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Laurence Beaud

Maître de conférences en Sciences du langage, LiRIS EA 7481, université Rennes 2. laurence.beaud chez univ-rennes2.fr

Le patrimoine linguistique ou la transmission empêchée. À propos de : Gaëlle Violo, Transmettre la langue bretonne. Regard d’une ethnologue (2017)

Résumé / Abstract

Un article paru dans le précédent numéro de Tétralogiques [1] m’a incitée à lire un livre écrit par Gaëlle Violo (2017) qui était cité en référence. Issu de sa thèse de doctorat en ethnologie, il traite de la transmission intergénérationnelle et familiale du breton parlé principalement en Basse-Bretagne. Elle est mise en regard, sous forme de vignettes, avec celle de la langue française (le fransaskois) parlée dans la province ouest-canadienne du Saskatchewan, dont le contexte sociolinguistique minoritaire est similaire. Ni linguiste ni bretonnante, l’auteure fonde son travail sur l’analyse des trajectoires biographiques d’informateurs interviewés. J’en ferai ici surtout le point de départ d’une analyse sociolinguistique et médiationniste, analyse qui prolonge celles du numéro précédent (avec un exemple de patrimonialisation portant sur un contenu langagier) et ne s’avère pas totalement étrangère non plus au numéro actuel.


Parler de patrimoine linguistique c’est d’abord dissocier le langage (sa grammaticalité) de la langue et se situer dans le cadre explicatif d’une sociologie qui constitue cette dernière en lieu d’observation (ou contenu) parmi d’autres des liens et des responsabilités entre légateurs et héritiers. Ainsi et comme tout autre « bien » et usage non verbal, les langues se patrimonialisent au sens, médiationniste, où nous en sommes tributaires puisqu’elles sont un héritage que nous devons à nos prédécesseurs et en même temps responsables car objet d’une appropriation (Jean Gagnepain, DVD II, p. 150) [2]. Nous sommes donc à la fois débiteurs et auteurs dans ce processus historique de récapitulation et d’origination (Pierre-Yves Balut, 1983) qui ne va pas de soi. Comme il n’y a pas une langue française, occitane, bretonne... mais des langues, il n’y a pas un mais des patrimoines. Nos multiples appartenances et la division du savoir linguistique instituent une diversité patrimoniale qu’il est bien difficile d’appréhender. Quel patrimoine linguistique et pour qui, sachant que ce qui est transmis, ainsi que la façon de transmettre, n’est jamais tout à fait ce qui a été transmis ?

1 Les langues comme « biens communs » ? Des institutions politiques aux interlocuteurs

L’approche patrimoniale d’une langue permet de rappeler que celle-ci n’est pas uniquement une façon de parler, caractéristique d’appartenances sociologiquement significatives, mais qu’elle constitue aussi un capital, signe de richesse et d’autorité (c’est-à-dire de pouvoir), comme l’ont souligné Pierre Bourdieu [3] ou John Gumperz : « le capital communicatif fait partie intégrante du capital symbolique et social de l’individu, cette forme de capital étant, dans notre société, tout aussi essentiel que l’était autrefois la possession des biens matériels » [4].

Le patrimoine culturel immatériel comprend selon l’UNESCO [5] les traditions ou les expressions vivantes héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants. L’organisation semble reconnaître le rôle essentiel des langues dans l’expression et la transmission d’une génération à l’autre d’un patrimoine immatériel. La langue est ainsi appréhendée à la fois comme un des contenus patrimoniaux et comme un moyen (ou « vecteur ») de transmettre « des connaissances, des valeurs culturelles et sociales et une mémoire collective ». Dans le premier cas, les déclarations et les diverses conventions appellent les États membres à prendre les mesures appropriées pour « sauvegarder le patrimoine linguistique de l’humanité » et encourager la diversité linguistique à tous les niveaux. La différence des langues façonne la culture et la « mort » de l’une d’elles se traduit par la perte de traditions. Il s’agit alors d’assurer la viabilité et la vitalité de ce patrimoine par tous les moyens.

