Jean-Michel Le Bot
LiRIS, EA 7481, Université Rennes 2, jean-michel.lebot chez univ-rennes2.fr
À propos de l’esthétique de la terre d’Aldo Leopold : cosmologies et axiologie
Résumé / Abstract
Dans l’Almanach d’un comté des sables, le forestier et écologue Aldo Leopold a posé les bases d’une éthique de la terre indissociable d’une esthétique. L’article s’appuie sur l’exégèse de Leopold par John Baird Callicott pour préciser ce qui fait la nouveauté de cette esthétique de la terre par rapport à l’esthétique du pittoresque que les Occidentaux ont héritée du XVIIe siècle. Il en profite pour appliquer l’argumentation de Callicott au cas de la Bretagne. Il se poursuit par une discussion de l’esthétique de Leopold elle-même. Après avoir relevé que cette esthétique peut sembler très élitiste, il tempère en soulignant que le changement de regard préconisé par Leopold est potentiellement accessible à tous, même s’il reste rare en raison de conditionnements sociaux. Il termine en montrant que l’importance accordée par Leopold aux schèmes conceptuels autant qu’à l’expérience sensorielle est cohérente avec ce que nous apprend la glossologie de la façon dont fonctionne la représentation. Mais il souligne surtout la dimension proprement axiologique de l’esthétique et de l’éthique de Leopold, fondées sur ce que ce dernier appelait une limitation volontaire.
In A Sand County Almanac, forester and ecologist Aldo Leopold laid the foundation for a land ethic that is inseparable from an aesthetic. This article draws on John Baird Callicott’s exegesis of Leopold to clarify what is new about this aesthetic of the land as opposed to the aesthetic of the picturesque that Westerners inherited from the 17th century. It takes the opportunity to apply Callicott’s argument to the case of Brittany. It continues with a discussion of Leopold’s aesthetic itself. After noting that this aesthetic may seem very elitist, it moderates by pointing out that the change of view advocated by Leopold is potentially accessible to all, even if it remains rare because of social conditioning. It ends by showing that the importance given by Leopold to conceptual schemes as much as to sensory experience is coherent with what glossology tells us about the way representation works. It concludes by emphasizing the axiological dimension of Leopold’s aesthetics and ethics, which are based on what Leopold called a voluntary limitation.
Mots-clés
aesthetics | Aldo Leopold | axiologie | axiology | Bretagne | Brittany | Claude Lévi-Strauss | cosmologie | cosmology | écologie | ecology | esthétique | ethics | éthique | Jean Gagnepain | John Baird Callicott | land | landscape | paysage | sociologie | sociology | terre |
Prix Goncourt 1956, le roman de Romain Gary, Les racines du ciel, a pu être présenté comme le premier roman « écologique », comme le rappelait l’écrivain lui-même dans une courte préface de 1980. Il y faisait siennes les paroles qu’il avait attribuées, dans le roman, à l’inspecteur des chasses Laurençot. L’un des personnages, le gouverneur de Fort-Lamy, qui avait perdu son fils unique dans la Résistance, soutenait que le combat pour l’homme, contre le travail forcé, contre les prisons totalitaires, contre les génocides, devait quand même passer avant la protection des éléphants. Laurençot refusait de hiérarchiser : « Les éléphants font partie de ce combat-là. Les hommes meurent pour conserver une certaine beauté de la vie. Une certaine beauté naturelle » (Gary, 2020, p. 88) [1]. Pour Romain Gary, le héros de son roman, Morel, était bien un pionnier des luttes écologistes. Mais il ajoutait aussitôt que les obstacles étaient les mêmes en 1980 qu’à l’époque de la parution du roman : « on continue à disposer tout aussi facilement des peuples au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » tandis que « la prise de conscience “écologique” elle-même se heurte à [...] l’inhumanité de l’humain » (Gary, 2020, p. 9).
Romain Gary répondait en quelque sorte par avance à ceux qui, tels Marcel Gauchet et Luc Ferry, au tournant des années 1990, voudront voir, sous la protection de la nature, la haine de l’homme (Gauchet, 1990 ; Ferry, 1992) [2]. Il était plus proche de Lévi-Strauss, qui, comme nous le verrons, proposait dès 1962 de fonder la sagesse et l’action collective sur la réintégration de l’homme dans l’ensemble du vivant. Plus proche aussi du forestier et écologue Aldo Leopold, qui dans l’Almanach d’un comté des sables, un livre publié à titre posthume en 1949, avait posé les bases d’une éthique de la terre (land ethic) indissociable d’une esthétique de la terre (land aesthetic) [3]. C’est précisément cette esthétique de la terre, telle qu’elle a été formulée par Leopold puis par son principal exégète, John Baird Callicot, qui va faire l’objet de cet article.
Commençons par rappeler comment Leopold lui-même a résumé son éthique [4]. Après avoir invité ses lecteurs à cesser « de penser au bon usage de la terre comme à un problème exclusivement économique », il les invite à examiner « chaque question en termes de ce qui est éthiquement et esthétiquement juste autant qu’en termes de ce qui est économiquement avantageux ». Le propos débouche sur une maxime : « Une chose est juste lorsqu’elle tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la communauté biotique. Elle est injuste lorsqu’elle tend à l’inverse » (Leopold, 2000, p. 283). Sans nécessairement s’appuyer de façon explicite sur Leopold, c’est ce que défendent aujourd’hui des associations de protection de l’environnement comme Eau et Rivières de Bretagne, dont le magazine du même nom, dans son numéro de l’automne-hiver 2021-2022, appelait à résister en s’appuyant sur la beauté.
Mais quelle est cette beauté, dont parlait déjà Romain Gary ? Pour tenter de le comprendre, nous suivrons de près l’argumentation de Callicott, qui soulignait la nouveauté de l’esthétique de la terre de Leopold, par rapport aux critères esthétiques hérités du XVIIe siècle [5]. Notre première partie résume ce que dit Callicott de l’esthétique du pittoresque, telle qu’elle s’est développée, dans les pays occidentaux à partir de ce XVIIe siècle. Notre deuxième partie présente l’esthétique de la terre de Leopold et ce qui fait sa nouveauté par rapport à l’esthétique du pittoresque, qui reste dominante aujourd’hui. Nous en profitons pour souligner la façon dont l’argumentation de Callicott peut s’appliquer à ce que l’on observe en Bretagne. Notre troisième partie entend aller au-delà du simple résumé de l’argumentation de Callicott, pour discuter de l’esthétique de Leopold elle-même. Les trois premiers points de cette discussion sont plus sociologiques. Si de nombreux passages de Leopold apparaissent très élitistes (3.1), cet élitisme doit être tempéré par le fait que Leopold lui-même affirme que le changement de regard qu’il préconise est potentiellement accessible à tous (3.2). Mais les conditionnements qui continuent d’opérer, des décennies après la publication de l’Almanach, font que ce changement de regard est encore rare (3.3). Notre dernier point de discussion (3.4) montre que l’importance accordée par Leopold aux schèmes conceptuels autant qu’à l’expérience sensorielle est cohérente avec ce que nous apprend la glossologie de la façon dont fonctionne la représentation. Mais il souligne surtout la dimension proprement axiologique de l’esthétique et de l’éthique de Leopold, fondées sur ce que ce dernier appelait une limitation volontaire.
1. Une esthétique du pittoresque
La célébration de la beauté naturelle, observait Callicott au début de son article, est désormais courante. Elle alimente en images, depuis plusieurs décennies, livres, magazines, films, expositions de photographies, émissions de télévision, sites internet et plateformes de diffusion de vidéo à la demande. Le succès récent du livre de Sylvain Tesson, La panthère des neiges, ainsi que du film du même nom, réalisé par Marie Amiguet et Vincent Munier, en apporte un nouvel exemple. « Je traque la beauté, je lui rends mes devoirs. C’est ma manière de la défendre », dit le réalisateur (Tesson, 2019, p. 104). Mais cette appréciation est relativement récente dans le monde occidental. L’orthodoxie augustinienne, comme l’observe Augustin Berque, allait pendant plus de mille ans « détourner les chrétiens d’admirer le spectacle du monde », au moment même où, en Chine, se développait une réflexion sur la peinture de paysage (Berque, 2000, p. 265). Callicott peut donc opposer la richesse de la tradition de poésie et de peinture du paysage en Chine et au Japon au peu que Homère, Sappho ou Platon avaient à dire sur le sujet. La lecture de la Bible, qu’il s’agisse de l’Ancien ou du Nouveau Testament, confirme, selon lui, cette pauvreté de la tradition occidentale, en dépit de quelques passages des Psaumes [6]. Il faut attendre le XVIIe siècle pour qu’apparaisse en Europe une « peinture de paysage ». Des peintres comme Claude Lorrain vont former le regard du public cultivé.
« Les gens ont vu les peintures de paysage exposées dans les musées, ont éprouvé à cette occasion une expérience esthétique, et ont ensuite recherché dans la nature les motifs du peintre dans l’espoir d’éprouver des sentiments de plaisir analogues. La beauté naturelle se mit alors à briller en Occident, mais, tout comme la Lune, d’une lumière empruntée » (Callicott, 2016, p. 233).
C’est que ce nouveau goût pour le paysage était contemporain d’une révolution scientifique par laquelle « la nature se voyait objectivée et mise à distance de l’observateur subjectif » (Callicott, 2016, p. 234). Philippe Descola, à la suite de très nombreux auteurs, a insisté sur la dimension technique de cette objectivation, qui passait notamment par l’invention, dans la première moitié du XVe siècle, de la perspective linéaire (Descola, 2005, p. 91 sqq., qui s’appuie notamment sur Panofsky, 1975) [7]. Mais il souligne aussi, plus généralement, la façon dont les innovations techniques vont se mêler de façon inextricable aux nouvelles orientations scientifiques et aux conquêtes territoriales pour aboutir au « grand partage », soit la mise en place d’une cosmologie naturaliste et dualiste qui sépare l’homme de la nature, ou, pour, parler comme Descartes, la res cogitans de la res extensa (Descola, ibid.).
