Jean-Yves Dartiguenave
Professeur de sociologie, Université de Rennes 2, LiRIS EA 7481, jean-yves.dartiguenave chez univ-rennes2.fr
Le travail social à l’épreuve des différentes figures du temps
Résumé / Abstract
Les situations sociales dont se saisissent les travailleurs sociaux sont nécessairement prises dans une dimension temporelle qui n’est pas réductible à une simple logique de « parcours » comme on tend aujourd’hui à le faire valoir. Il est d’autres figures du temps qu’il s’agit de débusquer tant elles œuvrent à la définition de ces situations sociales et à leur mode de traitement.
The social situations that social workers deal with are necessarily taken into a temporal dimension that cannot be reduced to a simple logic of ’pathways’, as it is nowadays often argued. There are other figures of time that need to be uncovered as they work to define these social situations and their mode of treatment.
Mots-clés
déconstruction | deconstruction | social action | temps | time | travail social |
Cet article est issu d’une conférence tenue au Conseil départemental d’Ille-et-Vilaine auprès de cadres de l’action sociale et de l’insertion, de travailleurs sociaux, de psychologues, mais aussi de responsables et d’agents d’accueil de « Pôle emploi ». Il nous avait été demandé d’intervenir sur le temps en raison d’un décalage, ressenti par les professionnels du champ de l’insertion sociale et professionnelle, entre la temporalité des « usagers » et celle mise en avant par les institutions de ce champ. Cet article n’a donc pas pour ambition de fournir une réflexion approfondie sur le concept de temps. Il s’agit plus modestement de montrer comment la déconstruction proposée par la Théorie de la Médiation permet d’offrir à des travailleurs sociaux une grille de lecture conférant une intelligibilité aux différentes figures du temps dans lesquelles se trouvent nécessairement prises les situations qu’il leur revient d’analyser et de traiter.
Il est rare d’avoir l’occasion de réfléchir sur des sujets qui, de prime abord, ne relèvent pas d’une opérationnalité immédiate, de solutions « clés en main » ou de thèmes à la mode, tels que « l’inclusion », « l’éthique dans le travail social », « l’ingénierie et le management dans l’intervention sociale », et tutti quanti. On tend trop souvent à oublier aujourd’hui que le détour est le plus sûr chemin de la centralité et qu’à trop vouloir saisir directement un phénomène, celui-ci se dérobe à la compréhension. C’est précisément à un détour, qui va nous plonger au cœur de l’humain, auquel je vais vous convier. Je m’efforcerai néanmoins de rattacher cette question du temps au champ de l’intervention sociale.
Cela dit, ce n’est sans doute pas tout à fait à un hasard si cette question du temps fait irruption dans les préoccupations actuelles. Nous vivons, en effet, des moments de « crise » : écologique (érosion de la biodiversité et des écosystèmes), sanitaire (pandémie de Covid 19), sociale (accroissement des inégalités), économique (dégradation de la conjoncture économique, paupérisation), politique (montée des extrémismes), culturelle (effritement des références et valeurs issus de la modernité), avec son lot de menaces (dérèglement climatique, guerre nucléaire, extinction des espèces y compris la nôtre), qui pèsent sur le devenir de l’humanité. Or une des significations du terme de « crise » (du grec Krisis) renvoie précisément à la perspective incertaine d’un dénouement annonçant l’éventualité d’un basculement d’un temps à un autre. Nous serions ainsi plongés dans une période qui nourrit une inquiétude par rapport à l’éventualité de la « fin des temps » renouant, par là, avec la tradition apocalyptique et eschatologique d’autrefois. Encore faut-il s’entendre sur ce que recouvre cette notion du temps. Nous allons voir que celui-ci emprunte plusieurs figures que l’on va retrouver à l’œuvre dans le travail social d’aujourd’hui.
Une déconstruction du temps
Il semblerait que le temps physique n’existe pas en soi, mais relativement à la conscience que l’on en a. C’est du moins une position défendue par un certain nombre de physiciens, même si celle-ci fait l’objet de controverses dont la plus célèbre oppose aujourd’hui Lee Smolin et Carlo Rovelli [1]. Quoi qu’il en soit, s’agissant de la vie sociale, il paraît difficile de soutenir l’existence d’une sorte de substance du temps qui serait déjà là, qui serait consubstantielle aux formes sociales, et qui ne demanderait qu’à être révélée. C’est bien plutôt dans son rapport au monde social que l’homme se saisit du temps en le mettant en forme. On peut repérer à cet égard quatre manières qu’à l’homme de le mettre en forme.
