Jean-Claude Quentel

Professeur émérite de l’Université de Rennes 2. Laboratoire LIRIS, E.A. 7481.
Mail : jean-claude.quentel chez univ-rennes2.fr
Site : http://jc.quentel.free.fr/

Acquisition du langage et déconstruction

Résumé / Abstract

La problématique générale de l’acquisition du langage constitue un champ d’étude qui oblige à faire appel, depuis plus d’un siècle et demi, à des registres d’analyse différents. Plusieurs disciplines ont en effet affirmé leur compétence à traiter de cette problématique sous des angles d’approche distincts. La diversité des pathologies qui affectent l’acquisition du langage constitue toutefois un argument bien plus décisif en faveur de la nécessité de sa « déconstruction ». Il s’agit dès lors de définir clairement ces registres différents et de leur conférer leur juste place dans un ensemble théorique qui soit cohérent.



Introduction

S’il est un champ d’étude pour lequel le principe d’une « déconstruction du langage » s’est imposé sans problème majeur et, pourrait-on dire, presque de lui-même depuis plus d’un siècle et demi à présent, c’est bien celui de l’acquisition du langage. La raison est double. Historique et scientifique, d’abord, en ce qui concerne l’étude de l’enfant et de son langage ; en lien direct, ensuite, avec la question des pathologies observables dans ce domaine pour ce qui a plus particulièrement trait à l’éclatement du langage comme objet et donc à sa « déconstruction ».

La période évoquée ci-dessus a connu en premier lieu une importante évolution de la société, singulièrement ces cinq dernières décennies, évolution qui a conduit à une promotion de plus en plus grande de l’enfant dans la famille et dans la société en général [1]. On s’est de plus en plus intéressé à son fonctionnement envisagé dans toutes ses dimensions, et plus particulièrement à son langage, d’emblée conçu comme un point essentiel de son développement. Son étude avait déjà été initiée par Rousseau qui critiquait, dans l’Émile, ce mode de positionnement par rapport à l’enfant qu’on appellera par la suite « l’adultocentrisme » et qui faisait état, du même coup, de dissociations à opérer, notamment entre apprentissage de la langue et fonctionnement grammatical du langage [2]. Scientifiquement, l’enfant est en même temps devenu, au cours du XIXe siècle, un objet de recherche essentiel en lien avec la théorie de l’évolution qui conduisait à saisir en lui l’explication même de l’homme. Il donnait en fait à voir, pensait-on, le processus évolutif de l’homme d’un double point de vue ontogénétique et phylogénétique. Cet homme se spécifiant par ailleurs, depuis les Grecs, par son langage, c’est d’abord et avant tout à ce domaine qu’on est venu s’intéresser. L’observation paraissait en outre à la portée de n’importe quel parent, a fortiori des nouveaux spécialistes de l’enfant qui ont d’abord été des médecins avant de se transformer en psychologues.

Par ailleurs, et c’est la seconde raison évoquée ci-dessus, au fur et à mesure que l’on s’intéressait à ce langage de l’enfant, on est venu se confronter aux difficultés auxquelles son développement pouvait donner lieu. On s’est donc penché sur les pathologies que l’acquisition du langage pouvait révéler. Ces travaux sont d’abord liés aux progrès de la neurologie. Ce champ de recherche s’est révélé particulièrement fécond chez l’adulte à propos de l’aphasie et des différentes formes qu’elle pouvait prendre. Les études sur les pathologies du langage chez l’enfant ont dès lors emprunté au modèle adulte, au même titre d’ailleurs que la plupart des pathologies concernant l’enfant, dans le champ psychiatrique par exemple. Elles ont cependant puisé également à d’autres sources lorsque les psychologues de l’enfant ont fait leur apparition. Ceux-ci ont fait état de troubles divers qui ne pouvaient aucunement se réduire à des formes d’aphasies. La question est devenue plus prégnante et donc plus travaillée au XXe siècle avec l’instauration de l’école obligatoire. Il apparaissait clairement que les difficultés observées dans le cadre de l’acquisition du langage étaient d’ordre divers. Il ne pouvait être question de s’en tenir à une seule explication. Il fallait faire appel à des raisons différentes pour rendre compte de ces difficultés. C’est ainsi que s’est constituée une approche « déconstruite » de l’acquisition du langage par le biais des difficultés qu’elle mettait en évidence et plus précisément de ses pathologies.

1. Des disciplines différentes avec des perspectives distinctes

Les neurologues ont donc été les premiers à creuser véritablement la question des pathologies du langage chez l’enfant, dès le XIXe siècle. Leurs travaux sont restés importants jusqu’à ce jour. Lorsque, par exemple, l’orthophonie, en France — on parle de logopédie ou de speech therapy dans les autres pays — est née, les neurologues étaient aux côtés de ces nouveaux professionnels qui se fondaient de manière importante sur leurs travaux [3]. Ils n’ont toutefois pas été les seuls, nous venons de l’indiquer, à revendiquer une compétence sur la question. Les psychologues ont fait valoir d’autres perspectives qui se révélaient à tout le moins aussi importantes du point de vue de la recherche. Ce sont en fait eux qui, au fil des décennies et tout au long du XXe siècle, ont dominé les travaux sur la question, en nombre tout d’abord, en audience auprès des professionnels et du grand public ensuite. Les recherches sur l’acquisition du langage en général émanant de psychologues se sont multipliées à un point tel qu’il est très rapidement devenu impossible de prétendre pouvoir les suivre dans leur diversité. Ce domaine d’étude a été tout au long du XXe siècle le premier, de très loin, de tous les travaux engagés sur l’enfant dans le champ de la psychologie, aussi bien dans les laboratoires que sur le terrain. Les recherches sur les pathologies n’en constituent bien évidemment qu’une partie, mais elle est néanmoins d’importance. Cette multiplicité et surtout cette diversité de travaux tiennent d’abord à l’évolution des modèles théoriques dans le champ de la psychologie, mais avant tout au fait que ce domaine disciplinaire est vaste et fortement composite. Du coup, les angles d’attaque de la question des difficultés et des pathologies observables dans l’acquisition du langage vont être très diversifiés et offrir déjà une intéressante vue d’ensemble. Il est en gros deux perspectives différentes qu’ouvrent ces travaux de psychologie dans le domaine qui nous intéresse ici, sachant que chacune d’elles se divise ensuite en plusieurs sous-parties. On pourrait subsumer ces approches sous les termes très généraux de « cognitif » et d’ « affectif ».