Dans le cadre de ce grand partage, la nouvelle esthétique occidentale du paysage va être une esthétique du « pittoresque », c’est-à-dire de ce qui est digne d’être peint [8]. Dans le domaine anglophone, les canons en sont posés par William Gilpin avec ses Trois essais sur le beau pittoresque (1792) et par Uvedale Price avec son Essai sur le pittoresque (1794). D’abord présente dans la peinture, la poésie, la littérature, l’architecture et même la musique, cette esthétique du pittoresque va donner naissance à « deux activités nouvelles qui devinrent bien vite populaires : les voyages esthétiques (ou tourisme rural) et la gestion esthétique de la nature, que l’on désigna alors (mais c’est encore le cas aujourd’hui) sous l’étiquette révélatrice de “culture du paysage” (en Angleterre) ou “architecture du paysage” (aux États-Unis) » (Callicott, 2016, p. 236). Dans le cas français, on rappellera que la première protection d’un paysage, celui de la forêt de Fontainebleau, par décret impérial du 13 août 1861, est l’aboutissement d’une lutte engagée à partir de la fin des années 1830 par des artistes réunis autour du peintre Théodore Rousseau [9]. C’est pour permettre de protéger des sites pittoresques, dans le cadre d’une contractualisation, que fut votée la loi du 21 avril 1906, dite loi Beauquier, instituant les commissions départementales des sites, aujourd’hui commissions départementales de la nature, des paysages et des sites. En Bretagne, le conseil municipal de l’île de Bréhat va se saisir de cette nouvelle loi pour demander la protection de l’île, considérant, aux termes de sa délibération du 19 mai 1907, que « les nombreux étrangers qui viennent à Bréhat pendant la saison balnéaire et dont le nombre augmente tous les ans trouvent l’île si pittoresque et si belle qu’ils témoignent le désir de la classer » (cité par Koupaliantz, 2018) [10]. Le pittoresque était encore au cœur de la loi du 2 mai 1930 qui avait pour objet de « réorganiser la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque » en prévoyant deux niveaux de protection, l’inscription et le classement. Dans le domaine touristique, cette esthétique du pittoresque a conduit à signaler les « points de vue », ces lieux, qui, comme l’observait Catherine Bertho, « n’ont de sens et d’existence que pour le touriste et à partir desquels le paysage se déploie comme un pur spectacle, vide d’hommes le plus souvent » (Bertho, 1980, p. 61) [11].
En Bretagne, dès le XIXe siècle, les écrits touristiques ont relayé à destination du grand public une littérature érudite pour construire un stéréotype régional, qui a fini par être adopté par les Bretons eux-mêmes comme célébration de leur région (Bertho, 1980). Faute de hautes montagnes, ce furent principalement le littoral et les escarpements de l’intérieur, dont les monts d’Arrée, qui furent érigés en paysages pittoresques, ce qu’ils demeurent encore largement aujourd’hui. Comme l’observait Edgar Morin à Plozévet en 1965, la nouvelle petite bourgeoisie bretonne, qui prenait le cap de la « civilisation pavillonnaire » fondée sur le couple maison-automobile, explorait désormais en touriste « l’espace pittoresque à portée de voiture jalonné par la pointe du Raz, l’île de Sein, Douarnenez, le phare d’Eckmühl » (Morin, 1984, p. 101). Ce paysage pittoresque, celui de la pointe du Raz, mais aussi des aiguilles de Port-Coton à Belle-Île ou du mont Saint-Michel de Brasparts, pour ne prendre que deux autres exemples, est devenu un « paysage de carte postale » ou, de plus en plus souvent désormais, de photographies numériques, d’Instagram et de selfies. Le visiteur contemporain, y compris local, ne le sait pas toujours, mais son regard et le cadrage de son cliché, censé « immortaliser » l’instant, est tributaire du regard de toute une série de prédécesseurs, plus ou moins illustres : le peintre Claude Monet à Belle-Île, bien sûr, mais aussi les éditeurs de cartes postales, l’almanach Vermot (collection Horizons de France) ou le calendrier des Postes.
« L’appréciation de la nature », écrit Callicott pour résumer son propos sur ce point, « est de date récente et constitue une forme dérivée de l’appréciation de l’art. Il s’ensuit l’absence d’autonomie de l’esthétique naturelle prédominante ; elle n’est pas directement orientée vers la nature et ne vise pas à la comprendre à partir d’elle-même ; elle n’est pas davantage correctement informée des révolutions écologiques et des processus évolutifs dont l’histoire naturelle a été le théâtre. Elle est superficielle et narcissique [12]. En un mot elle est triviale » (Callicott, 2016, p. 237).
2. L’esthétique de la terre de Leopold
C’est dans l’esthétique de la terre (land aesthetic) d’Aldo Leopold que Callicott va chercher une possibilité de sortir de cette appréciation triviale [13]. Cette esthétique de la terre, écrit-il, « fournit les premiers éléments d’une théorie esthétique naturelle autonome pouvant contribuer à éveiller notre sensibilité [aux] communautés écologiques négligées sur le plan esthétique » (Callicott, 2016, p. 238). Ces communautés négligées, précisait-il, constituent ce que certains auteurs anglophones appellent des antipaysages (non landscapes) parce qu’ils ne sont jugés ni spectaculaires ni pittoresques. Callicott en fournit une liste non exhaustive : marais et tourbières, dunes, broussailles, prairies, fonds des cours d’eau, marécages, déserts. Il oublie de mentionner, ce faisant, que les choses peuvent être variables d’une région à l’autre ou d’une époque à l’autre. L’art et la littérature francophones de la période coloniale, par exemple, n’ont pas manqué de faire du désert, tout particulièrement du Sahara, un paysage tout aussi pittoresque, à sa façon, que les paysages de montagne [14]. Et le cas de la Bretagne, avec les monts d’Arrée, montre que des paysages de landes, de tourbières et de marais peuvent également être érigés au rang du pittoresque. Hicham-Stéphane Afeissa observe à juste titre que Callicott « sous-estime la richesse de la tradition folklorique, mythologique, religieuse et littéraire qui s’est développée durant des siècles autour des marais » (Afeissa, 2016, p. 228). Ce faisant, il vise quelque chose de moins trivial que la version stéréotypée du pittoresque. Mais l’important pour notre propos est surtout de retenir que la nouveauté de l’esthétique de la terre de Leopold ne réside pas dans la promotion de biomes ou d’habitats jusque là négligés, mais dans une autre façon d’apprécier ces habitats et ces biomes.
Quelle est-elle ? Callicott la définit en la distinguant de l’esthétique du pittoresque. Contrairement à cette dernière, « l’esthétique naturelle autonome » ne privilégie aucun point de vue ou perspective particulière.
« Prendre place dans le paysage, c’est se situer à la façon d’un centre mobile, sujet d’un continuum d’expérience tridimensionnelle et multisensorielle. L’appréciation de la beauté d’un environnement naturel engage les oreilles (le bruit de la pluie, le bourdonnement des insectes, le chant des oiseaux, ou le silence lui-même), la surface de la peau (la chaleur du soleil, la fraîcheur du vent, la texture de l’herbe, de la roche, du sable, etc.), le nez et la langue (le parfum des fleurs, l’odeur de la pourriture, le goût des sèves et des eaux) – autant que les yeux. Mais plus que tout, l’appréciation de la beauté naturelle engage notre esprit, la faculté de connaissance » (Callicott, 2016, p. 238).
Cette connaissance est informée par la science écologique et la théorie de l’évolution. C’est ce qui conduit Callicott à parler d’esthétique naturelle autonome : naturelle au sens où elle est inspirée par l’écologie et la biologie de l’évolution, et autonome au sens où elle n’est plus dérivée des œuvres d’art, même si Leopold la définit aussi par analogie avec la musique (Callicott, 2016, p. 250). « En pénétrant pour la première fois dans les forêts et les prairies de la “terre obscure et sanglante” », écrit Leopold, le pionnier américain Daniel Boone « prit possession de l’essence même de l’Amérique primitive » (Leopold, 2000, p. 221) [15].
« La réaction de Daniel Boone », poursuit-il, « ne tenait pas seulement à la qualité de ce qu’il voyait, mais à la qualité de son regard intérieur. L’écologie a changé le regard que nous portons sur la nature. Elle a révélé des origines et des fonctions là où Boone ne voyait que des attributs. Nous n’avons aucun repère objectif pour mesurer ce changement, mais nous pouvons dire sans risque d’erreur que, comparé à un écologiste compétent d’aujourd’hui, Boone ne voyait que la surface des choses. L’incroyable complexité de la communauté formée par la faune et la flore – la beauté intrinsèque de l’organisme “Amérique”, à l’époque dans le plein éclat de sa virginité – était aussi invisible, aussi incompréhensible pour Boone qu’elle peut l’être pour les Babbitt [16] d’aujourd’hui » (Leopold, 2000, p. 222).
