle instaurait un « âge de classe » au sens politique, qui par l’extension ultérieure de l’Instruction Publique a fini par définir une « classe d’âge » [4]. L’on comprendra alors que le spectre de « la crise » était endémique ab initio.
2. Puberté et adolescence
Pour la plupart des parents, cependant, l’adolescence se repère à ce « bouillonnement hormonal » (dixit mihi une maman) de la puberté, avec les transformations phénotypiques et physiologiques qu’il manifeste. Les adeptes de la théorie du développement supposent également une croissance de la substance grise cérébrale, mais le cerveau humain disposant dès la naissance de quelque cent milliards de neurones, il serait plus réaliste de parler de plasticité et de remodelage des connexions cérébrales. Il ne faudrait cependant pas réduire un phénomène de culture, l’adolescence, à la puberté de nature, explique Jean-Claude Quentel, ni tomber dans le physiologisme des neurosciences. En réalité, l’ethnologie montre que le corps est traversé par des déterminismes sociaux (e.g. il n’est pratiquement jamais nu), qu’il est approprié, subjectivé, et socialisé : nous retrouverons ce processus de socialisation du corps par la suite. De son côté, la psychanalyse voit le corps travaillé par le désir et oppose le corps symbolique au corps physiologique.
Ces considérations conduisent l’auteur à émettre l’hypothèse que la puberté est certes une condition de l’adolescence mais qu’elle ne peut à elle seule rendre compte des processus en jeu dans le phénomène d’adolescence ; condition n’est pas explication. En revanche, appréhendant de manière non réductrice les rapports du neurologique et du psychique, l’on peut mettre l’accent sur la notion d’émergence, saut qualitatif, rupture d’avec l’enfance.
3. La sortie de l’enfance
La problématique « pubertaire » dépassée, l’on peut se demander si la notion de construction sociale épuise toute la problématique de la période d’adolescence. Les ethnologues, notamment Mead, Malinowski, Van Gennep, ont décrit les rites de passage, ou rites d’initiation, pratiqués dans les sociétés traditionnelles qu’ils ont étudiées. Nos propres sociétés en ont connu (selon mes propres souvenirs, le conseil de révision et le bal des conscrits pour les garçons tenaient encore lieu de rite de passage) mais les ont abandonnés. Ces rites marquent un seuil dans le parcours des membres d’une société, où l’on ne revient pas en arrière et l’on change de statut social. C’est une séparation radicale, une mort symbolique à l’enfance pour renaître au social, à travers certes des brimades mais aussi en acquérant secrets et savoirs nouveaux. Le myste peut alors revenir dans la communauté des Hommes.
Ces exemples conduisent Jean-Claude Quentel à développer le concept de meurtre symbolique de l’enfant (« on tue un enfant »). La psychanalyse, depuis Totem et Tabou, insiste sur le meurtre du père, le renoncement à la mère, l’exogamie, et Lacan voyait dans ce meurtre symbolique l’émancipation d’une relation tutélaire et l’assomption de la responsabilité. Le père est en quelque sorte « repositionné » et doit lui aussi « tuer » symboliquement l’enfant, instaurant une nouvelle forme de relation. Au-delà du parricide symbolique, il y aurait ainsi un deuil de l’enfance (et non du bébé, infans) en détruisant, selon Serge Leclaire, « la représentation narcissique primaire » [5]. En somme, la psychanalyse freudienne retrouve les trois « temps » de l’ethnologie : se détacher des parents, cesser d’être enfant, entrer dans la communauté.
Concernant ce meurtre symbolique de l’enfant, l’auteur apporte une précision a priori surprenante : ce meurtre est toujours à refaire, y renoncer est mourir, feindre de s’y tenir est ne point vivre. En d’autres termes, une force de mort est constamment mise à l’épreuve en chacun de nous. Nous ne cesserions donc de « tuer l’enfant » en nous. Que le lecteur me permette de suggérer une explication. En fait, dialectiquement, si un seuil est franchi, il ne cesse pas pour autant d’exister ; un moment de la dialectique est sans doute nié par le suivant, mais il n’est pas aboli, sans quoi il n’y aurait plus de dialectique possible. L’altérité, par exemple, n’est pas effacée lorsque l’on négocie contractuellement avec autrui ; sauf pathologie, nous ne coïncidons jamais avec l’autre. Pour en revenir à la persistance récursive du meurtre symbolique de l’enfant, elle peut donc se justifier théoriquement. Il s’ensuit un « mal-être existentiel » implicite, lequel, s’il est trop fort, peut conduire au suicide ; peut-être est-ce là une des causes de suicide chez certains adolescents. Quoi qu’il en soit, il est probable qu’il s’opère un travail psychique constant chez l’adulte, et la question cruciale de l’adolescence est bien celle de la sortie de l’enfance [6].