1) Le temps explicatif ou la chronologie
Le temps peut être conçu comme un ordre successif de causalités qui entendent expliquer des phénomènes naturels (par exemple la naissance et la constitution progressive de l’univers) ou des évènements sociaux. Ainsi, t1 explique t2 qui explique t3 et ainsi de suite. Le temps se fait ici chronologie, c’est-à-dire ordonnancement à partir d’un enchaînement linéaire (c’est-à-dire sans ruptures) de causalités, à la manière d’une suite arithmétique. C’est de cette façon que l’histoire, qui nous était enseignée à l’école, envisageait principalement – et continue pour partie de le faire – le temps même si en la matière les historiens ont renouvelé le genre avec notamment l’influence notable de « l’école des Annales » ou encore de la « micro histoire ». Quoi qu’il en soit, il est ainsi possible, par exemple, d’expliquer le déclenchement de la première guerre mondiale à partir de l’établissement d’une chronologie, d’une succession de dates et de faits qui s’enchaînent :
« - 28 juin 1914 : A Sarajevo des militants nationalistes assassinent l’archiduc François-Ferdinand, héritier de l’empire Austro-Hongrois.
- 28 juillet 1914 : Suite au rejet par Belgrade de l’ultimatum envoyé par Vienne quelques jours plus tôt, l’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie.
- 30 juillet 1914 : La Russie, garante de l’intégrité de la Serbie, décrète la mobilisation générale de son armée.
- 31 juillet 1914 : Mobilisation générale en Autriche-Hongrie. L’Italie dénonce son alliance avec les empires centraux et annonce rester neutre en cas de guerre. A Paris, Jean Jaurès est assassiné.
- 1er août 1914 : En réponse à la mobilisation russe, l’Allemagne déclare la guerre à l’empire russe. La France mobilise à son tour.
- 3 août 1914 : L’Allemagne déclare la guerre à la France et envahit la Belgique.
- 4 août 1914 : Le Royaume Uni, garant de la neutralité de la Belgique, déclare la guerre à l’Allemagne, engageant de facto son empire colonial dans le conflit.
- 6 août 1914 : L’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Grande-Bretagne et à la France. »
Il est à noter que c’est généralement de cette manière que, dans le travail social, on saisit le temps des usagers, à travers ce que l’on nomme aujourd’hui le « parcours ». « Retracer le parcours de l’usager » consiste, en effet, à remonter le temps pour identifier les différentes étapes chronologiques (successives) qui le conduisent à s’adresser à tel ou tel service social ou qui « expliquent » sa situation présente. Le parcours peut encore être envisagé comme la projection dans le temps d’étapes qui seront à franchir pour que l’usager « s’en sorte », devienne « autonome », « s’émancipe ». Dans tous les cas, il importe de souligner que le « parcours de l’usager » n’est nullement « l’histoire de la personne ». D’abord parce que « l’usager » n’est pas la « personne », mais la façon dont elle est constituée à travers le traitement institutionnel dont elle fait l’objet. Ensuite, parce que le « parcours » n’est pas « l’histoire » comme nous le verrons plus loin. Cette différence entre le « parcours » et « l’histoire » peut être à l’origine d’un décalage entre les attentes institutionnelles et la façon dont les personnes vivent leur histoire, tant celle-ci n’est précisément jamais réductible à une chronologie. C’est ce qui explique, pour partie, que certaines rechignent à évoquer leur « parcours » (« ma vie est pleine de trous » comme avait rétorqué une allocataire de la CAF à un agent qui lui demandait de retracer son parcours) ou encore oublient des étapes de leur « parcours » (par exemple, la signature du contrat d’insertion dans le cadre du RMI ou le contrat d’engagement réciproque dans le cadre du RSA).
2) Le temps technicisé (le Chronos)
Le temps peut également trouver une traduction technique à travers les différents instruments qui visent à le mesurer (le Chronos chez les Grecs). De la clepsydre, du gnomon, du cadran solaire, du calendrier luni-solaire, jusqu’au chronomètre en passant par l’horloge, l’homme a cherché depuis la nuit des temps à découper le temps en unités quantifiables afin d’en maîtriser le cours.