À l’échelle de la France, le français, seule langue officielle, et « les langues de France » sont considérées comme des biens communs, font partie du patrimoine culturel national voire de l’humanité en tant que « biens publics globaux ». L’article 75-1 de la constitution française l’a acté sous la pression notamment de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires promulguée en 1999 par le Conseil de l’Europe que la France a signée en 1999 sans l’avoir ratifiée car non conforme au principe d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi et d’unicité nationale. L’objectif de la Charte, qui est de sauvegarder et promouvoir le plurilinguisme, s’inscrit d’ailleurs « dans le cadre de la souveraineté nationale et de l’intégrité territoriale ». Son objet n’est donc pas de conférer des droits imprescriptibles aux locuteurs dont les revendications vont souvent à l’encontre de la politique étatique. Ce qui n’a pas empêché le Conseil Régional de Bretagne de reconnaître en 2004 le breton et le gallo (langue romane de Haute-Bretagne) comme « langues officielles » de la Bretagne au côté du français. De façon schématique, le débat oppose toujours les tenants de l’universalisme (garant de l’unité et du nationalisme d’État, qui fait qu’une langue n’est pas la propriété d’une région et que ses locuteurs en sont les usufruitiers) et du particularisme (où diversité, multiculturalisme, droits des minorités, droits linguistiques sont les mots clés).

Quelles sont plus précisément les « langues de France » ? Parmi elles, les langues régionales bénéficient d’un intérêt particulier (inégal toutefois selon les langues) dans une politique de territorialisation de la diversité linguistique. Les langues concernées sont celles pratiquées traditionnellement (i.e depuis longtemps) sur un territoire d’un État par un groupe numériquement inférieur au reste de la population et qui sont différentes de la (les) langue(s) officielle(s) de cet État. Les dialectes de la (les) langue(s) officielle(s) de l’État et les langues des migrants sont donc exclus. Le rapport de Bernard Cerquiglini (1999) pointe les difficultés qu’entraîne cette partition : le droit du sol fait que dès la seconde génération, les enfants nés de l’immigration sont citoyens français et beaucoup conservent, à côté du français, la pratique linguistique de leur famille. D’un autre côté, que faire des langues « non-territoriales » (comme le yiddish, le romani, l’arménien occidental, l’arabe dialectal ou le berbère...) qui ne peuvent être rattachées à une aire géographique particulière ? Aucune langue n’a de territoire propre et en appeler à la zone géographique dont elle est issue est tout aussi intenable puisque toutes les langues ont une origine étrangère. Le critère principal d’inclusion est d’ordre statistique : une langue est celle qui, à un moment donné, connaît le plus de locuteurs. Son statut éducatif est un autre critère : sont exclues du patrimoine linguistique de France les langues régulièrement enseignées comme langues étrangères (ex : le portugais, le chinois, la LSF).

Dans son livre, Gaëlle Violo se concentre justement dans une première partie sur l’enseignement qui constitue un enjeu important puisque la transmission des langues régionales ne s’effectuerait presque plus dans le milieu familial. Différentes enquêtes indiquent en effet une rupture intergénérationnelle particulièrement fréquente pour le breton, le franco-provençal, le flamand qui « 9 fois sur dix ont cessé d’être utilisés habituellement avec la génération suivante » [6]. L’auteure entérine cette observation : la transmission familiale du breton n’a cessé de diminuer depuis les années 1950 et n’est plus majoritaire (selon un sondage de 2007). C’est le cas également de l’occitan d’après une étude de Laetitia Morin (2017). Le cas de la Basse-Bretagne est particulier car coexistent en fait des locuteurs âgés (grands-parents, arrière-grands-parents) pour lesquels le breton, ou plutôt l’une ou l’autre de ses variantes (le trégorrois, le léonard, le cornouaillais et le vannetais) est la langue première ; des néo-bretonnants l’ayant appris comme langue seconde ainsi que des « non-locuteurs ». Les deux premiers groupes représenteraient 182 000 bretonnants. Tous parlent français au quotidien tandis que le breton est devenu occasionnel dans un contexte diglossique dû à l’imposition étatique de la langue française au détriment d’autres langues, mais aussi aux transformations de la société. Ce sont les personnes de plus de 75 ans qui le parlent le plus (46 % contre 2 % de la tranche d’âge 20-39 ans) et elles le parlent le plus souvent avec des personnes de leur classe d’âge. Selon un sondage plus récent (2018) commandé par le Conseil Régional de Bretagne [7], environ 207 000 personnes déclarent « parler breton » (5,5 % de la population des cinq départements historiques de la Bretagne) et 191 000 le gallo. L’emploi régulier du breton a diminué de 8,5 % en 10 ans et 80 % des bretonnants ont plus de 60 ans (l’âge moyen est de 70 ans). 90 % des locuteurs de 15-24 ans l’ont apprise à l’école (près de 20 000 enfants sont scolarisés dans les écoles bilingues et Diwan) alors que le mode de sa transmission était auparavant familial. La transmission scolaire est toutefois fortement dépendante des politiques linguistiques qui varient au gré des gouvernements successifs. La réforme du bac entrée en application en 2019 semble avoir eu pour conséquence de diminuer la place et le capital des langues régionales. Leurs coefficients ont été abaissés et des enseignants constatent une baisse des effectifs (-4% pour le breton). Le ministère de l’éducation avance qu’il n’y a pas de demande sociale en faveur des langues régionales (200 lycéens en France opteraient pour le breton), contrairement aux langues internationales telles que l’espagnol et l’anglais.

