Pascal Abily
Psychologue, formateur et intervenant en analyse de pratique.
pascalabily chez wanadoo.fr
Déconstruction de la pratique professionnelle de l’orthophoniste
Résumé / Abstract
En prenant appui sur l’anthropologie clinique qu’est la théorie de la médiation, nous nous proposons de déconstruire la pratique professionnelle de l’orthophoniste suivant les plans de la norme, de la personne et du signe. Nous nous intéressons ainsi à la dimension éthique de l’exercice, au positionnement social du professionnel et à la représentation conceptuelle qu’il peut se faire du métier. Notre démarche vise à mieux comprendre ce qui s’y joue mais également, en identifiant plus finement les composantes de cette pratique, à préciser les objectifs et modalités de tout espace de réflexion, de distanciation et d’analyse de pratique destiné au professionnel.
Mots-clés
analyse de pratique | déconstruction | métier | orthophonie | théorie de la médiation |
Les propositions de déconstruction du langage, essentielles pour l’anthropologie clinique qu’est la théorie de la médiation, fondée par Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud, datent maintenant de plusieurs décennies. Transmettre cette approche heuristique et sa méthodologie se heurte souvent à des résistances professionnelles, rabattant sur le plan social des enjeux qui, selon nous, le dépassent : les questions d’identité et de compétence professionnelles, les dispositifs mis en place, la référence aux courants universitaires… Autrement dit, c’est souvent l’idéologie, c’est-à-dire la fixation de l’état du savoir, qui compromet l’accès à la complexité du langage, plus précisément à la dissociation des faits langagiers selon les plans de la médiation.
Pour avoir éprouvé ces difficultés dans le cadre d’accompagnements professionnels, nous avons fait le choix, dans cet article, d’appliquer la déconstruction à la pratique d’un professionnel dont le langage est le cœur du métier. Par ce biais, nous visons une appropriation vécue des caractéristiques des différents plans d’analyse du langage et espérons ouvrir à des modalités nouvelles d’approche des enjeux professionnels, à une meilleure définition des attentes en termes d’analyse de la pratique et, in fine, à une approche des faits langagiers dans toute leur complexité.
Cette démarche pourrait concerner tous les corps de métiers impliquant des enjeux relationnels. Nous avons retenu comme objet de cet article la pratique professionnelle de l’orthophoniste, pour trois raisons de nature différente :
• l’association, au moins dans l’imaginaire, de l’orthophoniste à un « médecin du langage », ce qui nous permet un abord transversal de la question,
• la diversité, encore actuelle, des désignations (orthophoniste, logopède, speech therapist…), des références (des premiers travaux de Chassagny (1977), marqués par l’éducatif et la psychanalyse, aux courants contemporains proches des neurosciences) ou des conditions d’exercice correspondant à cette discipline (rattachement institutionnel ou exercice libéral, travail solitaire ou en réseau…),
• une articulation possible entre démarche explicative et « clinique de terrain » à partir de nos multiples rencontres avec des professionnels dans le cadre de collaborations, d’entretiens, de formations, d’accompagnements et d’analyses de pratiques…
Parce que l’appui sur la clinique est essentiel dans notre réflexion, nous introduirons les différents chapitres par des propos émanant d’orthophonistes. Reformulés parfois dans une perspective didactique, ce qui leur donne un caractère virtuel, ils reposent néanmoins sur des anecdotes recueillies au cours de rencontres avec des professionnels bien réels. Leur sélection ne vise en rien à l’exhaustivité ou la représentativité, elle doit être prise pour ce qu’elle est : un support construit, à visée explicative, induisant l’argumentaire théorique qui le sous-tend. Autrement dit, si c’est bien le point de vue qui crée l’objet, ainsi que l’observait Ferdinand de Saussure, la vision de l’orthophoniste qui émane de cet article n’est qu’une interprétation possible de sa pratique, issue de notre point de vue, intimement lié au cadre théorique de l’anthropologie clinique de la théorie de la médiation.
La pratique professionnelle
C’est bien beau tout ce que vous racontez mais le problème, c’est qu’on est tout le temps la tête dans le guidon…
Je fais tout ce que je peux pour rester dans le professionnel mais on ne se change pas, on a son caractère !
Battons tout d’abord en brèche le slogan inapplicable, qui fait le miel de certaines théories managériales en dissociant le « personnel » et le « professionnel » : « mettez de côté votre personnalité et endossez votre costume professionnel ! » Quand l’orthophoniste (femme ou homme) s’interroge, agit, fait des choix, les explique, cela s’inscrit bien dans un cadre professionnel mais comment pourrait-il le faire sans s’appuyer sur ce qu’il comprend, fait, est, croit, dans sa sphère privée ? Si la construction de la posture professionnelle peut être définie à partir des contraintes qu’elle implique (nécessité d’analyse, déontologie, régulation de ses propres affects, délimitation de sa responsabilité, etc.), il n’en demeure pas moins qu’au final, l’intime et le professionnel s’articulent l’un et l’autre d’une manière subtile et qu’en résulte « une » pratique originale, dont l’acteur est le plus souvent en peine d’expliquer la genèse.
Le terme de pratique mérite également d’être précisé. La « journée de travail » est souvent une course pour l’orthophoniste, course cycliste pour le coup où le professionnel aurait en permanence « la tête dans le guidon ». Dans notre expérience, ce constat récurrent, touche massivement le secteur privé (orthophonistes exerçant en tant que libéraux) mais n’épargne pas les structures médicales, sociales ou paramédicales (orthophonistes salariés). La majorité d’entre eux peine à aménager des moments de rencontre professionnelle entre pairs, sans parler d’espaces d’analyse de pratique ou de supervision. La nécessité de questionner le sens du métier émerge pourtant dans les échanges informels ou les forums professionnels, témoignant en particulier d’interrogations récurrentes autour du sens de l’action professionnelle, des « demandes » à satisfaire, de la qualité des réponses apportées, etc. Cet environnement social du métier peut potentiellement générer de la souffrance au travail et mériterait certainement des développements que le format de l’article ne permet pas. Sans exonérer d’emblée les professionnels eux-mêmes de certaines dérives, notons toutefois que cette focalisation, dans la pratique, sur « l’intervention » au détriment des moments réflexifs n’est en rien spécifique au champ de l’orthophonie. Dans l’approche contemporaine du travail, le « concret », le quantitatif, l’« agi » prennent de manière générale le dessus sur la réflexivité, la recherche de sens, la prise en compte de la singularité des situations. La tarification à l’acte dans les établissements hospitaliers (où aucune consultation, aussi fine soit elle, n’arrivera à la cheville, financièrement parlant, d’un acte technique…), le manque d’espace d’analyse de pratique dans le monde éducatif, social ou judiciaire viennent témoigner de cette tendance. De manière assez logique, cette recherche d’une pseudo-efficacité se traduit inévitablement par un manque de créativité professionnelle, une difficulté à rebondir avec justesse face à des situations déstabilisantes, quand ce n’est de la souffrance au travail. Pour paraphraser la philosophe Barbara Cassin (Derrière les grilles. Sortons du tout évaluation, 2014), dont les positions à l’égard de la performance contextualisent ce qui précède : certains questionnements ne rentrent pas dans les grilles. Pour autant, parce qu’ils mettent le doigt sur l’humanité de la pratique, ce sont bien eux qui vont nous intéresser.