II L’émergence à la Personne
1. L’abstraction de soi
Nos sociétés occidentales ont trouvé une manière de régler ce problème de la sortie de l’enfance, et l’adolescent trouve à y répondre dans ce contexte historique. Il n’y a plus de rites de passage (période courte), s’y substitue une longue période où l’adolescent n’exerce pas encore pleinement les responsabilités afférant à la Personne, mais s’y prépare. Cela ne va pas sans un « retour sur soi-même », conscience d’une « vie intérieure » dont les mécanismes échappent radicalement à l’introspection mais dont on perçoit les effets : mal-être, étrangeté, mystère d’un « soi » ne cessant de se dérober tandis qu’il cherche à se donner une consistance, en fin de compte inconsistance s’opposant à la constance identitaire de l’enfance.
En regard de l’enfance, « quelque chose » s’est perdu et l’on est désormais absent à soi-même, l’on éprouve la négativité ; l’adolescent s’ouvre alors au registre de l’altérité. Jean-Claude Quentel explique que par cette dialectique qui le fait autre, l’adolescent confère aussi l’altérité à l’autre ; il change, l’entourage change. Cela lui permet de s’abstraire de la situation physique dans laquelle lui et l’autre se trouvent, et lui confère une souplesse lui permettant des échanges avec d’autres partenaires. Être ET ne pas être, mettre de soi dans l’échange tout en s’absentant en partie, s’ouvrir potentiellement à un autre type d’échange, telle est la nouvelle faculté émergeant lors de l’adolescence.
L’auteur souligne que cette nouvelle capacité (ou faculté) est anthropologique donc anhistorique. L’empirisme n’y verrait qu’une interaction « formatrice » (ou formative), une sorte d’introjection d’une configuration du « social » historique, mais l’histoire offre une substance et non une forme, une configuration, non un mécanisme. L’adolescence est une construction sociale substantielle, certes, mais la sortie de l’enfance est une problématique anthropologique, donc générale. Jean-Claude Quentel note que l’idée même d’un principe général est rejetée par la sociologie (non-médiationniste !) car considérée par elle comme un appel à la transcendance. À cette objection, l’auteur répond : certes, il n’y a pas d’universaux, mais (et ce n’est pas qu’affaire de mots !) il ne faut pas confondre « général » et « universel ». Le « général » (en l’occurrence le principe d’absence) s’oppose au « particulier », tandis que « l’universel » s’oppose au « singulier ». Le « général » implique une loi (scientifique), le « particulier » s’explique par la configuration historique. En somme : « loi » versus « usage ».
Cette mise au point d’ordre épistémologique me semble s’imposer : certes, la socialité est causa sui, principe structural immanent donc général, mais la configuration performantielle qu’elle produit, la société, si elle peut nous marquer, ne nous « fait » pas homo politicus pour autant. L’absence, en l’occurrence la sortie de l’enfance, est un concept relevant de la représentation logique d’un processus (loi) qui, du reste, ne ressortit pas en soi à la logique mais relève de l’ethnique.
Cela dit, Jean-Claude Quentel, qui vient de nous faire toucher du doigt une limite de la sociologie « classique », nous signale que la psychanalyse admet le général (structure de l’inconscient) et s’attache au singulier dans la relation clinique. Pour Freud, l’inconscient, l’Œdipe, le refoulement, pour structuraux qu’ils soient, se manifestent de manière singulière chez le patient. Mais revenons aux sociologues : affirmer que la sortie de l’enfance, explique l’auteur, coïncide avec l’entrée dans le social, c’est affirmer logiquement que la société n’est pas à l’origine de ce phénomène. Plus fondamentalement, c’est affirmer que l’Homme est lui-même au principe du social. Nous sommes en présence d’une capacité innée, mais d’innéité de culture et non de nature. En d’autres termes, nous avons là une faculté et non une fonction.
Le lecteur averti aura reconnu la Personne dans ce principe d’analyse et de production du social. Émerger à la Personne est éprouvant pour l’adolescent : « (il) s’est ouvert à la dimension de l’autrui, mais ce n’est pas de tout repos, notamment parce qu’il est en même temps devenu autre pour lui-même. Son rapport au monde et à lui-même se révèle problématique. [7] » Reprenant à Lacan la métaphore gréco-latine du masque (persona), Jean-Claude Quentel analyse la contradiction de l’Ego que j’ai évoquée plus haut en reprenant la boutade « être ET ne pas être ». L’adolescent est désormais constitutionnellement affublé d’un « masque » qui n’est autre que sa propre absence à soi (non-être) instaurant du même mouvement une distance par rapport au personnage qu’il incarne momentanément sur la scène sociale ; il peut alors jouer des rôles différents. L’assertion théorique de l’absence et du non-être se trouve confortée par la clinique des psychoses, explique l’auteur : pour le paranoïaque, il n’y a pas d’absence ni en soi ni en l’autre, et à l’inverse le schizophrène réifie l’absence et se fige dans la négativité [8]. La différence, expliquait Heidegger, angoisse, met mal à l’aise.
