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Laurence Beaud

La Déconstruction du langage : « Il faut se faire des Raisons »



Hubert Guyard coupant le « a » en quatre

En passant de la linguistique aux sciences du langage, du singulier au pluriel, n’a-t-on pas assisté à une dilution de cet objet que Ferdinand de Saussure avait cru distinguer et autonomiser : la langue ou le langage en tant que valeur structurale [1] ? L’histoire de la discipline a pu sembler effectivement remettre en cause la déconstruction initiale, quoique tâtonnante dans sa formulation, proposée par le linguiste cherchant à spécifier l’objet langagier - la faculté de langage prenant la forme d’une langue-système associant signifiant et signifié - par rapport à l’objet sociologique - la « langue » comme « produit social de la faculté de langage », distinguée de la « parole », l’usage concret individuel. C’est d’ailleurs à Louis Hjelmslev [2] plutôt que l’on doit la formulation la plus claire de l’hypothèse d’une linguistique immanente et, par conséquent, d’une approche du langage que l’on pourrait qualifier de déconstructiviste ou dissociative. S’il est certain que l’on a assisté ensuite au refus d’un structuralisme réifié et logocentré, l’histoire récente témoigne peut-être moins d’une dilution de la linguistique que de la nécessaire reconnaissance de causes multiples à l’œuvre dans le phénomène global appelé « langage » rejeté inauguralement par Sausure. « Pris dans son tout », c’est-à-dire dans sa combinatoire empirique « multiforme et hétéroclite » (Cours de linguistique générale, pp. 24-25), le langage n’est pas un objet scientifique, mais plusieurs. Ce que Saussure rejetait comme n’étant pas l’objet spécifique de la linguistique n’en est pas moins l’objet d’autres sciences humaines, car « bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet » observait-il pertinemment (CLG, p. 23). L’immanence, qui fonde toute science, ne peut dès lors être considérée comme réductrice ou exclusive.

Le terme de déconstruction n’a donc pas ici le sens que lui donne notamment Jacques Derrida en tant qu’analyse critique de textes et en tant qu’il oppose le déconstructionnisme au structuralisme, tout autant d’ailleurs qu’à la théorie des actes de langage élaborée par John L. Austin et prolongée par John R. Searle [3]. Le philosophe (dans De la grammatologie, 1967) conteste la bifacialité immanente du signe saussurien et la dévalorisation du signe graphique tout en s’inspirant des principes de la grammaire générale de Hjelmslev. C’est l’une des raisons qui fait dire à François Dosse (2012) que Derrida « peut être tout autant considéré comme celui qui aura poussé à l’extrême la logique structuraliste vers une remise en cause encore plus radicale de toute substantification, de toute essence fondatrice, dans le sens d’une évacuation du signifié » et du signifiant phonologique. Mais la « grammatologie » se proposait de transcender les sciences humaines, substituant à la position dominante d’un modèle linguistique dans la réflexion sur l’homme la position dominante de la philosophie (et confondant peut-être immanence et immanentisme textuel). Derrida avait pour objectif herméneutique général de critiquer les oppositions binaires imputées à l’approche structuraliste telles que parole/écriture, présence/ absence, nature/culture, forme/sens…, et plus généralement de révéler les présupposés et sous-entendus, les manques ou encore l’arbitrarité des choix de l’auteur d’un texte. Dans ce numéro de Tétralogiques, le concept de déconstruction se situe, quant à lui, dans le champ épistémologique, et se définit comme délimitation d’un objet de science par dissociation d’autres objets, en fonction de processus constitutifs sous-jacents, différents et autonomes. Toute science analyse ou dissocie en effet le phénomène qu’elle observe pour constituer son objet d’explication dans sa spécificité et sa généralité. Déconstruire le langage revient donc à y reconnaître une pluralité de causes qui ne se confondent ou ne s’amalgament pas.

