Hubert Guyard

Calcul et langage (1996)

Résumé / Abstract

Ce texte inédit constitue une version du cours Langage et calcul que Hubert Guyard effectuait dans le cadre du DEA de Neuropsychologie de l’Université Claude Bernard à Lyon.


I – Définir l’objet de recherche

A – Une position épistémologique

La position épistémologique défendue ici reprend la célèbre formule de Ferdinand de Saussure : « Bien loin que l’objet précède le point de vue, on dirait que c’est le point de vue qui crée l’objet » (Cours de linguistique générale, p.23 et 25). En d’autres termes, la démarche explicative n’intervient pas sur des objets donnés d’avance, mais sur l’objet qu’elle cherche à constituer.

Précisément, le calcul peut-il constituer un objet scientifique ? Pour répondre à cette question générale on peut poser deux nouvelles questions plus spécifiques. (I) S’agit-il d’un objet homogène ? N’admet-il qu’un seul déterminisme ? Ou bien, à l’inverse, s’agit-il d’un objet hétérogène, répondant à des causes différentes ? Et (II), s’agit-il d’un objet autonome, indépendant ? Peut-on être atteint du seul calcul ? Que faire des troubles associés ? Des troubles dans le calcul sont-ils nécessairement des troubles du calcul ?

C’est ici qu’intervient la clinique. Il s’agit d’articuler dans une même démarche scientifique, ou explicative, à la fois la modélisation du domaine exploré, le calcul, et l’expérimentation de ce modèle, expérimentation essentiellement clinique. Il s’agit, à terme, de n’imputer au modèle du calcul que les seules dissociations cliniquement observables. Modèle de fonctionnement du calcul et clinique du dysfonctionnement sont donc les deux aspects indissociables de la même exigence explicative.

B – Un schéma pour présenter le problème

L’hypothèse de recherche est la suivante : un malade, pour le moment dit acalculique, n’est pas passif. Il réinterprète les tâches de calcul qu’on lui soumet en fonction des seuls modes de traitement qui lui restent accessibles.

En d’autres termes, la perte des processus impliqués dans le calcul n’est jamais totale ; le malade calcule encore ! C’est ce qu’indique la première flèche du schéma (1). Ce calcul pathologique n’est pas d’emblée interprétable, mais le clinicien peut effectuer des hypothèses sur les stratégies déployées par un malade ; c’est ce qu’indique la seconde flèche du schéma (2). On saisit donc la particularité de cette démarche dans la mesure où il s’agit, pour le linguiste clinicien de faire des interprétations sur la façon dont le malade interprète lui-même les données du test. En d’autres termes, il s’agit de raisonner sur un raisonnement. La conséquence de cette hypothèse, c’est qu’elle déplace l’intérêt de l’observation. Il ne s’agira plus de repérer simplement des réponses correctes ou incorrectes, mais, de rechercher à partir de quel processus le malade met en œuvre un mode particulier et exemplaire de réponse pathologique.

II – Le calcul est-il homogène ?

La réponse à cette question ne peut être que négative. Il existe en effet de multiples troubles susceptibles d’avoir un impact dans des tâches de calcul. Des travaux neuropsychologiques, relativement nombreux, ont permis de dissocier, dans le phénomène observable, des modes de traitement différents.

A – Quelques jalons historiques

A1. L’étude de S.E. Henschen (1919)

Publié en langue allemande en 1919 ce travail est généralement considéré comme la référence de base sur les troubles du calcul. Apparaît clairement le concept d’acalculie. La démarche est analytique ; elle tente de séparer des troubles différents et mutuellement exclusifs. L’auteur propose une première grande dissociation entre un trouble affectant les valeurs numériques elles-mêmes et un trouble affectant les opérations sur ces valeurs numériques, c’est-à-dire le calcul proprement dit.

Le contrôle du nombre est lui-même dissocié en trois composantes, chacune correspondant respectivement à la capacité soit de dire, soit de lire, soit d’écrire des valeurs numériques.

Au sein des troubles affectant les opérations sur les nombres, un premier trouble concerne la disponibilité de données apprises : en particulier les tables d’addition et de multiplication, et un second trouble affecte les procédures logiques nécessaires aux quatre opérations classiques : l’addition, la multiplication, la soustraction et la division. Il n’y a pas encore véritablement d’hypothèses sur la nature des processus logiques en œuvre dans ces quatre opérations.

Le modèle de Henschen a le mérite de cerner un domaine intéressant et de suggérer des dissociations. Toutefois, sa démarche consiste davantage, selon nous, à distinguer des lieux d’observation différents (dire, lire, écrire, des nombres, réciter des tables, additionner, soustraire, multiplier, diviser) qu’à modéliser des processus psychologiques.

A2. L’étude de Hécaen & al. (1961)

Ce travail est également cité dans la plupart des travaux contemporains. Au-delà de cet aspect historique, l’intérêt de ce travail est de proposer également un découpage des symptômes affectant le calcul et de proposer une nosographie des troubles concernés. Les auteurs proposent trois grandes catégories de troubles. — D’une part des acalculies aphasiques, c’est-à-dire des troubles dans lesquels la verbalisation des nombres et des quantités se trouve à l’origine des symptômes observables. — D’autre part des pathologies dites visuo-spatiales, c’est-à-dire des troubles affectant moins le calcul logique proprement dit que sa production graphique. Le calcul mental, possible pour des nombres réduits, devient rapidement inutilisable pour des nombres et des opérations complexes. Il faut donc prendre en compte que la majorité des calculs passe par une technicisation des nombres et des modes opératoires. D’où l’hypothèse de troubles affectant spécifiquement ce calcul techniquement et spatialement contraint. — Enfin, une anarithmétie qui concernerait les processus proprement logiques à l’œuvre dans le calcul.

Les auteurs précisent qu’il s’agit là de catégories provisoires, répondant à un souci descriptif. Il s’agit davantage de cerner les grands syndromes anatomo-cliniques dans lesquels des troubles du calcul peuvent s’observer que de mettre à l’épreuve des hypothèses sur les traitements à l’œuvre dans le calcul. On peut, en effet, considérer qu’il s’agit de perspectives théoriques identiques à celles de Henschen, à l’exception peut-être de l’accent mis sur l’importance de l’écriture dans ce domaine. Le recours à l’écriture permet des opérations d’une grande complexité, sans doute inaccessible au seul calcul mental. Ce découpage des lieux d’observation de productions symptomatiques trouve sa systématicité dans une batterie de tests assez précise. On en trouve la liste dans un travail de R. Collignon & al. [1] de 1977.

La lecture et l’écriture de chiffres isolés, de nombres de complexité croissante, de symboles d’opérations (+ – x : ) et de chiffres romains.
La reconnaissance des chiffres désignés sur ordre verbal parmi d’autres chiffres et parmi d’autres signes.
L’évocation verbale de la forme des chiffres.
Le calcul mental et écrit dans les quatre opérations fondamentales.
Les problèmes de système métrique : poids, volume, longueur.
La fixation mnésique des chiffres, des nombres, et de courtes opérations arithmétiques.
Le calcul mental sur des objets concrets, sur les quantités de temps et sur les mesures spatiales.
La connaissance du concept de nombre : le plus grand de deux nombres, la plus grande de deux fractions et la valeur de la position des chiffres dans un nombre.
L’estimation des grandeurs et des quantités par la vue et le toucher.
L’estimation mentale des grandeurs, des quantités, des vitesses et des poids des objets cités.
La reproduction des structures rythmiques.

Mais le principal mérite du travail d’Henri Hécaen et al. consiste, selon nous, à suggérer que la clinique est capable d’offrir des dissociations significatives et de fournir des données pertinentes à une approche plus fonctionnelle du calcul. Les auteurs rapportent, par exemple, les réponses d’un malade à une épreuve de multiplication : « Nous avons pu observer un malade droitier présentant une tumeur du carrefour pariéto-temporo-occipital gauche et incapable de manipuler par écrit chiffres et nombres ; il s’obstinait à affirmer qu’il savait cependant ce qu’était l’opération demandée (multiplication) et prié d’en faire la démonstration par un moyen de son choix, il composa le schéma de l’opération que nous reproduisons ci-joint. »

B – Hypothèses sur la « grammaire » des nombres

Avant de calculer, faut-il encore préalablement définir le nombre. Qu’est-ce qu’un nombre ? À quels processus logiques faisons-nous appel lorsque nous effectuons des nombres ? Pour voir apparaître des hypothèses plus précises sur le nombre, il faut attendre, nous semble-t-il, les travaux de Gérard Deloche et Xavier Seron sur la transcription de valeurs numériques. On donne 33 au malade, il doit trouver le correspondant trente trois. Ou bien l’inverse, on propose trente trois et le malade doit lui faire correspondre 33. C’est donc un exercice d’équivalence ou encore de synonymie. Trente trois et 33 sont supposés être deux synonymes de la même valeur numérique. La population examinée correspond à des aphasiques de Broca et des aphasiques de Wernicke.

B1. L’étude de Deloche et Seron (1982-1984)

Elle se trouve disséminée dans plusieurs articles publiés entre 1982 et 1984 [2]. On en trouve une synthèse, écrite en français, dans la thèse de Gérard Deloche [3], désormais nommée TGD dans les notes de bas de page et dans la suite de ce texte. Il s’agit d’un modèle qui tente de cerner les caractéristiques formelles, implicites, des deux codes impliqués par la tâche de transcription déjà décrite, à savoir un code dit numérique (33) et un code dit alphanumérique (trente trois).

B1.1.Une modélisation des codes : numérique et alphanumérique. Chaque code est soumis à des contraintes logiques qui lui sont propres. Le plus simple et le plus régulier est le code numérique (a) ; le plus complexe et le plus irrégulier est le code alphanumérique (b).

(a) le code numérique. Deux contraintes différentes se combinent. Une contrainte dite lexicale dans laquelle chaque valeur numérique se voit définie par un chiffre particulier (0, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8, 9). On y ajoute le point « utilisé comme séparateur découpant la séquence en groupes de trois chiffres » [4]. Et une contrainte de position dans laquelle chaque position indique une valeur de rang (1234 = 1x1000, 2x100, 3x10).

(b) le code alphanumérique. Les auteurs distinguent différentes classes de nombre, ces classes sont nommées des piles. Chaque pile, en fait, définit une catégorie particulière de valeurs numériques. Ceci aboutit au tableau  [5] suivant. À ces piles, il convient d’ajouter les valeurs : cent, mille, million, milliard. Enfin, il convient d’ajouter la copule « et ». Tout ceci constitue l’ensemble des primitives lexicales.

POSITION PILES
UNITES (U) PARTICULIERS (P) DIZAINES (D)
9 neuf
8 huit
7 sept
6 six seize soixante
5 cinq quinze cinquante
4 quatre quatorze quarante
3 trois treize trente
2 deux douze vingt
1 un onze dix

Dès lors que l’on dispose de ces piles, il convient ensuite de définir une syntaxe, c’est-à-dire l’ensemble des règles permettant d’obtenir des combinatoires acceptables. Par exemple « cent mille » est acceptable mais « un cent mille » ne l’est pas ; il faut donc construire une règle permettant de repérer cette contrainte. De même « cent vingt » est acceptable mais « vingt cent » ne l’est pas. D’autre part la séquence « vingt quatre » n’est pas équivalente à « quatre vingt ». En d’autres termes, il est nécessaire de définir des contraintes d’ordre ou de rang. Pour les auteurs, la syntaxe est constituée de l’ensemble des restrictions combinatoires permettant d’obtenir des énoncés acceptables pour un code donné.