Le découpage en siècles, décennies, décades, années, mois, jours, heures, que nous connaissons, et que nous tenons pour évident, n’a pas toujours existé. Pendant longtemps, ce découpage du temps s’est aligné sur le rythme des saisons, les cycles lunaires et solaires et parfois, plus largement, sur des cycles cosmiques comme, par exemple, chez les Aztèques (XIIIe – XVIe siècles) qui recouraient au cycle vénusien ou les Inuits qui ne pouvaient pas utiliser le soleil ou la lune comme repères en raison de la localisation polaire de leur territoire.
En occident, la modernité a amené une rupture par rapport à cette mesure du temps fondée sur l’observation des cycles naturels et cosmiques. C’est, en effet, à partir du XVIIe siècle que la mesure s’applique au travail des ouvriers, et qu’au XIXe siècle, sous l’effet notamment de la révolution industrielle avec la mécanisation et la nécessité de synchroniser les transports (à commencer, bien sûr, par le chemin de fer), l’on s’attache au contrôle minutieux du temps (songeons au taylorisme qui apparaît vers les années 1880). A partir du XXe siècle, avec la cybernétique et l’arrivée des premiers ordinateurs, on assiste à la généralisation du temps programmable.
Nous avons affaire aujourd’hui à une véritable métrique du temps. Cette notion de métrique est d’ailleurs utilisée dans le management pour désigner un type de mesure quantifiable de la performance d’une organisation. Ce temps programmable, couplé à une métrique, est aujourd’hui déterminant dans la définition de l’organisation du travail (que l’on songe à la prolifération des outils de gestion du temps : rétro-planning, listing d’actions, Trello, Evernote, etc.), dans les formations au management, et, plus largement, dans nos activités quotidiennes (on le retrouve dans l’organisation journalière, la pratique des loisirs, la gestion des vacances, etc.). Partout, il faut « gérer son temps avec efficacité » !
Là aussi, il faut garder à l’esprit que ce temps technicisé sous la forme d’un temps programmable, qui s’est coupé des grands rythmes naturels et cosmiques, revêt une figure « abstraite » qui est bien éloignée de la concrétude du temps vécu. Il nous souvient, à ce propos, une scène que nous avions eu l’occasion d’observer à l’accueil d’une Caisse d’Allocations Familiales. A l’époque, il fallait que l’usager prenne un ticket sur lequel figurait un numéro indiquant l’ordre de passage. Combien d’usagers se trouvaient désorientés par cette brusque immersion dans un temps programmé au point que certains mettaient rapidement un terme à leur attente !
3) Le temps vécu (le Kairos)
Il s’agit à présent de s’intéresser à une autre figure du temps : celle du temps socialement vécu (le Kairos : le moment de bascule entre un avant et un après, chez les Grecs). Sans doute le temps vécu dépend-t-il de la manière dont on se représente le temps selon la société, l’époque et le milieu considérés.
Nous l’avons déjà entrevu : les sociétés ont développé des conceptions bien différentes du temps, selon les lieux et les époques. Pour ne s’en tenir qu’à quelques exemples : les Incas (XIIIe siècle) avait une conception du temps qui n’était pas linéaire, mais cyclique et qui ignorait le futur. Les Grecs, dans l’Antiquité (VIIIe-VIe siècle av. J-C), combinaient le temps cyclique des Dieux avec le temps linéaire de la vie humaine. C’est en Occident que la conception linéaire du temps s’est imposée sous l’influence du christianisme qui introduit la représentation d’un temps composé d’un passé, d’un présent et d’un futur. Mais, comme le souligne l’historien François Hartog, l’Occident n’en a pas moins connu des « régimes d’historicité » différents tenant aux diverses façons de combiner les trois composantes du temps [2].
Si donc on ne peut ignorer l’influence des représentations du temps sur la façon de le vivre, il semblerait néanmoins qu’humainement nous vivions tous le temps sous la forme de séquences qui marquent une frontière entre l’avant, le pendant, et l’après. Pour le comprendre, il faut insister ici sur la nécessité de ne pas confondre le temps du devenir naturel (par exemple, le temps propre au vieillissement biologique) avec le temps proprement social que j’évoque ici. Si le premier suit un écoulement inéluctable (La vita fugge et non s’arresta una hora – Pétrarque 1304-1374) le second, d’une certaine façon, ne passe pas. L’homme a en effet la capacité d’introduire de la rupture dans l’écoulement du temps, en délimitant des séquences (comme le dit l’adage populaire, « il faut un temps pour tout »), en suspendant son cours (Ô temps, suspends ton vol ! Et vous, heures propices, suspendez votre cours ! Laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours ! – Lamartine 1790-1869) ou encore en le ralentissant.