1 La dissociation médiationniste

Le modèle de la médiation ou anthropologie clinique médiationniste, fondé par Jean Gagnepain, propose depuis une cinquantaine d’années une tétralogie du langage qui le constitue en structure formelle (objet grammatico-sémantique d’une glossologie), en écriture (objet techniquement fabriqué parmi d’autres d’une ergologie générale), en usages ou langues (objet parmi d’autres, non verbaux, d’une sociologie) et en expression (objet éthique et affectif parmi d’autres, non verbaux, d’une axiologie) [4].

« La théorie de la médiation, au sens où nous l’entendons, n’est donc pas malgré ce que certains ont cru, sans doute parce qu’elle en est issue, théorie du langage, mais de la rationalité, c’est-à-dire de l’ensemble des processus grâce auxquels l’homme implicitement analyse sa représentation, son activité, son être, son vouloir, à travers un réseau de signes, d’outils, de personnes et de normes qui ne se manifestent que réinvestis » (Jean Gagnepain, 1982, p. 18).

L’homme est capable d’auto-analyse c’est-à-dire qu’il structure implicitement le monde, non seulement par la médiation des mots mais aussi celle des outils, des positions sociales et des valeurs éthiques [5]. Cette structuration est donc aussi bien grammaticale (le monde de la représentation verbale) que technique (le monde de l’art et du travail), relationnelle (le monde socio-historique) et éthique (le monde du droit). Aucune n’étant prépondérante. Quels que soient les termes employés ou le nombre de médiations distinguées dans la rationalité, il est impossible de ramener « les mots » à un seul et même principe explicatif car les processus sous-jacents qui les déterminent ne sont pas du même ordre [6]. L’anthropologie clinique formule l’hypothèse que ces analyses sont analogiquement comparables mais autonomes à condition de prendre au sérieux la distinction fondamentale entre lieu ou contenu d’observation (professionnel ou disciplinaire) et lieu d’explication (ainsi que les dissociations qu’offre l’observation des pathologies). Si nous observons toujours le langage dans un contexte sociologique, ce n’est pas une raison pour réduire sa définition à sa fonction de communication. Chacun peut faire le constat élémentaire que l’on peut communiquer sans mots et inversement, verbaliser sans échanger (i.e. sans partager les mots et leurs sens, sans être d’accord ou sans être « écouté » c’est-à-dire suivi, cru quand on asserte, obéit quand on ordonne) [7]. La linguistique, dans son acception courante actuelle, tend cependant à les confondre. Les éléments linguistiques (phonème, morphème, syntagme, adverbe, etc.) n’ont pourtant pas de définition sociologique et inversement, les faits d’ordre sociaux (la communication, l’identité, l’altérité, le pouvoir...) n’ont rien de spécifiquement langagiers bien qu’ils puissent se manifester au travers de mots (cf. la critique bien connue de Pierre Bourdieu à propos du « pouvoir des mots »). Expliquer par des concepts sociologiques un message langagier, c’est seulement présupposer l’existence des mots et des phonèmes mais ne rien dire de leur fonctionnement et réduire le langage à une seule de ses dimensions. La méthode médiationniste permet donc de restituer aussi bien au langage qu’à la langue leur propre ordre de rationalité, respectivement grammaticale et sociale (de même que la technique ou le désir dans leur ordre propre). La capacité sociologique à maîtriser le rapport à soi comme aux autres dans la communication est distincte de celle (grammaticale) qui consiste à verbaliser le monde (i.e. de le concevoir grammaticalement par la maîtrise des rapports morphosyntaxiques), même si les deux s’observent toujours conjointement. Mais cela signifie que la capacité de langage, « l’aptitude mentale à discriminer des mots et des phonèmes [qui] s’exerce quelles que soient les langues auxquelles on est historiquement amené à participer » (Urien 1988, 53), ne peut être subordonnée à un principe social. Le rapport social ne prouve pas la valeur structurale et inversement.