Si l’on saisit cela, l’on comprend que la proximité de l’adolescence avec la folie puisse s’établir assez facilement. Certes l’adolescent n’est pas « fou » mais son état met à nu le fonctionnement paradoxal de la dialectique de la Personne. Toutefois, il peut apparaître des dysfonctionnements réels : les psychoses apparaissent lors de l’adolescence ou après. Quant au suicide, qui touchait en 2016 quelque 18% de la tranche d’âge des 15-24 ans , témoignerait-il de l’incapacité à ne pas coïncider avec soi-même ?
2. Un fonctionnement contradictoire
Ces bases théoriques (notamment l’émergence à la Personne) étant établies, Jean-Claude Quentel s’attache à analyser le fonctionnement contradictoire de l’adolescent.
Le « Je » nouvellement apparu devient « cosignataire » d’un « compromis identificatoire » (selon Piera Aulagnier) dont les clauses sont non modifiables. Les psychanalystes de l’adolescence parlent de « subjectivation » ou de « resubjectivation ». Mieux vaudrait parler de « singularisation » que, fortement ou timidement, l’adolescent ne cesse de faire valoir face à son entourage, qu’il s’agisse d’habillement, de coiffure, de musique, de langue… , en somme dans tous les champs du social. En cela il fait montre d’une créativité spécifique à l’Homme, il institue – arbitrairement – sa Personne. Dans le même mouvement, il institue de « l’autre », cet autre étranger, impénétrable dont il lui faudra s’accommoder. Conséquence importante : dans la mesure où coexistent simultanément l’alter et l’autrui, l’on ne saurait parler « d’individu » ni d’opposition entre « l’individuel » et « le collectif ». Métaphoriquement, l’adolescent ne cesse de creuser un fossé tout en bâtissant des ponts pour le franchir ou, dit autrement, il institue des frontières en même temps qu’il négocie et pousse son entourage à négocier. Ce qui ne manque pas de provoquer des conflits qui pourront (provisoirement) n’être dépassés que par des concessions réciproques. Parfois, l’adolescent peut se sentir grugé et réagir vivement. Quoi qu’il en soit, il entre dans la problématique de la communication, laquelle tend asymptotiquement (et provisoirement) à l’universel, ce qui le libère un temps de la relativité qu’implique la singularisation. Toutefois (c’est ainsi que je le conçois) ce consensus n’est qu’illusoire car il n’efface pas l’altérité qui, paradoxalement, en est le moteur.
L’adolescent, souligne l’auteur, découvre ce fonctionnement contradictoire altérité / communication, deux moments simultanés de la dialectique ; manquant d’expérience, il peut en éprouver une impression de crise, car le processus est difficile à gérer. Mais jamais, sauf pathologie, il ne pousse jusqu’au solipsisme (il existe des copains pour partager !) ni ne se fond dans le groupe jusqu’à abdiquer de sa singularité. Cela permet de repenser le rapport de l’Homme au social, commente Jean-Claude Quentel : il est social par structure et non par introjection du social. Il produit la société et y vit. L’adolescent, comme l’adulte, est donc capable de modes divers de sociabilité.
Jean-Claude Quentel tire un autre enseignement de ce fonctionnement contradictoire : si la Personne est anhistorique, elle fonde néanmoins l’histoire. L’enfant est dans l’histoire du parent, mais l’adolescent devient producteur de l’histoire. Il y met son tri de ce qui est désormais des évènements, il institue ses repères. Il se positionnera dans un temps qui n’est ni historique ni chronologique, sorte d’intemporalité (uchronie) hors-limites, mais immédiatement contredit par une nouvelle plongée dans le temps (synchronie). Il en va de même pour l’espace et la strate sociale. Autrement dit, l’adolescent filtre ses relations et les analyse.
3. Une double introduction au social
a) La parité
L’adolescent va rencontrer l’autre sexe ; il conviendrait alors, pour clarifier la problématique, d’opposer le désir (pulsion, crainte, jouissance…) à la sexuation. Cette dernière institue une relation purement humaine, sociale, un « sexe de culture » entre les XX et XY biologiques, sans pour autant les abolir. Il s’établit formellement une indifférenciation qui, nous dit l’auteur, s’apparente à l’androgénie. Le lecteur trouvera un exposé très informatif de la manière dont ces questions sont traitées par la psychanalyse, particulièrement lacanienne, aux pages 174 à 178.