En comparaison, la politique fédérale du Canada [8], rappelle Gaëlle Violo, est un multiculturalisme dans lequel le français et l’anglais sont les langues officielles. Dans la province de la Saskatchewan, chacun peut en théorie accéder aux informations concernant la vie publique en français et le parler dans les domaines de la vie sociale mais l’anglais reste prédominant. Les francophones (dont le français est la langue première) représentent seulement 1,7 % de la population provinciale, ont comme âge médian 53 ans et sont agriculteurs (milieu rural) ou enseignants (milieu urbain).

En France, les 37 informateurs interrogés par l’auteure entre 2007 et 2011 appartiennent à trois générations : G-1 (plus de 80 ans, vivant en milieu rural), qui a appris le français à l’école et qui n’a pas parlé le breton avec ses enfants ; G0 (entre 65 et 80 ans), génération qui a donc connu une rupture de la transmission tout en étant exposé, passivement, au breton ; G+1 (entre 30 et 65 ans), celle n’ayant pas le breton comme langue première mais l’ayant appris pour certains hors du cadre familial. On découvre au fil des pages les différentes raisons invoquées de la non-transmission (qui se situe donc à partir de la fin des années 50) :

– le français est synonyme de modernité (« comme le formica dans la cuisine ») ;

– l’absence d’école en breton ;

– le breton ne permet pas de sortir de son milieu (paysan) et par voie de conséquence, l’intégration et la promotion sociale ;

– l’absence d’intérêt général à le parler ;

– le changement de résidence dans une ville principalement francophone (comme Brest) ;

– l’assimilation de la langue au militantisme indépendantiste breton voire à la violence.

La responsabilité des parents à l’égard de leur(s) enfants de transmettre, ici la langue, a été en quelque sorte empêchée. La plupart mettent en avant leur attachement affectif à la langue bretonne sans qu’elle soit (ou ait été) pour autant transmise [9]. Le breton est le plus souvent considéré comme un « bien de famille » lié aux proches (parents et grand-parents). Sa transmission s’est donc soit interrompue totalement au profit du français, soit elle s’est arrêtée pendant un temps donné faute d’échanges entre les locuteurs natifs et les apprenants d’une même famille mais une ou plusieurs générations après décident toutefois de l’apprendre, soit enfin elle connaît un regain par les petits-enfants scolarisés dans des écoles bilingues ou Diwan mais sans que cet apprentissage n’ait d’impact sur les échanges au sein de la famille.