2 Contre les réductionnismes et pour l’indiscipline

Contrairement à une approche positiviste qui laisse croire qu’un fait « concret » est le produit d’une cause unique, celui, en général, que les disciplines des chercheurs promeuvent, le langage dans sa totalité ne peut donc être étudié à partir d’un seul et même corps d’hypothèses. L’intérêt de cette démarche de déconstruction est de lutter contre tout réductionnisme, qu’il soit logiciste (logocentrisme formaliste, que Derrida a cherché à dépasser et qui ramène tout fait humain à la manière que l’on a d’en parler), sociohistoriciste (sociocentrisme fonctionnaliste, qui subsume tout le langage) ou techniciste. On peut penser ici à la part grandissante prise par l’ingénierie linguistique et surtout à l’illusion qui voudrait que les progrès de l’informatique aient rendu obsolète toute méthode scientifique, inutile toute explication causale (Mahmoudian, 2013). Un réductionnisme naturaliste enfin, celui qui rejette par principe toute spécificité de l’humain [8] et dans lequel conditionnement cortical du langage et causalité sont souvent confondus, traverse de nombreuses sciences. La marginalisation progressive voire la disparition de cursus des sciences du langage dans l’offre de formation universitaire ainsi que la subordination de la recherche à son utilité ou son efficacité sociale sur le marché du langage sont en partie les conséquences d’un certain positivisme qui rejette toute approche théorique, tout modèle sous prétexte de réification ou de dogmatisme. Le structuralisme a été effectivement critiqué pour son formalisme qui s’est abstrait de tout contenu permettant de particulariser les rapports structuraux ou de toute incarnation (de nature linguistique ou sociale). Sur le plan sociologique, sa domination disciplinaire a été un autre motif de contestation. Mais c’est surtout la réduction de l’homme en général et du langage en particulier à la seule dimension logique qui sera reprochée à ce mouvement. D’où le contre-pied qu’ont pu constituer par exemple les approches énonciatives puis interactionnistes ou pragmatiques qui travaillent sur « l’hétérogénéité empirique » plutôt que la « régularité » explicative, « le langage en action et en situation » plutôt que « la formalisation du langage », « la parole » plutôt que « la langue » (au sens de système)… Un contre-pied qui tend parfois, à l’extrême inverse, à ne décrire que des situations particulières, au détriment de tout modèle explicatif, ou à ne retenir que la dimension sociale, au détriment des autres dimensions de l’humain. Le langage n’apparaît plus alors pluridéterminé. Le concept de dialectique tel que le conçoit la théorie de la médiation permet justement de dépasser cette opposition entre le tout formalisme et le tout positivisme, « contre toute hypostase formaliste de l’Idée et toute hypostase réaliste de la Chose » (Laisis, 1991, p. 17). Structuration implicite formelle et investissement en situation et en acte (Quentel 2007, p. 207) sont les deux pôles contradictoires mais simultanés qui sont au fondement du fonctionnement humain. Il s’agit plus précisément d’une double contradiction ou négation : celle de l’appréhension immédiate et naturelle du monde par une structuration formelle, culturelle ou spécifiquement humaine par hypothèse (et tétralogique) ; celle de cette formalisation abstraite elle-même par son réinvestissement dans une conjoncture donnée qui tend à rejoindre le préalable naturel.

« La culture est profondément ancrée dans la nature qui nous permet l’accès. La culture n’est pas une réalité, mais la capacité que nous avons de contredire la nature qui nous est donnée (...) et dont nous faisons autre chose, autre chose que nous essayons désespérément de fonder. Dans le troisième moment de la dialectique, que nous appelons la référence [sur le plan linguistique], nous tentons de surmonter la contradiction et nous rêvons, en vain, de nous reposer dans une réalité positive. » (Jean Gagnepain, Leçons, p. 46).