Cependant masculin et féminin continuent d’exister contradictoirement, masqués par l’ambiguïté formelle, d’où la nécessité d’un positionnement. Ce positionnement est servi par deux limites : en premier lieu l’assignation sexuelle durant l’enfance, en second lieu les rôles sociaux attribués à la femme et à l’homme dans la communauté. Nous devons alors envisager, complémentairement à l’apport de la psychanalyse, celui de l’ethnologie. Les lecteurs ayant lu ou suivi les séminaires de Jean Gagnepain seront familiers de l’apport ethnologique.
Il concerne la problématique de l’inceste telle qu’elle est expliquée par Jean Gagnepain s’appuyant sur les travaux de Claude Lévi-Strauss. Loin d’être motivé par des causes physiologiques, l’inceste institue une frontière formelle entre l’accouplement (biologique) et l’alliance (culturelle). Ce qui est naturellement différent peut devenir identique culturellement : les sujets d’un groupe A sont formellement de même sexe, ceux du groupe B sont formellement du sexe opposé et complémentaire à celui des sujets de A. L’alliance s’inscrit dans une théorie générale de l’échange, un passage de l’endogamie à l’exogamie, l’institution d’un statut et d’une notabilité qui autorisent à entrer dans la transaction avec l’autre groupe.
L’inceste, formellement, permet donc le classement social : l’on ne transige qu’entre pairs. En principe. Classer socialement consiste aussi à établir de la négativité pour former des groupes : agrégation ET ségrégation. (Je préfère employer « inclusion exclusive » pour désigner le caractère paradoxal de ce processus : qui inclut des éléments dans un groupe en exclut d’autres du même coup). Dans cet exercice, l’adolescent peut se montrer plus intransigeant que l’adulte, de la même façon qu’il sait aussi marquer ses appartenances par des signaux, emblèmes divers (e.g. ses vêtements, « c’est d’la marque ! »).
L’adolescent s’approprie les usages dans lesquels il entre ; Jean-Claude Quentel souligne qu’il s’approprie aussi son propre corps, plus précisément son soma. Certains récusent ce corps qu’implicitement ils « veulent » conserver dans l’enfance, ce qui peut entraîner des comportements pathologiques : anorexies, attrition d’un mythique « moi-peau » supposé identitaire au moyen de griffures, brûlures, scarifications… En regard de ces accidents, l’identité recherchée se marque aussi techniquement, d’où chez certains adolescents un fétichisme des emblèmes dont ils se parent, ou encore des marquages corrélatifs au jeu des appartenances groupales : tatouages, piercings et ainsi de suite. Jouent également, dans la même recherche de l’identité, les phénomènes de mode (vêtements, coiffure, musique…) qui constituent ce que l’on cherche à instituer : des frontières. L’auteur dit très justement : le marketing lui offre « des prêts à délimiter ».
Il se constitue ainsi un faisceau de relations oppositionnelles : parité / non-parité, partenaire / congénère … et une infinité d’autres.
b) La paternité
Tous les processus évoqués n’épuisent cependant pas la problématique de l’introduction au social. Jean-Claude Quentel rappelle que si l’enfant s’inscrit dans la chaîne générationnelle et en saisit logiquement l’ordonnancement dans ses grandes lignes, il ne s’inscrit pas dans une histoire. L’assomption de cette histoire (familiale et plus) ne se fait que lors de l’acculturation de la génitalité. L’adolescent, se faisant fils (mot épicène !) s’inscrit dans un lignage. Certes, cela fonctionne différemment selon les sociétés, mais le principe est partout le même.
Assez souvent, l’adolescent a tendance à « pousser-hors » les parents ; plus généralement, le parent perd sa toute-puissance, il n’est plus l’incarnation imaginaire de l’Autre. L’auteur cite à ce propos l’avis de Marcel Gauchet : tout cela pose des problèmes exacerbés par le néo-libéralisme, « enfant naturel de la radicalisation de la modernité ». La récusation des parents s’étend aussi à ceux qui, par délégation, œuvrent in loco parentis, notamment aux professeurs dont le savoir est délégitimé.
Il semble a priori paradoxal de prétendre qu’il n’existe ni enfant naturel ni parent biologique ; c’est qu’en fait à la génération de nature se substitue l’adoption de culture : être parent est porter l’enfant dans le social. Le parent répond de et pour l’enfant, de manière non-réciproque car l’enfant n’a pas de dette. Or cette dette fait entrer, soi et autrui, dans des rapports mutuels de service (« munus » signifie aussi « service rendu »), le service étant au principe du métier. Il s’ensuit qu’émergeant à la Personne, l’adolescent entre dans le service, il « fait » pour autrui. Compte tenu de l’allongement (sans doute exagéré) de la durée de l’adolescence, cette responsabilité sociale est différée ; toutefois il peut l’exercer à la mesure de son expérience et de ses possibilités, au sein de son groupe.