2 L’échange entre légateurs et héritiers

L’auteure distingue tout en les articulant deux modes de transmission ou de « transfert » de la langue entre générations : l’héritage et la patrimonialisation. Le premier renvoie à tout ce qui nous vient de nos prédécesseurs, qui passe de génération en génération, nous pourrions dire naturellement, selon une logique successorale ou une continuité linéaire, sans retour en arrière. La patrimonialisation est ce que l’on retient de cet héritage, qui relève d’une sélection et décision arbitraires, d’une revendication identitaire, finalement d’une appropriation, différente selon les membres d’une même famille. Elle se met en place après une rupture ou une discontinuité et permet à la fois de s’inscrire dans « l’enchaînement des générations » (p. 160), alors même que l’on ne parle pas la langue ou que l’on ne la transmet pas ou plus de la même façon (famille vs école), et de construire son avenir. Les héritiers, que constituent la plupart des informateurs, poursuivent ou transmettent à nouveau une « langue d’usage » au quotidien, qui a toujours été inscrite dans la lignée familiale malgré des coupures générationnelles et un apprentissage scolaire. À noter qu’en raison sans doute d’une histoire différente, les informateurs canadiens francophones recourent plus fréquemment au terme d’héritage que les Français. D’autres informateurs qui n’ont pas reçu le breton de leur famille et pas non plus transmis à leurs enfants (cas de figure également des anciens bretonnants) retiennent quant à eux la logique de la langue comme patrimoine. C’est le cas également des militants et des institutions régionales qui prônent son enseignement et sa présence dans l’espace public, considérant que le breton est en voie de disparition. Ceux qui parlent le plus de « conservation » du breton sont ceux qui ont connu une interruption de sa transmission, ceux qui ne l’entendent pas ou très peu. Sa patrimonialisation est alors un moyen de prolonger l’usage de la langue mais de manière différente. Toutefois, certains informateurs et des associations (comme Sten Kidna) ou collectifs (comme Aï’ta) opposent la patrimonialisation comme muséification-conservation-passéiste du breton à son usage conçu comme vivant, caractéristique d’une culture et d’une identité spécifique, d’une vie familiale passée pour certains, d’une vie qui doit être publique pour d’autres.

Si G. Violo semble avoir du mal à cerner précisément les réalités auxquelles ces deux termes disponibles renvoient, il est possible de les comprendre comme deux modalités contradictoires liées dialectiquement dont l’une renvoie à l’incorporation par imprégnation selon le terme employé par J. Gagnepain, souvent inconsciente, de la langue (au risque du figement et du dépérissement de ses usages), tandis que l’autre est un processus d’appropriation qui nous différencie ou singularise par rapport à ceux notamment qui nous précèdent. Une transmission-appropriation qui nous « permet de faire vivre autrement ce qui paraissait “mort”, ignoré ou longtemps non investi par les contemporains » (Quentel, 2014). Violo fait un parallèle intéressant (p. 170 et suiv.) avec le don comme modèle de transmission (depuis Marcel Mauss) basé sur le lien social (avec les générations précédentes) et la dette (jamais réellement effacée) qu’il institue tout en soulignant que le don suppose une appropriation, voire une rupture. Si on ne peut que s’inscrire dans une histoire, une filiation, que d’autres ont écrite avant nous, nous rompons nécessairement avec nos prédécesseurs parce que nous transformons nécessairement ce qu’ils nous ont légué (Laisis, 1988). Le processus est le même, à l’échelle d’une classe d’âge, entre générations, ou de l’histoire, individuelle, de chacun.

2.1 Dialectique entre convergence et divergence

Pierre-Yves Balut (1983) montre que le patrimoine incarne ordinairement l’héritage commun d’une collectivité ou d’une famille. Il atteste d’une commune appartenance, subjective (choisie ou imposée). Il se conserve, se protège, se défend selon une politique (ou idéologie) dite anallactique, selon la théorie de la médiation, qui tend à maintenir des traditions. La patrimonialisation est au service de la convergence et de la continuité d’une communauté. Elle vise plus précisément, sans jamais l’atteindre, la pérennité dans le temps (uchronie), l’universalité dans l’espace (utopie) et l’unanimité (ustratie) au sens où tout le monde doit parler la même langue, indépendamment des différences de milieux sociaux, des classes, des métiers. Impossible de tenir compte et de transmettre tous les usages particuliers, tous les dialectes parlés dans chaque commune ou chaque famille. Gommer ou nier les différences temporelles, intergénérationnelles, c’est courir le risque de l’immobilisme, de la « muséification » et du chronocentrisme qui, en ramenant à son temps, recrée le passé en fonction de ce que l’on est, parle et sait actuellement. Nier les divisions spatiales, c’est prendre le risque de l’ethnocentrisme. Nier les différences d’appartenances peut amener au sociocentrisme qui fait croire que tout le monde appartient à son milieu, que le patrimoine est celui d’un seul milieu, le sien. Ces biais, constitutifs de la rationalité humaine, sont bien connus sans toujours être effectifs car tout patrimoine se transforme également, s’altère selon une politique (ou une épistémologie) cette fois synallactique sur chacune des coordonnées sociologiques du temps, du lieu et du milieu, qui fait passer du breton aux langues bretonnes, propres quasiment à chaque locuteur de chaque génération, et qui permet aussi de le délaisser ou le refuser car incompatible avec l’idée de la promotion sociale, de la modernité… Les propos retenus des informateurs dessinent une transmission qui est loin d’être linéaire, reproduction à l’identique, entre un passé et un avenir. Elle est faite au contraire de discontinuités, de ruptures et de reprises créatrices, de transformations et d’innovations, autant de «  néotransmissions  » qui n’empêchent pas de revendiquer ou de chercher une continuité à travers les générations. À l’opposé d’une approche binaire (soit continuité soit discontinuité), il faut donc penser à la fois la continuité et la rupture, la convergence et la divergence, dans une approche qui fait de la rupture une dimension constitutive d’une transmission.