La structure introduit un ordre culturel spécifique, une distance (ou médiation) qui contredit (et non hiérarchise ou domine, dans une perspective évolutionniste) l’ordre naturel qui est en chacun de nous et que nous partageons avec les animaux non humains. Certaines approches linguistiques récentes, sous l’influence des sciences de la nature [9], et renouant avec un intérêt très ancien, ne font plus de l’arbitraire linguistique par exemple un principe épistémologique fondateur. Nous pourrions avancer qu’il n’y a pas d’opposition antinomique mais relation dialectique entre symbolisme (comme le phono-symbolisme qui s’intéresse à la motivation naturelle des sons) et valeur structurale. Si l’on peut dire que le langage est « incarné » (corporel), au sens où il repose sur un substrat biologique fonctionnel (ce que Paul Broca a révélé dès la fin du XIXe siècle ou que Noam Chomsky a mis en avant dans l’acquisition du langage), le « corps » est tout autant « spirituel » ou acculturé. C’est ce qui explique que Broca se soit opposé au rapprochement entre les faits linguistiques et l’évolution biologique (Auroux, 2007). Indissociables empiriquement, ils restent dissociables d’un point de vue explicatif.

Tout raisonnement scientifique finit par constituer une discipline (un corps de métier spécialisé). La déconstruction a corrélativement pour ambition de dépasser les cloisonnements disciplinaires en favorisant une indiscipline ou interdisciplinarité qui articule les objets des sciences humaines au-delà des séparations institutionnelles, sans minimiser voire ignorer la spécificité de chacune d’elles, et notamment la spécificité de la recherche proprement linguistique (Neveu et Petillon 2007). Nombre de disciplines partagent le « thème » du langage sans en faire le même objet, sans donc parler de la même chose, et sans toujours s’en rendre compte. C’est là toute l’ambiguïté qui consiste à confondre dans un même raisonnement, fondé mythiquement sur un seul mot, le « langage », des faits qui relèvent de raisons multiples et différentes. Au point que l’on peut se demander s’il ne faudrait pas cesser finalement de l’employer [10]. Jean Gagnepain a fait le choix terminologique de « glossologie » pour désigner la science qui énonce les propriétés structurales spécifiques du fait de dire. En ce sens, elle s’apparente à la linguistique générale [11] ou à ce que l’on appelait la linguistique interne par opposition à la linguistique externe dont relèvent la sociolinguistique, la psycho-linguistique… qui sont fondées sur d’autres objets que le fonctionnement immanent des mots. Toujours est-il que ce fonctionnement est souvent tenu pour acquis ou présupposé et que le croisement disciplinaire s’apparente à un monologue sans renouvellement réciproque des connaissances soit par confusion des points de vues soit par une approche additionnelle des analyses [12].

3 L’épreuve de la clinique

Ce que l’on appelle ordinairement « le langage » est donc sur-déterminé, c’est-à-dire soumis à plusieurs contraintes implicites, mais qui ne sont pas réductibles pour autant l’une à l’autre. Jean Gagnepain a pu l’expérimenter, en partenariat avec le neurologue Olivier Sabouraud, à partir de la clinique aphasiologique. L’observation première des aphasies va lui permettre non seulement de prolonger et préciser la conception saussurienne de la valeur structurale mais aussi l’obliger, par contraste avec d’autres pathologies non spécifiques du langage (mais observables dans le langage), à le resituer dans l’ensemble des capacités anthropologiques (ou culturelles). L’analyse des réponses d’aphasiques a permis de montrer que tout dans le « langage » n’était pas atteint [13]. Les aphasies n’affectent de façon spécifique que cette capacité à structurer formellement des messages qui, en rendant quasi-impossible l’abstraction des mots et des phonèmes, provoque l’adhésion du mot à la référence. La relation sociale, la communication, est handicapée ou symptomatique de façon induite : il ne s’agit pas de troubles de la communication, contrairement aux troubles qualifiés de psychotiques. Dans les psychoses, c’est cette fois le langage qui fait incidemment symptôme alors que la relation à soi et à autrui est spécifiquement troublée par une altérité radicale (réifiant l’arbitrarité sociale) pour certaines formes. Aucune phonologie ou morphosyntaxe ne peut expliquer ce mode de fonctionnement. L’observation de dissociations pathologiques (par-delà l’opposition entre neurologie et psychiatrie) s’avère être une des voies de vérification des modèles linguistiques des conditions de fonctionnement du langage dans toutes ses dimensions. C’est le rôle de la clinique dans son registre explicatif ou diagnostic, lié tout en étant dissociable dans sa raison d’être, à son registre thérapeutique (qui vient en aide, prend en charge, soigne les personnes souffrant de troubles) [14].