« Si je puis me permettre… ». Prendre appui sur l’analyse axiologique
Au quotidien…
Je n’aurais sans doute pas dû accepter de rencontrer si rapidement sa mère, mais elle était tellement insistante, tellement au bord des larmes... J’ai fini par céder à l’urgence. Il y a des situations qui obligent.
Je dois en permanence faire attention aux mots que j’utilise avec cette dame… Et « si je puis me permettre » par-ci, et « je ne veux pas décider pour vous, mais ne serait-il pas possible de… » par-là… Je ne sais pas si c’est un contrecoup de son AVC, mais elle est toujours à fleur de peau, prête à me remettre en cause.
J’avais pourtant travaillé au corps cette orientation vers le psy, mais au dernier moment, les parents ont renoncé et sont revenus vers moi. Est-ce que je m’y suis prise de la bonne manière ?
Ce jour-là, c’était une bonne journée de faite, pas de doute, j’avais mérité mon salaire !
Ces quelques propos pointent un certain nombre de questions que se pose le praticien. Elles portent tout autant sur l’attitude à adopter (faut-il dire ou ne pas dire ? faire ou ne pas faire ?) que sur les décisions déjà prises (est-ce que c’était finalement justifié ? ai-je bien fait d’agir ? m’y suis-je bien pris ?).
Conformément à ce que nous propose l’anthropologie clinique de la théorie de la médiation, il nous semble important tout d’abord de préciser notre objet. Nous dissocierons clairement les constats ci-dessus de tout ce qui aurait trait à la conformité de la pratique à un usage donné, tout ce qui serait posé institutionnellement comme conforme : suis-je autorisé dans le cadre légal à procéder de telle façon ? mes choix sont-ils conformes à ma lettre de mission ? ma fiche de poste est-elle bien respectée ? Ces derniers questionnements sont légitimes mais relèvent d’un autre ordre que nous développerons plus loin.
En effet, si, dans le feu de l’action, au moment de prendre la décision, les choses sont claires pour le professionnel (une situation vécue comme assurément urgente pour l’un, une sensibilité à fleur de peau de la patiente évidente pour l’autre), on pressent bien que ces constats pourront par la suite « se discuter », qu’ils pourront, dans l’après-coup, être mis en perspective, à la lumière de l’état émotionnel du praticien, des aspects transférentiels de la relation, d’une résonance avec d’autres situations vécues. Autrement dit, si ce que vit l’orthophoniste lui semble relever d’une évidence, cette perception est construite et amène chez lui une réponse qui le sera tout autant : quelque chose échappe au praticien qui le conduira à décider de l’opportunité d’agir de telle ou telle façon, d’accorder ou non de la valeur à tel ou tel événement, propos entendu, ressenti. Dans les exemples ci-dessus, ce processus qui lui échappe le conduit à peser ses mots, à (ré)évaluer ses actes pour finalement en tirer, ou pas, de la satisfaction ; autrement dit, les situations vécues par le professionnel sont le résultat d’une certaine « mesure » des enjeux en présence.
Ces « situations qui obligent » n’ont donc rien d’obligatoires mais viennent témoigner d’une exigence que s’impose le professionnel, sans que son environnement n’ait à être mis en cause. Changeons d’univers et de référence pour citer Jacques Cormery, le héros du roman d’Albert Camus Le premier homme : alors qu’on lui explique que dans certaines circonstances, un homme doit tout se permettre et tout détruire, Jacques s’emporte et dit « Non, un homme ça s’empêche. Voilà ce que c’est un homme, ou sinon… ». Gageons que notre professionnel, celui qui « s’oblige » à certains moments, « s’empêche » aussi à d’autres, illustrant ainsi une capacité de réglementation du désir par l’homme, dimension pour nous anthropologique.
Une analyse
Selon Jean Gagnepain, cette dimension de la rationalité correspond au processus dialectique éthico-moral, dont nous pourrons rendre compte par une analyse dite axiologique. Tout homme, hors pathologie, appréhende « éthiquement » les situations auxquelles il est confronté, dans un mouvement implicite, et les réinvestit
« moralement », dans un mouvement cette fois explicite. Le processus en jeu est une recherche de réglementation du désir, une forme d’autocontrôle visant à « faire coller » la réalité qu’il construit, avec son attente en termes de satisfaction des besoins : « (…) il s’agit de mettre ses décisions en accord avec ses exigences ou ses préoccupations. Chacun cherche à faire de son mieux. En d’autres termes, chacun vise la décision la moins coupable ou la moins décevante » (Hubert Guyard). Dans la construction de cette « morale » (le résultat « performantiel » de sa double analyse), il est en prise avec trois visées désignées par Jean Gagnepain comme héroïque, casuistique et ascétique. Nous ne nous attarderons pas sur la première qui consiste à « cultiver le risque, non pas de transgresser, ni d’être inhibé, comme en pathologie, mais de friser la transgression jusqu’au vertige » (Gagnepain) mais les deux dernières vont nous permettre de clarifier ce qui se joue dans la pratique de l’orthophoniste face à des situations rencontrées, potentiellement déstabilisantes. La visée casuistique consistera ainsi à s’accorder une certaine souplesse face à la contrainte, baisser la pression face à sa « ligne de conduite », accepter une certaine mobilité des attentes en fonction du contexte : il est question ici de licence, de savoir finalement ce à quoi « on accepte de s’autoriser ». La visée ascétique, au contraire, visera à maintenir le niveau d’exigence, quitte à ce que la situation, ou ses protagonistes, aient à s’y plier : la voie à suivre est auto-prescrite et il ne s’agit pas d’y déroger. On voit ici clairement en quoi le professionnel peut osciller dans ses décisions entre les deux extrêmes que seraient le « laxisme » et la « rigidité ».