L’approche cognitive était en vigueur bien avant l’arrivée de ce qu’on appelé le cognitivisme. Elle visait à comprendre en quoi le langage était lié à la cognition, c’est-à-dire très généralement à la connaissance que l’enfant pouvait prendre du monde. Il s’agissait notamment de savoir en quoi il structurait et déterminait chez lui une certaine représentation du monde. On s’est d’abord intéressé de ce point de vue au domaine très disparate des « déficients mentaux », en l’occurrence ceux que l’on appelait, au XIXe siècle, les « idiots » et les « imbéciles » [4]. Durant longtemps, par ailleurs, la question des pathologies s’est centrée sur la problématique des surdités, avec l’idée que le « sourd » présentait sur ce point des difficultés avérées [5]. Les travaux de Piaget ont par ailleurs enclenché un certain nombre de recherches et de procédures de rééducation intéressantes chez les orthophonistes et les psychopédagogues sous le registre du « logico-mathématique ». Ces travaux et pratiques prenaient pour objet le lien avéré entre certains troubles du langage et des difficultés de structuration logique de la pensée et du raisonnement. L’arrivée, dans le courant de la seconde moitié du XXe siècle, de ce mouvement très hétérogène du point de vue de son champ d’application et de ses références qu’est le cognitivisme a ensuite fortement contribué à développer des travaux sur ces questions. Il a notamment initié de nouvelles recherches neuropsychologiques sur les difficultés observées dans le cadre scolaire. La fameuse « dyslexie » est revenue sur le devant de la scène et la « dysphasie » est apparue en remplacement des troubles dits auparavant « sévères » du langage. Certains ont cependant vite fait de ranger l’ensemble des troubles du langage oraux sous cette dernière étiquette et tous les troubles du langage écrit dans la première la catégorie.

L’approche dite trop rapidement « affective » a, quant à elle, pour caractéristique de traiter d’abord de ce qui résulte de la problématique générale des affects et de leur traitement. Il est apparu que cette dimension du fonctionnement de l’enfant pouvait également être en cause dans certaines difficultés et pathologies de son langage. L’apprentissage du langage supposait en effet aussi que l’enfant investisse affectivement le langage, notamment à travers une relation mère – enfant, ou plus largement parents – enfant, à partir de laquelle il lui fallait prendre l’initiative de la parole et ne pas attendre d’être compris de son entourage sans faire le moindre effort. Édouard Pichon, linguiste et psychanalyste, compagnon de route de Suzanne Borel-Maissony, initiatrice et grande dame de l’orthophonie en France, insistait ainsi sur la nécessité pour l’enfant d’ « appéter » le langage [6]. Les professionnels de l’enfance remarquaient qu’en effet certaines difficultés de l’enfant découlaient manifestement d’une absence d’appétence de l’enfant pour le langage et non pas d’un problème touchant l’aptitude même au langage. Les psychanalystes ont contribué par leurs travaux à faire connaître cet aspect du langage, en lien avec des pathologies de type névrotique affectant du même coup la totalité des apprentissages. Ils se sont également particulièrement intéressés à la relation entre l’enfant et son entourage, fondamentale à leurs yeux pour rendre compte de bien des difficultés observées chez l’enfant mettant en œuvre son langage.

Si les psychologues sont très largement majoritaires dans l’étude du langage de l’enfant et de ses divers dysfonctionnements, ils ne sont pas les seuls à s’y être intéressés. D’autres chercheurs, de disciplines différentes, ont insisté sur des registres du langage qui étaient tout juste ébauchés, voire éludés, par nos psychologues travaillant aussi bien dans le champ du cognitif que dans celui de l’affectif. Les sociologues sont ainsi venus investir ce domaine, travaillant non pas sur les pathologies elles-mêmes, mais sur certains facteurs, relevant de leur champ de compétences, qui affectaient incontestablement le langage de l’enfant. Ils y sont venus à partir de leurs réflexions sur l’école et les facteurs sociologiques contribuant à la plus ou moins bonne réussite de l’enfant-élève. Ils se sont faits, pour certains d’entre eux, « sociolinguistes », insistant non seulement sur l’importance du langage dans les apprentissages scolaires, mais sur l’incidence directe du milieu social — et des relations qui s’y jouent en termes de pratiques langagières — sur les performances de l’enfant. Des consultations pour enfants se sont ainsi enrichies de ces nouveaux professionnels [7] et cette approche, insistant donc sur les déterminants sociaux, a diffusé dans l’ensemble de ceux qui avaient à traiter des troubles de langage chez l’enfant. Cette approche sociologique faisait en tout cas valoir des facteurs dont on connaissait globalement l’importance, sans être pour autant capable d’en saisir véritablement les processus.

Les linguistes, à leur tour, sont venus s’intéresser à l’acquisition du langage. En dehors de quelques auteurs importants dans la première moitié du XXe siècle, relativement isolés, et de thèses dites à l’époque complémentaires [8], il a fallu, en France, attendre les années 1970 pour voir les linguistes s’intéresser sérieusement au sujet. Les travaux de Noam Chomsky diffusaient alors largement en Europe et ils renouvelaient les études sur l’acquisition du langage, impulsant également des recherches sur les difficultés qui pouvaient s’y observer. Les thèses de Chomsky donnaient en fait en même temps une vigueur nouvelle aux travaux s’inscrivant dans le champ de la psycholinguistique, qu’ils se situent dans la suite du chercheur américain ou en dissidence par rapport à lui, voire en opposition en ce qui concerne les disciples de Piaget. Le cognitivisme puisera dans ces divers travaux. La notion d’innéisme, notamment, aura un impact considérable, même si elle se trouve pondérée, souvent dans une étonnante forme de paradoxe chez les neuropsychologues, par une approche développementale qu’on pourrait qualifier de continuiste. En France, après une période consacrée aux questions de grammaire, les linguistes, influencés par la suite par la pragmatique, pencheront essentiellement du côté d’une approche sociolinguistique.