Présentation des articles

Cette nouvelle livraison de Tétralogiques est composée de neuf articles dont sept abordent directement cette question de la déconstruction du langage et deux qui, sans être directement en lien avec le dossier thématique, la recoupent.

La première contribution, en anglais, de Thomas EWENS, « Gagnepain and Lacan », est issue d’une communication faite au Lacanian Clinical Forum à Val David en 2009. L’auteur compare la conception de la psychanalyse élaborée par Jacques Lacan avec celle de la théorie de la médiation élaborée par Jean Gagnepain. Il rend compte de ce que sa pensée doit au premier mais aussi en quoi ils se séparent. Si Jean Gagnepain s’est inspiré en particulier de la clinique des psychoses de Lacan pour élaborer un modèle social de la personne, on ne retrouve pas une pensée dialectique chez ce dernier. L’auteur détaille ainsi la dialectique de la personne dans la théorie de la médiation (TDM), plan de la raison socio-historique, et ses pathologies (psychoses et perversions). On ne retrouve pas non plus chez Lacan de déconstruction de la rationalité humaine. Lacan a cherché à expliquer tous les phénomènes qu’il observait en termes de langage (dont il néglige cependant la structure grammaticale) et/ou de désir. Par ex. l’absence ou le manque (qui témoigne de l’importance accordée par les deux auteurs à la négativité ou l’abstraction) n’est pas un principe unique dans la TDM mais quadruple, chacun répondant à une cause propre, d’égale importance. Sachant que la dissociation entre la raison glossologique (le langage) et la raison axiologique (celle du désir) pose particulièrement difficulté aux lacaniens, une dernière partie présente des arguments qui la justifient, et qui supposent de s’abstraire de leur interférence empirique.

Clément de Guibert, dans un article republié ici, « Saussure, Freud, l’aphasie : d’un point de rencontre à la linguistique clinique », rappelle que c’est à partir de l’étude de l’aphasie que Freud, tout en appelant à une théorie du langage pour comprendre cette décomposition pathologique, a fondé sa démarche clinique. Quelques années plus tard, Saussure lui répond en fondant l’objet de la linguistique et en faisant appel également à l’aphasie. Ce double appel, qui fait l’objet d’un examen très documenté, permet à l’auteur de questionner les conditions d’une linguistique clinique expérimentale, qui n’est pas propre à la conception initiale de Freud ou à la neuropsychologie cognitive, comme le montrent l’ébauche de Saussure ou les travaux en neurolinguistique. La notion approximative de « troubles du langage » représente un ensemble complexe et riche qui ne concerne pourtant pas toutes « la même chose ». Elle interroge donc le linguiste sur sa conception du langage et devrait interroger tout clinicien ayant affaire à du « langage » pour savoir quelle raison ou quelle composante de celui-ci est concernée.

La troisième contribution de Jean-Claude Quentel, « Acquisition du langage et déconstruction », Depuis plus d’un siècle et demi, les études sur l’acquisition normale et pathologique du langage par l’enfant ont mis en évidence la nécessité de sa dissociation, pour des raisons historique, professionnelle et scientifique (non sans adultocentrisme et réduction naturaliste). Le constat de la diversité des troubles présentés par l’enfant (qui ne pouvaient se réduire à des formes d’aphasies), de même que les difficultés observées à l’école, empêchent de faire appel une seule raison, explication, et une seule discipline, et de parler du langage au singulier. Cela d’autant plus que les causes des difficultés sont la plupart du temps à chercher ailleurs que dans le langage lui-même. Cet éclatement de la question de l’acquisition du langage n’empêche aucunement un regard d’ensemble qui soit cohérent et rigoureux. L’auteur explicite en quoi le modèle de la médiation peut dépasser les apories de certaines approches (logiques, neuropsychologiques…).