III Adolescence et société
1. Le premier homme
Je n’ai personnellement jamais remarqué de symptômes prodromiques de l’émergence à la Personne. Et tout d’un coup, ce que l’on croyait encore être un enfant vous demande tout de go : « pourquoi les Anglais n’ont pas le même mot que nous pour parler du cheval ? ». C’est fait : le seuil est franchi, « on » entre dans la relativité. Tout se met en question, il n’y a plus de point fixe, ni pour l’adolescent ni pour le monde qui l’entoure. Mais, nous dit Jean-Claude Quentel, au relatif s’oppose du conventionnel et du consensus. De là souvent cette réaction « Mais c’est ringard ! ». Peut-être, mais c’est ainsi, c’est contingent. La contingence est projetée par l’Homme sur la nature et sur son être. Le paranoïaque baigne dans la certitude, l’adolescent pense que « ça » peut être autre chose, ou autrement, ou ailleurs. Alors surgissent plus ou moins de revendications, d’alternatives à la position des parents. Cela concerne à peu-près tous les domaines, du règlement du collège à la conduite à droite.
C’est ainsi que l’émergence à la Personne fait de l’adolescent « le premier homme » ainsi que le note l’auteur [9]. Voilà qui paraît étrange, mais qui s’éclaire si l’on se souvient que Jean Gagnepain disait que l’homme ne peut préexister à lui-même. Il s’origine, c’est-à-dire que, le monde existant néanmoins en dehors de lui, l’adolescent y introduit de la cohérence à partir de lui-même. C’est ainsi qu’il produit du récit y compris le récit de soi-même. Cette origination est simultanément contredite par l’appropriation de ce qui est désormais son passé – s’il a eu des ancrages solides – et l’anticipation d’un avenir sur lequel il aura prise… jusqu’à un certain point. Pour illusoires qu’ils soient, ces points d’ancrage sont nécessaires.
L’adolescent va distinguer ce qui participe de la singularisation (intimité) de ce qui se partage avec d’autres. La porte de la chambre se clôt, nous dit l’auteur, et ne s’ouvre qu’après demande : deux aspects d’un même acte. Dans le même ordre d’idées, l’on peut compter le journal intime, passé de mode avec les réseaux sociaux (mais peut-être la frontière a-t-elle été déplacée ?). Il naît du secret à forme éthique comme à forme ethnique : que peut-on offrir ou cacher au regard des autres ? En somme l’adolescent privatise non seulement son corps mais aussi ce qui l’entoure. Il y a l’aspect « avoir » de la Personne comme son aspect « être » : j’ai, donc je suis. Il a ce qu’il s’est approprié, ce qu’il a capitalisé, et dans la protection de quoi il peut se montrer pointilleux.
Cette appropriation couvre en fait tout le champ de l’activité de l’adolescent et de l’adulte, commente Jean-Claude Quentel. L’on ne prend pas en l’état, l’on modifie en prenant, à l’opposé de l’imprégnation enfantine, qui s’approprie altère (« l’altérité est altérante », disait Jacques Laisis), et l’on ne peut s’approprier que ce que l’on prend chez autrui. En fait, s’approprier c’est désapproprier autrui, dans le cadre général des échanges. Dans l’autre moment de la dialectique, l’adolescent, comme l’adulte, rend ce qu’il s’est approprié, mais il ne restitue jamais ne varietur, il laisse sa griffe, en transmettant il apporte du nouveau.
2. Le nouveau monde
Passé le seuil, un nouvel homme et un nouveau monde sont nés. Certes, mais en apportant de la « nouveauté », la nouvelle génération reprend le flambeau des générations précédentes ; rompant avec elles, elle n’est pas moins en dette envers elles. Dette et rupture. Quoi qu’il en soit, la nouveauté affecte tous les plans de rationalité sans bouleverser leur fonctionnement mais en modulant leurs manifestations dans un rapport de superstructure à infrastructure.
Concernant la rationalité éthique, Jean-Claude Quentel nous rappelle que le pulsionnel intéresse la psychanalyse. L’adolescent paraît d’abord très « pulsionnel » en raison notamment de sa maturité sexuelle, mais l’Homme s’abstrait de la satisfaction immédiate, normalement il ne va pas droit au but, il transfère sur un autre objet. Ce n’est pas sur ce plan-là l’absence, mais l’abstinence qui joue. Le principe structural à l’œuvre ici ne fait pas de la loi, du légal, mais de la licence, du légitime. L’enfant est déjà éthique, il n’y a pas de processus nouveau de cet ordre chez l’adolescent. Cependant les pulsions peuvent dégénérer en actes inquiétants pour l’entourage et pour lui-même : fugue, délinquance, toxicomanie… Et néanmoins, il existe une « morale sociale » (hégétique) à laquelle l’adolescent va se confronter.