On ne saurait mieux dire qu’il n’y a pas de regard sans « catégories de l’entendement » – Callicott souligne l’influence de Kant sur Leopold – mais aussi que ces « catégories de l’entendement » ne sont ni éternelles ni universelles : à l’époque où écrivait Leopold, Durkheim et les durkheimiens avaient déjà insisté sur leur dimension sociale (Durkheim, 1990). Dans le cas précité, si Boone ne pouvait voir que des attributs là où les écologues contemporains de Leopold pouvaient voir des origines et des fonctions, c’est parce que la théorie de l’évolution d’une part, la science écologique de l’autre, avaient entre temps modifié le regard. La première lui conférait de la profondeur « à travers les millénaires », tandis que la seconde lui enseignait les liens d’interdépendance, la communauté « de coopérations et de compétitions » (Callicott, 2016, p. 240, qui cite Aldo Leopold, The Round River, p. 159 et 148). Du point de vue de cette esthétique de la terre, informée par la théorie de l’évolution et la science écologique, les espèces indigènes, même peu spectaculaires, sont plus appréciables que les espèces introduites, surtout quand elles tendent à devenir envahissantes et banalisent les milieux, en prenant la place d’espèces indigènes plus rares. En Amérique du Nord, le statut d’indigénat de la drave printanière est discuté [17]. Mais Leopold rend hommage à cette « plus petite fleur du monde », que la plupart des gens écrasent sans la voir, pour son travail fait « vite et bien » en début de printemps (Leopold 2000, p. 46-47). Il fait de même pour « la petite sabline (sandwort) qui jette un bonnet de dentelle blanche sur les collines les plus pauvres juste avant que les lupins ne les inondent de bleu » ainsi que pour une linaire, « si menue, si frêle et si bleue qu’on ne la voit qu’à la dernière minute, au moment de marcher dessus » (Leopold, 2000, p. 137). Il n’a que mépris en revanche pour le brome des toits (Bromus tectorum, downy chess ou cheat grass), une poacée venue d’Europe mais naturalisée en Amérique du Nord où, bénéficiant du surpâturage, elle a pris la place d’espèces indigènes [18]. Et son mépris s’étend à l’automobiliste qui admire les collines sans avoir conscience de cette substitution : « il ne lui vient pas à l’esprit que les collines sont capables, elles aussi, de dissimuler un teint abîmé sous un nuage de poudre écologique » (Leopold, 2000, p. 200). On pourrait dire la même chose de ce côté-ci de l’Atlantique pour des astéracées comme le séneçon du Cap (Senecio inaequidens), malgré ses fleurs d’un jaune vif, ou les différentes espèces de vergerette (Conyza canadensis, Conyza sumatrensis et Conyza floribunda) qui envahissent les terrains vagues, les bords de chemins, de voies ferrées, de champs, de routes ou les trottoirs [19]. La connaissance de l’écologie permettra en revanche d’apprécier pleinement la présence des gentianes pneumonanthes (Gentiana pneumonanthe) dans les landes mésophiles à humides, mais aussi, plus modestement, la présence d’une véronique officinale (Veronica officinalis), espèce de sols secs, voisinant avec l’œnanthe safranée (Oenanthe crocata), espèce de milieu humide, en bordure d’un vieux mur de soutènement dont le côté opposé retient l’eau. Dans le même ordre d’idée, Leopold soutenait que « plus l’animal sera sauvage, moins il supportera la présence des êtres humains, moins il tolérera leurs activités (comme c’est le cas de l’ours grizzly, par contraste avec l’ours brun, ou comme c’est le cas du loup gris, par contraste avec le coyote), et plus grande sera sa valeur esthétique » (Callicott, 2016, p. 242). Bien que l’étymologie fasse du personnage légendaire du roi Arthur, un roi ursin [20], il n’y a plus d’ours en Bretagne armoricaine depuis une époque très reculée. Mais l’intérêt porté au retour du loup – présence d’un individu attestée à Berrien en mai 2022 – montre que sa valeur esthétique est proche (mais pas pour tout le monde) de celle que lui accordait Leopold pour l’Amérique du Nord.
Au final la beauté, selon Leopold, résulte de l’harmonie et de l’unité « qui peuvent faire songer à celle d’une symphonie ou d’une tragédie » (Callicott, 2016, p. 246). Ce sont d’ailleurs des métaphores musicales, plutôt que picturales, qu’emploie Leopold pour parler de la « vaste harmonie » des collines et des rivières (Leopold 2000, p. 192-193). Mais les connections et les relations en question, souligne encore une fois Callicott, « ne sont pas ressenties directement dans le moment esthétique (aesthetic moment) : elles sont connues et projetées, en l’occurrence par moi-même. C’est cet acte conceptuel qui complète l’expérience sensorielle et lui permet d’être authentiquement esthétique » (Callicott, 2016, p. 246). C’est ce qui peut expliquer aussi que Callicott, au moins dans la première version de cet article, celle de 1983, ait voulu rendre hommage à Benedetto Croce, qui, ne reconnaissant pas la possibilité d’une beauté naturelle per se, écrivait, comme nous l’avons déjà dit : « enfin, il n’y a pas de beauté naturelle à laquelle un artiste ne ferait pas quelque correction ».
3. Discussion
Nous nous sommes largement contenté, jusqu’ici, de résumer la façon dont Callicott a tenté de synthétiser l’esthétique de la terre de Leopold, en tentant de l’appliquer au cas breton. Nous voudrions maintenant aller au-delà de ce simple résumé en discutant quelques points.
3.1 Un conservatisme élitiste ?
De nombreux passages de Leopold peuvent sembler élitistes, voire aristocratiques. Il y a les très rares, qui, comme lui, sont capables d’apprécier la « danse céleste » des bécasses les soirs de printemps ou le chœur matinal des oiseaux précédant le lever du soleil. Et puis il y a tous les autres, tels les propriétaires modernes des fermes voisines, qui ne voient rien, n’entendent rien, sont indifférents, mais « se plaignent de manquer de distractions ». « Ces gens-là vivent de la terre, mais pas auprès d’elle » (Leopold, 2000, p. 56). Le monde pour eux « s’est rétréci aux dimensions médiocres que connaissent les employés du cadastre » (Leopold, 2000, p. 68). Ils imposent aux esthètes leurs cris, leurs coups de klaxon, leurs vrombissements ou le « grésillement d’une radio abandonnée » (Leopold, 2000, p. 89). Ces fermiers ignorent à peu près tout de la flore sauvage, dans laquelle ils ne voient probablement que des mauvaises herbes (Leopold 2000, p. 155). Les cantonniers, quant à eux, passent la tondeuse, appauvrissant la végétation, tandis que les automobilistes défilent sur l’autoroute. « L’homme mécanisé, oublieux des flores, est fier des progrès accomplis dans le nettoyage du paysage dans lequel il doit, bon gré mal gré, passer ses jours » (Leopold, 2000, p. 71). Il y a ce que tout le monde peut entendre et ce qui n’est pas accessible à tous (Leopold, 2000, p. 192). Il y a encore les « malchanceux », condamnés à chasser de façon ordinaire, dans des endroits ordinaires, aux époques ordinaires, et puis les autres, les rares qui peuvent et savent apprécier la chasse à la grouse, dans le comté d’Adams, à l’époque « où les mélèzes font comme une brume d’or fumé » (Leopold, 2000, p. 80). Et puis il y a surtout les routes, dont la construction était encouragée dans le cadre du New Deal, qui amènent avec elles l’invasion touristique. C’en est alors fini de la solitude, qui « n’est précieuse qu’aux yeux des ornithologues et des grues » (Leopold, 2000, p. 134). Il y avait autrefois une « aristocratie de l’espace fondée sur le transport. [...] La révolution de Henry Ford a bien entendu aboli tout cela. Aujourd’hui, l’avion a livré même le ciel à Pierre, Paul, Jacques » (Leopold, 2000, p. 160-161). « Et voilà que vous traverse en un éclair la triste prémonition de ce qui arrivera le jour où la route sera construite, et où ce comité d’accueil tonitruant saluera le premier touriste-à-fusil » (Leopold, 2000, p. 180). C’est que Leopold a bien compris que le tourisme de masse détruit ce qu’il vient voir : « pour chérir, nous avons besoin de voir et de caresser, et quand suffisamment de gens ont vu et caressé, il ne reste plus rien à chérir » (Leopold, 2000, p. 134). Beaucoup d’autres, après lui, diront la même chose. C’est le cas de Lévi-Strauss :
« Campeurs, campez au Parana », écrit-il dans Tristes tropiques. « Ou plutôt non : abstenez-vous. Réservez aux derniers sites d’Europe vos papiers gras, vos flacons indestructibles et vos boîtes de conserves éventrées. [...] Mais, au-delà de la frange pionnière et jusqu’à l’expiration du délai si court qui nous sépare de leur saccage définitif, respectez les torrents fouettés d’une jeune écume, qui dévalent en bondissant les gradins creusés aux flancs violets des basaltes. Ne foulez pas les mousses volcaniques à l’acide fraîcheur ; puissent hésiter vos pas au seuil des prairies inhabitées et de la grande forêt humide de conifères » (Lévi-Strauss, 1955, p. 175).
« Les plages », écrit-il plus loin, « où la mer nous livrait les fruits d’une agitation millénaire, étonnante galerie où la nature se classait toujours à l’avant garde, sous le piétinement des foules ne servent plus guère qu’à la disposition et à l’exposition des rebuts » (Lévi-Strauss, 1955, p. 405). C’est le cas encore du romancier Hugo Verlomme, au sujet de ces hommes qui rêvaient « d’horizons qu’ils n’avaient pas conscience d’assassiner » (Verlomme, 1989, p. 233). Cela n’est pas propre d’ailleurs aux touristes. « L’homme assassine toujours ce qu’il aime », écrit encore Leopold, « ainsi nous, les pionniers, nous avons tué notre nature sauvage » (Leopold, 2000, p. 192). Mais l’essor de la fréquentation accroît le danger. « Les parcs sont faits pour offrir la musique au plus grand nombre, mais le temps que le plus grand nombre apprenne à la reconnaître, il ne reste plus que du bruit » (Leopold, 2000, p. 193). Le prétendu « retour à la nature » est devenu un problème
« à l’époque de Roosevelt père, quand les voies ferrées qui avaient mis la campagne au ban de la ville commencèrent à transporter les citadins en masse [21] dans l’autre sens, vers la campagne. Au bout d’un moment, on commença à voir que plus l’exode croissait, plus la ration individuelle de paix, de solitude, de faune, de flore et de beauté diminuait, et plus il fallait aller loin pour les atteindre. L’automobile a étendu cet inconvénient autrefois modeste et localisé jusqu’aux dernières limites des routes carrossables – rendant rare, même dans l’arrière-pays, quelque chose qu’on trouvait auparavant en abondance à deux pas de chez soi » (Leopold, 2000, p. 211-212).