Les deux articles suivants s’inscrivent plus spécifiquement dans une approche glossologique.

L’analyse de Suzanne Allaire, « Dire oui. Dire non », est l’occasion de critiquer la notion de grammaire, distincte de celle qui se fonde sur l’usage et qui définit la langue, en soulignant la logique sous-jacente au fonctionnement du dire. Les deux mots ne sont pas que des antonymes mais se définissent l’un par rapport à l’autre. L’un est toujours porteur, paradoxalement car dans la négativité, de l’autre. Le grammairien ne peut appréhender la formulation qu’à travers la contra-diction de la grammaticalité (abstraction du sème qui n’est que valeur) et de la sémantique. Le langage porte en lui cette dialectique qu’il est impossible d’annuler.

Marie-Armelle Camussi-Ni, « Le mot, critique théorique et implications didactiques », analyse la (non) définition du mot en linguistique et dans l’enseignement en s’appuyant sur le modèle de la TDM. Longtemps, le rapport entre la linguistique et la didactique des langues est apparu apparaissait unilatéral. C’est à leur réciprocité que le propos convie et cela d’autant plus à l’heure d’une déshérence certaine de l’enseignement de la grammaire en primaire et secondaire. L’absence de formation solide en grammaire fait courir un risque à la discipline linguistique. La théorie de la médiation, par son aspect heuristique pour la didactique du français langue maternelle, peut permettre d’enseigner de façon simple et cohérente la grammaire, argumente l’auteure. En rompant avec l’incohérence d’une définition graphique du mot qui empêche de prendre en compte tous les morphèmes du mot, leur disposition et leur spécialisation ; en appréhendant le mot comme forme grammaticale avant de s’intéresser à son réinvestissement sémantique ; en prenant au sérieux les intuitions et activités métalinguistiques des locuteurs qui témoignent d’une grammaire « incorporée » (ou auto-formalisation) que des notions mal définies ne remplaceront jamais.

Les deux articles suivants témoignent, à partir de la clinique orthophonique et de son exercice, de ce que l’on est humain que par conjonction de plusieurs Raisons. Le langage en particulier témoigne toujours conjointement d’une appartenance socio-historique, en tant qu’effet social, et d’un désir, en tant qu’effet axiologique.

Dans sa contribution, Pascal Abily, « Déconstruction de la pratique professionnelle de l’orthophoniste », se propose de déconstruire la pratique de cette profession selon les plans, distingués par la théorie de la médiation de la représentation conceptuelle, de la personne et de l’éthique qui composent toujours ensemble l’exercice orthophonique. Ce sont donc les dimensions cognitives, sociales et désirantes à partir desquelles les orthophonistes parlent et conçoivent, échangent et décident qui sont tour à tour abordées et illustrées par leurs paroles. Ces dimensions obéissent toutes à un processus dialectique fait à la fois d’abstraction de l’environnement et de réinvestissement de celui-ci, qui contribue à l’élaboration d’une réalité professionnelle jamais posée comme « existant en soi ». Cette analyse édifiante de pratique, qui constitue une introduction très claire à la TDM, peut certainement concerner tout professionnel dans sa démarche réflexive.

En dialogue avec la théorie de la médiation, Sylvie Portais, Claire Bessonneau et Christophe Jarry, avec « Plans de rééducation : travailler sur le statut d’interlocuteur et le désir d’expression chez la personne souffrant d’aphasie sévère », ont pour objectif de montrer en quoi un projet thérapeutique de rééducation orthophonique peut trouver un intérêt à valoriser les échanges spontanés, le récit et le plaisir à communiquer des personnes aphasiques sévèrement atteintes afin qu’elles gagnent en autonomie, en confiance et estime de soi. La communication et le désir de s’exprimer, quoique non spécifiquement en cause, restent handicapés par répercussions des troubles phonologiques et sémiologiques. La prise en charge doit en tenir compte. L’originalité du propos, à travers l’analyse d’extraits de séances, repose sur l’observation que le handicap est en partie induit par les thérapeutes et l’entourage de la personne aphasique, qui tendent à ne plus la considérer comme un interlocuteur, avec lequel on échange. Il nous incite à une réflexion sur l’interférence entre les dimensions sociologiques et axiologiques.