2.2 Les néo-langues

Selon une conception naturelle du temps, le passé persiste par la transmission d’un bien (matériel ou immatériel) de génération en génération de façon linéaire et unidirectionnelle (du passé vers le présent). Mais l’on sait à quel point la tradition s’invente (Hobsbawm et Ranger, 1983). Jean Pouillon, auquel Violo se réfère [10], parle de « rétro-projection » qui fait chercher et sélectionner dans le passé et appeler tradition ce qui justifie notre présent (le présent produit donc aussi le passé) et de « filiation inversée » (le fils engendre aussi le père). Une génération croit préserver un héritage commun alors qu’elle créée de nouveaux usages (des usages de jeunes, urbains et mondialisés) qui ne font pas forcément partie d’une pratique quotidienne. Le passé, à revitaliser, n’est pas celui qui a été préservé dans la mémoire populaire, mais celui qui a été révélé, une fois sélectionné et mis en forme, par ceux dont notamment c’est le métier de le faire. De même que la mémoire familiale, sur une ou plusieurs générations, des individus interrogés est, nécessairement ajouterai-je, élective, partielle, et teintée d’affectivité. L’enfant apprenant aujourd’hui le breton ne parle pas celui de son arrière-grand-parent.

Les langues régionales actuelles (tel le breton) sont en partie des constructions linguistiques (lexicales, graphiques) qui diffèrent des langues parlées autrefois ou parlées aujourd’hui par les locuteurs âgés. Ces derniers peuvent d’ailleurs ne plus y reconnaître « leur » langue, celle de leur enfance, qui constitue aussi souvent axiologiquement à leur yeux le « vrai » patrimoine, l’authentique. L’appropriation des uns s’accompagne de la dépossession des autres qui peuvent considérer comme une usurpation de pouvoir la revitalisation et la normalisation / standardisation qui accompagnent la sauvegarde du patrimoine linguistique. Pour ses défenseurs, il s’agit surtout de montrer son attachement à une culture et à une langue qui fut le plus souvent dévalorisée aux yeux de leurs parents (conséquence axiologique), car source de difficultés sociales [11].

Le dernier chapitre du livre est l’occasion pour Violo de souligner que la langue est aussi un « objet idéologique », « instrumentalisée à d’autres fins que d’être parlée » (p. 250). Elle permet en effet d’inventer une nouvelle histoire (par ex. celtique), un nouvel usage (contre la langue grand-parentale et sa mort supposée, témoin dans tous les cas d’un passé démodé et reléguée dans le champ patrimonial), ayant une nouvelle origine avec sa propre dénomination : le « britton », le plus légitime axiologiquement parlant (le « bon » breton) et dont la transmission doit dépasser le cadre familial (à travers l’enseignement alors que la langue transmise à l’école n’est pas celle transmise durant l’enfance en famille). Elle est emblème enfin de la revendication politique d’une unité régionale [12], voire une « réunification » (alors même que les variétés de breton ne sont pas toutes intercompréhensibles et que le gallo est historiquement la langue de la Haute-Bretagne). Ce processus paradoxal est aussi valable à l’échelle familiale et individuelle.