B1.2. Une validation clinique de certaines hypothèses

Celle-ci concerne l’organisation, définie par les auteurs, du lexique et de la syntaxe des valeurs numériques, qu’elles concernent le code numérique ou le code alphanumérique.

a) Validation clinique du lexique organisé en piles. L’hypothèse des piles se voit validée par les réponses sélectives des aphasiques de Broca qui :

ne font que très peu d’erreurs à l’intérieur de chaque pile : (un ≠ deux ≠ trois ≠ quatre ≠ cinq ≠ six ≠ sept ≠ huit ≠ neuf) ; (onze ≠ douze ≠ treize ≠ quatorze ≠ quinze ≠ seize) ; (dix ≠ vingt ≠ trente ≠ quarante ≠ cinquante ≠ soixante) ;

et qui, d’autre part ont tendance à simplifier les piles des particuliers et des dizaines en les ramenant à la pile des unités (seize —> six ; soixante —> six). « Ces erreurs semblent, pour les deux opérations de transcodage étudiées, ressortir de mécanismes différents dans les deux groupes de sujets. Dans le cas des aphasiques de Broca, et plus particulièrement des deux sujets agrammatiques, les substitutions de primitives lexicales se font systématiquement à partir des particuliers ou dizaines vers les noms d’unité (“13” (treize) —> “trois” ; “140” (cent quarante) —> “cent quatre”, rarement entre piles P et D (“1.016” (mille seize) —> “mille soixante” ; “14” (quatorze) —> “quarante”) et pas de la pile U vers les deux autres piles. À l’inverse, les erreurs des aphasiques de Wernicke n’indiquent aucune direction préférentielle pour les substitutions entre les trois piles U, P, D : “3” (trois) —> “treize” ; “quinze” (15) —> “50” (cinquante) ; “6” (six) —> “soixante”, etc » [6] .

b) Validation clinique de la syntaxe [7]. L’hypothèse syntaxique se voit également validée par des réponses sélectives des aphasiques de Broca qui sont les seuls à isoler les valeurs exprimées et les valeurs de rang. « À l’épreuve 2 = deux, quinze des seize erreurs produites par les aphasiques de Broca portent sur des sous-séquences “multiplicateur multiplicande” systématiquement transformées en structures additives par déplacement du groupe multiplicateur (unité seule ou bien dizaine et unité) : “857” (huit cent cinquante sept) = “cent huit cinquante sept” ; “460" (quatre cent soixante) = “cent quatre soixante” ; “4.003” (quatre mille trois = “mille quatre trois” ; “27.419” (vingt sept mille quatre cent dix neuf) = “mille vingt sept cent quatre dix neuf”. Aucune erreur de ce type n’a été produite par le groupe des aphasiques de Wernicke. » [8] Si les notions de pile et de syntaxe sont utiles pour cerner les particularités de certaines performances des aphasiques de Broca, en revanche il s’en faut de beaucoup que ces notions puissent rendre compte entièrement de l’opposition entre les deux tableaux : Broca / Wernicke. En d’autres termes, les notions du modèle trouvent leur validation dans l’explication de certaines erreurs des aphasiques de Broca mais échouent, au moins en partie, à rendre compte de l’opposition des tableaux Broca/Wernicke.

B2. L’étude d’Hubert Guyard & al. (1991) [9]

Elle reprend la même tâche de transcription que précédemment. Mais elle projette sur l’observation clinique d’autres hypothèses [10] et d’autres perspectives cliniques. D’abord une nouvelle façon d’analyser les contraintes grammaticales propres à la verbalisation des nombres (1), ensuite, une façon de faire apparaître le raisonnement produit par les aphasiques (2), puis une interprétation contrastée des performances des aphasiques de Broca et de Wernicke, avec une perte de la logique du « et » et conservation de la logique du « ou » dans l’aphasie de Broca (3), et une perte de la logique du « ou » et conservation de la logique du « et » dans l’aphasie de Wernicke (4).

B2.1. Une modélisation des valeurs numériques

Sont pris en compte :

1. Un plan glossologique, avec des rapports grammaticaux (a) et sémantiques (b).

a) Des valeurs grammaticales

D’abord des valeurs élémentaires.

a1. Des valeurs différentielles ou lexicales. Il s’agit de valeurs différentes, qui ne se confondent pas entre elles. Ces valeurs ne constituent pas un stock d’éléments, mais un ensemble structural dans lequel chaque élément se définit par opposition avec les autres éléments de cet ensemble. un ≠ deux ≠ trois ≠ quatre ≠ cinq ≠ six ≠ sept ≠ huit ≠ neuf ≠ dix ≠ onze ≠ douze ≠ treize ≠ quatorze ≠ quinze ≠ seize ≠ vingt ≠ trente ≠ quarante ≠ cinquante ≠ soixante ≠ cent ≠ mille ≠ million ≠ milliard ≠ etc.

a2. Des valeurs segmentales ou textuelles.

a2.1. des valeurs isolées. Valeur différentielle et segment coïncident un ≠ deux ≠ trois ≠ quatre ≠ cinq ≠ six ≠ sept ≠ huit ≠ neuf ;

a2.2. des valeurs liées. Le segment contient deux valeurs mutuellement solidaires. L’une ne peut aller sans l’autre. [on+ze] ≠ [dou-ze] ≠ [trei-ze] ≠ [quator-ze] ≠ [quin-ze] ≠ [sei-ze] ≠ [tr-ente] ≠ [quar-ante] ≠ [cinqu-ante] ≠ [soix-ante]. Reste la question du vingt : s’agit-il d’une valeur isolée (pas d’affixe) ou bien faut-il considérer que vingt correspond à la liaison d’une valeur exprimée « deux » et d’une valeur de rang « dizaine » ?

Puis des valeurs complexes.

a3. Des valeurs morphologiques. Elles concernent, cette fois, non pas des valeurs numériques élémentaires mais deux ensembles d’éléments. Le premier ensemble correspond, plus ou moins, au système de piles proposé par Deloche et Seron. Nous préférons le représenter sous la forme d’un seul tableau à deux colonnes, les éléments d’une colonne pouvant covarier avec les éléments de l’autre. Le signe Ø représente l’absence significative. (ex : quarante = [quatre x -ante] ; quatorze = [quatre x -ze] ; quatre = [quatre x Ø]. Ce type d’ensemble permet formellement de toujours calculer les distances relatives d’une covariation à l’autre.

un Ø
deux -ze
trois -ante
quatre
cinq
six
sept
huit
neuf

L’autre ensemble correspond à [mill (-Ø, -ion, -iard)], c’est-à-dire à la possibilité formelle d’une identité partielle entre chaque covariable de cet ensemble.

a4. Des valeurs syntaxiques. Il s’agit, là encore, non pas de valeurs élémentaires mais bien d’ensembles intégrant plusieurs valeurs élémentaires. Dans « cent quatre vingt six », on a « cent + (quatre.vingt) + six ». Il y a là un ensemble « quatre.vingt » qui regroupe deux valeurs complémentaires (l’une multiplie l’autre) ; c’est cet ensemble, dans son intégralité, qu’on ajoute aux autres valeurs du nombre « cent + (....) + six ». Un nombre peut avoir plusieurs parenthèses enchâssées les unes dans les autres. Ex : « ((quatre.vingt) + six).mille ». Comment représenter ces règles syntaxiques ? Définir les valeurs multiplicandes ; toutes les valeurs numériques n’ouvrent pas de telles parenthèses. Seules les valeurs dites multiplicandes peuvent avoir ce rôle. Cent, mille, quatre (avec vingt). La définition des valeurs multiplicandes est elle-même liée à des contraintes de position.

six.cent ≠ cent+six

six.mille ≠ mille+six

quatre.vingt ≠ vingt+quatre

b) Des valeurs sémantiques

Un nombre désigne une certaine quantité. « Deux », « trois » désignent respectivement une collection de deux et trois objets. Or, cette quantité ne peut se conceptualiser que par l’épreuve d’un certain nombre d’opérations sur des mots.

b1. L’opération d’équivalence, ou encore la synonymie. « Deux c’est deux », « deux c’est 2 », « deux, c’est II ». Sans l’épreuve de la synonymie, il n’y a pas de mise à l’épreuve possible du concept de quantité. On ne peut séparer la quantité de la façon dont on la (re)formule, dont on la synonymise. Dis-moi quelles sont les équivalences d’un nombre, et je te dirai quelle valeur de quantité a ce nombre. Le domaine des valeurs numériques a ceci de particulier qu’on y note une certaine univocité entre un mot et une valeur de quantité, mais ceci n’efface pas la synonymie ; « deux » reste équivalent à « deux », et c’est dans cette équivalence que s’éprouve la valeur de quantité de l’énoncé.

b2. Celle de la détermination, ou encore l’autonymie. « Deux » n’est que la propriété sémantique d’un objet. Deux francs, deux oiseaux, deux bonbons, etc. Il y a, du point de vue sémantique, mutuelle détermination du nombre et de l‘objet dénombré. Cette mutuelle détermination assure l’unité conceptuelle du nombre. Passer de « dix francs » à « cent dix francs », ou à « cent dix mille francs », c’est toujours de francs dont il s’agit. C’est pourquoi « cent dix mille » ne peut être considéré comme une juxtaposition de trois nombres, mais comme un seul nombre. L’opération d’autonymie consiste à pouvoir complexifier un nombre sans rupture de l’unité conceptuelle de ce « un » nombre.

2. Un plan sociologique. Celui-ci définit ce qu’on appelle généralement des codes. C’est l’histoire, c’est-à-dire le fonctionnement du social, qui formalise le caractère acceptable ou non d’une expression numérique et qui définit ce qu’une communauté partage ou non de conventions concernant le calcul. Un code est ainsi fait d’emprunts plus ou moins homogènes mais qui ne se trouvent réunis que pour autant qu’ils participent d’une même convention. On pourrait comprendre que sur le modèle dix-neuf — dix-huit — dix-sept, on puisse logiquement penser dix-six — dix-cinq. De la même façon, sur le modèle quarante — cinquante — soixante, on pourrait logiquement penser septante — huitante — nonante, etc. Ce qui est inacceptable en France l’est en Belgique ; il s’agit là de conventions sociales qui n’ont rien à voir avec la logique proprement dite mais qui interfèrent dans le phénomène observable. Si on considère « quatre vingt », on peut y repérer les vestiges, historiquement datables, d’un système vigésimal.

3. Un plan ergologique, ou technique. Celui-ci artificialise le nombre ; il en permet l’écriture. On peut parler de chiffre au sens large ; celui-ci peut prendre l’aspect des chiffres arabes, mais aussi toute autre forme de manipulation (les doigts, le boulier, etc.). Cette écriture prolonge le calcul mental et, par dispositifs opératoires interposés (l’addition, la soustraction, la multiplication, la division), permet des calculs d’une plus grande complexité. Le chiffre n’est pas le nombre ; mais on ne peut faire du chiffre et du nombre deux entités strictement comparables. Le chiffre suppose une lisibilité du nombre puisqu’il en constitue l’écriture.

B2.2. Systématiser les interprétations aphasiques

Selon cette perspective, toutes les productions d’un malade, les bonnes comme les mauvaises, témoignent de l’univers logique qui caractérise son trouble. En d’autres termes, le malade ne peut projeter sur le matériel du test que les seules hypothèses dont il est encore capable. Observer le trouble consistera à induire le raisonnement tératologique d’un malade, ou encore à en systématiser les manifestations. En voici plusieurs exemples.

Exemple 1. Saisir la régularité de la réponse au-delà de la diversité de ses manifestations.

Item proposé par l’observateur Réponse du malade
N°1 trois mille deux cent 30 100 20 100
N°2 deux mille trois cent 20 100 30 100
N°3 trois mille deux cent 3 100 2 10

Au lieu d’opérer un parenthésage, tel que ((3 x 1000) + (2 x 100)) la malade paraît procéder ici en notant successivement tout ce qui a pour elle valeur séparée : tout ce qui s’oppose s’aligne, élément après élément, linéairement disposé. La valeur différentielle (trois ≠ mille ≠ deux ≠ cent), relayée par la graphie (quatre items écrits), est seule prise en compte. Les zéros jouent cependant un rôle, celui de support graphique à ce pseudo-comptage, à cette succession de valeurs différentielles. En d’autres termes les zéros constituent les indices qu’il s’agit là pour la malade de valeurs plus complexes que chaque valeur prise séparément, mais leur distribution aléatoire montre aussi que la complexité « envisagée » ne peut plus trouver dans la séquence de bornes formellement contraignantes.