C’est précisément une des fonctions majeures des rituels. Ceux-ci structurent notre quotidien, sans même que nous nous en rendions compte. Ainsi notre journée est ponctuée de séquences différentes qui vont du lever, de la toilette, du petit-déjeuner, du déjeuner, de la pause café, du dîner et du coucher, etc. Le rituel de l’apéritif marque bien souvent dans les foyers le passage de la semaine de travail au week-end ou encore à une période de vacances. Que dire encore des rites d’anniversaire qui font revivre un passé par le jeu de la remémoration (« tu te souviens quand on avait 20 ans ! ») s’efforçant, ainsi, d’abolir le temps dont on mesure la fugacité (« Que cela passe vite ! » « On n’a pas vu le temps passer ! ») avec toujours, en arrière plan, un goût d’inachevé ! Songeons encore aux rites festifs qui nous donnent l’occasion de vivre, dans un court instant de liesse, un moment d’éternité comme pour conjurer la finitude de notre existence. Pensons, enfin, aux rites cérémoniels (les rites d’intronisation, d’inauguration, mais aussi les rites funéraires) qui mettent en scène la lenteur d’attitudes empreintes de gravité et de retenue, de gestes emphatiques, comme pour ralentir le temps.
Ces quelques exemples suffisent à montrer que les rites révèlent notre capacité humaine à structurer le temps sur un autre mode que la chronologie, mais aussi à fonder un pouvoir sur celui-ci et, par là même, sur notre propre existence. Or, il importe de souligner que cette capacité à structurer le temps dépend très largement des conditions d’existence, du milieu social dans lequel on vit ou dont on est issu, de l’éducation que l’on a reçue, mais aussi de la position que l’on occupe dans l’échelle sociale. À cet égard, les milieux sociaux fortement précarisés, confrontés à un temps vide qui s’étire indéfiniment, dans lequel les rituels viennent à manquer ou sont appauvris, sont précisément confrontés à la difficulté de structurer le temps. Lorsque le présent est constamment incertain, que le passé se trouve disqualifié et que le futur est hypothéqué, on n’est guère placé dans des conditions favorables pour séquencer et ordonner le temps. On n’est plus en mesure alors de s’octroyer un pouvoir sur le temps qui paraît dès lors s’échapper. C’est en partie ce qui peut éclairer les rendez-vous manqués, les reports incessants d’une échéance, ou, plus généralement, les difficultés à « se projeter dans le temps ».
Mais se rendre maître du temps, c’est aussi se donner un pouvoir sur les autres. On comprend alors l’enjeu que constitue la structuration du temps dans une société, une organisation institutionnelle et professionnelle. C’est, entre autres, par la structuration du temps qu’une organisation se donne un pouvoir sur elle-même et sur ses membres, mais aussi sur ceux qu’elle prend en charge ou accompagne. Il est clair que ce pouvoir que l’on se donne, notamment sur le temps, est une des conditions nécessaire à l’accomplissement d’un service, quel qu’il soit. Mais il faut en même temps bien reconnaître que ce pouvoir s’impose à l’autre, en l’occurrence ici aux usagers. Les rendez-vous, les suivis, les relances, les injonctions à satisfaire une échéance, les convocations, les mises en demeure, etc. manifestent ainsi le pouvoir d’une institution vis-à-vis duquel les usagers se sentent parfois désemparés, dominés, voire humiliés. Certains s’emploient alors, d’une façon ou d’une autre, à contourner ou à résister à cette imposition du temps. Ce d’autant, comme nous l’avons dit précédemment, que le temps du monde institutionnel et professionnel n’est pas celui des usagers. Répétons-le, le parcours et la programmation ne relèvent pas de la façon dont les personnes inscrivent et récapitulent leur histoire. Sans compter que, si l’on est peut être contemporain de l’autre, celui-ci ne vit pas nécessairement dans le même temps. Ceux, par exemple, qui sont durablement exclus du système d’emplois ou qui se retrouvent à la retraite ne vivent plus dans le temps productif de l’activité professionnelle. D’où l’importance dans le champ du travail social de s’attacher aux différentes manières de se rapporter au temps selon les milieux sociaux, les communautés d’appartenance, l’histoire des personnes, en lien avec leur ancrage spatial et territorial.