2. Un regroupement par thèmes par delà les perspectives des disciplines

Une telle revue des approches du langage et de ses troubles à partir des disciplines, bien qu’extrêmement sommaire, conduit à insister sur la très grande diversité qui y règne. Et il serait possible de faire appel encore, au-delà des sciences de la vie, à d’autres disciplines participant des sciences humaines, telles l’histoire ou l’ethnologie. Il apparaît surtout que le langage, pris donc ici sous l’angle de son acquisition et de ses troubles, ne peut d’aucune manière être saisi comme une entité homogène. On peut se demander comment il est encore possible, aujourd’hui, de ne pas faire ce constat, de ne pas y adhérer et donc de continuer à parler du langage comme s’il constituait, du point de vue scientifique, une seule et même réalité. Probablement une telle situation perdure-t-elle d’abord pour des raisons de commodité. Ce qui ne saurait en aucun cas constituer une forme d’excuse pour un chercheur qui se prévaut d’une attitude scientifique et qui sait à quel point il faut se méfier d’abord et avant tout des termes qu’il utilise. Conceptualiser suppose d’être le plus précis possible dans la désignation de ce que l’on prétend cerner d’un point de vue scientifique. Au lieu de se laisser porter par la polysémie des termes employés, il s’agit, tout au contraire, de tendre à une monosémie dont on sait toutefois qu’elle est impossible à atteindre. Aussi faudrait-il logiquement renoncer, du moins quand l’entreprise se veut scientifique, à l’emploi de ce terme de « langage » bien trop chargé de sens. Encore faut-il savoir par quoi le remplacer…

Revenons précisément sur les thèmes ou les sous-domaines du langage que ce premier recensement à travers les disciplines fait apparaître. On remarquera d’abord qu’il n’en existe pas autant qu’il est de disciplines susceptibles d’apporter quelques lumières sur cette question de l’acquisition du langage et de ses troubles. On aurait pu craindre, en effet, qu’à l’image de la multiplicité des approches, ils tendent à la profusion. La situation n’est cependant pas simple. Là où on pouvait un peu naïvement s’attendre à ce qu’un thème ou un sous-domaine relève d’une discipline et d’une seule, il n’en est rien. Un de ces thèmes regroupe par exemple tout ce qui relève du cognitif, au sens de ce qui ordonne chez l’enfant une connaissance du monde qui va au-delà d’une perception immédiate ou d’une pure intuition. La psychologie de l’enfant en a fait l’un de ses champs de recherche privilégiés. Elle a voulu comprendre comment l’enfant passait de la représentation immédiate au concept ou encore, dans ses termes, de l’acte (ou du sensori-moteur) à la pensée. Avec l’idée, par conséquent, qu’un déficit de cette élaboration de la cognition avait, on l’a déjà évoqué, des conséquences très importantes sur l’ensemble des apprentissages de l’enfant. Le lien de ce processus de cognition avec le langage a toujours constitué un questionnement important. Aussi les linguistes ont-ils également contribué à ce questionnement à travers ce qu’ils livrent de la structuration morphologique et syntaxique du dire de l’enfant. Aujourd’hui, ce domaine se trouve retravaillé du point de vue de la pathologie à la fois par les linguistes et les neuropsychologues sous le registre général de la dysphasie, autrement dit ce que l’on appelait avant l’apparition du cognitivisme l’aphasie congénitale ou l’audimutité.

Autre thème, celui qui concerne les rapports entre le langage et le social. Les sociologues s’y sont particulièrement intéressés, nous l’avons dit, et l’on comprend fort bien qu’ils aient quelque chose à en dire. Cependant, les psychologues de l’enfant n’avaient pas été sans en traiter, avant eux, sous le thème plus général de la socialisation de l’enfant, lequel est également commun aux psychologues et aux sociologues. Sans doute ces deux-là ne voient-ils pas les choses tout à fait de la même manière ou n’insistent-ils pas sur les mêmes points, les seconds mettant avant tout l’accent sur les différences entre les milieux sociaux et sur le marquage social auquel le langage de l’enfant contribue. En même temps, psychologues comme sociologues saisissent l’apprentissage de la langue comme une modalité essentielle d’initiation aux usages de la société dans laquelle l’enfant s’inscrit. Et on ne sera pas sans faire remarquer que sur cette question de la socialisation, les sociologues viennent emprunter aux psychologues les processus auxquels ils font appel, tels l’intériorisation, l’incorporation, voire l’inculcation [9]. Quant aux sociolinguistes, spécialistes de cette dimension du langage, ils peuvent avoir comme discipline d’origine, et donc comme référence principale, aussi bien la sociologie que la linguistique.

Cependant, si un thème ou un sous-domaine de la question de l’acquisition du langage ne relève pas d’une discipline et suppose donc le concours de plusieurs, l’inverse est également vrai. Chaque discipline ne s’en tient jamais à un seul thème, s’il est certain que certaines tendent à en privilégier un. Il est clair que la psychologie traite de tous les thèmes que soulève cette question de l’acquisition du langage et de ses troubles. Cela se comprend d’autant mieux qu’elle est elle-même constituée de sous-disciplines qui ne se distinguent pas d’abord par leurs champs de recherche privilégiés, mais par leurs méthodes et leurs modèles de référence. La répartition tend aujourd’hui à se réduire à l’opposition psychologie cognitive – psychologie clinique et pathologique, mais ces deux subdivisions de la discipline [10] revendiquent une compétence dans les mêmes champs de recherche apparents. La linguistique, devenue « sciences du langage », avec un pluriel au mot « science », et s’étant donc ouverte à des modalités d’étude du langage très différentes, peut traiter aujourd’hui de quasiment tous les domaines de l’acquisition du langage. L’orientation pragmatique prise par beaucoup de linguistes les a conduits à s’intéresser, au-delà des questions de grammaire auxquelles paraissait se limiter la « vieille » linguistique, aux problèmes de langue sous des intitulés divers, et même à l’affectivité dans son lien au langage.