Bref, comme le Zarathoustra de Nietzsche, Leopold n’a guère de sympathie pour les « beaucoup trop nombreux » [22]. Mais il ne s’arrête pas là. Tout le chapitre de l’Almanach intitulé « esthétique d’une protection de la nature » vise à trouver une solution : non plus construire des routes, mais « promouvoir la perception, [...] seule branche vraiment créative de l’industrie du retour à la nature » (Leopold, 2000, p. 221). C’est que son élitisme, si élitisme il y a [23], est plus axiologique que sociologique. Si certaines choses ne sont pas accessibles à tous, c’est parce qu’elles demandent un effort d’apprentissage et une certaine ascèse. Il faut apprendre à faire silence pour observer et écouter. L’importance culturelle attachée par Leopold aux espaces sauvages et son élitisme apparent, comme le rappelle son biographe, Curt Meine, ne sont pas une expression de misanthropie, mais celle d’une « humilité intellectuelle et de la recherche par l’humanité d’une “échelle de valeurs durable” » (Meine 2022, p. 171, qui cite Leopold, 2000, p. 255). Son éthique de la terre, ajoute-t-il, est une extension (outgrowth) de sa considération pour les personnes, de « son sentiment inné que toutes les personnes ont des qualités [...] qui doivent être comprises et respectées » (Meine, 2022, p. 177). Elle ne se substitue pas à la Règle d’or et aux éthiques qui guident les relations entre les hommes. Elle vient s’y ajouter en les englobant (Leopold, 2000, p. 256-257). On peut la comparer à ce que dira Claude Lévi-Strauss, en mai 1976, devant la commission spéciale sur les libertés de l’Assemblée nationale, au sujet de l’intérêt de fonder ces libertés non pas sur la définition de l’homme comme être moral, mais sur sa définition comme être vivant. Il résulte d’une telle définition que les droits « reconnus à l’humanité en tant qu’espèce, rencontrent leurs limites naturelles dans les droits des autres espèces » (Lévi-Strauss, 1976, p. 374). Dans tous les cas, il était contradictoire, poursuivait-il en citant l’article 56 d’une proposition de loi à caractère constitutionnel pour l’adoption d’une déclaration des libertés, déposée par le groupe communiste, « de réclamer dans la même phrase “la protection de la flore et de la faune, la conservation des paysages, la liberté d’accès aux sites” et “l’élimination des nuisances dues au bruit, à la pollution et à toutes autres dégradations du cadre de vie” : la liberté d’accès aux sites est en elle-même une forme de pollution et non la moindre » (Lévi-Strauss, 1976, p. 374-375). Comme Leopold, Lévi-Strauss voyait bien que la revendication « démocratique » d’un accès aux sites tendait à réduire « la ration individuelle de paix, de solitude, de faune, de flore et de beauté » (Leopold, 2000, p. 211). Mais l’assimilation de cet accès à une forme de pollution s’inscrivait là encore dans une perspective axiologique que l’ethnologue avait développée dès 1962, dans un discours à Genève sur Jean-Jacques Rousseau. S’appuyant sur Rousseau pour défendre « une conception de l’humanité qui, avant les hommes, pose la vie », Lévi-Strauss affirmait que « le mythe de la dignité exclusive de la nature humaine » – l’une des expressions du grand partage dont il a été question plus haut – avait « fait essuyer à la nature elle-même une première mutilation, dont devaient inévitablement s’ensuivre d’autres mutilations » (Lévi-Strauss, 1962, p. 49 et 53). La conclusion éthique qu’il en tirait était exposée de la façon la plus claire en 1971 dans Race et culture, un texte né d’une commande de l’UNESCO pour inaugurer l’année internationale de la lutte contre le racisme et la discrimination raciale [24] :
« Depuis une quinzaine d’années, il [l’ethnologue] prend davantage conscience que ces problèmes [ceux posés par la lutte contre les préjugés raciaux] reflètent à l’échelle humaine un problème beaucoup plus vaste et dont la solution est encore plus urgente : celui des rapports entre l’homme et les autres espèces vivantes, et qu’il ne servirait à rien de prétendre le résoudre sur le premier plan si l’on ne s’attaquait aussi à lui sur l’autre, tant il est vrai que le respect que nous souhaitons obtenir de l’homme envers ses pareils n’est qu’un cas particulier du respect qu’il devrait ressentir pour toutes les formes de vie » (Lévi-Strauss, 1971, p. 46).
Encore fallait-il comprendre aussi, comme l’écrivait Lévi-Strauss dès 1952 dans un autre texte rédigé à la demande l’UNESCO, qu’« il y a simultanément à l’œuvre dans les sociétés humaines des forces travaillant dans des directions opposées : les unes tendant au maintien, et même à l’accentuation des particularismes ; les autres agissant dans le sens de la convergence et de l’affinité » (Lévi-Strauss, 1952, p. 381). L’appel éthique à fonder le respect des hommes entre eux sur un respect plus général envers tous les êtres vivants ne pouvait donc que s’inscrire dans cette dialectique du particulier et de l’universel [25]. Les exigences éthiques, bien qu’elles se fondent en premier lieu sur le plan axiologique, contribuent aussi à la particularisation sociale. Ce qui apparaît comme l’élitisme de Leopold, son refus de la « promiscuité organisée » (Leopold, 2000, p. 232), peut donc se comprendre dans le cadre de cette dialectique du particulier et de l’universel. Il posait déjà à sa façon, dans l’Almanach d’un comté des sables, la question à la fois éthique et politique formulée quelques années plus tard par Lévi-Strauss : comment, dans des sociétés en croissance démographique, parvenir à trouver l’« optimum de diversité [mais aussi de proximité] au delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger » (Lévi-Strauss, 1952, p. 381).
3.2 Promouvoir la perception par l’éducation
La réponse de Leopold à cette question, appliquée au problème du « retour à la nature », reposait, comme nous l’avons déjà vu, sur la promotion de la perception (Leopold, 2000, p. 221). Leopold avait bien compris que l’appauvrissement de ce que l’on appelle aujourd’hui la biodiversité, au moins dans les secteurs les plus anthropisés, est lié à l’ignorance et à l’indifférence. L’alternative était alors la suivante : « faire en sorte que la population reste aveugle ou se demander s’il ne serait pas possible de concilier les deux : le progrès et les plantes » (Leopold, 2000, p. 72). La seconde solution ne lui paraissait pas impossible :
« L’amenuisement de la flore est le résultat d’une combinaison de désherbage, de pâture forestière et de belles routes. Chacun de ces aménagements exige bien entendu que soit réduite la superficie disponible pour les plantes sauvages, mais aucune n’exige l’élimination pure et simples d’espèces sur le territoire de communes ou de régions entières. Chaque ferme a ses coins de friche, chaque autoroute est bordée sur toute sa longueur par une bande de terre vierge ; il suffirait d’interdire l’accès aux vaches et aux tondeuses pour que toute la flore indigène, enrichie de douzaines de transfuges exotiques intéressants, devienne partie de l’environnement normal de chaque citoyen » (Leopold, 2000, p. 72-73).
Leopold anticipait ici ce qui, en France, est le plus souvent appelé « gestion différenciée » des espaces verts publics. Une définition en a été adoptée dès 1994 par des professionnels réunis en colloque à Strasbourg : dans le cadre d’une telle gestion, « chaque espace, et donc chaque éléments du patrimoine (foncier et végétal) doit bénéficier d’un traitement approprié avec des niveaux de prestations variables selon la conception dont il relève (parc ou jardin), sa fonction culturelle, sociale et biologique, son rôle dans le tissu urbain et la relation qu’on souhaite créer avec le végétal » (Allain, 1997, p. 206). Cela peut passer par l’acceptation de ces coins de friches dont l’accès est interdit aux tondeuses, que préconisait Leopold. Ou plus souvent par le remplacement de la tonte par une fauche tardive annuelle. Près de trente ans après son adoption, la notion toutefois est parfois galvaudée et les pratiques correspondantes peuvent être très variables. Mais la promotion de la perception, prônée par Leopold, allait bien au-delà de cette seule gestion différenciée des espaces verts :
« comme tous les trésors de l’esprit, la perception peut être fractionnée à l’infini sans rien perdre de sa qualité. Les mauvaises herbes d’un lotissement urbain sont porteuses du même enseignement que les séquoias ; un fermier peut découvrir dans son pré ce qu’il ne sera pas accordé de voir au scientifique parti en expédition dans les mers du Sud. En bref, la perception ne s’acquiert ni par les diplômes ni par les dollars ; elle pousse chez soi aussi bien qu’à l’étranger, et celui qui en a peu peut en faire aussi bon usage que celui qui en a beaucoup » (Leopold, 2000, p. 222-223).
De même, autrement dit, que le jeune esclave du Ménon (82a-85b), pour peu qu’on lui pose les bonnes questions, peut parvenir à la conclusion que l’espace double se construit à partir de la diagonale, non pas par une quelconque réminiscence, contrairement à ce que Platon fait dire à Socrate, mais par l’exercice de sa faculté logique, de même Babbitt peut théoriquement accéder à une compréhension des relations écologiques entre les êtres et à « un goût raffiné pour les éléments naturels » (Leopold, 1966, p. 194, cité aussi par Callicott, 2016, p. 239). Encore faut-il qu’il reçoive la bonne formation pour cela, une formation qui, comme l’observait Leopold, « ne prend pas nécessairement sa source dans des cours étiquetés “écologiques” », mais « peut s’appeler aussi bien géographie, botanique, agronomie, histoire ou économie » (Leopold, 2000, p. 283). Mais cette initiation écologique, ajoutait-il, restait rare. Elle l’est toujours.