Deux contributions en varia viennent clore le numéro.

Pour l’institution militaire, dépasser les limites biologiques du soldat est un enjeu, ancien, d’efficacité opérationnelle. Axel Augé et Gérard de Boisboissel, dans « L’acceptabilité relative de l’augmentation technique des performances physico-cognitives du combattant : enquête auprès des élèves-officiers et de leurs cadres aux Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan », interrogent cet enjeu à l’heure où des innovations technologiques (pharmacologiques, invasives ou anthropotechniques) offrent la possibilité d’augmenter les performances des combattants. L’enquête menée auprès de 228 officiers et élèves-officiers révèle un engouement limité pour les techniques qui ont un effet physique direct et qui donnent le sentiment de ne plus être maître de soi. La réticence est plus forte parmi les femmes et les plus âgés que parmi la jeune génération née dans les années 2000. Elle est d’autant plus importante qu’elles altèrent l’organisme, présentent des effets iatrogènes ou transforment l’identité professionnelle ainsi que la maîtrise morale (ou la liberté) du combattant. A travers ces résultats, les auteurs interrogent surtout la place de l’Homme (de sa réflexion, de son action, de son identité et de sa décision) dans cette acculturation technique omniprésente mais dont l’acceptabilité est conditionnée par des processus sociaux et axiologiques.

Dans une dernière contribution, « Le patrimoine linguistique ou la transmission empêchée. A propos de Gaëlle Violo, Transmettre la langue bretonne. Regard d’une ethnologue (2017) », j’invite à une lecture de ce livre dont l’objet est la difficile transmission familiale « du » breton, croisée avec quelques données complémentaires et avec les prolongements conceptuels que peut offrir la théorie de la médiation. S’affranchissant du compte-rendu traditionnel, c’est la problématique générale de la patrimonialisation des langues qui est mise en lumière dans ce dernier texte.

La revue Tétralogiques témoigne depuis 1985 du caractère heuristique du modèle médiationniste qui doit dans le même temps constamment interroger son adéquation explicative et sa cohérence interne (Urien, 1996). C’est aussi par le dialogue avec d’autres modèles et par le biais d’une anthropologie clinique appliquée qu’il le confirmera. Nous espérons que ce numéro y aura contribué.

Références bibliographiques

Auroux S., 2007, « Introduction : le paradigme naturaliste », Histoire Epistémologie Langage, 29(2), pp. 5-15.

Bottineau D., Grégoire M., 2017, « Le langage humain, les langues et la parole du point de vue du languaging et de l’énaction », Intellectica 68, pp. 7-18.

Derrida J., 2004, « Qu’est-ce que la déconstruction ? », Commentaire, N° 108, pp. 1099-1100. [En ligne]

Dosse F., 2012, « 2. Derrida ou l’ultra-structuralisme », Histoire du structuralisme, Tome II : Le chant du cygne. 1967 à nos jours, sous la direction de Dosse François. La Découverte, pp. 29-45.

Mahmoudian M. 2013, « Linguistique et sciences du langage », La linguistique, Vol. 49, pp. 67-96.DOI : 10.3917/ling.491.0067.

Neveu F., Pétillon S., 2007, « Langage et dialogue des disciplines », Avant-propos, Sciences du langage et sciences de l’homme, actes du colloque 2005 de l’AS, Limoges, Lambert-Lucas éd.