On note que la même stratégie peut prendre l’aspect de deux réponses différentes (n° 1 & n° 3) mais analogues. La procédure consiste à proposer le même exercice aussi souvent qu’il est nécessaire, dans la même séance ou dans plusieurs, pour recueillir l’ensemble des stratégies de réponses exploitées par une même patiente.

Item proposé par l’observateur Réponse du malade
N°1 trois mille deux cents 3 0 2 0 0
N°2 mille trois cent deux 100
(103)
(10310)
(103120)
N°3 trois mille deux cent 3 1 2 0

Comme le zéro, le chiffre 1 peut servir, de la même façon à « scander » cette succession en y introduisant des pseudo-positions (correspondant aux rangs usuels du système de numération : les milles, les cents, etc.), mais qui n’indiquent ici ni plus ni moins qu’une valeur différentielle supplémentaire (soit « mille », soit « cent », etc.) ajoutée à la suite des précédentes. Il s’agit là, pour la malade, d’une autre façon de rejoindre des nombres qu’elle sait être complexe mais dont elle ne contrôle pas totalement la cohésion. En témoignent tout particulièrement les multiples auto-corrections de l’étape 2. On peut y lire le raisonnement linéaire de la malade, c’est-à-dire la façon dont elle tente de proche en proche de réfléchir aux relations de « mille » et « trois », puis de « mille trois » à « cent », puis de « mille trois cent » à deux ». Elle ajoute ce qu’elle ne peut maîtriser ensemble.

Exemple 2. Anticiper les stratégies pathologiques d’un malade. Un aphasique de Wernicke. La première étape correspond à une prédiction sur la raisonnement tératologique du malade. On suppose qu’il va transcrire les nombres de façon servile, sans critique ou autocorrections. On se donne 4 exercices pour s’assurer de cette transcription terme à terme.

Clinicien Patient
N°1 Soixante dix neuf 619
Soixante dix cinq 615
N°2 Soixante dix huit 618
Soixante huit 68
N°3 Soixante trois 63
Soixante dix trois 613
N°4 Soixante sept 67
Soixante dix sept 617

Chaque nombre est donc transposé « mot à mot ». La seconde étape va tenter d’avertir ce malade sur le caractère illogique de son raisonnement. Ce sont les exercices 5 et 6.

N°5 Soixante cinq 65
Soixante dix cinq 615
Soixante quinze 615
N°6 Six cent quinze 615

Le malade donne la même transposition pour des formules différentes ; il ne s’auto-corrige pas. Dès lors on peut chercher à obtenir une nouvelle fois cette même indifférence à la diversité des expressions proposées. La même absence de réfutation logique peut-elle être obtenue ailleurs ? Jusqu’où peut aller cette équivalence pathologique ? Troisième étape de la séquence : exercices 7, 8, 9.

N°7 Six cent soixante quinze 665
N°8 Six cent soixante dix cinq 6615
N°9 Six mille six cent quinze 6615
Six cent soixante dix cinq 6615

Ces réponses confirment l’impossibilité qu’a le malade d’exclure une réponse au profit d’une autre. Chaque stratégie de réponse est possible et aucune n’en exclut une autre. La zone aveugle susceptible de nous éclairer sur le trouble logique du malade se précise donc au fur et à mesure de l’observation. Chaque nouvelle étape tente de corroborer les acquis des étapes précédentes.

On comprend ainsi que les données ne peuvent s’élaborer qu’étape par étape, d’une part en fonction des réponses apportées par le malade observé et d’autre part en fonction du raisonnement effectué par l’observateur sur ces réponses. Dans cette perspective, il n’y a plus de batterie de tests préalable et applicable à tout malade. On peut dire que le malade devient co-auteur des tests qui permettent d’interpréter son trouble.

Exemple 3. Multiplier les contextes pour cerner le trouble

N°1 vingt trois mille quatre vingt 23.420
N°2 cent six mille trois cent soixante 106.360
N°3 trois mille six cent quatre vingt 3.680

Cette fois, on peut se concentrer sur le premier item qui est le seul à avoir provoqué une réponse nettement pathologique. On va proposer une décomposition de ce nombre afin de voir si cette décomposition procure une prothèse au raisonnement déficient du malade. (« Dis-moi quelle est ta prothèse et je te dirai quel est ton trouble »).

N°4 vingt trois 23
trois mille 3000
mile quatre 1004
vingt trois mille quatre vingt 23.084

On peut noter que le malade est assez peu influencé par la décomposition proposée. De plus, il propose une nouvelle interprétation pour le même item, ce qui étend la compréhension que l’on peut avoir de son trouble. Jusqu’où peut aller la variation de ces réponses ? Pour le savoir, on lui propose, comme nouveaux items, ses propres réponses. D’où les exercices 5, 6 et 7.

N°5 23.420 vingt trois quatre vingt
(vingt trois mille quatre vingt)
N°6 106.360 mille six mille trois soixante
N°7 3.680 trois mille six quatre vingt

Maintenant que l’on a obtenu des réponses différentes pour le même item, on peut les proposer ensemble au malade : exercice n°8.

N°8 23.420 vingt trois mille quatre vingt
23.080 vingt trois mille cent quatre vingt

Cette réponse est intéressante parce qu’elle montre que si le malade peut encore opposer « cent » à son absence, il est incapable d’en maîtriser la seule valeur de multiplicande. On a donc beaucoup plus de précision sur la nature du trouble. D’autres exercices de la même séquence confirmeront le même mode pathologique de raisonnement.

N°10 23.180 vingt troix mille cent quatre vingt
23.080 vingt trois mille quatre vingt
23.420 vingt troix mille quatre vingt
(vingt troix mille cent quatre vingt)

Le résultat du test n’est pas exprimable, ici, en pourcentage d’erreurs. Il réside dans une modification significative de l’exercice initial. Le résultat du test, c’est la modification du test lui-même, sous le poids des modes de réponses du malade.

Exemple 4. Cerner les capacités d’auto-corrections d’un malade. Pour tenter de provoquer des auto-corrections, nous avons tenté de jouer sur le contexte et sur certaines restrictions contextuelles. Mais ces restrictions contextuelles sont difficiles à cerner, et seul le malade peut nous en donner un « aperçu ». Nous sautons les premières étapes pour prendre en compte les exercices 19 et suivants.

Clinicien Patient
N°19 Mille 1000
Six mille 6000
Cent six mille 1600
Cent six mille trois cent neuf 1639

« Six mille » ne donne pas lieu à un effacement des valeurs de position ; mais « cent six mille » le provoque. La stratégie du malade est donc précisée. Elle ne concerne que les nombres impliquant « n fois mille » et non les nombres inférieurs. Peut-on obtenir à nouveau cette stratégie ?

N°20 Mille 1000
Cinq mille 5000
Cent cinq mille 1500
Deux cent cinq mille 2500
Deux cent cinq mille quatre cent sept 2547

Il semble bien qu’il reste fixé sur quatre chiffre dès lors qu’il entend « n fois mille » et que c’est cette fixité pathologique qui le conduit à effacer les valeurs de position. On peut donc chercher à saturer cette stratégie en lui proposant un nombre dont les valeurs exprimées seront, cette fois, supérieures à quatre.

N°21 Mille 1000
un mille 1000
vingt et un mille 2100
cent vingt un mille 1210
Sept cent vingt et un mille 7210
Sept cent vingt et un mille trois cent six 7021,36

Le malade est sensible à cet effet de saturation. Mais, pourtant, il ne va guère modifier son raisonnement. Pour maintenir un nombre à quatre chiffre d’une part, et transcrire toutes les valeurs exprimées d’autre part, il va se servir de la possibilité de proposer un nombre avec deux chiffres après la virgule. L’induction produite par le test n’a donc pas réellement modifié le mode de raisonnement du malade. L’important n’est pas l’erreur que nous notons, mais celle que le malade reste encore capable d’interpréter comme telle.

Exemple 5. Contrôler la complexité de la consigne. On fait ici l’hypothèse que cet agrammatique a perdu l’unité du nombre et qu’il tente de le reconstituer d’une façon pathologique par une addition de nombres dont il ne contrôle pas exactement les bornes. En effet, dans « vingt trois mille quatre vingt », il est possible d’envisager non seulement les différences vingt ≠ trois ≠ mille ≠ quatre ≠ vingt (comme dans l’ex. 1) mais aussi les différences vingt trois ≠ trois mille ≠ quatre vingt ≠ vingt trois mille ≠ etc.... Bref, dès que le malade se refuse à la stratégie de la correspondance terme à terme, ne se confronte-t-il pas à la diversité des nombres potentiellement « opposables » sans pouvoir formellement les délimiter ?

Item proposé par l’obs. Réponse du malade
N°1 45.623 quarante cinq mille cent six vingt trois
N°2 4.562 quatre mille cents cinq soixante deux

Lors de ces deux premières étapes, le malade traite d’une part les « n mille », la valeur « cent », et enfin le groupe constitué par les dizaines et les unités. Cette stratégie n’est cependant utilisée que pour les chiffres dépassant la centaine, comme en témoigne l’étape suivante.

N°3 456 quatre cents cinquante six

Mais dès que l’on retrouve les « grands nombres », l’éclatement initial se reproduit.

N°4 456.237 mille quatre cinquante six deux cents
trente sept

Mais cette fois avec « mille » et « cent » comme habituels fauteurs de trouble. Il y a donc toujours une succession de valeurs différentielles d’ensembles doublée d’une sorte d’amalgame aléatoire d’ensembles constitutifs des nombres à opposer. Reprendre l’ensemble de ces consignes témoigne, sous d’autres aspects, de la même stratégie « additionnelle » de pure successivité.

N°5 4 56 cents quatre cinquante six
4.562 quatre mille cents cinquante soixante
deux
45.623 quatre cinq mille soixante vingt trois
456.237 quatre cinquante six mille vingt trois
sept

456 qui avait apparemment été correctement traité se trouve cette fois décomposé en cent ≠ quatre ≠ cinquante six. Puis on retrouve des juxtapositions imprévisibles parce qu’elles prennent en compte tout groupement aléatoire des valeurs différentielles suggérées par l’item inducteur, et cependant prédictibles parce qu’elles ne considèrent précisément que les seules valeurs différentielles de ces items et non des valeurs « extérieures ».

Le recours à une sorte de reconstruction « par recompositions » successives ne peut réussir que dans le cadre de cette différenciation qui semble être la seule contrainte formelle sur laquelle peut encore s’appuyer ce malade. Soit l’ensemble des étapes suivantes et surtout la progression de la complexité des items proposés :

N°6 100 cent
1000 mille
10000 dix mille
100000 cent mille
N°7 100 cent
400 quatre cent
1 000 mille
4 000 quatre mille
10 000 cent mille
40 000 quatre mille
100 000 dix mille (cent mille)
400 000 quatre (quarante mille)
N°8 100 cent
400 quatre cent
456 quatre cinquante six
1 000 mille
4 000 quatre mille
4 562 quatre mille cents cinquante soixante
deux
10 000 dix mille
40 000 quarante mille
45 623 quarante cinquante soixante vingt trois

Plus la consigne contient de valeurs potentiellement opposables et plus le malade est en difficulté, effectivement encombré par toutes les solutions envisageables. Ceci culmine avec le dernier item que le malade résout par une sorte de régularité pathologique, choisissant une juxtaposition de toutes les dizaines induites par la séquence proposée : quarante ≠ cinquante ≠ soixante ≠ vingt ≠ trois. Le malade juxtapose au lieu d’intégrer. Soit il n’y a pas d’emboîtement de plusieurs valeurs dans un même ensemble intégré, soit cet ensemble se constitue sur le tas, de façon ponctuelle, sans contraintes syntaxiques sous-jacentes.