3.3 Des conditionnements contraires
Car Babbitt et son alter ego breton (et plus largement français) ont été éduqués et conditionnés autrement. Dans l’Almanach d’un comté des sables, Leopold évoque non sans une certaine nostalgie, un petit coin de cimetière, « relique du Wisconsin natal, mètre carré soustrait à la faux et aux tondeuses », qui « donne naissance, chaque année au mois de juillet, à une tige de silphium [26] [...] peut être le seul survivant de tout l’ouest de notre comté » (Leopold, 2000, p. 69). Mais lors de son dernier passage, début août, il avait pu constater que
« la clôture avait été enlevée par une équipe de cantonniers et que les silphiums avaient été coupés. À partir de là, il est facile de prévoir la suite ; pendant quelques années, mon silphium tentera en vain de se hisser au-dessus de la tondeuse, puis il mourra, et ce sera la fin de l’ère de la prairie » (Leopold, 2000, p. 70).
Que dirait-il aujourd’hui ? Si la flore spontanée d’un lotissement urbain est potentiellement porteuse du même enseignement que les séquoias, les conditionnements de la civilisation pavillonnaire, dont Leopold n’avait connu que les prémices, n’ont guère encouragé les habitants des lotissements à recevoir ces enseignements.
Dans son étude sur la pelouse américaine, l’historien de l’environnement Ted Steinberg, en complétant un travail déjà mené une douzaine d’années auparavant par une autre historienne, Virginia Scott Jenkins (1994), a montré que l’obsession américaine pour le gazon (lawn) ne s’est vraiment imposée que dans les années qui suivent la Seconde guerre mondiale, avec le développement de l’urbanisme pavillonnaire. « Le gazon est devenu aussi omniprésent que la télévision […]. La pelouse est devenue l’expression extérieure du conformisme des années 1950 » (Steinberg, 2007, p. 13). La tondeuse motorisée à coupe horizontale a été brevetée dans les années 1930, mais ne s’est véritablement répandue, même aux États-Unis, qu’après la Seconde guerre mondiale, pour prendre sa place à côté de l’automobile, dans presque tous les garages (ibid., p. 26). Tout un arsenal de machines, au moteur le plus souvent thermique, est venu depuis s’y associer : aérateurs, déplaqueuses, scarificateurs, souffleurs à dos, débroussailleuses, taille-haies, coupe-bordures (ibid., p. 6). Il en résulte qu’une majorité de jardins et espaces verts contemporains, privés comme publics, fonctionne littéralement au pétrole. C’est polluant et bruyant, mais c’est censé être propre et de qualité. Les industriels du gazon, regroupés aux USA dans un puissant lobby, l’Outdoor Power Equipment Institute (OPEI), sont parvenus à imposer une esthétique du tondu, bien éloignée de l’esthétique de Leopold. Jusqu’au milieu du XXe siècle, quand les membres des classes populaires avaient la chance de bénéficier d’un jardin, c’était plutôt pour y cultiver des légumes voire élever une ou deux vaches. L’entrée dans la société de consommation, largement encouragée par l’industrie publicitaire et les magazines populaires, qui incitaient à voir dans la pelouse une preuve du fait que son propriétaire était à la fois un bon voisin, un bon citoyen et un bon père de famille, a effacé tout cela (Jenkins 1994, p. 63). Un modèle qui n’avait rien de spontané est devenu partie intégrante de l’habitus de l’humanité pavillonnaire, en Amérique comme en Europe [27]. L’écologie comme science des interactions entre les êtres vivants et leur milieu n’y a guère de place. Les espaces verts tendent à se réduire à des surfaces à tondre, comme il y a des surfaces à bitumer ou à peindre, expression la plus élémentaire et la plus triviale du dualisme cartésien : une chose pensante ou censée telle (le « jardinier ») pousse une tondeuse sur une chose étendue (le gazon) [28].
3.4 Sensation et émotion
Après ces considérations socio-historiques, il nous reste à préciser ce qui, dans l’exposé par Leopold de son esthétique, relève des dimensions sensorielle et conceptuelle et ce qui relève des dimensions émotionnelle et éthique.
Du point de vue de la théorie de la médiation, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’esthétique de la terre d’Aldo Leopold, « implique une interaction subtile entre les schèmes conceptuels et l’expérience sensorielle » (Callicott, 2016, p. 243). Indépendamment du type de savoir impliqué (celui de la biologie évolutionniste et de l’écologie), le propre de toute connaissance est de passer par une dialectique grammatico-rhétorique qui fait que « le “monde”, tel qu’il pénètre en nous à travers nos sens, est filtré, structuré et ordonné par le cadre conceptuel ou cognitif à partir duquel nous l’appréhendons, qui est lui-même antérieur, non pas nécessairement à toute expérience, mais à toute expérience construite » (Callicott, 2016, p. 243). Nous ne pouvons donc qu’être d’accord avec Callicott quand il écrit que « si une esthétique de la nature autonome [...] doit s’affranchir de la domination de la perception visuelle et intégrer d’autres modalités sensorielles, il ne suffit pas d’ouvrir nos sens et de se laisser porter par nos stimuli naturels » (Callicott, 2016, p. 244). C’est pourquoi nous ne pouvons que nous inscrire en faux contre l’idée que l’appréciation esthétique du vivant consisterait à laisser libre cours, à côté de la connaissance scientifique, à une expérience sensible, qui ne lui devrait rien. Il n’y a pas le « cérébral » (ou « l’univers mental ») d’un côté et le sensible de l’autre. Il y a, encore une fois, une relation dialectique entre la perception, dans toutes ses dimensions, visuelle aussi bien qu’auditive, olfactive, tactile et gustative, et la conceptualisation, qui permet justement d’affiner la perception. La pratique de la botanique là encore l’enseigne de façon quasi-expérimentale quand elle invite par exemple, dans l’identification du millepertuis des marais (Hypericum elodes), à prêter attention à l’odeur de curry qui se dégage de sa fleur froissée ou, dans l’identification des joncs, à tenter d’en arracher une touffe ou à sentir avec l’ongle les stries de la tige [29].
Mais cette interaction de schèmes conceptuels et d’expériences sensorielles n’a rien de spécifiquement esthétique. Il nous faut donc encore cerner ce qu’a de proprement esthétique l’esthétique de la terre de Leopold. La réponse dépendra bien sûr de la définition que l’on adopte de l’esthétique. Jean Gagnepain avait adopté une définition qui excluait de pouvoir parler d’une beauté naturelle :
« le beau [...] ne saurait constituer de valeur autonome, puisqu’il s’intègre, à titre d’investissement endocentrique, dans chacune des performances dont il manifeste séparément la rationalité. De là vient qu’il n’est pas d’harmonie naturelle ; que la beauté n’est pas sensuelle, mais indifféremment conceptuelle, artificielle ou contractuelle ; qu’elle a pu, aux yeux de certains, apparaître comme un “ravissement”, une “métamorphose” ou un “antidestin” [30], du seul fait qu’au quatrième plan le sentiment qu’elle suscite nous arrache au désir brutal et confine à la pureté » (Gagnepain, 1991, p. 186).
Cette citation appelle quelques commentaires et explications. Les termes esthétique et beau sont utilisés comme synonymes, de façon à vrai dire assez habituelle. Mais la définition que Gagnepain donne de l’esthétique est très différente des définitions habituelles. Ces dernières ont pu renvoyer à la sensibilité, conformément à l’étymologie [31]. C’était le cas chez Kant quand il définissait son esthétique transcendantale, distincte de la logique transcendantale, comme « science de tous les principes a priori de la sensibilité » (Kant, 1976, p. 82). Mais les définitions de l’esthétique en ont le plus souvent fait une science du beau, soit au sens de l’étude du beau, soit au sens de la recherche de ce qui est beau [32]. C’est pourquoi d’ailleurs le Trésor de la langue française informatisé (TLFI) juge abusif d’employer le mot comme synonyme de l’adjectif « beau » ou du nom « beauté ». L’esthétique s’intéresse au beau, mais n’est pas le beau, de même que la sociologie étudie la vie sociale mais n’est pas la vie sociale. Chez Gagnepain, l’esthétique n’est ni une science des principes de la sensibilité, comme chez Kant, ni une science du beau. Elle est seulement, de façon beaucoup plus restrictive, une des façons, sur chacun des plans de la médiation, de réinvestir la structure dans la conjoncture. Alors que les deux autres visées sont « pratiques » et « exocentriques », la visée esthétique, elle, est endocentrique. Sur le plan du signe, il y a esthétique quand le message est autoréférencé. Gagnepain parle dans ce cas de rhétorique poétique. On retrouve le même autoréférencement sur le plan de l’outil, dans le cadre cette fois de l’ouvrage. Gagnepain parle ici d’industrie plastique. Et on le retrouve de même sur le plan de la personne, dans le cadre d’une politique chorale, comme sur le plan de la norme, dans le cadre d’une morale héroïque [33].
Cela fait dire à Jean-Yves Urien que l’esthétique chez Gagnepain n’a pas de rapport avec la beauté (Urien, 2017, p. 253). Le problème est que Gagnepain a dit le contraire à de nombreuses reprises en identifiant le beau à sa définition de l’esthétique. C’était le cas, comme nous l’avons vu, dans le passage précité. On note toutefois une sorte de repentir, dans ce même passage, qui peut donner raison à Jean-Yves Urien. Car après avoir identifié l’esthétique et le beau en tant que visées endocentriques, Gagnepain évoque aussi le « sentiment qu’elle [la beauté] suscite » qui « au quatrième plan nous arrache au désir brutal et confine à la pureté ». Ce n’est pas forcer son propos, me semble-t-il, que d’y trouver une double définition de la beauté : visée endocentrique d’une part, mais aussi, dans le prolongement de Freud, sublimation d’un désir. Cette seconde définition est celle, plus habituelle, des « considérations axiologiques de plaisir et de sublimation » ou encore celle « de l’appréciation ou du jugement axiologique porté sur le résultat » (Urien, 2017, p. 255 et 257).