Schotte J.-Cl., 1997, « Chapitre 3. L’anthropologie clinique médiationniste », La raison éclatée. Pour une dissection de la connaissance, sous la direction de Schotte Jean-Claude. De Boeck Supérieur, Paris – Bruxelles, pp. 149-203.

Urien J-Y, 2017, Conférence : « Structure, dialectique et dissociations. Le cas du langage » [En ligne]

Urien J.-Y., 1996, « Dissocier les raisons. Bilan et perspectives en anthropologie clinique », Tétralogiques n°10, Rennes, PUR.

Urien J.-Y., 1988, De l’arbitraire saussurien à la dissociation des plans, Tétralogiques n°5, PUR, p. 31-63.


Notes

[1Anne-Marie Houdebine, « La dilution de l’Objet », in Où en sont les sciences du langage dix ans après ?, BUSCILA, Paris, 1991.

[2Notamment dans Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit, 1971.

[3Derrida proposa ce terme dans les années 1960 en référence à la fois à la « Destruction » de Heidegger et à la « dissociation » de Freud (Derrida 2004), souhaitant marquer sa dette tout autant que sa rupture d’avec ces penseurs. Il a cependant toujours été réticent à l’utiliser et même à le définir d’une manière positive. La notion s’inscrit souvent dans les discours anglophones sur le poststructuralisme.

[4On pourra consulter les Leçons d’introduction à la théorie de la médiation, 1994, ouvrage de synthèse en accès libre qui explicite cette déconstruction en quatre registres d’analyse que l’être humain met en œuvre en « parlant » mais pas seulement.

[5Pour une application : Beaud L., Cahagne V., Guyard H., (2008), « Alors, comment allez-vous ? Entrée en matière dans une consultation médicale », Langage et Société, n°126, 57-74.

[6Jean-Claude Quentel, Laurence Beaud, « La déconstruction du langage à travers la théorie de la médiation ». Al-Lisaniyyat, 2008, pp.25-39. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00909090/

[7{{}}Cf. à ce sujet les distinctions entre « grammaticalité » et « appropriété » (chez Dell Hymes, Vers la compétence de communication, 1981), ou « acceptabilité » sociale (chez Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire, 1982), même si le premier terme est souvent subordonné aux seconds.

[8Jean-Yves Dartiguenave, Jean-François Garnier, La fin d’un monde ? Essai sur la déraison naturaliste, PUR, 2014.

[9Telles les neurosciences cognitives axées sur l’embodiment ou l’incarnation de la cognition. Cf. Francisco Varela et Didier Bottineau pour une application au langage qui devient une activité incarnée, réalisée par un organe du corps humain, distribuée socialement et située concrètement (2017).

[10La difficulté tient bien à l’emploi d’un même mot pour désigner des concepts différents. Pour Saussure, il y a « deux manières que nous regardons comme irréductibles de considérer la langue  » : la langue comme système ou association d’une pensée à un signe et la langue « qui se transmet à travers le temps, d’individu en individu » (Science du langage. De la double essence du langage. Editions des Ecrits de linguistique générale (édition établie par R. Amacker). Genève : Droz, 2011 p. 70). W. Labov dénoncera ce « paradoxe saussurien » (Sociolinguistique, 1976, p. 260) pour adopter une perspective résolument sociologique, faute peut-être d’avoir compris la dissociation explicative des faits de « langue ».

[11Mais si la linguistique, dans sa visée explicative, n’est pas homogène, c’est qu’elle a justement perdu de sa « généralité » montre Jean-Yves Urien, « Qu’a de générale la linguistique générale ? » Tétralogiques 18, 115-133.

[12Jean-Claude Quentel, Les fondements des sciences humaines, Eres, 2007.

[13Hubert Guyard, Jean-Yves Urien, « Des troubles du langage à la pluralité des raisons », in Le Débat, n°140, 2006, 86-105.

[14Lire Schotte 1997 pour une analyse des enjeux de la clinique.


Pour citer l'article

Laurence Beaud« La Déconstruction du langage : « Il faut se faire des Raisons » », in Tétralogiques.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article166