Les décisions éthiques prises par l’orthophoniste sont ainsi le résultat d’une double analyse où interviennent inévitablement un certain nombre d’automatismes propres au professionnel, en lien avec son parcours personnel, affectif, émotionnel. La mise en situation professionnelle expose, et Mireille Kerlan (2016) a raison de souligner qu’outre le quotidien de la pratique, « l’orthophoniste est également soumis à l’interpellation éthique par certaines pathologies […] appelant à des questionnements véritablement anthropologiques, telles les problématiques du début de la vie, de la vieillesse, de la fin de vie ». Citons sur ce point une professionnelle au cours d’une séance d’analyse de pratique : « J’ai décidé de ne jamais accepter de cadeau de mes patients, je trouve que cela engendre des relations faussées qui ne me conviennent pas ; j’ai été intransigeante sur ce point jusqu’aujourd’hui, où je reçois de ma jeune patiente un bijou magnifique. Elle sait que je ne les accepte pas ; je sais qu’elle va bientôt mourir. Que dois-je faire ? » Ce témoignage poignant illustre un questionnement « intime », qui sous-tend toute décision prise par le professionnel et qui n’a rien de social. Il émerge ici parce que la situation est douloureuse. La décision prise « en conscience » par notre professionnelle sera le résultat de sa propre analyse de la situation, de la valeur pressentie qu’aura sa décision aux yeux de sa patiente et à ses propres yeux.
Tout l’enjeu, et c’est ce que nous développerons progressivement au fil de cet article, est de ne pas en rester à son seul arbitrage, et à une démarche introspective conduisant toujours telle quelle la même grille de lecture. Il s’agit de permettre, au moins dans les situations délicates ou déstabilisantes, un questionnement par le professionnel de sa propre analyse. Cela passe par l’explicitation de son point de vue, des résonances qui sont les siennes, des conséquences des phénomènes transférentiels et contre-transférentiels, au sens donné à ces termes par la psychanalyse. Ce travail ne peut se satisfaire d’un « sas de décompression » (moment du café, retour en famille ou dîner entre amis…) mais suppose l’aménagement d’un cadre spécifique de mise à distance et d’expression libre des émotions ressenties. Il implique également la prise en compte par le professionnel des processus implicites et du caractère construit des situations vécues, le « pas de côté » permettant ici de les déconstruire.
Un exemple : s’autoriser une position éthique face aux pressions sociales
Au titre des situations impliquant un questionnement éthique, notons avec Mireille Kerlan que « les troubles d’apprentissage s’inscrivent pleinement dans la question de la norme sociale et interpellent sur les frontières entre le normal et le pathologique ». De fait, nos rencontres avec les professionnels montrent la récurrence d’interrogations sur ces situations et les décisions à prendre, récurrence à mettre assurément en lien avec le nombre et la constante augmentation de celles-ci. Quelle réponse apporter à ce flux croissant ? Si une partie de la réponse réside dans des aspects d’organisation sociale (comme la couverture locale en termes d’offre médicale, l’existence de réseaux de soin, le positionnement pris par le professionnel lui-même, ses choix, ses priorités, économiques, sociales), elle ne s’y réduit pas totalement et la question de la saisine de la demande, de la poursuite ou non du suivi s’inscrit également dans un cadre éthique que se donne l’orthophoniste. Ce cadre amène le professionnel à s’interroger éthiquement sur la nécessité de « jouer le jeu social ».
Un des facteurs présidant au flux de demandes porte sur une forme de réflexe de l’école (à notre avis non pertinent) conseillant aux familles un bilan par un orthophoniste pour tout enfant ressenti en difficulté scolaire, l’orientation étant alors relayée par le médecin généraliste qui participe de cet usage. Le fond du problème est alors une confusion entre la difficulté et le trouble d’apprentissage, entre les enjeux scolaires et médicaux. La manière avec laquelle l’orthophoniste va se saisir de cette question, va ou non « jouer le jeu » en acceptant la demande, s’exprimera de manière sociale. Certains d’entre eux ne se satisfont pas de cette situation et s’engagent dans des démarches d’information en amont auprès des enseignants ou des médecins, des entretiens approfondis avec le patient avant de « valider » la demande, une mesure dans la proposition de bilan… La réponse initiale de l’orthophoniste (qui préfigurera tout l’accompagnement ultérieur de l’enfant !) repose ici sur la capacité de l’orthophoniste à s’autoriser à faire rupture avec l’usage, soit, sur une décision éthique. C’est une position parfois difficile à assumer car il s’agit aussi de rompre avec l’image du recours appréciable des parents, avec son cortège de valorisation professionnelle (dans un contexte où ce n’est pas toujours le cas) et des renforcements narcissiques qui peuvent s’ensuivre.
Si l’accueil de la demande peut poser question, celle de la fin de la prise en charge peut également mettre le professionnel en situation de devoir décider. Le professionnel peut en effet parfois arriver à la conclusion que, du point de vue du service rendu, l’enfant ne relève plus d’une intervention en orthophonie. Cela ne signifie pas qu’il n’en tire aucun profit mais la meilleure indication en termes de soin se trouve ailleurs, auprès d’un psychologue, dans notre exemple, d’un médecin, des services sociaux, etc. Le patient, ses parents, les aidants, peuvent, pour de multiples raisons, peiner à y souscrire et la question est alors pour l’orthophoniste de savoir « comment s’y prendre » pour, d’une part, que la décision d’orientation soit bien comprise, d’autre part, qu’elle soit suivie d’effet. Dans ces situations, il y a souvent arbitrage par l’orthophoniste et parfois malaise pour assumer les décisions (sentiment d’ « abandonner » l’enfant ou la famille sans interlocuteur, inquiétude quant au bien-fondé de l’orientation, qualité de l’accueil par cet autre professionnel...) La question se pose différemment suivant les contextes d’exercice (maillage existant, connaissance du réseau, relations de suivi des dossiers…) et ne peut faire l’objet d’aucune généralité. Pour autant, il doit être clair que ce type d’arbitrage survient régulièrement dans la carrière d’un orthophoniste : le nier revient de notre point de vue à méconnaître les véritables interrogations des professionnels ou, plus pervers, à souhaiter qu’il n’y en ait pas sur ce terrain-là. Ce serait alors nier cette dimension éthique de l’exercice au nom d’une difficulté à la codifier, et pour cause, elle n’a rien à voir avec le social.