Mais les choses se compliquent encore car, un peu plus loin, Gagnepain associe la beauté à la vérité, à l’ophélimité et à la justice : « vérité, ophélimité, justice, voire beauté, nous l’avons montré, ne sont pas en soi fins de l’homme » (Gagnepain, 1991, p. 191). C’est une troisième définition, car le beau n’est plus ici sublimation d’un désir mais seulement valorisation. Or la formulation (« voire la beauté ») témoigne d’une hésitation. Car si la vérité peut être définie comme valorisation du message, l’ophélimité comme valorisation de l’ouvrage et la justice (ou plutôt l’équité) comme valorisation de l’usage social, de quoi la beauté, dans cette troisième définition, pourrait-elle être la valorisation sinon du suffrage ? On peine cependant à concevoir ce dont il peut s’agir et on se demande si le modèle ici ne fonctionne pas à vide, entraîné par sa propre logique, pour produire des énoncés tout à fait mythiques. Le démon de l’analogie, disait Mallarmé. M’appuyant sur les témoignages de l’expérience de la beauté, dont cet article a donné un petit échantillon, j’aurais tendance à retenir la définition en termes d’émotion et de régulation de cette émotion, donc de sublimation, qui peut porter aussi bien sur le concept, que sur l’art ou le contrat, pas nécessairement dans le cadre d’une visée endocentrique. De même que la connaissance implique, dans le cadre de la dialectique grammatico-rhétorique, et la perception multi-sensorielle et la conceptualisation, le plaisir implique, dans le cadre cette fois de la dialectique éthico-morale, et les émotions, elles aussi multi-sensorielles, et leur régulation. L’émotion, plus ou moins régulée, peut bien sûr porter sur les représentations, mais le processus grammatico-rhétorique qui produit ces représentations doit être distingué du processus éthico-moral qui produit les émotions régulées. Comme l’avait déjà compris Freud, la représentation (Vorstellung) doit être distinguée de « l’énergie pulsionnelle (Triebenergie) qui lui est attachée » (Freud, 1986, p. 55).
Chez Leopold en tout cas, l’esthétique de la terre n’est pas la satisfaction d’un quelconque désir brutal ou une émotion exacerbée. Elle est indissociable de l’éthique et implique toujours une retenue. Renoncer à un coup de fusil facile, après que son chien eut forcé une perdrix à se réfugier dans un arbre, fut, écrit-il, son « premier exercice en matière d’éthique » (Leopold, 2000, p. 159). La fameuse scène de la chasse aux loups, celle qui invite à « penser comme une montagne », se termine par un aveu rétrospectif de culpabilité :
« En ce temps-là, nous n’avions jamais entendu parler de la possibilité de ne pas tuer le loup si l’occasion s’en présentait [34]. [...] Quand nous eûmes vidés nos chargeurs, la vieille louve était à terre, et un louveteau se traînait vers le sanctuaire des éboulis. Nous atteignîmes la louve à temps pour voir une flamme verte s’éteindre dans ses yeux. Je compris alors, et pour toujours, qu’il y avait dans ces yeux-là quelque chose de neuf que j’ignorais – quelque chose que la montagne et elle étaient seules à connaître. J’étais jeune à l’époque, et toujours le doigt sur la gâchette ; pour moi, à partir du moment où moins de loups signifiait plus de cerfs, pas de loups signifierait à l’évidence paradis des chasseurs. Après avoir vu mourir la flamme verte, je sentis que la louve pas plus que la montagne ne partageaient ce point de vue » (Leopold, 2000, p. 169-170).
Devenu par la suite l’un des spécialistes mondialement reconnu de la gestion du gibier et des ressources sauvages [35], Leopold avait compris que « le fait d’entretenir le gibier sans recourir à la destruction des prédateurs fait appel à une retenue éthique de haut niveau » (Leopold, 2000, p. 234). Tout le chapitre sur l’esthétique de la protection de la nature, qui vise à trouver une alternative à la construction de routes et à l’envahissement autodestructeur de la nature par les touristes motorisés, de même que le chapitre suivant, sur la faune dans la culture américaine, sont centrés sur la recherche d’une forme supérieure de plaisir, non pas au sens d’une hiérarchie sociale, mais au sens d’une rareté indissociable, précisément, d’une retenue éthique [36]. Promouvoir la perception, « faire éclore la réceptivité dans les cerveaux humains », comme le prône ce chapitre, ce n’est pas seulement développer la connaissance. C’est aussi renoncer aux plaisirs les plus faciles – comme pêcher des truites d’élevage relâchées exprès dans les rivières ou jouir de la possession, de l’envahissement, de l’appropriation – pour rechercher un autre plaisir qui implique une certaine ascèse. C’est faire preuve de limitation volontaire (voluntary limitation [37]) en utilisant avec modération les accessoires que l’industrie met à la disposition du chasseur, du pêcheur ou du simple promeneur. C’est à ce prix qu’il est possible d’apprendre à « voir son propre jardin » plutôt que de se lancer à la conquête des continents. Le temps que l’on accepte de prendre pour observer et développer sa connaissance est l’une des manifestations de cette ascèse. C’est le prix à payer pour accéder à un plaisir accompagné de sagesse (Leopold, 2000, p. 238). La moindre bordure de trottoir peut prendre alors la dimension d’un monde. Plutôt que de tout gratter, jusqu’à la moindre plantule, en confondant propreté et mort, il devient alors possible de se réjouir, par exemple, de la présence de la sagine couchée (Sagina procumbens), qui de loin ressemble à une mousse et sait vivre dans ces environnements hostiles, piétinés toute l’année, exposés à la sécheresse et surchauffés en été. Dans le cadre d’un changement de point de vue ontologique, un cercle vertueux s’engage : l’attention, sur le plan éthique, invite à développer la connaissance et la connaissance invite à faire plus attention. Le plaisir et les occasions d’admiration, comme l’avait compris Leopold, se trouvent ainsi multipliés.
Conclusion
L’observation et l’expérience montrent qu’il n’est pas nécessaire de connaître la botanique ou l’écologie pour être capable d’admirer un paysage ou de s’émerveiller à la vue de telle ou telle plante. La vue bien sûr n’est pas seule en cause et l’on peut apprécier tout autant le chant des oiseaux, le murmure du vent dans les aiguilles des pins ou la sensation qu’il produit sur la peau. Rien n’interdit de surcroît, même si rien n’y oblige, d’en rendre grâce à Dieu ou aux dieux et les témoignages, là encore, sont multiples [38]. Mais il est certain que l’esthétique, au sens où l’entendait Leopold, ne se réduit pas à une visée endocentrique au sens de Gagnepain. Le plaisir de la botanique ne se limite évidemment pas à faire rimer des noms de genre ou de famille. Il peut en revanche résulter de l’élégance dans la façon d’identifier un taxon à l’aide de clefs, une élégance analogue à celle de certaines démonstrations mathématiques, ou, sur le plan de l’action, à celle de certaines ascensions en alpinisme ou en escalade. Mais la visée endocentrique n’est pas exclue non plus. La visée chorale, par exemple, qui, sur le plan de la personne, consiste, selon Gagnepain, à « célébrer purement et simplement l’être ensemble, quelles que soient par ailleurs les raisons qu’on a de se grouper » (Gagnepain, 1991, p. 117), ne peut-elle pas inclure les plantes, les animaux, voire des êtres inanimés ? Car l’être ensemble que l’on célèbre, d’une part, s’étend rarement, pour ne pas dire jamais, à l’ensemble de l’humanité. Qu’il s’agisse du défilé militaire, de la messe ou du concert de rock, pour reprendre les exemples de Gagnepain, il s’agit toujours de la célébration d’un collectif limité, qui s’est donné implicitement une identité et des frontières. D’autre part, dans la mesure où l’être, sur ce plan, n’est pas séparable de l’avoir, et où la personne, surtout, peut être prêtée à des non-humains, rien n’interdit de penser que la visée chorale puisse inclure certains d’entre eux dans le collectif qu’elle célèbre. C’est même ce qu’enseigne l’expérience ethnographique. Comme l’observe Baptiste Morizot, il fallait être un moderne occidental comme Pascal, contemporain du grand partage et de la naissance d’une cosmologie dualiste, pour s’effrayer devant le silence des espaces infinis. « L’ethnographie des peuples premiers qui vivent encore en cohabitants dans leur communauté écologique n’évoque jamais cette angoisse du silence du monde et de la solitude cosmique » (Morizot, 2021, p. 158-159). Nous ne sommes pas seuls, comme l’a découvert aussi Sylvain Tesson en accompagnant Vincent Munier sur les traces de la panthère des neiges. L’attention aux autres formes de vie, y compris les plus humbles, peut être une autre façon de célébrer l’être ensemble.
Références bibliographiques
Afeissa, Hicham-Stéphane, 2016, « L’esthétique des marais », in Roberto Barbanti et Lorraine Verner, Les limites du vivant, Bellevaux, Éditions Dehors, pp. 205-228.
Allain, Yves-Marie, 1997, « La ville : un territoire nouveau pour la nature ? La gestion différenciée en Europe », Journal d’agriculture traditionnelle et de botanique appliquée, XXXIX (2), pp. 199-217.
Audier, Serge, 2017, La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris, La Découverte, 500 p.
Beausobre, Louis de, 1753, Dissertations philosophiques dont la première roule sur la nature du feu ; et la seconde sur les différentes parties de la philosophie et des mathématiques, Paris, Durant & Pissot, 231 p. En ligne : https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k952802
Berque, Augustin, 2000, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin Poche, 446 p.
Bertho, Catherine, 1980, « L’invention de la Bretagne. Genèse sociale d’un stéréotype », Actes de la recherche en sciences sociales, 35 (1), pp. 45-62.