Accessoirement, il s’opère une mise en forme culturelle des pulsions. Par exemple, s’originant, il peut se fabriquer un roman fabulé de ses origines. La rencontre de l’autre le fait également fantasmer. Aimer, tout simplement peut un temps « remplir » le vide de l’Ego. Mais fondamentalement s’opère une appropriation du désir. En d’autres termes, l’adolescent « s’autorise » lui-même et ne manque guère d’affirmer ses désirs haut et fort, et d’opposer son désir à celui de l’autre (assomption du désir).
Quant aux idéaux, nous dit l’auteur, ils changent de statut. Le bien participe du fantasme (ou de son accomplissement) : l’enfant connaît déjà cela, l’adolescent, en sus, revendique son idéal. Cet idéal affecte les comportements et les modes d’être, mais également se fixe sur des personnes diverses en dehors du milieu familial, ou encore sur des thèmes sociaux, idéologiques. En somme il affirme des convictions parfois fort extrémistes, parfois sublimées en recherche artistique ou intellectuelle.
Ces idéalisations, explique Jean-Claude Quentel, peuvent susciter des prises de risque, voire des conduites à risque. Le fonctionnement éthique procède de l’analyse du prix à payer en regard de la satisfaction attendue, et il existe des limites, des renoncements, des transferts. Mises à l’épreuve, ces limites peuvent être franchies, de là le risque, la transgression, la culpabilité. L’adolescent peut lui aussi s’emparer de ce processus. S’il en résulte de la souffrance, il y réagira jusqu’à éventuellement jouer avec les limites de la vie. L’anorexie en est un exemple, les « rites de virilité » en sont un autre, l’adolescent cherchant à savoir ce qu’il vaut ou ce que vaut l’autre, en infligeant parfois la souffrance.
Concernant le langage, l’on sait que l’enfant dispose déjà de cette capacité d’abstraction, et il en va de même pour l’adolescent et l’adulte. La langue étant la manifestation sociale du langage, il n’est guère surprenant que l’adolescent, s’appropriant la langue, tende à la marquer de sa griffe en prenant des libertés avec l’usage commun. Le « Qui parle ? » lacanien coexiste avec le « Qui suis-je ? » ; à l’inverse du psychotique, l’adolescent est l’auteur de sa parole, il « subjective » le langage, se singularise, « tord » la langue, tout en restant « grammatical [10]. »
Cette tendance qui surprend et souvent agace l’adulte se heurte toutefois à la nécessité de demeurer intelligible – même au sein du groupe d’adolescents – et il lui faut bien transiger afin de demeurer dans l’échange interlocutif tout en faisant valoir sa manière de dire. Idiome ET koinè, simultanément, avec pour un temps, nous dit l’auteur, une certaine polarité idiomatique qui se manifeste dans « l’argot » des adolescents : verlan, changements de sens, réductions, dérivations, anglicismes et arabismes… Beaucoup de ces productions sont éphémères, d’autres peuvent passer historiquement dans l’usage des adultes [11], d’autres permettent de tracer des isoglosses sociaux.
Jean-Claude Quentel va plus loin que la simple recension des idiotismes et examine ce qui se dit dans la parole de l’adolescent. Celle-ci révèle une vision du monde, une certaine doxa, un savoir, tout cela constituant un système structuré, capitalisé, récapitulé, un corpus s’opposant largement à celui de l’adulte. C’est en somme l’affirmation d’un pouvoir résultant du positionnement social de l’adolescent et de son identité. Mais il faut bien composer avec l’autre, ce qui l’oblige à se traduire pour éviter l’ésotérisme et tenter asymptotiquement de dissiper le malentendu inhérent aux échanges interlocutifs. Le dire se négocie. Le récit s’instaure : l’interlocuteur doit en saisir l’unité au travers des changements de temps, lieu, personnages… et la permanence entre un début et une fin. C’est une récapitulation dont n’était pas capable l’enfant.
Concernant la technique, enfin, l’auteur explique la spécificité de l’ergologie, introduction nécessaire à tous ceux (nombreux sans doute) ne connaissant pas cette faculté. Cette médiation technique du rapport de l’Homme au monde existe déjà chez l’enfant ; l’adolescent va se l’approprier dans son autre univers. Tous les champs techniques sont concernés, mais certains de manière plus visible que d’autres.
Dans la représentation en image, par exemple, la perspective, usage social, apparaît en tant qu’abstraction. L’écriture se personnalise, pas seulement par la signature mais aussi par le style apporté au tracé des lettres. Signe des temps, le SMS relève d’une appropriation de l’écrit : les contraintes techniques du dispositif s’imposant, apparaissent des sigles (MDR, Lol…) ; la langue n’est pas pour autant mise en péril car l’adolescent sait distinguer les situations sociales d’emploi de ces artifices. Bien sûr, l’adolescent s’empare du numérique, les « réseaux sociaux » impliquant la Personne, l’absence, le lien. En fait, l’adolescent s’approprie tous les domaines de la technologie, par exemple, encore, les technologies du corps : parfums, savons, rubans concourant à son identification.