« Il leur faudrait un traducteur ! ». Prendre appui sur l’analyse sociologique
Au quotidien…
Des fois, on a du mal à se positionner : « est-ce que je vais trop loin ? Est-ce que là je fais pas de la psychothérapie sauvage ? » mais je crois pas. Peut-être que je fais pas que de l’orthophonie, mais c’est pas grave. (cité par Carole Sautel, 2012)
La réunion d’équipe éducative a été particulièrement difficile. Difficile de s’exprimer, difficile de faire entendre mon point de vue, difficile de répondre aux attaques de l’enseignant qui prétendait que j’étais du côté des parents… J’étais un peu la cinquième roue du carrosse.
De toute façon, elle me trouve trop jeune pour faire le métier, me dit qu’autrefois les soignants étaient plus fiables, que si seulement son phoniatre était encore là, les choses se passeraient différemment : ils savaient donner les consignes aux orthophonistes…
Suite au bilan, mon entretien a été réellement orageux. C’est peut-être une histoire de culture mais ils ne voyaient pas en quoi le trouble de leur ado était inquiétant. L’éducateur social qui les accompagnait n’en croyait pas ses oreilles.
Les réunions de réseau sont intéressantes mais entre le kiné et le psycho, c’est parfois un vrai dialogue de sourd. Pas un ne fait d’effort pour se faire comprendre. Il leur faudrait un traducteur !
Ces quelques citations nous amènent ici sur un autre terrain, celui du positionnement, particulièrement sensible dans l’exercice des professionnels. Au cours de nos rencontres, les orthophonistes expriment souvent le sentiment d’un trop peu de place ou de crédit laissé au professionnel. On retrouve dans les citations un professionnel tour à tour considéré comme trop jeune, aux usages contestables, parlant d’une place mal définie, trop « du côté des parents » ou « du côté » des psychologues. De fait, lorsque la parole est libérée, les orthophonistes disent souffrir d’une représentation erronée de leur corporation ou d’un manque de crédit professionnel. Nombre d’entre eux se sentent remis en cause dans leur identité ou leur compétence, que ce soit par le patient, les aidants ou d’autres professionnels, d’autres partenaires. Certains se plaignent par ailleurs d’être mis sur un piédestal, en place pour répondre à toutes les questions et sollicitations.
Très souvent, cette question de la difficulté autour des échanges, dimension sensible du métier, est abordée comme extérieure à celui-ci, liée à des conditions d’exercice plutôt qu’à l’exercice lui-même. Or les contextes n’expliquent pas tout : il est difficile de concevoir toute contractualisation, qu’il s’agisse du patient ou d’autres partenaires, sans qu’une réflexion a minima sur la manière de s’aborder soit mise en œuvre ; impossible d’envisager une mise en accord sur un tableau clinique sans se positionner clairement dans la relation, tenter de mieux se comprendre, accepter une traduction en lieu et place de la transmission habituelle entre pairs.
Quand l’orthophoniste est mis à mal dans un cadre de travail qu’il tente d’instaurer, bousculé dans son identité professionnelle (qu’il s’agisse de rejet ou de trop grande proximité) ou mis en cause sur sa compétence professionnelle, c’est bien la capacité à faire du lien (trouver sa place et laisser la place) et à être utile socialement (assumer sa compétence toute en respectant celle de son partenaire) qui est en jeu. Ce sont souvent les situations difficiles qui viennent révéler ces processus invisibles : sentiments d’intrusion (territoire), pressions temporelles et d’urgence (temps), difficultés de délégation ou attitudes de disqualification (rôle).
Une analyse
De la même manière que nous avons posé précédemment l’existence de la dialectique éthico-morale, Jean Gagnepain parlera dans le cas présent d’un processus ethnico-politique, processus dont nous pourrons rendre compte par une analyse dite sociologique. Tout homme, hors pathologie, appréhende « ethniquement » les situations auxquelles il est confronté, dans un mouvement implicite, et les réinvestit « politiquement », dans un mouvement cette fois explicite. Il s’agit anthropologiquement d’appréhender socialement les situations, processus qui se joue à l’insu de la personne et permet la construction d’une réalité sociale à partir de laquelle elle raisonne. Ce processus vise une recherche d’adéquation, une tentative de concilier sa propre place sociale (fondée sur son identité et sa compétence) et l’existence d’autrui qui vient la mettre à l’épreuve. Il s’agit dans le même temps de construire du même (faire équipe, réseau…) tout en assumant, face à d’autres groupes, de « ne pas en être », de concilier convergence et divergence. L’état des relations dont nous parlons ne peut être figé, positivé car ces dernières sont construites : la réalité, au-delà du sentiment qu’elle donne d’exister, n’est qu’une mise en rapport, donc une abstraction, entre un monde singulier et le monde d’autrui. La réalité telle qu’elle est vécue ne se situe ni dans le premier, ni dans le second, mais dans la contradiction entre les deux et le dépassement de cette contradiction.
Cette analyse fait jouer systématiquement des automatismes propres au professionnel. Chacun parle à partir de ses propres repères : le fruit de son imprégnation parentale (Jean-Claude Quentel parle de « l’enfant qui est en nous », 1997), son parcours social en termes d’appartenances et de compétences (toutes deux multiples), son point de vue professionnel issu de ses formations initiales et continues, etc. Le point de vue catégoriel s’exprimera pour les orthophonistes dans des termes différents suivant qu’ils évoluent seuls, en cabinet, ou dans des structures de soins, dispositifs transversaux par essence pluridisciplinaire. Néanmoins, il portera dans tous les cas sur des transactions, des négociations, des traductions. L’analyse des pratiques, visant l’éclaircissement pour les intéressés de ce processus implicite, vient révéler en quoi cette construction repose sur, d’une part, des enjeux de positionnement (le partenaire pris dans sa complexité ou réduit à l’une de ses appartenances) et, d’autre part, la mise en jeu des trois visées du contrat proposée par Jean Gagnepain : visée anallactique (démarche visant à faire primer la singularité de son point de vue sur celui d’autrui : chercher à convaincre ses interlocuteurs que son point de vue est le bon, à figer de manière conservatrice la situation dans l’acception qui est la sienne), visée synallactique (démarche visant à accepter de prendre en compte la position de l’autre pour dialectiquement transformer la sienne, c’est-à-dire produire une nouvelle position) et visée chorale (démarche où l’être-ensemble se célèbre lui-même).