3 Perte et revitalisation : la morale de l’histoire

À l’échelle mondiale, celle de l’Unesco, la patrimonialisation concerne plus particulièrement les langues en danger, menacées de disparition, principalement les « langues autochtones » parlées par des « minorités ethnolinguistiques » (ce qui exclut comme le remarque Violo le français parlé dans la province de la Saskatchewan, pourtant bien plus minoritaire que le breton en France). Une langue est en voie d’extinction, dans une perspective évolutionniste et selon un modèle naturaliste, en comparant le nombre « d’espèces » (locuteurs) et le taux de « reproduction » (transmission de la langue). Celle qui possède de nombreux locuteurs capables de parler de tout, serait davantage susceptible de se transmettre et serait donc moins en danger. Le critère du nombre de locuteurs s’avère toutefois moins important que celui de l’âge. La vitalité d’une langue est davantage assurée si les « derniers » locuteurs sont jeunes et non âgés. Selon l’atlas de l’Unesco, le breton et le gallo figurent parmi les langues « sérieusement en danger ». La langue bretonne est « parlée par les grands-parents » alors que les membres de la génération des parents la comprennent mais ne la parlent pas entre eux ou avec les enfants. La patrimonialisation est donc la conséquence d’une rupture de la transmission familiale de la langue et l’affaiblissement de sa pratique. La langue n’est alors plus considérée comme un moyen de communication utilisé au quotidien mais la trace d’un passé plus ou moins éloigné et étranger aux yeux des plus jeunes [13]. Un « pays perdu » également qu’il s’agit de reconstruire. Ce qui fait l’objet d’une patrimonialisation (avec collecte et conservation) est donc le breton parlé par les plus anciens, entre eux, dans la sphère intime le plus souvent, et issus du monde rural. Mais alors que la revitalisation cherche à rompre avec l’ascendance familiale, celle-ci reste un repère patrimonial pour les informateurs.

Si la transmission familiale devient minoritaire, les grands-parents bretonnants (de plus de 80 ans), pourtant à l’origine d’une rupture du « transfert », sont les dépositaires et les donateurs d’un savoir linguistique que les petits-enfants (âgés de 35 ans au moins), qui n’ont pas reçu le breton de leurs parents, reconnaissent et valorisent. S’ils occupent à leurs yeux une place prépondérante, elle n’est toutefois plus aussi concrète et active pour les plus jeunes générations. La rupture est décalée au Canada car les grands-parents fransaskois (G-1 et G 0) ont transmis la langue à leurs enfants mais ce sont ces derniers (G+1) qui ne l’ont pas ou peu transmis à leurs propres enfants.

Les langues sont menacées de disparition comme l’est l’ensemble du vivant selon l’Unesco qui parle aujourd’hui de « biodiversité culturelle » (« biocultural diversity » [14]). L’analogie entre le biologique et le culturel n’autorise toutefois pas à penser que les usages linguistiques et les espèces naturelles procèdent des mêmes processus de changements. On peut penser que contrairement aux espèces biologiques qui naissent, grandissent et meurent, les langues ne meurent jamais totalement sociologiquement et culturellement parlant, même si elles peuvent connaître une attrition ou réduction de leurs usages. Il n’en reste pas moins qu’il faille, axiologiquement parlant, gérer moralement la perte d’une langue telle que nos ascendants l’ont connue et que nos descendants connaîtront. La patrimonialisation linguistique se construit aussi sur le sentiment de culpabilité de locuteurs qui ne parlent plus la langue de leurs prédécesseurs, ancêtres, qui ne l’ont pas transmise et qui s’inquiètent de son avenir. C’est ce à quoi finalement le livre de Gaëlle Violo nous fait particulièrement réfléchir.

Références bibliographiques

Balut Pierre-Yves, 1983, « Du patrimoine », Ramage, fascicule 2, Paris, Presses Universitaires de l’Université de Paris Sorbonne, pp. 207-237. Republié dans une version revue par l’auteur dans Tétralogiques n°24, http://tetralogiques.fr/spip.php?article135

Cerquiglini Bernard, 1999, Les Langues de France : rapport au ministre de l’Éducation nationale, de la recherche et de la technologie et à la ministre de la culture et de la communication, https://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/994000719/index.shtml

Gagnepain Jean, 1992, Du vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines, tome 2 : De la personne. De la norme, Bruxelles, De Boeck.

Hobsbawm Eric, Ranger Terrence, (dir.), 2006, L’invention de la tradition, trad. par Christine Vivier, Éditions Amsterdam (The Invention of Tradition, Cambridge, 1983).