B2.3. L’aphasique de Broca : perte de la logique de « et »

Selon nous, l’aphasique de Broca a perdu ce que les logiciens nomment la logique du « et ». Il est devenu incapable de saisir la cohésion interne des parties de l’unité verbale. Cette unité est définie par la simultanéité des choix qu’elle contient ou encore par la non autonomie formelle de ses fragments. Par exemple dans « quatorze », l’aphasique de Broca ne peut saisir la cohésion de la valeur exprimée « quatre » et de la valeur des dizaines, alors que chacune de ces valeurs prises isolément lui est accessible.

a) L’unité comme cadre morphologique de covariation. Cette unité est nécessaire à l’invariance d’un cadre morphologique de co-variation. Quelques exemples vont nous permettre de préciser cette notion. 10 exercices proposés au même malade : un aphasique de Broca.

Exemple 5.

Item proposé Réponse Item proposé Réponse
N°1 trois 3 N°7 trois 3
trente 33 trente 30
treize 60
N°2 cinq 5
cinquante 50 N°8 quatre 4
quatorze 44
N°3 trois 3 quarante 40
trente 30
treize 33 N°9 six 6
soixante 66
N°4 cinq 5 seize 60
cinquante 50
quinze 500 N°10 trois 3
trente 13
N°5 trois 3 treize 16
trente 13
treize 33
N°6 quatre 43
quatorze 430
quarante 440

Il apparaît clairement que le malade recompose sur le tas des ensembles de trois valeurs similaires. Le fait qu’un aphasique de Broca ne saisisse qu’une seule valeur différente à la fois explique deux tendances pathologiques :

une tendance à réduire ces valeurs liées à des valeurs uniques, ou

une tendance à ne systématiser qu’une seule différence et, donc, à négliger les valeurs liées qui, par conséquent, resteront aléatoires. Un exemple pour chacune de ces tendances.

Clinicien Malade
N°11 vingt 20
soixante 6
trente 3
cinquante 5
quarante 4

Autre séquence et autre malade :

N°12 douze 12
seize 60
onze 11
quinze 55
treize 30
quatorze 34

On peut dire que l’aphasique de Broca est devenu incapable de « pile ». Ce n’est pas telle ou telle catégorie, ou pile, qui a disparu mais le principe même de la catégorisation, le principe de la pile. Chez lui, tout est à plat et il ne peut effectuer qu’une seule différence à la fois.

Il est vrai qu’il a généralement tendance à privilégier les valeurs exprimées, comme dans les deux exemples précédents, mais il est d’autres cas, plus rares, où il semble privilégier les valeurs de rang.

N° 13 deux 2
quinze 10 (on attendait 5)

Nous pensons que le Broca a perdu le principe même de la morphologie, c’est-à-dire qu’il est devenu incapable d’une mise ensemble, ou encore d’une inclusion, des valeurs lexicales. Ce qui manque au malade, ce n’est pas une logique identitaire parce qu’il saisit encore que les nombres sont d’une fois sur l’autre partiellement identique et partiellement différent. Nous pensons qu’il a perdu l’unité qui nous permet de négliger formellement la complexité interne de ces ensembles. Nous faisons l’hypothèse d’une unité logique qui, parce qu’elle assure l’invariance d’un cadre de covariation, nous permet de toujours pouvoir mesurer la distance séparant deux expressions (entre trois et trente, il y a une distance 1, alors que de trois à quarante, il y a une distance 2, etc.). Ces malades ne peuvent plus mesurer ces distances. Ils partent, à chaque nouvel essai, de la valeur isolée (trois) pour reconstruire pas à pas et en aveugle un ensemble de valeurs liées et similaires — 3/13/16 pour trois, trente, treize.

Pour en rendre compte, on envisage un modèle à deux axes dont chacun se projette sur l’autre. Un premier axe assure la différence de valeurs mutuellement exclusives (un ≠ deux ≠ etc ; mais aussi l’absence significative Ø, les suffixes -ante et -ze). Un second axe assure la cohésion de valeurs fragmentaires (quin + ze ; cinq + ante) ; c’est cette cohésion formelle que perd l’aphasique de Broca. Cette cohésion unitaire, lorsqu’elle se projette sur les différences, assure la mise ensemble de plusieurs valeurs différentes qui peuvent alors covarier dans un cadre constant.

Ceci donne le schéma suivant. On y voit que la morphologie relève d’une double analyse. L’analyse en unité (représenté par l’axe horizontal) permet de mettre un ensemble plusieurs valeurs différentes ; cette unité assure l’invariance formelle d’un cadre de covariation. Cette invariance permet de toujours pouvoir mesurer la distance d’une covariation à l’autre (trois/treize – trois trente etc.). En cas d’aphasie de Broca le malade perd ce cadre de covariation. En revanche, nous ferons plus loin l’hypothèse que l’aphasique de Wernicke conserve ce cadre constant de covariations mais que celui-ci l’intoxique, en lui offrant un ensemble de covariables qu’il ne pourra plus différencier ou opposer entre elles.

b) L’unité comme cadre formel permettant l’analyse simultanée ou conjointe des valeurs exprimées et des valeurs de position. L’agrammatique isole ou juxtapose des valeurs qui, chez le normal, sont formellement solidaires.

Item proposé par l’obs. Réponse du malade
N°1 436 quatre cent trente six
634 six cent trente quatre
346 trois cent quarante six

Les variations de positions sont ici parfaitement respectées par le malade. Mais les difficultés vont apparaître lors des étapes suivantes.

N°2 4036 quatre mille zéro trente six(quatre mille cent trente six)
6034 six mille cent trente quatre
3046 trois mille cent quatre six

Un « zéro » est là dont il faut tenir compte : il peut soit être considéré pour lui-même soit indiquer une valeur de position. Ces deux possibilités ne sont plus nécessairement conjointes pour le malade si bien qu’il peut songer à les substituer l’une à l’autre. On comprend que ce 0 soit donc d’abord transcrit par « zéro » mais ensuite corrigé en « cent ». Cependant cette valeur de position est répartie dans la séquence sans aucune contrainte formelle [11].

N°3 4306 quatre mille trente cents six
6304 six mille trente cents quatre
3406 trois mille quatre cents six
N°4 43006 quatre trois mille cents six
63004 soixante trois mille cents quatre
34006 trois quatre mille cents six
N°5 403060 quatre mille trois cents soixante
603040 six mille trois cents quarante
304060 trois mille quatre cents soixante
N°6 436000 quatre trois six mille
634000 six trente quatre mille
346000 trois quarante six mille

Ces quatre étapes montrent que la différence de position des chiffres « zéro » est ici en quelque sorte inductrice d’un traitement différentiel des milles, des cents et des dizaines. En d’autres termes, le malade sait qu’il a à tenir compte des dizaines, centaines et milliers, mais il ne sait plus à quelles autres valeurs dans la séquence il convient de joindre ces valeurs. On note l’absence, dans le raisonnement du malade, d’une contrainte qui le garantirait d’une telle dispersion, ou d’une telle juxtaposition, de ces valeurs de position.

Nous venons de voir que le malade ne mesure plus le lien qui associe au chiffre une valeur de position (les centaines) et sa valeur numérique propre, d’où « quatre mille cent trente six » pour 4036. Mais peut-on mettre le malade en contradiction logique avec lui-même ?

N°7 4036 quatre mille cent trente six
4136 quatre mille cents trente six
6034 six mille zéro cents trente quatre
6134 six mille cents trente quatre
3046 trois mille zéro cents quatre six
3146 trois mille cents quarante six

Le malade revient sur sa 1ère réponse : quatre mille zéro cents trente six

« Zéro cent » s’oppose à « cent » comme 4036 à 4136. Le malade a interprété à sa façon les contraintes de l’épreuve. D’un certain point de vue il a su contester un premier raisonnement par un second parce qu’il a saisi la nécessité d’introduire une différence. Mais la solution mise en œuvre montre que le malade ne dispose plus de contraintes segmentales (ou unitaires) amalgamant une valeur de position et une valeur numérique. Le malade fait succéder l’un après l’autre (= zéro cent) ce qu’il devrait traiter simultanément.

La dissociation des valeurs numériques exprimées et des valeurs de position s’observe quelle que soit la valeur de rang prise en compte : dizaines, centaines, milliers. On peut ainsi considérer les performances suivantes :

N°3 64soixante quatre
74 soixante quarante
84 vingt quatre
94 vingt quarante

La différence ici porte sur quatre/quarante et non sur soixante/ soixante dix ou sur quatre vingt/quatre vingt dix. Le malade est encore régi par une exigence de non confusion mais celle-ci s’effectue indépendamment de toute valeur de rang des valeurs ainsi concernées.

c) L’unité comme élément d’un ensemble syntaxique

Cette unité devient, dans un syntagme, un élément d’un ensemble plus vaste. Cet ensemble d’unités correspond à un principe d’ordre ou encore de restriction combinatoire. Certaines valeurs, mais pas toutes, peuvent ouvrir, ou parenthétiser, de tels ensembles d’unités liées ; ce sont les valeurs dites multiplicandes. Dans « trois cent quatre vingt » on a plusieurs syntagmes. D’une part trois x cent, d’autre part quatre x vingt dans la mesure où n’est pas équivalent à , ni à . L’aphasique de Broca connaît des difficultés spécifiques dans la maîtrise de ces ensembles syntaxiques. Quelques exemples.

Ainsi, l’aphasique de Broca est capable de saisir différentiellement tout un ensemble de valeurs inscrites dans une relation de complémentarité : à savoir l’ensemble des valeurs [quatre-vingts-x] et [quatre-vingt-dix-x]. Il y a bien là, pour le malade, un ensemble qualitativement construit puisque le choix de l’une des valeurs n’est jamais complètement isolable des autres valeurs du même ensemble. Mais cet ensemble contamine le malade parce qu’il n’est plus sous la dépendance d’une analyse segmentale, laquelle permet au locuteur sain de toujours pouvoir « compter » séparément l’ensemble des valeurs intégrées. Si bien que les erreurs des agrammatiques sont pour une part prévisibles ; ce sont toujours les mêmes valeurs qui se contaminent réciproquement ; et pour une autre part imprévisibles : on ne sait pas combien de valeurs de cet ensemble potentiel seront actualisées. Tel ou tel ensemble syntaxique, oui ! La maîtrise du nombre d’unités de ces ensembles, non !

Quelques exemples que nous regroupons :

N°7 trente mille vingt 300.080

Traiter différentiellement « vingt » impose qu’on puisse distribuer « vingt » par rapport à « quatre » dans « quatre-vingts » (ou dans « vingt-quatre », aussi bien).

N°10 deux cent vingt 290

Et traiter différentiellement « vingt » impose non seulement qu’on puisse distribuer « vingt » par rapport à « quatre » dans « quatre-vingts », mais qu’on puisse également parenthétiser « quatre-vingts » dans la suite « quatre-vingt-dix ».

N°16 deux cent vingt 290
N°19 deux cent vingt trois 283
N°20 trois cent trente quatre 384 (334)

Traiter « quatre », n’est-ce donc pas simultanément ne pas confondre « quatre » en tant qu’unité et intégrer « quatre » en tant que multiplicande, dans cette autre séquence possible « quatre-vingt-quatre » ?

N°21 deux cent vingt trois 283

Ce à quoi il convient d’ajouter encore d’autres rapports à effectuer ; « quatorze » par exemple.

N°3 trois mille six cent quatre vingt 3.694
N°4 2380 deux mille trois (cent) quatre
N°6 3.694 trois mille six (cent) quatorze

Traiter « quatorze » suppose qu’on puisse « isoler » cette valeur d’une parenthèse comme dans la séquence « (quatre-vingt)-quatorze ».

N°9 trois mille six cent quatorze 300694
N°10 2304 deux mille (cent) troix quatorze

Le malade se trouve victime d’un excès d’intégration qui lui suggère, à son insu, tout un ensemble de valeurs mutuellement complémentaires ; cette complémentarité n’est plus contrôlée par une segmentation formelle qui permettrait d’en autonomiser contrastivement les éléments. D’où, encore, les hésitations et les auto-corrections du malade suivant.