Un exemple : la mise en place des partenariats
Nous prendrons la notion de partenariat dans le sens que lui donne la théorie de la médiation, développée en particulier par Jean-Yves Dartiguenave (2008) et Jean-Michel Le Bot (2010), sociologues. Elle désigne la mise en œuvre d’alliance avec autrui, permise par cette capacité de « socialité » anthropologique que nous désignons sous le terme de Personne. Le partenariat consiste ici en la création d’une entité ethnique autonome. Concrètement, dans un collectif donné, elle suppose un intérêt partagé entre deux personnes, celles-ci s’accordant mutuellement une place, et la fondation d’un nouveau « groupe » qui permet alors de différencier, sur un sujet donné, ceux qui « en sont » et ceux qui « n’en sont pas ». En réunion pluridisciplinaire, l’orthophoniste et l’enseignant restent par exemple en aparté sur des questions de lecture, montrant alors leur complémentarité possible sur la question mais excluant du débat le travailleur social ou le médecin dont ce n’est pas la préoccupation. Cette manière de nous saisir de la question nous permet de rompre avec la proposition habituellement faite aux orthophonistes de dissocier les questions d’alliance thérapeutique (qui lient le soignant à son patient) à celles du partenariat professionnel (qui les lient à leurs confrères ou à d’autres intervenants au service du patient…). Pour nous, elles relèvent du même processus social supposant d’assumer une identité, en l’occurrence professionnelle, et d’engager une contractualisation avec le partenaire sur la base de ses propres appartenances. Qu’il s’agisse ici du patient ou de tout autre professionnel ne change rien à l’affaire, l’enjeu est de parvenir à construire une nouvelle entité commune à partir de deux représentations sociales différentes. Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon (titre d’un roman de Jean-Paul Dubois, 2019) et cela s’atteste entres autre choses par la langue, dimension sociale du langage, qu’ils utilisent. C’est bien le traitement de ce malentendu inaugural qui se joue ici, dans la relation entre le soignant et son patient comme dans celle qui met en présence des professionnels « de cultures différentes ».
Dans le cas de l’alliance thérapeutique, il s’agit pour le professionnel de quitter le pouvoir des mots, et le pouvoir tout court, pour redonner une place au savoir du patient. Ainsi que le rappelle Denise Jodelet (2013) on peut situer le début de l’épidémie du SIDA aux états-Unis comme un moment clé dans l’avènement de cette recherche de la culture commune patient/soignant. De fait, si les spécialistes d’alors, en charge de trouver des réponses à ce fléau, disposaient de connaissances scientifiques sur de nouvelles molécules et étaient en mesure de les convertir en dispositifs thérapeutiques, ils méconnaissaient pour autant les effets dévastateurs de ces traitements sur le corps des patients, pour la simple raison qu’ils n’avaient jamais pu être observés. Ce contexte les a conduits à s’inscrire dans des projets de soin partagés, chacun s’appuyant sur le savoir, la culture de l’autre, le médecin maintenant sa compétence disciplinaire, le patient disposant d’espace pour faire part de sa connaissance, intime, personnelle, de ce que la maladie faisait pour lui. Cette nouvelle manière de vivre l’accompagnement, forme de préalable aux démarches relevant de l’éducation Thérapeutique du Patient, vise, une fois le partenariat établi, la mise en place d’une collaboration entre les deux parties. Cette question soulève bien évidemment celle du positionnement des uns et des autres, dont le choix des mots peut devenir l’enjeu, dimension relationnelle bien repérée par les orthophonistes dans l’exercice quotidien de leur métier.
La question se pose dans les mêmes termes pour la question, très prégnante dans l’exercice des orthophonistes travaillant auprès des enfants, de la participation aux réunions d’équipes éducatives dans les écoles, pilotées par leurs directeurs et directrices, ou réunions d’équipes de suisi de scolarisation, sous la responsabilité des enseignants référents de la Maison Départemantale des Personnes Handicapées. Dans les deux cas, ces rencontres institutionnelles peuvent être source de tension pour les orthophonistes, preuve d’un partenariat difficile à mettre en place entre professionnels. A noter que ce contexte est d’autant plus exigeant que l’enfant se construit en s’appuyant sur l’adulte et que s’il est sensible à la cohérence des places de chacun, et à leur complémentarité, il le sera également à celle de leurs actes. Autrement dit, le partenariat s’impose mais la collaboration est souvent également nécessaire. Il convient pour cela de prendre acte que tous les participants (l’orthophoniste, le parent, le directeur d’école, le psychologue…) ne parlent pas la même langue : ce qui est dit en réunion révèle des appartenances auxquelles l’orthophoniste doit être sensible : l’utilisation d’un certain vocabulaire (le vernaculaire) mais également l’acception sociale qui y est rattachée (la doxa). Il lui incombe de manier une langue accessible, de sortir d’un jargon compatible avec les pairs pour, via la traduction, « se faire accepter et comprendre » par « celui qui n’en est pas ». Dans le même temps, il s’agit de doser avec finesse tout ce que la langue porte en termes d’affirmation du point de vue et d’ouverture à l’autre, en bref, de négociation. Pour l’orthophoniste, comme auprès du patient, l’enjeu y est donc d’assumer son identité, sa place et sa compétence tout en ayant à cœur de préserver celles de l’autre, de les reconnaître (sur un plan sociologique), voire, suivant les contextes, de les valoriser (sur un plan axiologique). Tout le talent des acteurs consistera à engager la transaction, sans réduire l’interlocuteur à une de ses appartenances (le jeune psychologue n’est pas que jeune, n’est pas que masculin, n’est pas que psychologue) mais en l’appréhendant en tant qu’ « homme pluriel » pour reprendre l’expression de Bernard Lahire (1998). Il consiste également à prendre appui sur les compétences de l’autre, en acceptant parfois de dépasser les « fiches de postes », de « bricoler », détourner la conversation, aller sur d’autres terrains que ceux attendus, surprendre. La création de partenariats, toujours singuliers, démontre que les relations sociales ne sont pas données aux différents acteurs mais « s’établissent », se construisent, s’élaborent de manière abstraite avant d’être réinvestis dans la réalité d’une manière singulière pour chacun. Partant du malentendu, la relation s’instaure et vise, par la communication, l’établissement d’un terrain « suffisamment commun ». Sans être seul maître à bord, mais soucieux de créer un cadre de travail optimal, le professionnel est à la manœuvre dans cette négociation des places (alliance thérapeutique, partenariats professionnels) et des missions (projet partagé, collaboration pluridisciplinaire) qui fondent les modalités du lien social, dans des situations instituées par les statuts et les rôles de chacun.