On comprend qu’il soit difficile de s’y retrouver pour celui qui ne s’inscrit pas dans le cadre d’une discipline particulière. Cette situation se révèle ainsi particulièrement déstabilisante pour le professionnel œuvrant sur le terrain et cherchant à se donner des repères explicatifs. On notera cependant que cela ne vaut pas que pour la question qui nous retient ici. Il faut en fait distinguer, pour rendre compte d’une telle situation, ce qui participe d’une approche disciplinaire et ce qui relève d’une démarche scientifique. Une discipline est le résultat d’un découpage sociohistorique du champ du savoir et de sa gestion [11]. La répartition dont elle résulte est par conséquent relative à une époque ; elle peut être remise en cause et telle discipline peut disparaître ou se transformer en épousant un nouveau nom [12]. Une discipline n’existe donc que dans son rapport aux autres disciplines. Et, en même temps, elle doit affirmer son existence en faisant valoir, par rapport à elles, le savoir qu’elle produit et diffuse. Du même coup, revendiquant sa compétence sur la question dans un contexte de concurrence, elle tend à ériger le savoir qui est le sien comme suffisant pour rendre compte de la réalité qu’elle se propose d’expliquer. Telle est sans nul doute la vraie raison du maintien, au-delà de la simple commodité, du terme « langage » dont tout rappelle par ailleurs qu’il est, depuis fort longtemps, scientifiquement périmé [13]. « Le » langage, c’est en définitive ce dont vient traiter une discipline dans la méconnaissance, mais également une forme de déni, de toute approche autre que la sienne.

Autrement dit, un psychologue tend toujours au « psychologisme », un sociologue au « sociologisme », un psychanalyste au « psychanalysme »… [14] Un psychanalyste en viendra ainsi facilement à prétendre que « le » langage ne tient son explication que de l’approche qui est la sienne, et il en est de même pour le psychologue et le sociologue. La situation est même plus compliquée pour des disciplines universitaires comme les sciences du langage, plus encore pour les sciences de l’éducation, puisque c’est dans le cadre de la discipline que ce même processus opère. Or, c’est là une dérive dont il faut absolument se garder pour prétendre tenir une position scientifique. Non seulement il n’est plus possible de continuer à parler du langage — en traitant ici de son acquisition — de manière sérieuse, mais il faut être en mesure, à la fois, de sortir de l’emprise réductrice de chaque discipline [15] et de disposer d’un cadre cohérent permettant de situer chacun des sous-ensemble du fameux langage les uns par rapport aux autres. Il s’agit en somme de pouvoir effectuer une réelle mise en ordre dont les fondements soient rigoureux et scientifiquement justifiés. En l’occurrence, ce cadre cohérent supposera que chaque registre de l’ex-langage puisse être rapporté à une « cause », ou à ce qu’on peut donc appeler un « déterminisme », qui lui est propre et donc à un processus (ou un ensemble de processus) qui ne vaudra que pour lui et n’interviendra aucunement dans les autres registres. Voyons comment opère ici la théorie de la médiation. Elle parle de registres ou de « plans ».

3. La déconstruction de l’acquisition du langage

1) Le premier des registres que comporte le langage saisi sous l’angle de son acquisition [16] suppose d’abord l’introduction d’une dissociation que l’on trouve en germe chez un certain nombre d’auteurs qui distinguent une faculté générale de langage de l’acquisition d’une langue particulière. Il s’agit cependant de systématiser une telle dissociation pour en tirer toutes les conséquences d’un point de vue théorique [17]. Il faut faire état d’une capacité de langage présente chez tout homme dès la petite enfance qui lui permet, quelle que soit la société dans laquelle il s’insère et donc la langue qu’il lui faut apprendre, de produire des énoncés structurés qui ne soient pas de simples imitations, immédiates ou différées. Cette capacité n’est pas apprise, contrairement à la langue. On sait ainsi, Chomsky y ayant notamment insisté, que tout enfant crée des énoncés qu’il n’a jamais entendus. Il est capable de produire des mots et des phonèmes, plus exactement de mettre en œuvre le principe qui lui permet de structurer à la fois le sens et le son. Ce, encore une fois, quelle que soit la langue qu’il lui faut apprendre. En d’autres termes encore, l’enfant introduit, sans en avoir conscience, un ordre « grammatical » dans son dire. Il témoigne, pour reprendre la terminologie de Jean Gagnepain, d’un principe de grammaticalité.

Précisément, la dysphasie peut se comprendre comme une pathologie du langage affectant cette structuration du langage permettant de produire non seulement des mots et des phonèmes, mais encore du paradigme et de la syntaxe. On n’acceptera toutefois de parler de dysphasie qu’à cette condition et on refusera d’étendre ce terme à d’autres troubles du langage, voire, comme chez certains à l’ensemble des troubles du langage [18]. Cette grammaticalité dont fait preuve l’enfant suppose en fait une capacité d’abstraction que l’on déniait classiquement à l’enfant jusque l’âge de 7 ans [19]. Elle s’observe dans les fameuses « fautes » de l’enfant, dont tous les observateurs du langage, depuis plus d’un siècle ont montré la logique, dissociée par conséquent de la conformité à l’usage qui relève de l’apprentissage de la langue [20]. Le fameux problème du rapport du langage et de la pensée trouve ici sa résolution, la seconde résultant en fait de la structuration grammaticale : la grammaticalité répond au registre de la logique saisie dans son principe d’analyse formelle. La connaissance que l’enfant prend du monde, la représentation qu’il en a, est à la mesure de la structuration grammaticale qu’il opère [21]. La clinique adulte a montré depuis un siècle et demi le lien que les troubles aphasiques entretiennent avec les troubles cognitifs, ce que viennent également confirmer les fameux troubles dysphasiques [22]. Point d’autre source, par conséquent, à la cognition dans ce qu’elle suppose en son principe même. Jean Gagnepain a proposé de parler de signe pour ce registre, ou ce « plan » du langage.