IV Adolescence, jeunesse, lien social
1. Adolescence et jeunesse
Jusqu’ici, il a été surtout traité du seuil d’entrée dans l’adolescence. Jean-Claude Quentel pose ensuite la question de la sortie : existe-t-il un seuil pour sortir de ce qui, rappelons-le, n’est qu’une construction sociale occidentale répondant au franchissement d’un seuil anthropologique, l’émergence à la Personne. Certains invoquent l’âge légal de sortie de la minorité juridique. Toutefois cet âge est variable selon les pays, et l’on peut être légalement majeur et de facto adolescent parce qu’encore dépendant (notamment de ses parents). Il semble que deux concepts devraient être distingués : celui d’adolescence et celui de jeunesse. La sociologie tente de définir ce que recouvre ce concept de jeunesse. Pour le sociologue Olivier Galland, le « jeune » participerait en partie au statut d’adulte mais sans satisfaire encore aux critères d’adulte, la limite supérieure étant l’accès à la responsabilité sociale (entrée dans la vie professionnelle, entrée dans « la vie de couple »). Il se construirait alors socialement une classe d’âge. Pour d’autres sociologues, la jeunesse se définirait par son contraste avec le statut d’adulte. La problématique est complexe, et il est pratiquement impossible d’expliquer « la jeunesse » par des principes structuraux fondateurs : ce n’est ni un universel, ni une catégorie anthropologique [12]. De leur côté, les psychologues font état de moments distincts dans l’adolescence : distance envers l’entourage et la société vs affirmation de soi et adaptation à la société. Les psychanalystes opposent le pubertaire (archaïsme œdipien) à l’adulescens (inhibition et sublimation des pulsions).
« Si l’on fait jouer une différence – thèse que nous privilégierons ici », écrit l’auteur, « la limite posée sera toujours discutable dès lors qu’il s’agit de constructions sociales marquées nécessairement, comme toute production sociale, par l’arbitraire [13] », toutefois « Il est notable que la quasi-totalité des auteurs travaillant sur l’adolescence, aussi bien les sociologues que les psychologues cliniciens et psychanalystes, insistent sur cette notion d’expérimentation, même s’ils ne lui confèrent pas nécessairement le même contenu. [14] »
Revenons aux faits tels qu’ils se présentent aujourd’hui en Occident : adolescence « interminable » et « culte de la jeunesse ». L’enfant a été érigé en valeur suprême, au point que d’aucuns disent qu’il « fait la famille ». La représentation de l’adulte pâtit de l’importance accordée à l’enfance et à l’adolescence, au point qu’un discrédit est jeté sur la notion de maturité et qu’est apparu un désir de rester jeune y compris à l’âge adulte. Pour Marcel Gauchet, il existerait une « combinaison d’âge adulte et d’esprit d’enfance ». Tout cela ne me paraît guère contestable, en tant que fait social et symptôme de crise. Toutefois Jean-Claude Quentel nous rappelle que l’émergence à la Personne n’a que deux moments et deux seulement : une « préhistoire » au cours de laquelle l’enfant est dans l’histoire de l’autre, et une histoire, sa propre histoire qu’il produit. Comme nous l’avons vu plus haut, l’enfance perdure, constamment affrontée et niée, dans l’adulte. Le paradoxe de l’adulte est qu’il continue de fonctionner sur le mode d’être de l’enfance tout en ayant la capacité de faire jouer un processus d’abstraction.
Par conséquent, (1) l’on peut toujours revenir à l’enfance ou y demeurer (de manière pathologique), et (2) l’on n’est pas adulte une fois pour toutes et à tout moment. La première assertion rend compte des errements de l’adolescence et explique la régression observée par la psychanalyse. Un conflit surgit entre éprouver le fait de s’approprier la situation et celui de demeurer à un mode d’appréhension infantile. Il arrive ainsi souvent que faute de passé expérientiel face à un fait nouveau, l’adolescent, comme l’adulte du reste, « fasse l’enfant » dans une situation de conflit dialectique. « Les enjeux qui sont ceux de l’adolescence se retrouvent chez l’adulte accompli, quel que soit son âge et sa situation. [15] » En d’autres termes, si l’adolescence, en tant que réalité sociale, n’est pas infinie, en tant que processus dialectique elle demeure toute la vie.