4) Le temps désiré (l’Orexis)
C’est la dernière figure du temps. Nous n’investissons pas seulement le temps d’un vécu social, mais aussi d’un désir. C’est le temps qui se charge de satisfactions passées, présentes, mais aussi à venir, à travers les attentes et des espoirs qu’on y met. C’est l’attente de l’emploi tant espéré ou, dans la vie professionnelle, l’attente d’une promotion ou d’une mutation, ou encore, d’une reconversion à l’issue d’une formation. Ce sont également les attentes que l’on met dans la période de la vie amoureuse, de la constitution du couple, de la vie familiale, que l’on espère préserver des affres de l’existence. Ce sont aussi les espoirs que l’on met dans le temps de l’éducation et de l’apprentissage de l’enfant, et plus tard de ses études et de sa formation professionnelle, etc.
Ce temps désiré n’est jamais tout à fait exempt d’ambivalence, de frustrations, de pertes, de déceptions, de découragement, lorsque les espoirs ne manquent pas d’être contredits par les événements et par autrui, mais aussi par notre propre comportement (« je n’ai pas été à la hauteur ! »). Ce n’est plus le pouvoir sur le temps qui est en jeu ici, mais la maîtrise que l’on peut avoir sur celui-ci en fonction de l’équilibre toujours à rétablir entre les restrictions que l’on s’impose et les satisfactions que l’on s’autorise, ou encore, entre les déplaisirs qui surgissent et les plaisirs que l’on s’octroie. Nous parvenons généralement, tant bien que mal, à cette maîtrise du temps par ce jeu d’équilibre entre satisfactions et insatisfactions.
Mais, là aussi, les conditions d’existence ne sont pas sans incidence sur la maîtrise du temps, au sens où nous venons de l’entendre. Lorsque le quotidien des personnes est marqué par des privations permanentes, sur le plan pécuniaire et matériel, mais aussi sur le plan affectif, lorsque ce quotidien se charge d’insatisfactions récurrentes dues à la succession des échecs, sur le plan personnel, professionnel, aux tentatives avortées de se ressaisir, de se mobiliser, lorsqu’enfin, on est constamment renvoyé à un statut déprécié, à une dévalorisation de ses actes, alors le temps devient angoissant et menaçant, échappant ainsi à la maîtrise que l’on exerce sur lui. Cela se manifeste, notamment, par des attitudes de repli défensif ou de démission par rapport aux injonctions, par la revendication d’une satisfaction immédiate, par l’impossibilité de se plier aux attentes institutionnelles, par la difficulté de s’engager dans des démarches à défaut d’entrevoir la réalisation, à terme, d’une satisfaction.
Conclusion
Il y aurait, bien sûr, beaucoup à dire encore sur cette question du temps. Il aurait été important, notamment, de montrer combien le temps est indissociable de l’espace dans lequel il s’inscrit et réciproquement. Mais nous entendions surtout, ici, souligner l’importance de tenir compte, dans le champ du travail social, des différentes manières de se rapporter au temps au regard des conditions d’existence en un moment où, précisément, celles-ci se trouvent fortement fragilisées pour nombre de groupes sociaux, communautés et personnes. Il y aurait, à cet égard, un véritable enjeu à constituer des espaces d’échanges (sous la forme notamment de recherche-action) entre des chercheurs et des praticiens qui s’interrogent sur la façon d’ajuster ou de personnaliser au mieux leurs interventions. Nous sommes, pour notre part, convaincu que cela passe par une investigation approfondie de la diversité des milieux sociaux et situations sociales rencontrées en renouant avec une démarche de type ethnographique qui a eu autrefois son heure de gloire. Il y aurait tout intérêt ici, à rebours des injonctions lancinantes à l’innovation ou à la modernisation, à revisiter des expériences passées en les réactualisant dans les enjeux du moment, en bref, à continuer à faire histoire.
Références bibliographiques
Hartog F., 2003, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil.
Rovelli C., 2014, Et si le temps n’existait pas ?, Paris, Dunod.
Smolin L., 2019, La renaissance du temps. Pour en finir avec la crise de la physique, Paris, Dunod.
Notes
[1] Carlos Rovelli (2014), Et si le temps n’existait pas ?, Paris, Dunod ; Lee Smolin (2019), La renaissance du temps. Pour en finir avec la crise de la physique, Paris, Dunod.
[2] François Hartog (2003), Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Éditions du Seuil.
Jean-Yves Dartiguenave« Le travail social à l’épreuve des différentes figures du temps », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.