Brackelaire, Jean-Luc, 1995, La personne et la société. Principes et changements de l’identité et de la responsabilité, Bruxelles, De Boeck Université, 272 p.
Brown, Peter, 2001, La vie de saint Augustin, Paris, Seuil, Points Histoire, 675 p.
Callicott, John Baird, 1983, « The Land Aesthetic », Environmental Review, 7 (4), pp. 345-358.
Callicott, John Baird, 1987, « The Land Aesthetic », in John Baird Callicott (éd.), Companion to A Sand County Almanac : Interpretive & Critical Essays, Madison, University of Wisconsin Press, pp. 157-171.
Callicott, John Baird, 1994, « The Land Aesthetic », in C. K. Chapple (éd.), Ecological Prospects : Scientific, Religious, and Aesthetic Perspectives, Albany, SUNY Press, pp. 169-183.
Callicott, John Baird, 2013, « L’esthétique de la terre », in Aldo Leopold, La conscience écologique. Textes réunis par Jean-Claude Génot et Daniel Vallauri, Marseille, Wildproject, pp. 213-226.
Callicott, John Baird, 2016, « L’esthétique de la terre » in Roberto Barbanti et Lorraine Verner (éd.), Les limites du vivant, Bellevaux, Éditions Dehors, pp. 229-252.
Croce, Benedetto, 1908. Estetica come scienza dell’espressione e linguistica generale. Teoria e storia, Terza edizione riveduta, Bari, Gius. Laterza & Figli, 581 p.
Descola, Philippe, 2005, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 623 p.
Durkheim, Émile, 1990, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 647 p. (éd. or. 1912)
Ferry, Luc, 1992, Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Paris, Grasset, 275 p.
Flader, Susan, 2012, « Searching for Aldo Leopold’s Green Fire », Forest History Today, 18 (2), pp. 26-34.
Freud, Sigmund, 1986, Métapsychologie, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 187 p. (éd. or. 1915)
Gagnepain, Jean, 1991, Du Vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines. Tome 2. De la personne. De la norme, Bruxelles, De Boeck Université, 282 p. Édition numérique : Matecoulon-Montpeyroux, Institut Jean Gagnepain, 1991-2016, v.1, https://www.institut-jean-gagnepain.fr/%C5%93uvres-de-jean-gagnepain/.
Gary, Romain, 2020, Les racines du ciel, Paris, Gallimard, Folio, 579 p. (éd. or. 1956)
Gauchet, Marcel, 1990, « Sous l’amour de la nature, la haine des hommes », Le Débat, 60, pp. 247-250.
Ghitalla, Franck, 1996, « De l’histoire de la perspective à la perspective de l’histoire », Tétralogiques, 10, pp. 21-34.
Goual, Fatima, 2012, « L’envoûtement du Sahara dans les écrits occidentaux », Al-Athar, 13, pp. 43-50.
Jenkins, Virginia Scott, 1994, The Lawn. A History of an American Obsession, Washington : Smithsonian Book, 246 p.
Kant, Emmanuel, 1976, Critique de la raison pure, Paris, Flammarion, GF, 720 p. (éd. or. 1787)
Kohler, Florent, 2012, « Sociabilités animales. Introduction », Études rurales, 189, pp. 11-32.
Koupaliantz, Laure, 2018, « Des sites pittoresques aux sites patrimoniaux remarquables », Les nouvelles de l’archéologie, 153, pp. 5-10. DOI : https://doi.org/10.4000/nda.4605.
Le Bot, Jean-Michel, 2009, « Par-delà nature et culture : la dialectique ? », in Marcel Gauchet et Jean-Claude Quentel, Histoire du sujet et théorie de la personne. La rencontre Marcel Gauchet Jean Gagnepain, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, pp. 145-174.
Le Bot, Jean-Michel, 2010, Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 296 p.
Leopold, Aldo, 1966, A Sand County Almanach with Essays on Conservation from Round River, New York, Ballantine Books, 295 p. (éd. or. 1949)
Leopold, Aldo, 2000, Almanach d’un comté des sables, Paris, Flammarion, GF, 289 p.
Lévi-Strauss, Claude, 1952, « Race et histoire », in Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, pp. 377-422.
Lévi-Strauss, Claude, 1962, « Jean-Jacques Rousseau, fondateur des sciences de l’homme », in Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux, Paris, Plon, 1973, pp. 45-56.
Lévi-Strauss, Claude, 1971, « Race et culture », in Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, pp. 21-48.
Lévi-Strauss, Claude, 1976, « Réflexions sur la liberté », in Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Paris, Plon, 1983, pp. 371-382.
Lévi-Strauss, Claude, 1984, Tristes tropiques, Paris, Plon, Terre Humaine, 504 p. (éd. or. 1955)
Lieutaghi, Pierre, 1983, « L’ethnobotanique au péril du gazon », Terrain, 1, pp. 4-10. DOI : https://doi.org/10.4000/terrain.2779.
Magnanon, Sylvie, Geslin, Julien, Lacroix, Pascal, et Zambettakis, Catherine, 2008, « Examen du statut d’indigénat et du caractère invasif des plantes vasculaires de Basse-Normandie, Bretagne et Pays-de-la-Loire. Proposition d’une première liste de plantes invasives et potentiellement invasives pour ces régions », Erica, 21, pp. 73-104.
Meine, Curt, 2010, Aldo Leopold : His Life and Work, Madison, University of Wisconsin Press, 638 p.
Meine, Curt, 2022, « Land, ethics, justice, and Aldo Leopold », Socio-Ecological Practice Research, 4, pp. 167-187. DOI : https://doi.org/10.1007/s42532-022-00117-7.
Morin, Edgar, 1984, La métamorphose de Plozévet. Commune en France, Paris, Le Livre de Poche, Biblio Essais, 407 p. (éd. or. 1967)
Morizot, Baptiste, 2021, Sur la piste animale, Arles, Actes Sud, Babel, 208 p.
Nivat, Georges, 2009, Le phénomène Soljénitsyne, Paris, Fayard, 450 p.
Panofsky, Erwin, 1975, La perspective comme forme symbolique et autres essais, Paris, Éditions de Minuit, 273 p.
Pastoureau, Michel, 2007, L’ours. Histoire d’un roi déchu, Paris, Seuil, 432 p.
Robbins, Paul, 2007, Lawn People. How Grasses, Weeds, and Chemicals Make Us Who We Are, Philadelphia, Temple University Press, 186 p.
Simon, Marc, Cochou, Louis, et Le Huerou, Armelle, 2015, « Traduction de la Vie longue de saint Guénolé par l’abbé Gurdisten », in Stéphane Lebecq. (éd.), Cartulaire de Saint-Guénolé de Landévennec, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Sources médiévales de l’histoire de Bretagne, pp. 111-150.
Steinberg, Ted, 2007, American Green. The Obsessive Quest for the Perfect Lawn, New York, Norton, 295 p.
Tesson, Sylvain, 2019, La Panthère des neiges, Paris, Gallimard, 176 p.
Urien, Jean-Yves, 2017, Une lecture de Jean Gagnepain. Du Vouloir Dire I. Du Signe, Matecoulon-Montpeyroux, Institut Jean Gagnepain, 284 p.
Verlomme, Hugo, 1989, Mermère, Paris, J.-C. Lattès, 389 p. (éd. or. 1978)
Zhong Mengual, Estelle, 2021, Apprendre à voir. Le point de vue du vivant, Arles, Actes Sud, Mondes Sauvages, 255 p.
Notes
[1] Souligné dans l’original.
[2] Voir quelques éléments de discussion à ce sujet dans Le Bot, 2009, ainsi que Kohler, 2012.
[3] Ce n’est pas pour rien si Leopold était une des cibles de Luc Ferry.
[4] Les lecteurs qui ne connaissent pas Aldo Leopold trouveront une biographie succincte sur Wikipedia. Sous forme de livre, la biographie de référence est Meine, 2010.
[5] Notre texte de référence sera la traduction française, par Hicham-Stéphane Afeissa, de l’article de Callicott, « The Land Aesthetic » (Callicott, 2016). L’original anglais est Callicott, 1994. Il en existe au moins deux précédentes versions (Callicott, 1983, et Callicott, 1987). Ce dernier texte a lui-même été publié en traduction française (Callicott, 2013).
[6] Pauvreté relative cependant. Dans la seconde moitié du IXe siècle, par exemple, le moine Gurdisten, auteur d’une Vie de saint Guénolé, souligne la beauté du site sur lequel choisissent de s’installer les fondateurs de l’abbaye de Landévennec (Simon, Cochou et Le Huerou 2015, p. 131). Quelques siècles plus tôt, le célèbre passage d’Augustin, dans les Confessions (X, 8, 15), au sujet des hommes qui « se détournent d’eux-mêmes » en allant admirer « les cimes des montagnes, les vagues énormes de la mer, le large cours des fleuves, les plages sinueuses des océans, les révolutions des astres », prouvait a contrario que cette admiration existait (Berque 2000, p. 265). Et Peter Brown ajoute que pendant une période de sa vie au moins, lors de sa retraite à Cassiciacum, Augustin a été « particulièrement sensible aux beautés de la nature » (Brown, 2001, p. 148-149). Antérieurement encore, Socrate, qui déclare que la campagne (τὰ χωρία) et les arbres n’ont rien à lui enseigner, à la différence des hommes de la ville (τὸ ἄστυ), apprécie pourtant le petit coin de campagne où Phèdre l’a conduit (Platon, Phèdre, 230b-230d).
[7] Sur les rapports réciproques de la technique et de l’histoire dans l’invention de la perspective, voir aussi Ghitalla, 1996.
[8] Mais le mot, de l’italien pittoresco, a fini par désigner de façon plus générale et assez floue ce qui est bizarre, coloré, original, empreint de couleur locale, typique, touristique, etc.
[9] Voir par exemple Audier (2017, p. 436 sqq.).