Laisis Jacques, 1988, Dette et rupture, Tétralogiques 5, Épistémologie, pp. 169-175, PUR.

Morin Laetitia, « Paysage linguistique drômois : entre rupture de la transmission et début d’obsolescence de la langue », Géolinguistique [En ligne], 17 | 2017, mis en ligne le 01 février 2019, http://journals.openedition.org/geo... ; DOI : 10.4000/geolinguistique.395

Morvan Malo, 2017, Définir la « langue bretonne ». Discours concurrentiels d’origination et d’identification dans les paratextes des dictionnaires bretons, Thèse de doctorat en Sciences du langage, CERLIS, Université Paris Descartes.

Poutignat Philippe, 2002, « À propos des “langues minoritaires” et des groupes qui les parlent », Cahiers de l’Urmis, http://journals.openedition.org/urmis/23

Quentel Jean-Claude, 2011, Dette et rupture ou ce qu’une génération doit à une autre. Comment faire famille aujourd’hui ?, pp. 53-77, Publications de Parentel, halshs-01522245

Quentel Jean-Claude, 2014, La transmission du point de vue des sciences humaines. Rencontres internationales du patrimoine culturel immatériel en Bretagne, Bretagne Culture Diversité et Dastum, halshs-01522247

Violo Gaëlle, 2017, Transmettre la langue bretonne. Regard d’une ethnologue, Centre de Recherche Bretonne et Celtique, UBO, Brest.


Notes

[1Charles Quimbert« Fest-noz et patrimoine », in Tétralogiques, n°24, Processus de patrimonialisation. http://tetralogiques.fr/spip.php?article132

[2Le patrimoine se conçoit donc dans le modèle initial de Jean Gagnepain sur la face instituée de la personne, celle de la « paternité » ou des responsabilités.

[3En particulier dans L’économie des échanges linguistiques (1977), repris dans Ce que parler veut dire (1982)

https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1977_num_34_1_4815

[4J. Gumperz (1982), Langage et communication de l’identité sociale, in Engager la conversation, Introduction à la sociolinguistique interactionnelle, Paris, Éditions de Minuit, 1989, p. 11.

[6Philippe Poutignat, « À propos des “langues minoritaires” et des groupes qui les parlent », Cahiers de l’Urmis [En ligne], 8 décembre 2002, mis en ligne le 15 juin 2004, http://journals.openedition.org/urmis/23.

[8Le Canada est une confédération regroupant dix provinces et trois territoires ayant chacun leurs spécificités notamment linguistiques.

[9Paradoxe qui s’explique par la dissociation entre les raisons sociologique et axiologique.

[10P. 137 et suiv. Notamment un article de 1975, « Tradition : transmission ou reconstruction ? », Fétiches sans fétichisme, François Maspero, Paris, p. 155-173.

[11Cf. Un numéro de la revue Hérodote 2002/2 (N°105) Langues et territoires : une question géopolitique, https://www.cairn.info/revue-herodote-2002-2.htm

[12Lire à ce sujet la thèse de doctorat de Malo Morvan (2017) qui analyse très clairement les processus d’identification et de différenciation sociolinguistiques, ainsi que ceux d’origination, par lesquels les locuteurs et auteurs de dictionnaires ancrent leur situation actuelle au sein de continuités et ruptures perpétuellement redessinées et qui ont re-modelées la langue bretonne au fil du temps.

[13La rupture générationnelle ne porte pas uniquement sur le comment parler mais aussi sur le quoi dire (l’auteure y fait d’ailleurs allusion p. 232). Il peut être difficile de trouver des sujets de discussions communs à cause de l’éloignement temporel mais aussi géographique et socio-économique.

[14UNESCO. 2010. Diversity for Development-Development for Diversity [En ligne], International Conference on Biological and Cultural Diversity, June 8-10-2010, Montreal (Working Document), http://www.UNESCO.org/mab/doc/iyb/icbcd_working_doc.pdf


Pour citer l'article

Laurence Beaud« Le patrimoine linguistique ou la transmission empêchée. À propos de : Gaëlle Violo, Transmettre la langue bretonne. Regard d’une ethnologue (2017) », in Tétralogiques, N°25, La déconstruction du langage.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article161