Il s’ensuit que l’expression « adolescence interminable » ne vaut que comme métaphore, et « la maturité » aussi, car – la dialectique de la Personne l’impose – l’Homme n’est jamais fini. Il est par conséquent peu sage de faire de « la jeunesse » l’alpha et l’oméga du fonctionnement social, car l’on garde toute la vie le même processus de la Personne, même si la mise en œuvre de celui-ci varie selon le temps, l’espace et le milieu social.
2. Adolescence, socialité et sociabilité
Ce seuil marqué par l’abstraction, c’est-à-dire l’absence donc la négativité, est impossible à évacuer. Ce n’est pas la société qui rend l’être social, mais l’on vit en société parce que l’on produit du social. Cette capacité ne demeure pas virtuelle, comme les trois autres facultés (Signe, Outil, Norme), elle s’exerce dans un contexte social défini. Le passage de la structure (socialité) à la performance (sociabilité) s’opère dans un contexte social (situation) défini dans lequel l’on est co-auteur. Cela a conduit les sociologues à distinguer une socialisation « primaire » (dans l’enfance) d’une socialisation « secondaire » sans expliquer comment l’on passe de l’une à l’autre. Ils empruntent d’ailleurs la socialisation « secondaire » à Piaget et aux Behavioristes. Bourdieu lui-même, en parlant des habitus, ne sort pas du diallèle des « structures structurantes et structurées » ; pour en sortir, il faudrait faire la différence entre incorporation et appropriation et rompre avec la dichotomie individuel / collectif. Cette dichotomie n’a pas lieu d’être si l’on admet, avec la Médiation, que le « soi » et « l’autrui » sont dialectiquement en relation.
Conclusion
Les lecteurs familiers de l’anthropologie clinique, particulièrement de la théorie de la Personne, auront pu saisir la puissance explicative d’un modèle qui, parce qu’il permet également une critique épistémologique fondée sur des bases scientifiques, bouleverse les sciences humaines.
Au terme de cette lecture, l’intérêt se décentre de l’adolescence vers l’émergence à la personne, d’une construction sociale historiquement datée (et probablement appelée à disparaître historiquement) vers une loi anthropologique générale. Le projet initial, s’il était bien celui que j’ai évoqué dans l’introduction de ce travail, est donc pleinement réalisé.
Sans négliger les manifestations de l’adolescence, qui posent historiquement de multiples problèmes que la société doit prendre en compte, l’essentiel est bien ce moment de rupture, de franchissement d’un seuil, faisant accéder à des processus dialectiques : la naissance au social qui marque le passage de l’enfance à l’âge adulte. La perspective s’en trouve modifiée, dans la mesure où l’on passe du descriptif – la littérature sur la question est pléthorique comme elle est contradictoire – à l’explicatif. Expliquer permet d’avoir prise sur le phénomène, en l’occurrence de le traiter plus efficacement que ne le permet l’empirisme.
Je ne saurais trop recommander la lecture attentive de cet ouvrage.
Notes
[1] De préférence à « déconstruction », vocable aujourd’hui trop marqué idéologiquement.
[2] Parution récente : Jean-Claude Quentel, La personne au principe du social : Les leçons de l’adolescence , Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, février 2023.
[3] Jean-Claude Quentel, L’Enfant Problèmes de genèse et d’histoire, Bruxelles, éditions DeBoeck, coll Raisonnances, 1993. Il est utile de lire également, du même auteur, Les Fondements des Sciences Humaines, Toulouse, éditions Érès, 2007, afin de bien saisir le propos épistémologique développé dans l’ouvrage analysé.
[4] Cette « classe d’âge » aujourd’hui va de l’entrée en 6e, vers 11 ans, jusqu’au Baccalauréat, vers 18 ans, et plus si affinité avec l’enseignement supérieur.
[5] S. Leclaire, On tue un enfant. Un essai sur le narcissisme primaire et la pulsion de mort, Paris, Le Seuil, 1975.
[6] La conclusion de ce paragraphe est de Jean-Claude Quentel.
[7] P. 120.
[8] Voir en particulier : J.-C. Quentel, « La Paternité en question » in Tétralogiques 12, Paternité et Langage, Presses Universitaires de Rennes, année 1999, pp. 122 à 124. Cette problématique est détaillée aux pages 123 à 128 de l’ouvrage (Naître au Social) dont nous rendons compte ici.
[9] L’expression est de Jean Gagnepain et fait le titre de son séminaire du 8 novembre 1984 (inédit).
[10] « Grammatical » au sens que donne la Glossologie à ce vocable.
[11] Notamment dans les médias et chez les hommes politiques, ce qui me paraît l’indice d’une adolescence outrepassée, mais ce point de vue n’engage que moi.
[12] La question de la délimitation théorique de la jeunesse est discutée aux pages 331-344.
[13] P. 340.
[14] P. 344.
[15] P. 353.
Bernard Couty« À propos de l’ouvrage : Naître au social. Les enjeux de l’adolescence (2022) », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.