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Laurence Beaud

Maîtresse de conférences en Sciences du langage, Liris, Université Rennes 2, laurence.beaud chez univ-rennes2.fr

Patrick Charaudeau, La langue n’est pas sexiste. D’une intelligence du discours de féminisation, 2021

Résumé / Abstract

Note de lecture du livre de Patrick Charaudeau, La langue n’est pas sexiste. D’une intelligence du discours de féminisation, éd. Le bord de l’eau, Lormont, 2021.


Dans cet opuscule de 172 pages composé de sept chapitres, l’auteur, Professeur émérite de l’Université de Paris 13, reprend, en les développant, deux articles et une tribune qu’il avait publiés auparavant sur le sujet de la féminisation de la langue française. Il parle, précise-t-il dans son avant-propos, en tant que linguiste spécialiste en analyse du discours, auteur d’une grammaire sémantique du français. Il entend ainsi apporter une réponse linguistique à la question de la féminisation tout en souhaitant que ce discours scientifique puisse être utile à la controverse sociale sur le sujet. D’emblée sont problématisés les liens tout autant que l’autonomie entre les « savoirs de connaissance », dus à des hypothèses explicatives, et les « savoirs de croyance » fondés sur des opinions, érigées en vérités absolues, que l’auteur estime prévaloir dans l’espace public (p. 9).

Les quatre premiers chapitres sont théoriques car le sujet traité permet de « s’interroger plus généralement sur le fonctionnement du langage ». Le premier interroge la notion polysémique de langue dans ses rapports au langage et à la parole, mots tout aussi piégés. Ce chapitre justifie le titre du livre qui conteste le présupposé selon lequel « la langue est sexiste » car il cache selon l’auteur une essentialisation. L’argumentation consiste à dire que ce n’est pas la langue, globalement et par définition, qui est sexiste. Pour le comprendre, il faut distinguer « la langue comme système de signes, la langue comme norme d’usage et la langue comme discours » (p. 18). La première dimension, dont Saussure a tiré l’objet spécifique de la linguistique, renvoie à l’organisation formelle et sémantique des mots formant une structure, et à un principe de classification abstrait (sans corrélations sociales), lieu de potentialités linguistiques. Elle peut être analysée d’un point de vue normatif (ce qui doit se dire, la norme grammaticale prescrite au nom d’un idéal) ou descriptif. La seconde, la langue-norme, objet de la sociolinguistique, est celle d’usage, résultat des habitudes langagières, ce qui se dit par conventions en fonction des appartenances sociales (sexes, générations, culture, situations d’emploi) et donnant lieu à connivence ou à stigmatisation selon qu’elle est partagée ou non. C’est dans ce cadre que se situe le sexisme de certains dénominations, expressions ou formules. La dernière dimension, impliquée également par le sexisme, est la « langue-discours » qui réalise des actes de langage en situation, sous la responsabilité des sujets parlants. La référence est ici Émile Benveniste. Le discours est porteur d’univers de pensée (doxa), d’intention (avec le problème de son interprétation) et de liberté du sujet parlant. C’est ici que les mots (entraîneuse, garce, courtisane...) peuvent prendre un sens péjoratif ou non. Le sujet parlant peut très bien les employer sans connotation négative comme il peut à l’inverse employer leurs correspondants masculins dans un sens péjoratif. Ce n’est donc pas la langue (en tant que système langagier formé de mots) qui est sexiste mais l’usage social qu’on en fait et le discours, c’est-à-dire les manières, sociologiquement déterminées et situées, de parler et de penser.

Le second chapitre s’attache à définir une grammaire comme étant une représentation, descriptive ou normative, de la langue à une époque donnée. A rebours des partisans aussi bien que des détracteurs de l’écriture inclusive qui prennent l’histoire à témoin dans leur argumentation, l’auteur avance qu’elle constitue un constat et non une preuve ou une « raison fondatrice » (p. 48). La grammaire française - en tant que discipline dans le champ du savoir - est une casuistique qui répond à des enjeux divers au fil des siècles (unifier la graphie du « monde cultivé » du pouvoir royal, expliquer logiquement les règles de construction pour la grammaire dite de Port Royal, enseigner, théoriser le langage). Le siècle de Vaugelas, membre de l’Académie française, souscrivait sans doute à la supériorité masculine sur la femme et il est indéniable que les femmes n’y avaient pas les mêmes droits que les hommes, mais on ne peut totalement en déduire que la fameuse règle, absente de la plupart des grammaires françaises, « le masculin l’emporte sur le féminin », soit sexiste ou avait l’intention de discriminer les sexes. Une préoccupation formelle (« technique », ou esthétique comme l’euphonie) est une autre explication possible. L’auteur conteste finalement l’idée selon laquelle la grammaire française aurait été construite exclusivement à des fins de domination masculine.