[10] Les élus de Bréhat, à l’époque, n’imaginaient sans doute pas que cette décision de classement allait contribuer à accroître encore le nombre de visiteurs, pour arriver à la surfréquentation estivale actuelle. C’est de nouveau en s’appuyant sur une loi toute récente, la loi Climat Résilience du 23 août 2021, que le conseil municipal du 5 octobre suivant a voté à l’unanimité la création d’une commission mixte de travail sur « l’hyperfréquentation touristique » (La Presse d’Armor, 8 octobre 2021).
[11] Lieux qui peuvent aussi être spécialement équipés : télescopes à pièces (techniquement des longues-vues monoculaires ou binoculaires) ou tables d’orientation.
[12] Ce que tend à confirmer la vogue des selfies, dont il n’était pas question en 1994 au moment de la publication en anglais de l’article de Callicott, bien que l’on n’ait pas attendu le smartphone et le XXIe siècle pour se faire portraiturer sur fond de paysage. Mais il faut aussi préciser que la tradition occidentale n’est pas monolithique : comme l’a montré Estelle Zhong Mengual dans un livre récent, des peintres et des naturalistes ont su dès le XIXe siècle sortir de ce narcissisme pour peupler leurs tableaux d’autres êtres vivants (Zhong Mengual, 2021). Callicott de son côté remarquait, dans une première version de l’article, que le terme narcissisme pouvait paraître exagéré (intemperate). Mais il l’avait choisi en l’honneur de Benedetto Croce, qui ne reconnaissait pas la possibilité d’une beauté naturelle : « enfin, il n’y a pas de beauté naturelle à laquelle un artiste ne ferait pas quelque correction », et ajoutait : « L’homme devant la beauté naturelle est exactement le mythique Narcisse à la source » (Croce, 1908, pp. 114-115 – ma traduction de l’italien).
[13] De même que le mot narcissisme, l’adjectif trivial peut paraître excessif, mais il nous paraît bien adapté aux versions les plus rebattues et stéréotypées de l’esthétique pittoresque.
[14] Voir par exemple Goual, 2012.
[15] Leopold faisait probablement référence aux propos de Daniel Boone (1734-1820) au sujet du territoire appelé par les pionniers « dark and bloody ground », rapportés dans Frank. H. Norton, The Days of Daniel Boone. A Romance of “the Dark and Bloody Ground”, New York, The New York Publishing Company, 1883, p. 146.
[16] Personnage du roman du même nom de Sinclair Lewis (1922), qui a été vu comme un archétype de l’Américain moyen, conformiste et vain.
[17] Draba verna ou Erophila verna, la drave printanière, spring draba, est une petite brassicacée à fleurs blanches. Il est généralement postulé qu’elle a été introduite dans le Nouveau Monde par les colons européens.
[18] Leopold parle de bunchgrass et de wheatgrass, que Anna Gibson traduit en français par melanthius et chiendent officinal. Cette traduction semble douteuse. Selon l’Oxford English Dictionnary (OED), bunch-grass peut désigner en particulier Festuca scabrella ou plus généralement « any of various grasses, chiefly of western North America, characterized by growing in clumps ». Le terme désigne autrement dit un ensemble de graminées cespiteuses. La traduction par melanthius a pu être dictée par une autre entrée du même dictionnaire : « bunch flower, a liliaceous plant of North America, Melanthium virginicum ». Quand à wheat-grass, l’OED dit : « (a) name for various species of the genus Triticum, esp. couch-grass, T. repens ; (b) a creeping perennial grass of the genus Agropyron ». La traduction par chiendent officinal (Elymus repens, synonymes Agropyron repens ou Elytria repens) peut être inspirée par cette deuxième définition. Mais Elymus repens est une poacée originaire d’Europe, naturalisée et envahissante en Amérique du Nord, tout comme Bromus tectorum. La traduction en russe (par I. G. Gourova, Moscou, éditions Mir, 1980) parle dans le premier cas de спороболюс (plantes du genre Sporobolus) et de пырей (plantes du genre Elytria, celui du chiendent). Sporobolus indicus est effectivement une poacée cespiteuse (bunchgrass) d’origine américaine.
[19] La question des plantes dites « invasives » est trop complexe pour être discutée ici. Pour une discussion approfondie dans le contexte du massif armoricain, nous renvoyons à Magnanon et. al., 2008.
[20] Arthur – Arzhur en breton – a la même étymologie que ours, latin ursus, grec ancien ἄρκτος, gallois contemporain arth, breton contemporain arzh. Il rejoint la déesse grecque Artémis, elle aussi d’étymologie ursine. Voir à ce sujet Pastoureau, 2007.
[21] En français dans le texte (N.d.T.).
[22] Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Des prédicateurs de la mort. Nietzsche, ceci dit, ne figure pas dans l’index de la biographie de Leopold par Curt Meine.
[23] Lui-même n’exclut pas complètement que certains de ses choix, tel celui de planter des pins, alors que les voisins se contentent de bouleaux, révèlent une part de snobisme, un souci de se distinguer (Leopold, 2000, p. 97).
[24] Assemblée générale des Nations-Unies, 24e session, résolution 2544, 11 décembre 1969.
[25] « L’humanité », écrivait encore Lévi-Strauss, « est constamment aux prises avec deux processus contradictoires dont l’un tend à instaurer l’unification, tandis que l’autre vise à maintenir ou à rétablir la diversification » (Lévi-Strauss, 1952, p. 421). L’ethnologue avait déjà parfaitement formulé ce que nous sommes plusieurs à avoir retravaillé depuis, à la suite de Jean Gagnepain, sous le nom de dialectique ethnico-politique. Voir par exemple Brackelaire, 1995, et Le Bot, 2010.
[26] Silphium laciniatum, astéracée indigène, emblématique des Grandes Plaines de l’Amérique du Nord.
[27] Voir aussi le livre de Paul Robbins, qui, dans une perspective plus latourienne, montrait comment la pelouse elle-même fonctionne en retour comme un actant qui produit un certain type de personne (Robbins, 2007). Un type d’homme (Menschentum), aurait pu dire Max Weber. En France, la bibliographie sur le sujet est très maigre. L’article pionnier de Pierre Lieutaghi ne semble pas avoir suscité de vocations (Lieutaghi, 1983).
[28] Allusion bien sûr au dualisme cartésien de la res cogitans (l’homme) et de la res extensa (la nature).
[29] Le fait que ses touffes puissent s’arracher facilement est un des critères qui permet de distinguer le jonc des crapauds (Juncus bufonius), espèce annuelle, du jonc grêle (Juncus tenuis), espèce vivace, que l’on trouve dans les mêmes milieux. De même, le jonc épars (Juncus effusus) et le jonc aggloméré (Juncus conglomeratus) colonisent les mêmes milieux et sont souvent confondus. L’un des critères de distinction sont les stries verticales sur la tige du second.
[30] Il s’agit probablement d’une allusion à la formule de Malraux, « l’art est un anti-destin », en conclusion des Voix du silence (1951).
[31] Grec αἰσθάνομαι : percevoir par les sens (ouïe, odorat, vue...).
[32] Science ou métaphysique du beau, tel est le sens donné au mot esthétique par Louis de Beausobre, auquel les étymologistes en attribuent la première utilisation en français (Beausobre, 1753, p. 163-164).
[33] La visée esthétique peut se combiner avec chacune des deux autres. Dans le domaine de la connaissance, on observe une telle combinaison de la visée scientifique et de la visée poétique dans la nomenclature botanique, qui prévoit que les noms des familles de plantes sont formés à partir du génitif singulier d’un nom de genre appartenant à la famille considérée, dans lequel la terminaison du génitif est remplacée par -aceae (ou par -acées en français). L’identité de suffixe produit une rime qui indique en même temps que le mot désigne bien une famille : caryophyllacées, chénopodiacées, polygonacées, rosacées, urticacées, etc. Et bien que cette nomenclature botanique considère comme valides des termes consacrés par un long usage qui échappaient à ce modèle (Code international de nomenclature pour les algues, les champignons et les plantes, dit Code de Shenzhen, 2018, article 18.5), ils tendent à être systématiquement remplacés par les formes alternatives : composées, crucifères, graminées, légumineuses, ombellifères deviennent respectivement astéracées, brassicacées, poacées, fabacées et apiacées.
[34] La scène se passe en septembre 1909 au bord de la Black River, dans l’Apache National Forest (Arizona). Leopold, tout juste diplômé de la Yale Forest School, venait d’être affecté dans le secteur dans le cadre du Forest Service. Il avait 22 ans. Le récit qu’il en fait dans l’Almanach date de 1944. Il témoigne donc de la réflexion de Leopold au cours des 35 années qui se sont écoulées depuis l’événement (Flader, 2012).
[35] Avec son livre Game management, New York, Charles Scribner’s Sons, 1933.
[36] Dans la traduction française chez Flammarion, ces deux chapitres se suivent. Dans l’édition américaine que j’ai utilisée, ils sont dans deux parties différentes. Mais ils forment bien un ensemble par leur thématique, celle de la retenue éthique (ethical restraint) plusieurs fois mentionnée par Leopold.
[37] Самоограничение (samoograničenie) ou моральное самоограничение (moral’noe samoograničenie), autolimitation ou autolimitation morale, aurait dit Soljénitsyne, qui en faisait le fondement de la liberté. Voir par exemple le dialogue entre Nerjine et Roubine dans Le Premier cercle (chap. 26) : « Une liberté sans limite ? », demande Roubine. « Non, une autolimitation morale », répond Nerjine.
[38] « Le sens cosmique de la Création où tout est originellement beau, de cette beauté dont parle la Genèse, baigne les épisodes culminants de chaque œuvre de Soljénitsyne », observe par exemple Georges Nivat (2009, p. 179).
Jean-Michel Le Bot« À propos de l’esthétique de la terre d’Aldo Leopold : cosmologies et axiologie », in Tétralogiques, N°28, Expliquer les crises et mutations de l’éducation et de la formation.