« Je ne trouve pas la clé… » ou l’analyse glossologique
Au quotidien…
Le boulot est tellement compliqué, la place du relationnel tellement prenante au quotidien qu’on en vient parfois à souhaiter une belle pathologie, bien mécanique, avec une rééducation bien carrée à suivre.
C’est bien beau de parler de complexité, mais un moment donné, il faut bien savoir ce qu’on soigne…
Cette dame, je n’y comprends pas grand-chose, comment dire… je ne trouve pas la clé pour le dire…
Difficile pour un professionnel de s’engager dans une situation professionnelle, au sens sociologique, ou d’y viser une quelconque satisfaction, au sens axiologique, s’il n’en n’a pas une représentation relativement claire : il s’agit ici de penser, conceptualiser, mettre finalement du sens sur sa pratique. Si ce besoin émerge de manière diffuse dans les groupes d’analyse de pratique, il est néanmoins moins présent que tout ce qui a trait à la sphère relationnelle. On pourrait penser que le professionnel est plus à l’aise sur ce plan, qu’il trouve plus facilement les réponses à ses questionnements, du fait d’une formation initiale et continue efficaces. Nous serons un peu moins optimistes sur la question en privilégiant une autre hypothèse, dans une formulation que nous emprunterons à Lacan : peut-être, à l’instar de nombre de professionnels, l’orthophoniste « comprend-il trop vite » et s’épargne-t-il ainsi trop de déstabilisations théoriques ? Mireille Kerlan (2016, p. 5) écrit : « Dans la pratique quotidienne des orthophonistes, le questionnement est permanent. Il ne s’agit pas d’un questionnement confronté à du non-savoir, mais plutôt d’une mise en question, d’une problématisation de la démarche orthophonique ». Elle développe ensuite plusieurs axes visés par ce questionnement : scientifique et cognitif, psycho-social, éducatif, déontologique et éthique. Sur le premier axe, scientifique et cognitif, elle précise que « l’orthophoniste dispose des savoirs acquis lors de sa formation et réactualisés par la formation continue, qu’il met au service du patient et que parfois il explique au patient ». Si nous sommes totalement en accord sur cette nécessité du questionnement proposé par Mireille Kerlan, qu’elle déroule avec rigueur et humanité tout au fil de son ouvrage, il nous semble néanmoins utile d’approfondir cette question de la représentation, au sens cognitif, qui apparaît souvent, pour le professionnel, comme allant « de soi », existant « en soi » et, finalement, ne nécessitant pas le même réaménagement dans la pratique que les dimensions sociale et éthique de l’exercice. Autrement dit, il nous apparaît nécessaire pour l’orthophoniste, dans un environnement contemporain assez péremptoire, de questionner le regard qu’il porte sur l’expérience vécue. Une telle démarche est tout autant au service du patient que du professionnel lui-même : tenir compte d’observations cliniques « qui ne confortent pas » son modèle théorique, travailler en amont à ce que de telles « surprises » soient acceptables, augmente les compétences du praticien en termes d’analyse et, donc, d’hypothèses diagnostiques. Or, le diagnostic est le lieu où le professionnel s’efforce de concilier ses observations avec des mots pour le formuler et nous introduit ici à une forme d’analyse différente des précédentes.
Nous avons vu sur le plan axiologique qu’il est impossible de réaménager sa grille de lecture éthique, sans accepter le caractère unique, « subjectif » diront les psychanalystes, de « la vérité » de chacun. Nous avons également pu comprendre qu’un réaménagement du positionnement social n’est possible qu’à condition de souscrire à la négociation avec autrui. Nous poserons de la même manière qu’une pensée se fonde sur la capacité de réaménager sa mise en ordre cognitive du monde, à la lumière d’autres logiques. Cela ne va pas de soi, et pas plus pour le professionnel que pour le patient ainsi qu’en témoigne Christine Le Gac (2013), dans la présentation de sa thèse de doctorat portant sur l’aphasie :
« (…) notre expérience professionnelle nous confronte au paradoxe suivant : il est toujours plus facile pour nous d’expliquer la particularité du trouble aphasique (ou autre) dont souffre tel ou tel patient cérébrolésé, à des personnes non initiées disciplinairement (c’est-à-dire non impliquées par leur métier dans la prise en charge du patient), qu’à des professionnels (neurologues, internes, neuropsychologues, infirmières, voire même orthophonistes, etc.). En effet ces derniers en général ont déjà leur propre idée sur la question, leur propre savoir, et il leur est parfois difficile de comprendre qu’un patient souffrant d’un « manque du mot » par exemple n’est pas aphasique. En contrepartie, les aidants – pour employer un terme à la mode – pourront être plus accessibles aux explications mettant en avant – entre autres – le fait que leur proche, présentant un trouble aphasique, ne présente pas de problème de mémoire, même s’il semble avoir « oublié » le nom de sa femme par exemple. Quand on met des mots, une explication sur leur vécu, ils comprennent, et sont aussi rassurés. Cette compréhension de la particularité de l’aphasie est bien distincte des répercussions sociales et émotionnelles que celle-ci aura sur le vécu du patient et de son entourage, précisons-le. Mais déjà, ne pas confondre le trouble aphasique avec un problème de mémoire (et donc entendre que la « rééducation » ne sera pas un réapprentissage) est un préalable important ».
Cette citation nous invite à prendre acte des résistances à l’œuvre dans nos raisonnements, résistances qui peuvent porter sur des enjeux sociaux ou éthiques, mais également porter comme ici, dans la définition du trouble, sur une appréhension conceptuelle de la situation.