Item proposé par l’obs. Réponse du malade
N°1 trois mille six cent quatre vingt douze 306048(3060492)
(36892)
cent mille deux cent soixante seize 10266
(10276)
vingt trois mille quatre vingt 8340
cent mille six cent soixante quatorze 1674
deux mille deux cent vingt deux 2292

… et reprise des propres réponses du malade :

N°3 36892 trois cent quatre vingt douze
10276 mille deux soixante seize
8340 vingt trois quatre
(vingt mille trois cent quatre)
1674 mille six cent quatorze
2292 deux mille deux quatorze vingt deux

Disons que l’agrammatique — c’est particulièrement visible dans le rapport des deux dernières réponses « mille six cent quatorze/deux mille deux quatorze vingt deux » — est tout à la fois contaminé et aidé par des rapports différentiels. La contamination rend compte de l’ensemble des valeurs complémentaires qui viennent contrarier son raisonnement. L’aide explique que le malade peut prendre appui sur le déjà énoncé pour introduire une modification significative : quatorze vs. quatorze vingt.

Autre stratégie. L’agrammatique saisit l’égalité de deux rapports et transpose analogiquement un raisonnement pourtant en partie déficient.

N°1 62 soixante deux
78 sept dix huit
85 vingt cinq
93 vingt dix trois

Le malade considère comme identique les différences entre 93 et 85 d’une part et 78 et 62 d’autre part. On note dans les deux cas l’ajout d’un « dix » différentiel. Lorsqu’on remarque la succession des réponses du malade, on s’aperçoit qu’il répond d’abord à 62 et à 85, et ensuite seulement à 78 et à 93. Le malade fait remarquer qu’il s’agit de résoudre le même problème. Cette saisie analogique d’un problème différentiel va de pair avec une impuissance à contrôler l’intégration de la totalité des valeurs impliquées dans les items proposés comme on le voit exemplairement sur le cas de 93 (soit quatre-vingt treize ou quatre vingt dix + trois) auquel le malade répond par « vingt dix trois », soit « vingt dix » et « dix trois » (qui donne « vingt dix trois »). Ceci se retrouve lors des étapes suivantes :

N°2 60 soixante
70 soixante dix
80 vingt
90 vingt dix
N°3 64 soixante quatre
74 soixante quarante
84 vingt quatre
94 vingt quarante

Lors de la 2e étape, le malade reproduit la stratégie du « dix » différentiel, mais dans le test 3 il imbrique abusivement la dizaine, de sorte que « quatre », lors de l’étape suivante, n’a plus le même rang d’appartenance.

Pour rendre compte de ce double aspect de la syntaxe — (a) le fait que ce soit telle ou telle valeur numérique qui sont susceptibles d’ouvrir des ensembles de valeurs syntaxiquement liées et (b) le fait que, par ailleurs, nous soyons capables de dénombrer les unités de ces syntagmes — nous utilisons le même schéma à deux axes que précédemment, mais cette fois en inversant la projection. Lorsque les valeurs différentielles se projettent sur l’axe des unités, certaines d’entre elles (toujours les mêmes = les valeurs multiplicandes) peuvent ouvrir des ensembles d’unités liées. Les aphasiques de Broca sont encore capables de (a) mais plus de (b). La définition des valeurs susceptibles de constituer un ensemble intégré de plusieurs valeurs numériques : oui ; le dénombrement des valeurs intégrées dans de tels ensembles : non.

B2.4. L’aphasie de Wernicke : perte de la logique du « ou »

Notre interprétation des stratégies des aphasiques de Wernicke sera strictement l’inverse de celle concernant les aphasiques de Broca. À condition de pousser l’observation au-delà d’erreurs ponctuellement identiques, il nous paraît possible d’opposer les deux types de malades.

a) Une covariation morphologique incontrôlée. En ce qui concerne la morphologie, l’aphasique de Wernicke conserve le cadre formel de covariation. Il ne lui est donc pas plus difficile (ou pas plus facile) de contrôler des valeurs simples (trois) que des valeurs liées (treize ; trente). Si l’aphasique de Broca ne dispose plus de valeurs liées et voit sa morphologie pathologiquement réduite, l’aphasique de Wernicke en dispose totalement. Il dispose de toutes les valeurs covariables, mais cette aptitude logique le parasite parce qu’il devient alors incapable d’en choisir une en excluant l’ensemble des autres. L’ensemble des valeurs covariables, oui ; la capacité d’en définir une parmi d’autres, non. D’où le fait que ces malades ont tendance à dériver d’une covariable à l’autre pour tenter de fixer, mais après-coup, la covariable recherchée. Pour en rendre compte, on peut reprendre le schéma précédent concernant la morphologie et considérer que, cette fois, c’est l’axe des unités qui constitue le seul mode de fonctionnement des aphasiques de Wernicke. C’est l’inverse des aphasiques de Broca.

b) Une indifférence pathologique de tous les enchaînements. Une absence de restrictions combinatoires. Une absence de syntaxe. On peut dire de la syntaxe des aphasiques de Wernicke ce que l’on peut dire du Canada dry ; ça a l’air d’une syntaxe mais cela n’en est pas une ! Les valeurs multiplicandes ne sont plus porteuses d’ensembles exclusifs. Soit « soixante dix neuf », l’aphasique de Broca reste capable d’opposer 79 et 619 ; ou c’est l’un, ou c’est l’autre, mais pas les deux. Quelle que soit l’interprétation qu’il retiendra, bonne ou mauvaise, il reste capable de les exclure mutuellement. À l’opposé, l’aphasique de Wernicke rend les deux interprétations strictement équivalentes, ou plus exactement indifférentes. C’est dans ce sens là que nous disons qu’il a perdu le principe de la syntaxe. Quelques exemples.

Dans cette première étape, on anticipe une erreur de raisonnement. On pense que le malade raisonne mais que tous les raisonnements peuvent pathologiquement s’équivaloir, l’un ne pouvant plus s’opposer aux autres. Est-ce le cas ?

Clinicien Malade
N°1 dix neuf 19
Soixante dix neuf 619
Soixante dix cinq 615

Dans la mesure où la réponse effective du malade répond à ce que l’on entendait, le raisonnement peut se poursuivre dans le même sens. Le fait d’accepter « soixante dix cinq » ne doit pas empêcher le malade d’effectuer « six cent quinze ». Est-ce le cas ?

N°2 Soixante dix cinq 615
Six cent quinze 615

Dans la mesure où la réponse du malade confirme l’hypothèse, on peut pousser encore un peu plus loin l’investigation. Peut-être acceptera-t-il d’autres équivalences ?

N°3 six cent quinze 615
soixante dix cinq 615
soixante quinze 615

On peut donc dire que le malade peut rendre équivalentes les trois expressions numérales de cette épreuve. Une question dès lors se pose ; quelles sont les limites de cette assimilation ? On peut faire l’hypothèse que ce malade n’assimile les expressions numérales que sur la seule base d’un non-contrôle des valeurs de rang et qu’il devient capable de réintroduire une systématicité lorsqu’il s’agit d’une simple addition de valeurs exprimées. D’où la série suivante dans laquelle le dernier item propose deux fois la même valeur exprimée « six », une fois dans « six cent… » et une autre fois dans « soixante ».

N°4 six cent quinze 615
soixante dix cinq 615
soixante quinze 615
six cent soixante quinze 665

On observe effectivement, cette fois, que le malade change sa réponse et qu’il tient compte de la présence des deux « six ». Dès lors, l’observation peut être poursuivie pour éprouver la validité de cette hypothèse et recueillir le plus d’arguments possibles (et éventuellement des contre-arguments). Soient les séries suivantes :

N°5 six mille six cent quinze 6615
six cent soixante dix cinq 6615
soixante six cent quinze 6615
soixante seize mille six cent soixante quinze 666615

On note les mêmes assimilations lorsque les items ne mettent en jeu que des rapports de rang, des rapports d’intégration. Et on note que le malade réintroduit une sorte de contrôle dès que les items contiennent une somme de la même valeur exprimée. Le malade ne traite pas l’intégration ; mais il reste capable de juxtaposer, d’ajouter les n occurrences de x. Ajouter, oui ; intégrer, non.

Conclusion. Au total, le calcul paraît impliquer des processus logiques : processus de différenciation (de non confusion) de valeurs mutuellement exclusives (logique du « ou »), et processus de segmentation (de cohésion interne entre fragments d’unité autonome). Chacun de ces processus peut prendre l’autre comme contenu. Quand l’unité « met ensemble » des valeurs différentes, elle les catégorise (elle crée des piles) et assure ainsi la possibilité d’une morphologie. Quand l’identité « met ensemble » des valeurs segmentales, des unités, elle les ordonne (elle crée des parenthèses) et assure ainsi la possibilité d’une syntaxe.

B2.5. Un Système d’aide à la rééducation des aphasiques (Sarah)

On a essayé d’automatiser cette procédure et de construire un système expert à la fois capable d’interpréter les réponses d’un malade, c’est-à-dire d’identifier ses stratégies de réponse, et de programmer, à partir des réponses obtenues, des séquences d’exercices adaptées à chaque malade. Il n’y a plus de batterie de tests prédéfinie mais une procédure, adaptable à chaque malade, visant à élaborer des séquences d’exercices en fonction des réponses produites à chaque étape. L’étape n° 2 tient compte des résultats obtenus lors de la première, et ainsi de suite. Il s’agit, à notre connaissance, de la première tentative visant à rapprocher, dans le champ de la rééducation des troubles du calcul et du langage, les compétences neurolinguistiques de celles de l’intelligence artificielle [12]. Un rapprochement est possible avec les systèmes d’apprentissage assistés par ordinateur, dans lesquels l’observateur tente de repérer les bugs produits par les apprenants [13].

C. Hypothèses sur l’ensemble du calcul

Les études qui précèdent se sont donnés pour objectif de définir la logique interne contraignant l’expression verbale de valeurs numériques. Elles ne recouvrent donc pas l’ensemble des tâches et des procédures correspondant au domaine. D’où le recours à d’autres modèles.

C1. Le modèle de McCloskey

Modèle modulaire du traitement du calcul selon McCloskey, Caramazza & Basili, 1985 [14].

Ce modèle présente une conception modulaire du calcul. Il isole un système de calcul et le décompose en trois modules différents. Un premier module traite les symboles et les opérations. Un second module gère les procédures de calcul et enfin un troisième traite des faits arithmétiques. À ce système de calcul se trouvent liés deux autres ensembles de traitement des nombres, un modèle de compréhension et un modèle de production à l’intérieur desquels on peut encore distinguer le nombre verbalisé et le nombre chiffré, eux-mêmes soumis à des contraintes lexicale et syntaxiques. Ceci peut se représenter sous la forme du schéma page suivante.

D’un tel schéma théorique on peut déduire une nosographie clinique. Ce modèle suppose que l’on puisse être atteint du calcul seul sans être également atteint dans d’autres secteurs performantiels. Il prédit que l’on puisse être atteint sélectivement dans la compréhension ou dans la production. Il postule une composante indépendante pour la représentation sémantique, afin de permettre des transpositions d’un module à l’autre. D’un tel schéma théorique on peut déduire une nosographie clinique. Ce modèle suppose que l’on puisse être atteint du calcul seul sans être également atteint dans d’autres secteurs performantiels. Il prédit que l’on puisse être atteint sélectivement dans la compréhension ou dans la production. Il postule une composante indépendante pour la représentation sémantique, afin de permettre des transpositions d’un module à l’autre.

Ces auteurs décrivent par exemple deux malades, nommés respectivement WW et HY qui sont encore capables mnésiquement de disposer de faits arithmétiques, en l’occurrence des tables d’addition et de multiplication (8 et 5, 13), mais qui sont devenus incapables de répondre aux contraintes sous-tendant des procédures de calcul (je pose 3, et je retiens 1). Ces malades produisent donc des réponses du type suivant :

On observe un simple effet de juxtaposition des deux sommes, cinq et huit d’une part, quatre et huit d’autre part, là où normalement on attendait une procédure de retenue. L’absence d’une telle procédure est imputée directement à la perte du traitement correspondant. La démonstration se renforce évidemment si on peut observer un malade présentant le tableau inverse, c’est-à-dire un malade capable de poser la procédure de retenue mais incapable de retrouver en mémoire les faits arithmétiques issus de la table d’addition. Les travaux se complètent sur ce point et les auteurs peuvent citer une observation antérieure, celle d’E. Warrington (1982 ; cf. infra), dans laquelle un malade est incapable de se souvenir des tableaux d’addition et de multiplication alors qu’il reste capable d’effectuer lui-même les quatre opérations lorsqu’on lui fait l’économie de son « amnésie » sélective. La démarche est donc ici hypothético-déductive puisqu’elle vise à construire des données cliniques déduites du corps d’hypothèses envisagé. Elle est analytique puisqu’elle vise également à déconstruire le phénomène et à saisir des dissociations significatives.