2) Le second de ces registres du langage, a fait couler beaucoup d’encre [23] depuis que l’école est obligatoire. Il s’agit de l’écriture. Pendant tout un temps, l’écriture a été vue comme participant des mêmes processus que le langage verbal ; elle n’en était qu’un degré plus complexe. On en est aujourd’hui revenu, sans pour autant avoir mis à jour ses enjeux profonds. Les maîtres d’école ont depuis longtemps saisi que plusieurs facteurs intervenaient dans le fait concret d’écrire. Il en est de ce point de vue de l’écrit comme du langage en général : il comporte plusieurs dimensions et doit être soumis à déconstruction. Toutefois, il existe un registre de processus qui spécifie son fonctionnement. Il nécessite d’abord et avant tout une manipulation, en l’occurrence une opération technique. En effet, le fait d’écrire ne se réduit pas à un simple rapport entre moyen et fin ; il suppose, lui aussi, une analyse, donc également une forme d’abstraction. Celle-ci ne joue cependant pas sur le son et le sens, mais à la fois sur le moyen employé et la fin visée [24]. Par conséquent, l’écriture n’est pas seulement affaire de coordination des gestes, pas plus, au demeurant, que la lecture — à laquelle on l’associe toujours avec raison [25] — ne se résume à une affaire de perception.

Il peut bien sûr exister des problèmes praxiques qui surviennent lors de l’apprentissage de l’écriture. Mais la fameuse « dyspraxie », dont on parle beaucoup aujourd’hui, englobe bien plus que ces problèmes. Cette catégorie constitue un véritable fourre-tout qui, débordant très largement l’écrit, n’a aucune consistance clinique et encore moins explicative. Quant à la dyslexie, déjà évoquée, elle est une appellation qui répond à un problème qui se fait jour dans les apprentissages à l’école, mais qui ne constitue pas une seule et même réalité clinique, même appréhendée sous des formes diverses. Elle relève de ce que les sociologues appellent une construction sociale, à savoir un problème trouvant son origine dans l’observation de difficultés effectives, éprouvées par un nombre important d’enfants, dans l’apprentissage de la lecture. Ces difficultés, voire ces troubles, existent donc bien, mais ils ressortissent à des causes diverses et ne trouvent jamais leur explication dans la lecture elle-même. La clinique des consultations pour enfants montre depuis fort longtemps qu’il faut faire appel à d’autres types de processus [26]. Et même dans le champ technique, il ne saurait y avoir de troubles isolés de la lecture en elle-même [27].

3) L’apprentissage de la langue ne se confond pas, nous l’avons vu, avec la structuration grammaticale et logique dont tout enfant est capable, sauf pathologie. Il constitue le troisième registre auquel conduit cette déconstruction du langage. Les processus cette fois en œuvre ne sont pas de même nature que dans les deux registres évoqués précédemment. Il s’agit en fait pour l’enfant de s’initier à l’usage que fait son entourage du langage. Ainsi, la grammaticalité est une chose, l’usage fait du langage en est une autre. L’enfant s’initie toutefois à cet usage au même titre qu’à tous les usages de sa société. Il s’agit donc d’une dimension de ce qu’on appelle la socialisation, dimension importante, certes, mais qui est loin d’être la seule rendant compte de ce qui opère chez l’enfant. Les processus en jeu sont donc ici sociaux et non pas langagiers ; ils ne concernent le langage qu’en tant que domaine, parmi d’autres, qu’ils investissent. Autrement dit, ils ont une simple incidence sur le langage, certes importante, mais qui ne se limite aucunement à lui. Alors que les processus en jeu dans le registre du signe sont eux, spécifiques au langage : ils trouvent leur cause en lui, et non pas en dehors de lui, comme c’est le cas pour la langue.

On comprend que les psychologues de l’enfant aient insisté sur cet apprentissage participant donc de la socialisation de l’enfant, et surtout que les sociologues, puis les sociolinguistes, aient, de leur côté, affirmé leur compétence à traiter cette question. La langue relève du registre général du social et de l’intersubjectivité. Toute langue s’apprend du reste dans le cadre d’une relation ou d’un échange. On tient la preuve que le « moteur » de la langue se situe dans ce registre, non seulement dans les différences socioculturelles dont on parle beaucoup dans le cadre scolaire, mais dans les pathologies comme l’autisme et les psychoses infantiles — dissoutes aujourd’hui dans des ensembles hétérogènes par les différentes moutures du DSM [28]. Dans ces pathologies, le langage se trouve précisément atteint en tant que langue et non en tant que grammaticalité ; à ce titre, il fait repère, mais il ne constitue qu’un symptôme parmi d’autres du tableau clinique. Ce ne sont pas les mots et les phonèmes qui sont en cause, mais la relation et la communication, avec des répercussions dans tous les domaines, et notamment (mais donc pas seulement) dans le maniement de la langue. On peut au demeurant montrer la parfaite grammaticalité des productions de l’enfant dans ces pathologies, ainsi que l’abstraction dont elles témoignent [29]. Qu’il s’agisse d’enfant ou d’adulte [30], la langue, comme y insiste Jacques Laisis, n’est pas « une affaire de mots », mais bien d’altérité et donc de social [31].