Une analyse
Ce processus de conceptualisation consiste en une double analyse qualifiée par Jean Gagnepain de grammatico-rhétorique, où tout homme, hors pathologie, appréhende grammaticalement son expérience, dans un mouvement implicite, et le réinvestit rhétoriquement, dans un mouvement cette fois explicite. C’est l’analyse dite glossologique qui nous permettra de rendre compte de cette construction conceptuelle des situations, attestation d’une dimension de la rationalité strictement indépendante des enjeux sociaux et éthiques. Dans notre réflexion sur la pratique professionnelle, le « dire », dimension du langage spécifiquement glossologique, vient alors côtoyer le « discours », dimension axiologique, et la « langue », dimension sociologique. Par ce « dire », l’homme tente de formuler de la façon la plus précise et la plus complète l’expérience humaine à laquelle il est confronté, formulation qui, toujours, résiste, « ne colle pas », contraint de composer avec la principale caractéristique du Signe : son « impropriété ».
La dialectique grammatico-rhétorique, par son caractère abstrait, ne permet pas l’établissement d’un rapport naturel entre un fait vécu et la formulation que l’on peut en avoir : ce qui est à l’œuvre reste une recherche d’adéquation impossible, la « clé pour le dire » est toujours à chercher. Elle ne se situe ni dans le monde de l’expérience, ni dans celui des mots mais dans la contradiction entre les deux et le dépassement de cette contradiction. Dans son ouvrage Une lecture de Jean Gagnepain, Jean-Yves Urien (2017) nous permet de mieux comprendre cette articulation entre l’expérience et sa formulation en l’exprimant ainsi : « ce « rapport » [entre la formulation grammaticale et l’expérience humaine] est une confrontation, en ce que la conjoncture résiste à l’essai d’intelligibilité créé par le signe, jusqu’à produire un effet relatif de « propriété », c’est-à-dire de « congruence » (ou de moindre incongruité) ».
Cette recherche de la formulation adéquate de l’expérience peut échouer dans la pathologie, ce qui est le cas par exemple chez le malade aphasique, et constitue alors l’objet d’étude de l’orthophoniste. Ce qui fait toute la richesse du rapport de l’orthophoniste au langage, c’est qu’il ne peut faire l’économie, dans le même temps, d’une réflexion sur ses propres formulations, sa propre « réalité conceptuelle construite ». Nous pensons que le professionnel gagne en permanence à interroger ses interprétations des tableaux cliniques, à questionner ses modes de formulations, les concepts ou les articulations logiques sous-jacents. C’est de cette analyse qu’émergent de nouvelles hypothèses propres à construire de nouvelles théories. Pour cela, il appartient à chaque professionnel de se saisir (ou de créer) des espaces facilitant cette mise à l’épreuve conceptuelle, ce « penser contre soi ». Mieux connaître les processus et mieux comprendre les enjeux glossologiques permet ainsi pour l’orthophonique d’éclairer à la fois sa pratique et certains de ses diagnostics.
Un exemple : appréhender la complexité des tableaux cliniques
Dans cet effort de formulation, l’homme est en prise, selon Jean Gagnepain, avec trois visées rhétoriques dont il convient de tenir compte dans toute démarche de questionnement professionnel : la visée poétique, la visée mythique et la visée scientifique. Nous ne nous attarderons pas sur la première, où le signe se prend pour objet, tout comme le lien social se célébrait dans la visée politique chorale, mais les deux autres visées peuvent nous être utiles pour mieux comprendre les enjeux dans le dire de l’orthophoniste.
Dans cette « recherche de transparence des mots à l’égard de la réalité qu’ils sont supposés dire », la visée mythique « consiste à agir sur les choses pour les rendre telles, ou les faire apparaître telles, qu’elles se conforment à ce qu’en disent les mots que nous employons pour les exprimer », tandis que la visée scientifique « cherche à être aussi transparente que possible à la réalité que nous avons cru bon d’observer et que nous souhaitons faire apparaître au niveau même de la formulation » (Jean Gagnepain,1994, p. 87). Il est à noter enfin, avant de tenter d’illustrer ces propositions théoriques, que « ces deux attitudes, parfaitement contradictoires, sont constantes dans toute pensée explicite, c’est-à-dire dans toute rhétorique » (id).
Nous avons, au fil de l’article, proposé anthropologiquement l’hypothèse de l’existence de trois processus dialectiques différents chez l’homme, s’attachant à trois types de rationalités dissociables par la pathologie. Si l’on souscrit à ce modèle, tout fait humain peut donc être déconstruit sur au moins trois plans différents (le modèle de Jean Gagnepain propose en fait un quatrième plan, celui de l’outil, que nous n’aborderons pas dans le cadre de cet article mais qui aurait toute sa place dans notre réflexion sur la pratique de l’orthophoniste). C’est ainsi que nous avons déconstruit progressivement la pratique de l’orthophoniste (en dissociant les capacités à se questionner éthiquement sur les situations, s’y positionner socialement, conceptualiser ce qui s’y joue). Dans sa pratique, l’orthophoniste est constamment en prise avec des difficultés langagières d’ordres différents : chez l’enfant, par exemple, une inhibition, un trouble pragmatique, une dysphasie. Peut-on parler de manière générique de « troubles du langage » dès lors qu’on ne parle pas, scientifiquement s’entend, du même langage ? Peut-on d’ailleurs, et nous renvoyons vers les écrits de Jean-Claude Quentel, mettre sur le même plan les troubles du langage (la dysphasie en l’occurrence) qui portent sur la capacité de grammaticalité et les troubles dans le langage (la pragmatique, l’inhibition) qui peuvent ne s’avérer qu’être les révélateurs de troubles de la communication ou du comportement... On voit ici concrètement à l’œuvre, dans cette tentative de formulation au plus près de la réalité observée, un travail de désignation qui n’est pas aisé, qui appelle des raisonnements clairs sur le plan conceptuel et relève, à ce titre, d’une véritable exigence scientifique.