Les limites de ce modèle sont importantes. De nombreux points restent totalement inexpliqués.

a. Il distingue la compréhension de la production, ce qui permet d’interpréter certaines différences dans les résultats observables, mais cette distinction n’est pas sans inconvénients. D’abord, il devient nécessaire de tout dédoubler, en particulier les contraintes lexicales et syntaxiques. Ensuite, cette distinction laisse penser que la compréhension et la production sont deux opérations symétriques, ce qui n’est certainement pas le cas, en raison, par exemple, du problème du sens dans l’une ou dans l’autre situation. Dans la compréhension, le malade peut déduire le sens d’un message dont il peut faire l’économie puisque c’est son interlocuteur qui l’effectue, alors que dans la production, le sens du message devient nécessairement dépendant du message qu’il reste grammaticalement, ou logiquement capable de générer.

b. Il distingue le « code verbal » et le « code arabe », ce qui permet, là encore, de saisir des différences dans les résultats mais cette distinction se paye d’un nouveau dédoublement des contraintes lexicales et syntaxiques. De plus, on passe sous silence le fait que le chiffre arabe est, lui-même, graphie de nombre. En d’autres termes, si le nombre n’est pas le chiffre, il paraît abusif de prétendre que le chiffre ignore totalement le nombre. En fait, on n’a pas d’hypothèses précises sur ce qu’est un chiffre, sur le rapport qu’il entretient au nombre, ou encore, par exemple, sur ce qui le sépare d’une lettre, etc.

c. Il prend en compte le code écrit le plus conventionnel, à savoir le code arabe. Mais d’autres codes sont possibles [15]. Comment expliquer cette aptitude à diversifier des codes écrits, à en créer de nouveaux ?

d. Il isole la représentation sémantique et en fait un module indépendant des codes numériques et alphanumériques. Le sens serait alors extérieur aux mots. Mais peut-on avoir accès au sens sans passer par une formulation verbale ?

e. Il globalise le sens, alors qu’on peut, par exemple, distinguer 1. le sens logiquement déduit d’un message (vingt quatre n’a pas le même sens que quatre vingt), 2. le sens socialement appris ou su, plus ou moins partagé par une même communauté. 3. le sens produit par un technique, que ce soit une graphie ou le dispositif opératoire d’une addition ou d’une multiplication, etc.

L’effort de modélisation, ou de théorisation, doit donc être poursuivi, soit dans le sens d’une complexification de ce modèle (comme le suggère McCloskey lui-même), soit par l’élaboration d’autres modèles.

L’intérêt d’un tel corps d’hypothèses réside :

a. dans son aptitude à programmer l’observation clinique. Il permet de prédire des données cliniques hypothétiques, que des observations effectives viendront ensuite confirmer ou invalider. Nous nous proposons maintenant de présenter, non pas tous les résultats interprétables dans le cadre de ce schéma, mais certains d’entre eux.

1. Singer & Low [16] décrivent un homme de 44 ans, souffrant d’une intoxication au monoxyde de carbone. Ce patient montre une dissociation entre le lexique (choix des valeurs numériques) et la syntaxe (respect des règles combinatoires). Sous dictée, « two hundred forty-two » devient 200 42. Ce malade comprend les nombres dans la mesure où il peut comparer deux nombres et décider du plus grand ou du plus petit des deux, dans la mesure, surtout, où il peut choisir dans un QCM le nombre oralement proposé par l’observateur.

2. Benson et Denckla [17] rapportent le cas d’une femme de 58 ans, présentant une lésion de l’hémisphère gauche, qui peut parfaitement comprendre les valeurs numériques et effectuer de grossières erreurs dans la production des nombres. Si on lui propose l’expression 4+5 =… soit par écrit, soit oralement, cette femme peut parfaitement la retrouver dans un QCM

soit 4 + 5 =
elle dit 8, elle écrit 5
mais elle choisit 9 dans un QCM.

3. Ferro et Botelho [18] observent deux patients portugais, AL et MA qui montrent un trouble portant sélectivement sur la signification des symboles arithmétiques (+, x) alors qu’ils restent capables de comprendre les énoncés « plus » et « fois ». Par exemple, le malade AL, confronté à l’opération suivante :

721 + 36 =

propose 25 956, ce qui correspond à une multiplication. En d’autres termes les signes + et x sont devenus pathologiquement équivalents.

4. E. Warrington [19] décrit un patient DRC présentant une lésion pariéto-occipitale gauche. Il peut lire et écrire des nombres sans la moindre difficulté. Il peut comparer deux nombres et décider du plus grand ou du plus petit. Il peut également évaluer correctement quelques données de la vie quotidienne. À l’inverse, il se montre rigoureusement incapable d’exécuter de simples opérations arithmétiques. D.R.C. est plus lent ; il fait des erreurs particulières qui constituent des approximations du résultat escompté. Les difficultés ne tiennent pas à la compréhension des opérations logiques à effectuer, ni à l’utilisation des procédures opératoires (addition, soustraction, multiplication, division), mais à une difficulté spécifique dans l’utilisation des tables, tables d’addition et, plus encore, tables de multiplication.

5. Sokol, McCloskey, Cohen et Alimimosa [20] examinent un patient, nommé PS, qui effectue des erreurs particulières. Par exemple :

Les erreurs effectuées consistent en des erreurs dans l’utilisation des tables, puisque les résultats produits par PS correspondent soit à des erreurs de colonne, soit à des erreurs de ligne.

6. Gonzales et Kolers [21] examinent les réactions à des opérations portant sur les différents codes graphiques. Il s’agit de décider de la justesse des énoncés proposés :

3 + 4 = 7
2 + 6 = 9

Cette tâche est proposée selon plusieurs configurations :

3 + 4 = 7
III + IV = VII
3 + IV = VII
III + 4 = 7

Un malade, nommé RT est plus rapide avec la configuration [3 + 4 = 7] qu’avec les autres configurations. En fait, moins il y a de chiffres arabes dans l’expression proposée, et plus la solution devient difficile. Comment interpréter ce résultat ? Jusqu’où doit-on pousser l’indépendance du code arabe par rapport au code romain ? La différence est-elle l’effet d’une plus grande familiarité du code arabe, ou l’effet de sa plus grande efficacité opératoire ?

7. McCloskey et coll  [22] reviennent sur la mémoire des faits arithmétiques et compliquent leurs hypothèses de départ. Les tables de multiplication, en particulier, s’avèrent assez complexes. Les multiplications par 1 ou par 0 peuvent être sélectivement soit perturbées soit préservées. Il semble que les multiplications du type 6x6 aient un degré de difficulté différent des multiplications du type 6x9, ou 9x6. D’autre part, et surtout, certaines erreurs appartiennent à la table concernée et correspondent généralement à des erreurs de colonne (6x8=56). Certains auteurs importent dans le domaine du calcul des dissociations classiques dans les théories générales de la mémoire, à savoir :

— mémoire implicite vs. mémoire explicite ;

— mémoire procédurale vs. mémoire déclarative ;

— mémoire de reconnaissance vs. mémoire de rappel.

3x7 = ? est une épreuve de rappel

3x7 = 23 ? est une épreuve de reconnaissance, selon Laurent Cohen et Stanislas Dehaene [23]. La jeune femme, examinée par Cohen et Dehaene éprouve des difficultés à effectuer des additions et des multiplications avec des erreurs qui correspondent généralement à des erreurs de colonne ou de rang.

Vont se succéder plusieurs types d’épreuves ; nous n’en retiendrons que deux (a ; b). Dans l’épreuve (a), la malade doit décider si une proposition est bonne ou fausse (4x8 =…32 ; 2x9 =…19 ; 19… = 2x9). Dans l’épreuve (b), la même malade doit répondre à une épreuve de choix multiples (5 possibilités pour chaque item : 4x7 = 28 ; 4x7 = 32 ; 4x7 = 36 ; 4x7 = 29 ; 4x7 = 31). Dans la première situation, la malade effectue 20 erreurs sur 64 items tandis que dans la seconde, elle commet 12 erreurs. Les erreurs sont généralement des erreurs de colonne ou de rang, ce qui confirme les résultats de la toute première épreuve. Bref, la malade a des difficultés analogues dans les épreuves de reconnaissance et de rappel, « confirming an impaired arithmetic memory affecting recognition as well as recall ». « In the case of our patient, arithmetic knowledge seemed totally lost. Her deficit was equally severe on tasks assessing recall, recognition, or implicit access to arithmetic facts.  »

Ce modèle, ce n’est pas là un mince mérite, a surtout l’avantage de se prêter expérimentalement à une falsification puisqu’il suppose l’homogénéité des traitements propres à chaque module, ce qui peut se réfuter par la mise en évidence d’une hétérogénéité des faits cliniques affectant tel ou tel module. Il suppose également l’indépendance de ces modules, ce qui peut également se contester par l’observation de troubles analogiquement comparables dans plusieurs modules.

C2. Le modèle de Stanislas Dehaene

Ce modèle, par rapport au précédent, a l’avantage de faire de nouvelles hypothèses sur l’architecture fonctionnelle pour le calcul, et en particulier sur la représentation sémantique des quantités. Il suggère que la représentation des quantités serait le résultat d’un processus que l’on pourrait qualifier de prélogique, c’est-à-dire accessible aussi bien à l’animal qu’à l’homme, donc indépendant du langage, et répondant à des contraintes de type analogique [24].

Ce modèle reprend la distinction classique du nombre (code auditif verbal) et du chiffre (code visuel arabe), mais il leur fait correspondre des tâches spécifiques. Les calculs écrits et les jugements de parité seraient en dépendance du chiffre, tandis que le comptage proprement dit, ainsi que le savoir sur les tables d’addition et de multiplication seraient liés au seul langage. De plus, le chiffre aussi bien que le nombre se verraient attribuer des quantités traitées à part, dans un code analogique. Liées à ce dernier code, se situent les tâches de comparaisons numériques, de subitizing et d’approximations.

Appliqué à la clinique, ce modèle a surtout eu l’avantage de faire apparaître une nouvelle dissociation. Calculer est une chose, approximer en est une autre. S. Dehaene et L. Cohen (op. cit.) décrivent le cas d’un aphasique de Broca, Nau, qui peut encore effectuer de bonnes approximations alors qu’il est dans l’incapacité d’effectuer le moindre calcul, même simple.

Nau est un homme (41 ans), commerçant, qui souffre d’une aphasie de Broca. Il est stéréotypé. Il est obligé de recourir au comptage (1, 2, 3…) pour dénombrer des objets. Il est incapable de compter à l’envers (9, 8, 7…), encore moins de compter de 2 en 2 ou de 3 en 3. Ses stratégies de comptage sont sans effets pour les quantités allant au-delà de 10. Il fait des erreurs de calcul, même pour certaines opérations les plus simples (2+2=3). Dans le cas d’additions simples, il ne calcule pas, mais il s’en sort en s’appuyant sur le comptage (2+2 = 1, 2, 3, 4). Il effectue quelques erreurs d’appréciation lorsque la consigne repose sur le contrôle de propositions (ex : une heure, c’est 60 minutes). En revanche, il ne se trompe pas lorsque la question lui est présentée sous la forme d’un QCM (9 élèves dans une classe, c’est : beaucoup/ normal/peu).

Les additions, orales ou écrites, donnent lieu à des résultats qui sont le plus souvent faux, mais très proches du résultat correct.

5+6 =5+6 = 12
2+2 =2+2 = 3
5+8 = 5+8 = 14

Dans des épreuves de choix multiples, on observe une capacité à donner le résultat le plus proche du résultat correct.