4) Enfin, le quatrième et dernier registre du langage est celui qui se trouve aujourd’hui mis, de manière un peu surprenante, sur le devant de la scène à travers la notion d’émotion [32]. Il ne s’agit pas à vrai dire d’émotion, mais de gestion ou de régulation des émotions, en l’occurrence des pulsions que celles-ci déclenchent [33], afin que la personne concernée parvienne à exprimer ce qui lui tient à cœur. En d’autres termes, c’est d’affectivité qu’il s’agit ici, en tant qu’elle utilise le langage pour s’extérioriser. Les psychanalystes évoquent, quant à eux, la problématique de la recherche de satisfaction et mettent en avant la notion de désir. Il s’agit effectivement pour l’enfant de désirer parler, d’appéter le langage, autrement dit d’exprimer à travers des mots ce qui demande en lui à sortir. Le « moteur », ou l’ « énergie », propre à ce registre-là du langage est donc bien l’affect en tant qu’il est réglé, c’est-à-dire humainement mis en forme ou encore analysé. Dès lors, prendre la parole, de ce point de vue, revient pour l’enfant aussi bien à oser parler qu’à mesurer son propos en s’abstenant implicitement de dire tout ce qui lui viendrait spontanément à l’esprit. Il lui faut donc, sans qu’il ne s’en rende compte, prendre des chemins détournés pour s’exprimer. Ce qui fait, du même coup, que son propos prête, malgré lui, à interprétation.

Jean Gagnepain a dès lors proposé le terme de discours pour désigner ce registre particulier du langage qui suppose un détour implicite dans le fait de s’exprimer. Il n’est, pas plus que la langue, une affaire de mots, mais bien de pulsion et de norme, au sens axiologique du terme, dont on saisit dès lors l’incidence sur le langage [34]. Beaucoup d’auteurs ont pu ainsi insister sur le lien qui existe entre les mots et les maux, même s’il s’agit ici tout autant de plaisir que de déplaisir. Cliniquement, l’inhibition qui s’observe dans le langage chez certains enfants témoigne de ces processus implicites. Elle peut aller pathologiquement jusqu’au mutisme qui relève dès lors d’une problématique névrotique. Les névroses de l’enfant constituent, sous ses différentes formes, notamment donc hystérique et obsessionnelle, un champ d’étude privilégié obligeant à saisir que l’on tient bien ici un tout autre déterminisme encore, en œuvre dans l’acquisition du langage.

Conclusion

La déconstruction du langage s’impose incontestablement dans le domaine de l’acquisition du langage envisagée dans toutes ses dimensions. Déjà la diversité des approches empruntées par les diverses disciplines pour tenter d’en rendre compte ainsi que les apories auxquelles elle conduit constituent de solides arguments en faveur d’une telle déconstruction. Les difficultés et pathologies de l’acquisition du langage constituent toutefois un argument d’une toute autre portée en faveur de l’hypothèse d’un nécessaire éclatement de la question d’un point de vue théorique [35]. Déconstruire ne revient cependant pas à prôner la politique du champ de ruines. Cela ne revient pas non plus à tout refuser, à négliger tous les éléments que les différentes approches disciplinaires peuvent apporter. Il s’agit effectivement de faire saisir qu’une telle construction, « le » langage ou l’acquisition « du » langage, ne tient plus, qu’elle est scientifiquement totalement hétéroclite et dès lors désuète. Mais l’objectif est aussitôt de « construire » autrement, d’élaborer, à partir de cette hétérogénéité enfin assumée, des points de vue, au pluriel, scientifiquement fondés et surtout inscrits dans un ensemble qui se tient. Il s’agit, autrement dit, de produire un arrangement rigoureusement cohérent.

Le fameux énoncé épistémologique du père de la linguistique moderne, Ferdinand de Saussure, selon lequel c’est le point de vue qui fait l’objet et non l’inverse, est en définitive à prendre à la lettre [36]. Le concret se révèle complexe, traversé, quelle que soit la réalité à laquelle on s’intéresse, par des déterminismes différents. Tout dépend dès lors du point de vue que l’on adopte, c’est-à-dire encore de l’angle d’attaque de la question. Comme dans l’anamorphose, le déplacement du point de vue fait apparaître une toute autre réalité que celle à laquelle on se tenait précédemment. La nouvelle perspective n’est pas pour autant « dépravée » ; elle est autre et permet tout au contraire d’éprouver autrement la réalité concrète à laquelle on s’intéresse, de lui conférer une autre consistance explicative. On se donne en fin de compte des objets différents à partir de la même réalité concrète. La théorie de la médiation est en fait le seul modèle qui offre une vue d’ensemble de ces différentes approches qui soit donc cohérente. Elle est la seule, du coup, à ne pas réintroduire dans l’analyse qu’elle propose d’un point de vue sur la question ce qui lui a été initialement soustrait puisque participant précisément d’un point de vue autre. Si l’on ne respecte pas ce principe, tout est à nouveau dans tout et réciproquement…

En ce qui concerne les troubles de cette acquisition, il est un réel ménage à effectuer. La mode est à la confusion des réalités sociales et des réalités cliniques, sous couvert d’une approche neuroscientifique qui tend très fortement à l’impérialisme [37]. La problématique des « dys- » et des « troubles du langage et des apprentissages » qui s’observent en milieu scolaire épouse totalement, pour l’instant mais depuis un bon moment déjà, un tel mouvement [38]. Elle se fonde en même temps sur la diffusion du fameux DSM qui nous vient des États-Unis et la quasi-imposition de l’utiliser à laquelle se heurtent certains milieux. Ce manuel, notoirement lié aux trusts pharmaceutiques, ne peut aucunement être considéré comme un traité de psychiatrie ; il constitue avant tout un document permettant de régler de manière administrative les soins neurologiques et psychiatriques. Ce n’est donc pas de ce côté-là qu’il faut chercher pour trouver un recul clinique digne de ce nom et encore moins une réflexion de portée scientifique.