Rendre compte par les mots de la complexité d’un tableau clinique suppose également d’être au clair sur l’articulation entre les différentes dimensions qui le composent : tout en tenant un discours pluridisciplinaire, donnant le sentiment d’une prise en compte de dimensions différentes de ce qui amène un patient, il est tentant d’occulter cette complexité, en hiérarchisant tout simplement les observables. Quelle que soit l’expérience clinique de ce dont on souhaite rendre compte, c’est l’articulation logique supposée des faits, la formulation de leurs liens, qui construira la réalité de ce que l’on observe et ce à partir de quoi le professionnel travaillera. Lorsque par exemple, et certaines théories neuroscientifiques contemporaines en témoignent, les aspects sociaux ou éthiques ne peuvent être posés que comme « logiquement consécutifs », subordonnés ou périphériques à des aspects plus déterminants, notamment cognitifs, cela ne peut que se traduire par un certain type de traitement, qui occultera à son tour les dimensions absentes du diagnostic. Si les aspects instrumentaux sont au-devant du tableau, il n’y aura pas lieu d’envisager autre chose qu’une « rééducation », dont on présumera des effets positifs sur les plans incidents. Il est à noter que cet abord exclusif, de notre point de vue relevant d’une pensée mythique puisque invalidée expérimentalement dans le cadre de la clinique, n’est pas le seul fait des neurosciences : les psychanalystes ont en leur temps tout expliqué par le désir ou la relation à la mère, certains politiques ayant fait des classes sociales l’alpha et l’oméga de toutes les questions éducatives. Les dimensions cognitives, sociales et désirantes sont de notre point de vue présentes dans tous les faits humains, ce qui importe est de tenter la meilleure compréhension des situations, sans « se payer de mots », en s’assurant que la clinique n’invalide pas l’explication retenue, en se donnant les moyens pour ce faire.
Perspectives
L’analyse qui précède nous a permis de déconstruire la pratique de l’orthophoniste en nous appuyant sur trois des quatre analyses auxquelles celui-ci se livre selon le modèle de la théorie de la médiation. Qu’il s’agisse de l’éthique, du positionnement social ou de la conceptualisation de son expérience, ce sont des processus dialectiques, faits à la fois d’abstraction de l’environnement (instance) et de réinvestissement de celui-ci (performance), qui contribuent à l’élaboration d’une réalité professionnelle. Si cette analyse nous ouvre à une meilleure appréhension de l’exercice, pris dans sa complexité, il nous permet dans le même temps de tenter une définition de ce qui pourrait constituer un travail réflexif sur celui-ci. Posons qu’il s’agit tout d’abord pour le professionnel, par la verbalisation, la description, le ressenti des situations, de prendre une certaine distance, non pas avec une réalité posée comme « existant en soi » mais avec cette construction à laquelle chacun a procédé. Dans un cadre protégé où il s’agit de pouvoir « penser contre soi », chaque professionnel, étayé par la compréhension des processus à l’œuvre, pourra s’attacher à formuler la singularité de sa construction, la soumettre aux observations et questionnements d’un groupe de pairs et en favoriser la critique sur les différents plans envisagés précédemment. Mais ce questionnement sur soi ne doit pas conduire le professionnel dans un doute perpétuel, un positionnement toujours discutable ou une indécision chronique sauf à ne plus trouver de sens à son action et, qui plus est, déstabiliser ses interlocuteurs. Il convient donc, dans un premier temps, de préserver un « socle » à partir duquel l’orthophoniste parle, conçoit, agit et juge. Il faut donc qu’il dispose de suffisamment d’éthique pour se confronter à des situations déstabilisantes, suffisamment d’assise sociale pour nouer des alliances et rendre des services, suffisamment de corpus théorique pour pouvoir le confronter à des logiques différentes. En outre, dans un second temps, il convient que ce « socle » puisse être mis en branle pour permettre l’élaboration d’un nouveau point de vue théorique, social et éthique sur la pratique.
Alimenté par des scientifiques, des chercheurs, des praticiens issus de domaines différents (médecine, linguistique, psychanalyse, sociologie, art, etc.), le modèle anthropologique de la théorie de la médiation a le mérite d’imposer, dans une rencontre qui n’exclut pas le plaisir du partage, la nécessité d’un positionnement clair et l’ouverture à la traduction, y compris à l’intérieur du modèle. Mais l’intérêt pour un tel modèle n’implique pas pour autant de rentrer dans les ordres (un des « commandements » de Jean Gagnepain reste l’indiscipline !) ; au contraire, en posant l’existence de plusieurs plans d’analyse, il ouvre à d’autres points de vue, d’autres univers, d’autres manières de faire des liens. C’est fort de ce caractère d’ouverture que nous souhaitons solliciter un autre modèle pour répondre à cette question du « socle », qui rejoint celle de la convergence et de la divergence dans notre modèle.
Le modèle proposé par René Kaës (1979), psychanalyste systémicien, sous le nom d’analyse transitionnelle nous apparaît en effet donner des pistes très utiles dans une nouvelle conception de l’analyse de pratique. Dans la foulée de Winnicott (1971), il définit en effet la crise comme le passage d’un équilibre à un autre et, surtout, dans la continuité conceptuelle de Winnicott, associe la perte d’équilibre à la créativité : « L’homme se spécifie par la crise et par sa précaire et infinie résolution. Il ne vit que par la création de dispositifs anti-crise, eux-mêmes porteurs de crises ultérieures. C’est par la crise que l’homme se crée homme, et son histoire transite entre crise et résolution, entre ruptures et sutures. Entre ces limites, un espace de possible création, de dépassement et de jeu : ce que D.W. Winicott a appelé l’espace transitionnel. » Il nous semblerait intéressant, dans la perspective de renouveler l’analyse de pratique pour l’orthophoniste, de nous saisir de ce concept de « mise en crise » des équilibres que nous propose René Kaës, de nous les approprier en les appliquant aux différents plans proposés par la théorie de la médiation pour, dans un cadre régulé, permettre un réaménagement créatif des regards théoriques, éthiques et sociaux (positionnement et contribution) du professionnel sur sa pratique. La question est ici de trouver des moyens favorisant l’ouverture sur de « l’autre » ou de « l’autrement », alternative qui ne serait vécue ni comme unique ni comme menaçante, mais plutôt comme l’opportunité de repenser, repositionner, revaloriser une réalité que l’on a peut-être professionnellement, « construite trop vite ». L’enjeu est suffisamment de taille pour mobiliser autour de lui plus d’une culture, dans l’esprit d’ouverture et de rigueur que nous ont légué Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud.
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