4+5=10
4+5=20 le malade choisit la première.

1+2=4
1+2=9 le malade choisit la première

7+3=17
7+3=11 le malade choisit la seconde

Il est à noter que Nau est persuadé d’avoir donné la bonne réponse et non une réponse seulement approximative. Il est donc, d’une certaine façon, dupe du processus qui lui permet de répondre. En fait, il ne peut confronter le résultat de son approximation avec celui d’un calcul devenu impossible.

Ce résultat rejoint les performances de plusieurs de nos malades, également aphasiques de Broca, aux épreuves de transcription code numérique-code alphanumérique : (trente trois —> 33).

treize =treize = 12
dix sept =dix sept = 16
quatorze =quatorze = 13

La démarche de Stanislas Dehaene et de Laurent Cohen débouche donc sur une dissociation cliniquement pertinente, mais dont le mystère ne semble pas encore complètement élucidé. Pourquoi ce type d’erreurs n’apparaît-il qu’en cas d’aphasie de Broca ? L’approximation est-elle spécifique du calcul, ou peut-elle s’appliquer, chez ces mêmes malades, à d’autres contenus linguistiques ? Qu’apporte, de spécifique, la procédure du QCM à ce type de malades ?

C3. Le modèle de Campbell et Clark

Il est difficile d’effectuer un tour d’horizon de la littérature sans citer l’approche originale de Campbell et Clark [25]. Ces auteurs compliquent l’approche strictement modulaire des modèles précédents ; ils lui substituent une « Encoding-Complex View ». Chaque tâche suppose l’activation de multiples codes différents (nombre, chiffre, quantités, comptage sur les doigts, etc). Ces codes, dans leurs mises en œuvre, sont rarement sollicités les uns sans les autres ; une tâche active le plus souvent plusieurs codes selon des combinatoires plus ou moins complexes. Ceci permet d’établir des recouvrements plus ou moins partiels d’une tâche par rapport à l’autre ; deux tâches différentes pouvant, jusqu’à un certain point, activer les mêmes recouvrements de codes. Toutefois, les hypothèses de ces deux auteurs, difficiles à suivre dans le détail, ne nous paraissent pas, pour le moment du moins, avoir eu des résultats notables sur l’observation clinique des troubles du calcul.

C4. Et la sémantique ?

Il s’agit, dans le domaine du calcul comme dans d’autres, d’une question difficile, et, sans doute, non encore convenablement posée. Nous nous contenterons de soulever quelques points de discussion.

a) Peut-on se passer de la sémantique ?

Il existe le chiffre arabe « 2 » ; il existe aussi le mot écrit « deux ». Chacun de ces items écrits s’énonce et se prononce /dø/. En outre, ces deux items se rapportent à la même valeur sémantique, c’est-à-dire à la même valeur de quantité. La tentation est alors grande de postuler une valeur sémantique extérieure [26] à la façon dont elle se trouve écrite, soit au sein du code alphanumérique, « deux », soit au sein du code de chiffres arabes, « 2 ». Cette extériorité pourtant pose problème, car comment pourrait-on connaître la valeur de quantité d’une collection d’objets sans passer, nécessairement, par une verbalisation, écrite ou non, de cette quantité ?

b) Une complexification actuelle des observations cliniques

Séron et Deloche, dans un récent article en français [27] semblent envisager la possibilité d’un modèle asémantique. « Pour l’essentiel ce modèle propose que le transcodage des nombres se fait par l’application de gauche à droite sur les primitives lexicales du code d’entrée, d’un ensemble de règles de transcodage sensibles au contexte et qui fournissent sur un cadre syntaxique à trois positions les informations nécessaires à la sélection des éléments du code de sortie. La particularité du modèle de Deloche et Seron est de ne pas postuler entre le code d’entrée et le code de sortie la construction d’une représentation sémantique intermédiaire. » En cela, ils reprennent une discussion plus ancienne [28].

Cette hypothèse d’un possible passage asémantique de « 2 » à « deux » a donné lieu à quelques études cliniques assez complexes mais intéressantes. Entre autres, Lisa Cipolotti et Brian Butterworth (1995) [29] examinent un patient, nommé SAM, qui montre des difficultés importantes dans les tâches de transcription numérique. SAM est supposé avoir une compréhension préservée puisqu’il peut reconnaître des chiffres arabes et les noms écrits de ces nombres. À l’opposé, il ne peut ni les lire à voix haute, ni les écrire. Par ailleurs, il peut parfaitement effectuer, mais silencieusement, toutes les opérations orales et écrites demandées. Les auteurs en viennent à faire l’hypothèse que le trouble ne concerne pas seulement certains traitements des nombres, mais aussi certaines tâches dans lesquelles ces traitements interviennent, mais pas toutes. C’est pourquoi ils proposent un modèle dit « multiroutes » capable de rendre compte des performances de SAM. Il y aurait une route sémantique et une route asémantique, l’une pouvant être suivie sans l’autre. « We consider a modified version of McCloskey’s model that incorporates additional asemantic procesing pathways. We suggest that this new multiroute model of number processing can accomodate our findings. » Les choses se compliquent lorsque les auteurs précisent que le choix de la route est déterminé par la nature de la tâche proposée : « The paradoxical result that SAM cannot use his relatively spared semantic transcoding algorithm for number reading and writing but can use it for calculation tasks suggests that the selection of the semantic or asemantic transcoding algorithm is determined by the task demands. » D’où une complexification du schéma initial de McCloskey & al.

c) Le sens est-il indépendant du mot ?

Il est certain que tout mot peut avoir plusieurs sens ; c’est ce que l’on nomme la polysémie ; un exemple classique, et généralement cité, est celui du mot opération (banquaire, militaire, chirurgicale, arithmétique, etc.). Les valeurs numériques constituent, de ce fait, un secteur particulier du langage dans la mesure où chaque expression verbale tend à correspondre à une seule quantité, c’est-à-dire à un seul sens. En d’autres termes, le descripteur peut retenir une certaine univocité entre le mot et le sens.

Ceci ne constitue pourtant pas nécessairement une propriété formelle particulière, mais probablement le souci des mathématiciens d’opérer sur des items non ambigus (comparable, en cela, à l’effort fourni par les théoriciens pour construire une terminologie scientifique non ambiguë). Avoir, localement, dans le calcul, désambiguiser les mots n’efface pas pour autant le problème de l’ambiguïté. Et le problème de l’univocité ou de la non-univocité du mot et du sens reste entier. Que faut-il alors modéliser ? Le résultat ponctuel d’une désambiguisation du langage, ou plutôt... d’une part l’ambiguïté fondamentale et implicite du langage et d’autre part l’aptitude explicite de tout locuteur à désambiguïser son message ?

« Mille deux cent dix » et « douze cent dix » sont deux expressions numériques lexicalement et syntaxiquement différentes ; elles ont pourtant le même sens. L’une est synonyme de l’autre. Ce seul fait suffit à poser les problèmes symétriques de la polysémie (le même mot peut avoir des sens différents) et de la synonymie (le même sens peut correspondre à plusieurs mots). En d’autres termes, il faut à la fois comprendre (a) qu’il n’y a pas pur étiquetage, c’est-à-dire que le mot et le sens ne se correspondent pas nécessairement de façon univoque et (b) qu’il ne peut y avoir de mot sans sens (polysémie), ni de sens sans mots (synonymie).

D’un côté, il est effectivement exact que le nombre répond à des contraintes formelles, lexicales et syntaxiques qui peuvent suffire à définir telle séquence de valeurs numériques, non assimilable à toutes autres séquences. Le descripteur n’a pas besoin, pour définir un nombre parmi d’autres, de lui affecter telle ou telle valeur sémantique, telle ou telle valeur de quantité. Mais cette suffisance se situe au seul niveau de la démarche explicative du descripteur ; cela n’implique pas, pour autant, qu’un nombre puisse être sans aucune représentation sémantique. De plus, et surtout, la tâche de transcodage, pour ne prendre que cet exemple, constitue une opération sur le sens ; il s’agit d’une relation d’équivalence qui repose sur la permanence, à gauche et à droite du signe égal, de la même quantité (33 = trente trois) ; en d’autres termes, il s’agit peut-être moins d’un transcodage que d’une synonymie. De même que mille neuf cent dix = dix neuf cent dix, etc… Séron et Deloche reconnaissent, d’ailleurs, le caractère encore peu argumenté de leurs hypothèses : « La question de savoir s’il est possible de passer d’un code numérique à un autre sans pour autant élaborer une représentation sémantique intermédiaire est ouverte sur le plan empirique : il faut et il suffit d’identifier un patient capable de transcoder des nombres tout en étant devenu incapable de les comprendre. À ce jour, aucun cas de ce type n’a été documenté et donc les modèle de transcodage asémantique reste en attente d’une validation empirique. »

C5. Effet magique du schéma ou problème réel ?

Les différents corps d’hypothèses constituant des modèles de traitement du calcul sont généralement traduits dans des schémas, c’est-à-dire dans une représentation graphique faite de boîtes et de flèches. Dès lors, un trouble peut soit être imputé directement à la perte d’une boîte, soit à la perte d’une flèche. Ces deux possibilités proviennent de la lisibilité graphique des schémas… Le problème est alors de savoir si cette lisibilité correspond ou non à quelque chose de cliniquement pertinent, ou s’il s’agit simplement d’un artefact.

C’est ainsi, nous semble-t-il que l’on tend à expliquer une dissociation cliniquement observable, mais dont l’interprétation n’est guère évidente, entre des erreurs systématiques ou constantes, et des erreurs inconstantes [30], les bonnes réponses pouvant alors se succéder aux mauvaises réponses, parfois pour le même item. Dans ce cas, la perte constante correspondrait à l’atteinte du module proprement dit, tandis que la perte inconstante correspondrait à une atteinte de l’accès au module et non au module lui-même.

Observation : il s’agit d’un malade présentant une aphasie de Wernicke et des troubles apraxiques. On lui propose de résoudre des problèmes de multiplication, tantôt en lui posant le problème en chiffre, et tantôt en lettres.

Items proposés Réponses
N°1 8 x 8 = 8 x 8 = 64
9 x 4 = 9 x 4 = 36
3 x 7 = 3 x 7 = 21
5 x 7 = 5 x 7 = 35
9 x 9 = 9 x 9 = 81
6 x 8 = 6 x 8 = 48
4 x 8 = 4 x 8 = 32
7 x 6 = 7 x 6 = 42

Dans cette première étape le malade n’a aucune difficulté à lire l’énoncé, puis à utiliser ses tables et à produire graphiquement la bonne réponse.

N°2 sept fois six = « sept fois six… ? sept fois six ?… ? Ah ! Je ne vois pas... sept fois six ? Alors là !.... Sept fois six ? » (il écrit) 42 quarante deux
trois fois neuf = « trois fois neuf ? Ah !.... trois fois neuf ?… » (Il écrit) 29 vingt neuf.
quatre fois huit = « quatre fois huit… ? quatre fois huit ? » (Il écrit) 48 quarante huit
six fois trois = « six fois trois… ?… ? six fois trois » (Il écrit) 1 (Il laisse un blanc) « six fois trois ? six fois trois ?… ? » (Il complète) 18 dix huit.

(Pause et reprise des mêmes items, sans prévenir le malade)

sept fois six = « sept fois six ? ... Je le sens pas bien ! Sept fois six ?… ? J’ai peur quand même ! Sept fois six ? » (Il écrit) 56 cinquante six « Je fais ça comme ça, paf ! Je ne sais pas si c’est bon ! »
trois fois neuf = « trois fois neuf, vingt sept ! Ca va ! » (Il écrit) 27 vingt sept
quatre fois huit = « quatre fois… ? six, cinq, huit… Quatre fois huit ? » (Il écrit ) 32 trente deux
six fois trois = « six fois trois, dix huit... Ah ! Je ne peux plus l’écrire maintenant ! ..? dix huit ? 18 Et bien !