À l’opposé de ce que soutiennent ces approches, la déconstruction de l’acquisition du langage, telle que la pratique le modèle de la médiation, oblige en fait à comprendre — ce point étant essentiel — que, pour l’enfant comme pour l’adulte, un trouble qui s’observe dans le langage n’est pas nécessairement un trouble du langage [39]. En l’occurrence, au regard de l’ensemble des troubles du langage, il est rare pour l’enfant qu’il s’agisse d’un trouble du langage. Les causes de ses difficultés sont la plupart du temps à chercher ailleurs que dans le langage lui-même ; les processus qu’elles impliquent n’ont alors qu’une incidence sur le langage lui-même. Les troubles observables dans le langage ne sont, comme on dit dans ce cas, que les « symptômes » d’un trouble qui n’est aucunement en lui-même d’ordre langagier. Les conséquences en termes de traitement et de prises en charge sont évidemment fondamentales [40]. Et les implications pédagogiques, et plus largement éducatives, ne le sont pas moins.

Références bibliographiques

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Notes

[1Cette évolution s’inscrit dans la suite du mouvement initié par la Révolution qui a vu naître dans la bourgeoisie une nouvelle conception de la famille et a fait de l’enfant celui à travers lequel elle pouvait, et devait même, se pérenniser socialement. Il était en effet impossible à cette bourgeoisie de se reconduire d’elle-même — et donc d’asseoir durablement son pouvoir — en se fondant, comme la noblesse, sur la naissance et le lignage. Il lui fallait miser sur sa descendance.

[2Les enfants « ont, pour ainsi dire, une grammaire de leur âge », écrit Rousseau. Il souligne ainsi « l’exactitude avec laquelle [les enfants] suivent certaines analogies, très vicieuses si l’on veut, mais très régulières, et qui ne sont choquantes que par leur dureté ou parce que l’usage ne les admet pas ». Il qualifie du coup de « pédanterie insupportable et [de] soins des plus superflus » le fait de corriger ces petites fautes contre l’usage (1762, fin du Livre premier, p. 82).

[3Les premiers numéros de la revue Rééducation orthophonique témoignent par exemple de cette importance qu’ont eu alors les neurologues.

[4Les critères qui les définissaient étaient liés au langage. L’idiot se caractérisait explicitement, dès le début du XIXe siècle, par le fait de ne pas avoir accédé au langage oral ; l’imbécile, quant à lui, n’était pas en mesure d’acquérir le langage écrit. Ajoutons que le « débile », qui se situait au-dessus de l’imbécile, était considéré comme ne pouvant atteindre la pensée abstraite.

[5Le langage se résumait alors pour ces chercheurs à l’oralisation et le fait, pour le non-entendant, de ne pas oraliser « normalement » avait dès lors des conséquences sur sa cognition du monde, automatiquement réduite. Pour le dire plus abruptement, le « sourd » était considéré comme nécessairement moins intelligent.

[6Pichon évoquait une « fonction appétitive », à côté d’une fonction de réalisation et d’une fonction ordonnatrice. Il distinguait donc trois registres dans « le » langage. « Les troubles du langage que nous trouvons chez l’enfant se répartissent entre des troubles de ces trois fonctions », soutenait-il (Pichon E., 1935, p. 135).

[7Notamment sous l’impulsion du CRESAS (Centre de recherche de l’éducation spécialisée et de l’adaptation scolaire), en France.

[8En France, la thèse d’État supposait jusque 1968 la réalisation de deux documents, la thèse principale et une thèse « complémentaire » sur un sujet distinct du premier. Les linguistes, dès la première moitié du XXe siècle, ont assez souvent consacré cette thèse complémentaire à la question de l’acquisition du langage, la plupart du temps à travers l’étude de leur(s) propre(s) enfant(s), parfois dans un contexte intéressant de bilinguisme.

[9Cf. par exemple l’ouvrage de Claude Dubar (1991) qui montre notamment l’impact des théories de Piaget sur la conception de la socialisation des sociologues. Il débute d’ailleurs par un chapitre entier consacré à Piaget.

[10La tendance étant, depuis déjà deux à trois décennies, en France comme ailleurs (mais depuis plus longtemps aux États-Unis), à l’installation du mouvement cognitiviste en position hégémonique, de telle sorte qu’il en vient aujourd’hui à envahir et à s’approprier également le champ clinique et pathologique.

[11La discipline est en fin de compte affaire de métier, non de science, rappellera Jean Gagnepain (1991, p. 73-74).

[12C’est donc le cas, en France, de la linguistique dite générale, à laquelle se sont substituées les sciences du langage. Cette nouvelle appellation fait clairement apparaître la différence entre la discipline et la démarche scientifique, puisqu’elle prétend s’inscrire comme discipline dans plusieurs démarches scientifiques. Il en est de même des sciences de l’éducation, par exemple, appellation qui insiste sur le même pluriel.

[13Jacques Laisis a ainsi fait remarquer que Saussure avait déjà clairement cessé de parler scientifiquement de « langage » et l’avait « déconstruit » en deux parties : la langue et la parole. « Le » langage n’existait déjà plus pour lui comme objet scientifique (cf. Laisis J., 1988, p. 142).

[14Sur cette tendance générale à ce qu’on peut appeler l’unidimensionnalité à l’intérieur des sciences humaines, cf. Quentel J.-C., 2007, p. 139 et sv.

[15Ce qui a conduit Jean Gagnepain à prôner épistémologiquement « l’in-discipline », c’est-à-dire le refus des tiroirs sclérosants des disciplines. « La théorie de la médiation, affirme-t-il, propose de changer et de cartes, et de jeu ! Elle prône, non pas un dosage de disciplines en fonction d’options différentes, mais l’indiscipline, c’est-à-dire une révolution au point de vue du savoir. » (1994-2010, p. 293. Également 1991, p. 153 et 220. Le « dosage de disciplines » renvoie en fait à la « pluridiscipline »).