Le genre grammatical fait l’objet du troisième chapitre. La discussion porte sur sa confusion possible, influencée par l’anglais « gender » et les « gender studies », avec la réalité du genre sexué (ou « neutre » pour les intersexes). La catégorie grammaticale (masculin ou féminin) ne correspond pas toujours (voire pas du tout) à une référence sexuée, dans la réalité. La distribution du genre grammatical se fait par ailleurs selon des « critères inconnus » depuis le latin (p. 55). L’auteur critique les propositions de grammaire inclusive systémique. Rien ne justifie linguistiquement, laisse entendre l’auteur, de transformer complètement la morphologie du français, de féminiser systématiquement les épicènes, ou encore les termes pluriels. La question de l’existence d’une catégorie grammaticale du « neutre » (absence d’opposition masculin / féminin) en français fait l’objet d’un développement plus approfondi. « Individu », « personne » neutralise l’opposition sémantique sexuée en les englobant (en désignant la présence de femme et d’homme). S’en tenant au rapport morphologie-sémantique, l’asexuation prend la forme du masculin qui devient neutre. Mais la neutralisation est aussi un processus discursif, une question d’emploi contextualisé (emplois neutralisant des articles, déterminants, pronoms personnels ou attributs). A l’inverse, le locuteur peut également « intégrer au discours la donnée sexuelle du référent » (p. 70). Le pluriel désigne une quantité et la différenciation genrée peut être également neutralisée par une catégorie englobante (gens, meuble). Il est possible d’interpréter la formulation « le masculin l’emporte sur le féminin » lors de l’accord d’un adjectif se rapportant à deux substantifs, par l’homme l’emporte sur la femme. Ou peut y voir tout aussi bien un problème d’ordre grammatical, et une affaire d’écriture, qui ne concernent pas uniquement les êtres animés. L’accord de proximité, loin d’avoir été généralisé par le passé, soulève les questions de l’euphonie (qui est un argument axiologique discutable mais préside à bien des usages et évolutions des langues) et de la logique sémantique qui ne permet pas de trancher entre les deux genres et discrimine ou les femmes ou les hommes. Une alternative consiste à construire une phrase dans laquelle chaque substantif est affecté de son propre qualificatif. Une autre est la neutralisation sémantique.

Le chapitre quatre développe la neutralisation discursive par un processus de généricité sur le modèle de l’hyperonymie. Il s’agit de faire d’un terme une notion englobante, en employant la forme du masculin ou du féminin (p. 87) selon le contexte et le choix du sujet parlant. On la retrouve dans les mots épicènes qui incluent les deux sexes (individu, personne) alors que d’autres (collègue, élève, la ministre) peuvent être également marqués en genre par un déterminant ou un adjectif. La neutralisation permet de désigner une valeur collective, conceptuelle ou abstraite (le politique) ou typifiante (l’enfant, le propriétaire) sans redondance ou ajout d’éléments typographiques. Le contexte n’exige pas toujours une distinction des genres. La féminisation de noms de métiers s’impose en revanche et la seule question linguistique qu’elle soulève est le choix de la forme parmi les multiples possibilités des paradigmes morphologiques en particulier. Ce choix reste compliqué au regard de l’euphonie, de l’homonymie (médecine) ou encore des noms se terminant par « e » mais peut se résoudre par l’article féminin par exemple. La question de la distinction entre fonction (ou statut, qui a une « valeur de généricité typifiante englobante » p. 105) et la personne, homme ou femme, qui l’occupe, se résout également selon le contexte. Il peut être nécessaire et justifié de préciser le sexe en parlant d’une qualité (« Dans la dernière séance, la présidente a… »). Mais rien ne le justifie si l’on parle d’une catégorie englobante (« Le président de séance a pouvoir de… »). De même que si les dérivations en -aine (écrivaine) et -e (auteure) sont parfaitement possibles du point de vue du système et justifiées, ou peut opter selon le contexte pour la neutralisation dans une catégorie générale au masculin. Les femmes n’en sont pas pour autant invisibilisées grâce à différents moyens morphosyntaxiques. L’auteur critique surtout la multiplication redondante des marques de genre dans une même phrase.