[16Il ne faut pas entendre cette position dans l’ordre des registres au sens d’une primauté. Tous sont, dans le principe, d’égale importance. Ce qui n’empêche pas le chercheur d’affirmer une préférence.

[17Cette distinction était déjà présente, nous l’avons signalé, chez Rousseau ; elle se fait par exemple jour, dès les années 1970, chez un auteur comme Laurence Lentin. Noam Chomsky la fait également valoir, mais il ne la systématise précisément pas et donne dès lors prise aux critiques légitimes des sociologues.

[18C’est surtout en milieu scolaire qu’une telle dérive s’est développée, bien qu’il soit toujours paradoxalement question dans ce cas de « troubles spécifiques du langage ».

[19On sait qu’elle connaît son plein développement pour Piaget avec les opérations formelles, vers l’âge de 12 ans. Auparavant l’enfant demeure pour lui dans du « pré-opératoire » et dans les « opérations concrètes ». Ce faisant, Piaget confond le fait de fonctionner logiquement et la conformité du produit de ce fonctionnement avec ce qu’attend l’adulte. Le cognitivisme contemporain a sur ce point pris ses distances par rapport à Piaget.

[20Cf. Quentel J.-C., 1994.

[21L’enfant « cause » le monde, au double sens où il le dit et où il l’explique en y introduisant des rapports de cause à effet. Jean Gagnepain parle dès lors ici d’un principe de causalité (cf. notamment 1994-2010, p. 279).

[22Ainsi, bien sûr, que les aphasies de l’enfant (qui existent aussi). Elles se révèlent toujours beaucoup plus complexes que chez l’adulte dans la mesure où l’enfant est en même temps en phase d’apprentissage de la langue. Les professionnels œuvrant dans le champ du logico-mathématique ont également bien compris ce lien à effectuer entre la grammaticalité et la logique.

[23Au propre et au figuré !

[24Les ROC, logiciels de reconnaissance optique de caractères, sont particulièrement instructifs du point de vue de la nécessité d’une démarche d’abstraction. S’ils sont aujourd’hui très efficaces du fait des progrès informatiques, ils ne fonctionnent correctement que pour un texte aux caractères bien encrés et pas encore vraiment pour l’écriture manuscrite (alors que n’importe quel lecteur déchiffre la même lettre ou le même mot écrit sous des formes souvent très différentes). En fait, ces logiciels n’analysent pas l’écriture, au sens qui est ici le nôtre. Ils ne font pas jouer une capacité d’abstraction, comme c’est en revanche le cas de l’enfant (et bien sûr de l’adulte) ; ils se fondent, comme leur nom le précise, sur des repères uniquement optiques. En résumé, ils ne « lisent » pas.

[25Lecture et écriture vont en effet toujours ensemble. L’écrit se lit et l’enfant se lit en écrivant. Sur les enjeux de la lecture, cf. notamment Le Goff R.-L. (à paraître).

[26Les déterminants peuvent être ainsi d’ordre social, la lecture nécessitant l’apprentissage de ce qu’on appelle communément un « code », soit un usage social auquel il faut se faire, en même temps qu’une forme de contrainte à laquelle il faut être en mesure de se soumettre. Les causes peuvent également être d’ordre « affectif », supposant un tout autre type de contrainte que l’enfant doit s’imposer à lui-même et qu’il doit affronter sans que cela génère en lui de l’angoisse (on retrouvera ci-dessous ces deux notions de déterminants « sociaux » et « affectifs » à propos de la déconstruction du langage).

[27Ce qui se comprend dès lors que « l’écrit n’existe que comme un aspect de la médiation technique » (Sabouraud O., 1995, p. 398). Cf. également Gagnepain J., 1994-2010, p. 93-94. Au demeurant, il n’existe pas de « circuits neuronaux » dédiés spécifiquement à l’activité de lecture, ainsi qu’y insiste un auteur comme Stanislas Dehaene (2007).

[28Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, ouvrage produit par l’American Psychiatric Association (2013).

[29Cf. Quimbert C., Quentel J.-C., 1996 et Quentel J.-C., 2010.

[30Sachant que le rapport de l’enfant à la langue n’est pas le même que celui de l’adulte. Chez l’enfant, on ne parlera que de langue maternelle, et ce jusqu’à l’adolescence. Cf. par exemple Quentel, 2007b.

[31Cf. notamment Laisis J., 1996.

[32La problématique de l’émotion envahit tout aujourd’hui. C’est d’autant plus étonnant que la question est très ancienne et qu’elle mobilise une problématique travaillée depuis fort longtemps par les psychologues, à la fois généticiens et cliniciens, et surtout par la psychanalyse. C’est en vérité affaire de mode, mais surtout d’appropriation d’un champ, pourtant déjà bien labouré, par les actuelles neurosciences et la neuropsychologie, en même temps que par la linguistique pragmatique dans le champ qui nous intéresse ici.

[33L’émotion, étymologiquement, é-meut : elle pousse à faire sortir de soi.

[34« Norme » est le terme choisi par Jean Gagnepain pour désigner cette capacité spécifique à l’homme.

[35Cf. Gagnepain, à propos du rôle particulier de la pathologie : c’est « seulement […] le trouble du fonctionnement qui permet, grâce à l’examen, d’en séparer les processus  » (1991, p. 13).

[36Saussure F. de, 1969, p. 23.

[37Tel n’est pas le cas, il faut y insister, de toute approche émanant des neurosciences.

[38Pour une critique argumentée de cette approche, cf. Giot J., Deneuville A., Quentel J.-C., 2013 et Quentel J.-C., 2014.

[39Cf. les nombreux articles qui démontrent le bien-fondé de cette différenciation dans la revue Tétralogiques depuis ses débuts. En ce qui concerne l’enfant, cf. Quentel J.-C., 2017.

[40Cf. Quentel J.-C., 2014b.


Pour citer l'article

Jean-Claude Quentel« Acquisition du langage et déconstruction », in Tétralogiques, N°25, La déconstruction du langage.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article159