Les chapitres cinq et six examinent les cas particuliers que constituent respectivement les mots « homme », « humains » et, plus succinctement, l’usage du point médian dans l’écriture inclusive. L’auteur défend là encore un sens générique (être humain, mâle ou femelle) distinct de celui, spécifique, qui réfère à l’être masculin, tout en reconnaissant que la représentation du générique masculin peut évoquer davantage le sexe masculin que le sexe féminin. Mais on ne peut nier, censurer, pour autant l’emploi, largement attesté, du terme comme catégorie conceptuelle, typifiante ou collective, non sexuée. Là encore, s’il peut être pertinent en contexte de le préciser, on ne peut nier que ce mot puisse avoir un sens incluant les deux sexes ou que le contexte ne justifie pas une spécification en genre. Le point médian quant à lui a pour défaut général de compliquer la graphie. La ponctuation obéit à une raison « sémiologique et syntaxico-sémantique » et le point en particulier a une fonction de séparation (début et fin de phrase), ou de distinction diacritique entre mots dans certaines langues… qui est contradictoire avec le point de l’écriture inclusive dans son rôle d’ajout ou d’alternance. D’autres solutions alternatives existent là encore (parenthèses qui mettent en facteur commun, les doublets…).

Le chapitre sept enfin, « De l’intelligence de l’usage », défend la thèse principale, assez simple, du livre, à savoir que tout est question de conditions d’emplois des possibilités offertes par la langue-système. Exemples à l’appui, certains usages d’écriture inclusive, apparaissent pertinents, justifiés en contexte (quand il s’agit d’identifier des personnes), d’autres incongrus, cocasses voire absurdes (incohérence des accords, contradictions sémantiques). Il faut entendre par « intelligence » une souplesse d’usage en fonction du contexte, la liberté de choisir malgré les contraintes du système linguistique, contre l’essentialisation et toute imposition d’usage.

L’ouvrage présente l’intérêt de porter un regard linguistique sur la féminisation au sein d’un débat plus largement socio-historique sur l’égalité des sexes. La plupart des discours à ce sujet portent sur les logiques politiques, socio-historiques (idéologiques) de l’écriture inclusive. Le regard sociologique s’attache légitimement à examiner l’influence de la structuration sociale sur les mots. Mais le fonctionnement des mots eux-mêmes, le raisonnement morphosyntaxique et sémantique, est très souvent occulté, et le discours spécifiquement linguistique délégitimé. Et c’est dans l’objectif de contrer cette tendance que le livre montre sa limite. Elle tient sans doute à son genre hybride de vulgarisation scientifique non exempt de contradictions entre les positions affichées par l’auteur et l’exposition parfois des faits : an-historique mais recourant parfois à l’héritage ; non-polémique mais s’autorisant parodie et quelques exemples caricaturaux ; a-morale mais jugeant tout de même des bonnes et mauvaises manières de féminiser ; dialectique (entre partage et appropriation singulière du langage) mais pas pour cette forme-là, actuelle, et sans doute encore trop variable, d’appropriation.

Il reste que l’apport principal de l’ouvrage consiste à souligner l’importance, analytique et scientifique, des distinctions conceptuelles contre toutes formes de confusions ou d’amalgames (entre langue et discours, oral et écriture, intention du locuteur et effets interprétatifs, discours militant et discours scientifique dont les buts diffèrent). Partant, le langage ne se réduit pas à une seule raison, en particulier la raison patriarcale, de domination. D’autres logiques, différentes, dont la logique linguistique, l’expliquent sans que l’on puisse les réduire les unes aux autres, et établir un rapport de causalité directe entre formes linguistiques et formes sociales (ce qui amène à nuancer les conceptions radicales actuelles de la performativité ou de l’hypothèse de Humboldt-Sapir-Whorf). La critique d’une certaine confusion entre logique linguistique et logique sociale est assez convaincante pour une lectrice médiationniste habituée à déconstruire le langage. Ainsi, on ne peut déduire un « rapport de domination » ou une « hiérarchie morale » de l’accord, y compris en genre, qui est un processus dérivationnel, morphosyntaxique et sémantique (p. 79). On ne peut confondre « ordre formel et hiérarchie » sociale (p. 84). Employer un nom masculin en parlant à une femme « n’est pas la faire changer de sexe ni l’invisibiliser » (p 106), à moins de croire à la magie des mots.


Pour citer l'article

Laurence Beaud« Patrick Charaudeau, La langue n’est pas sexiste. D’une intelligence du discours de féminisation, 2021 », in Tétralogiques, N°27, Varia.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article192