(pause et inversion des items précédents, sans prévenir le malade)

six fois sept = « six fois sept ? six fois sept, cinquante six » (Il écrit) 56 « Je fais ça comme ça ça ! Paf ! Je ne sais pas si c’est bon ! » cinquante six.
neuf fois trois = « neuf fois trois ? » (Il écrit) 27 vingt sept.
huit fois quatre = « huit fois quatre, trente deux... » (Il écrit) trente deux « Avoir écrit les lettres avant les chiffres, et bien, ça me perd !... Comment est-ce qu’on… ? » 32
trois fois six = « trois fois six ? » (Il écrit) 36 trente six.

Bien que le contraste entre les exercices 1 et 2 soit parfaitement significatif, il est difficile d’interpréter les difficultés du malade. Dans cette seconde épreuve, les choses ne sont plus aussi simples. (a) Le malade apparaît d’abord capable de lire l’énoncé sans difficulté, mais cette apparente facilité est démentie par l’avant dernier essai de la seconde étape, dans lequel il ne trouve huit qu’après deux échecs, six, cinq. (b) D’autre part, une fois le résultat verbalement énoncé, il n’éprouve aucune difficulté pour l’écrire, d’abord en chiffres, puis en lettres. Mais cette seconde facilité se trouve à son tour démentie par le dernier essai de la seconde étape dans lequel le malade avoue qu’il ne sait plus comment graphier dix huit. (c) Mais surtout, le malade éprouve beaucoup de difficulté à trouver le résultat correct. La bonne réponse soit lui échappe, soit ne lui accessible qu’après un certain temps de travail, soit encore se trouve contaminée par des stratégies parasites (quatre fois huit = quarante huit). Le même item peut donner lieu à une réponse fausse ou juste (sept fois six = 42 ; sept fois six = 56). (d) En discutant avec le malade, celui nous fait remarquer qu’il a tendance, lorsque la consigne est en lettres, à passer par une représentation en chiffres avant de répondre. Dans ce cas là, on comprendrait mieux la succession des bonnes et mauvaises réponses, selon que le recours palliatif aux chiffres ait pu ou non se mettre en place. D’autre part, on comprend pourquoi, la plupart du temps, il écrit le nombre en chiffres avant de l’écrire en lettres. Mais on saisit alors moins bien pourquoi le fait d’écrire le nombre trente deux d’abord en lettres, trente deux, l’empêche de retrouver l’écriture du même nombre en chiffres, 32.

Bref, il est certain que certaines réponses sont plus constantes que d’autres. Mais l’interprétation de ces résultats reste extrêmement difficile, tant le malade peut brouiller les pistes par le recours, explicite ou non, à des stratégies palliatives.

III – Le calcul est-il autonome ?

Les travaux d’Hécaen et al. puis de Collignon et al. nous paraissent les premiers à poser avec rigueur cette question d’une indépendance clinique des troubles du calcul. Peut-on isoler une acalculie ? Ces travaux reposent sur l’examen d’importantes populations de malades, chaque patient étant examiné à l’aide de la même batterie de tests, la plus large possible. Ces travaux concluent à l’inexistence d’un trouble acalculique.

1. Bien que Hécaen et al. retiennent l’existence d’une anarithmétie, ils ont conscience de davantage cerner un lieu de manifestation symptomatique qu’un trouble spécifique : « Le syndrome acalculique s’insère dans deux grandes variétés sémiologiques et (...) il revêt dans chacune d’elles des modalités particulières : troubles du langage et de formulation symbolique pour l’anarithmétie et l’alexie numérale, troubles somato-spatiaux pour la dyscalculie de type spatial. » [31]

2. On retrouve des conclusions du même type dans le travail de Collignon et al. : « Peut-on conclure au terme de notre expérience clinique que les troubles du calcul au sens large résultent d’une altération sélective d’un comportement unique ? Nous ne le pensons pas. Les résultats de nos observations ne nous ont pas permis de mettre en évidence un syndrome acalculique à l’état isolé. La fonction du calcul implique la mise en action d’une multitude de facteurs dont la perturbation traduit bien la multiplicité des tableaux cliniques. Parmi ces facteurs, nous retiendrons surtout le langage dans l’aphasie, le schéma corporel et plus spécialement la gnosie digitale dans le syndrome de Gerstmann, le facteur spatial dans les lésions rétro-rolandiques gauches et droites et les activités visuo-constructives. » [32]

Il est extrêmement rare, voire même impossible, d’observer des cas dans lesquels le calcul serait le seul domaine sélectivement touché par la pathologie. Les troubles acalculiques sont généralement liés à une aphasie, à une amnésie, à un tableau démentiel, ou encore à une agraphie pure, etc. Ceci est encore plus vrai si l’on considère l’évolution générale d’un tableau clinique, et non telle ou telle étape de sa récupération.

De plus, les concepts utilisés dans l’approche du calcul sont des concepts empruntés à d’autres domaines. Il peut s’agir de concepts linguistiques (lexique, syntaxe, sémantique), ou encore de concepts mnésiques [33] (mémoires implicite, explicite, déclarative, procédurale, etc.). Les caractères (chiffres arabes) n’ont pas nécessairement de caractéristiques techniques propres et, sur le plan de la technique graphique, leurs rapports aux lettres est parfois assez évident. Soit le mot soleil écrit d’une certaine façon ; il suffit de le faire pivoter sur lui même pour obtenir le nombre 713705.

En d’autres termes, l’acalculie n’est pas nécessairement un trouble indépendant. Et le calcul apparaît le plus souvent lié à d’autres domaines. Le schéma qui suit ne fait qu’illustrer ce principe.

Des troubles dans le calcul ne sont pas nécessairement des troubles du calcul ; d’où l’importance du « syndrome » et la difficile question des troubles associés.

La démarche explicative change donc ici d’objectifs ; elle ne consiste plus, comme dans le chapitre précédent, à rechercher des (doubles) dissociations mais à prendre au sérieux la complexité d’un tableau clinique, c’est-à-dire le fait qu’il existe, chez le même malade, plusieurs domaines touchés par la pathologie et à y rechercher des analogies. La clinique offre au théoricien la possibilité expérimentale de falsifier ses hypothèses sur l’autonomie supposée de tel ou tel domaine d’observation. Cette recherche d’analogie, nous la ferons, à titre d’exemple, chez deux malades présentant des déficits d’intégration (ou de syntaxe), le premier au niveau du nombre (langage) et le second au niveau du chiffre (graphie du nombre).

A – 1er Malade

Un trouble du nombre (comment intégrer deux nombres autonomes dans une seule et même valeur ?). Ce jeune malade, Nicolas, (22 ans) est agrammatique. On se propose de confronter des épreuves (a) d’addition et des épreuves (b) de transcription de valeurs numériques du code alphanumérique au code numérique.

a) Des épreuves d’addition

a1. Des opérations limitées et appauvries

Il résout des additions simples, sans retenues.

4 2 1 3
+ 1 3 2 5


5 5 3 8

Toutefois, la limite de complexité est très vite atteinte dans la multiplication.

5 x 2 = 10
4 x 7 = ? (échec)
3 x 3 = ? (le résultat est obtenu par addition (3+3+3=9), démarche qui devient impossible avec un multiplicateur plus important.

De même, le résultat suivant : « 11 x 3 = 44 » est obtenu par une transformation obligée de la multiplication en addition (1+3=4, 1+3=4). Les exercices de QCM confirment la difficulté à multiplier.

4x7 = ?11 ; 42 ; 28 ; 74

Nicolas choisit les chiffres qui sont identiques à la donnée de départ, (le 7 et le 4), et non le résultat d’un calcul.

a2. La distribution de la retenue

Une série d’additions lui a été proposée. Les plus simples étaient destinées à lui servir de modèle pour résoudre l’addition finale plus complexe.

L’addition simple (A) est réussie. Il réussit apparemment les additions avec retenue de (B). Certes, sa tâche est facilitée par les exemples précédents. Il se sert de l’opération au-dessus. Cependant l’introduction de nombres à trois chiffres produit un effet de seuil. Le résultat et surtout la procédure utilisée nous alertent. Certes, Nicolas ne juxtapose pas trois additions indépendantes (le résultat aurait été 1000) ; mais il additionne les retenues (1+1=2), qu’il reporte sur la dernière addition.

Le passage de 2 à 3 chiffres n’est pas un degré de plus de complexité, mais l’introduction d’une autre dimension dans le calcul. Dans le premier cas, l’opérateur n’a qu’un report numérique à faire du premier nombre au second : il y a proximité des deux bornes de l’opération. Dans le second cas, les deux bornes sont séparées par un calcul intermédiaire : il faut donc gérer l’intérieur d’un parenthésage, distribuer convenablement la retenue et intégrer des calculs les uns dans les autres. Raisonnement qui caractérise la syntaxe. Parallèlement, un effet de seuil se produit aussi entre les soustractions sans et avec retenue.

La procédure utilisée par Nicolas consiste à raisonner sur les colonnes indépendantes, et à soustraire le chiffre le moins élevé du chiffre le plus élevé (4-1 = 3 ; 3-1= 2, etc).

Le problème de la gestion des retenues a été systématisé dans les opérations suivantes.

Les opérations montrent qu’il diffère la notation de la première retenue, et additionne celle-ci à la seconde. Dans la première, il commence par noter 7+4 = …1 ; puis 7+3 = …0. Il reporte enfin la somme des deux retenues sur la dernière addition : 2+7+3 = 12. Cette procédure est répétée pour les deux autres opérations. Une opération supplémentaire offre une variante, nous lui avons demandé, cette fois, de noter la retenue.

Dans une première étape (a), la première retenue est notée, mais elle est négligée ensuite dans le calcul. Seule, la seconde retenue est décomptée. D’où le résultat : 1000. L’observateur lui fait remarquer la négligence de la première retenue, dans la mesure où il conserve la dizaine pour un calcul ultérieur. Le fait de noter cette retenue l’aide éventuellement à en tenir compte, et à résister à une tendance certaine à considérer l’opération complexe comme une juxtaposition d’additions simples.

Cependant il éprouve des difficultés à redistribuer cette retenue lorsqu’il y a plusieurs calculs ultérieurs. Le problème disparaît donc lorsque l’addition porte sur des nombres de 2 chiffres parce qu’il peut réutiliser immédiatement la retenue. Il surgit lorsque l’opération porte sur des nombres à 3 chiffres ou plus, et qu’il faut gérer une succession de retenues. Voici une autre série d’opérations, proposées lors d’une autre séance.

On observe deux procédures de report des retenues : soit réitération de 1, soit addition. L’addition de nombres plus complexes confirme chacune des deux procédures.

1ère procédure.

Le déplacement de la colonne de 0 permet de voir que le report de la retenue est constant. La procédure est appliquée « auto-mathiquement » (Comme le dit Stella Baruk). De même que dans :

2ème procédure

Le malade prévoit 4 retenues, qu’il additionne et reporte sur le chiffre le plus à gauche, puis procède à des additions indépendantes. Il sait qu’il y a retenue, mais ne sait plus sur quoi les faire porter. Il lui reste deux manières de procéder automatiquement : la réitération, ou la mise en facteur commun.

Dans ce dernier cas, le malade cumule les deux procédés. Il réitère les retenues, mais la seconde retenue est une addition des deux. En somme, le malade est dans l’incapacité d’intégrer plusieurs calculs élémentaires dans un calcul complexe. Lorsqu’il a une solution simple, il la reproduit à l’identique, en restant insensible à l’opportunité ou non de l’utiliser. En l’occurrence, il systématise abusivement la retenue. Celle-ci fonctionne comme un automatisme.

b) Autres résultats compatibles avec d’autres données numériques

Broca plus ou moins stéréotypé, Nicolas ne peut lire à voix haute ni les chiffres, ni les nombres complexes. Nous lui avons proposé des épreuves dites de transcodage.

b1. QCM portant sur la reconnaissance de transcriptions littérales de nombres

(a) quatre vingt 51 ; 80 ; 40 ;72
(b) quatre vingt 75 ; 67 ; 42 ; 80

Nicolas se satisfait d’une identité numérique. Il ne traite pas quatre-vingt comme une multiplication. En (a), il repère l’identité (quatre = 4) du terme et du chiffre en tête. Tandis qu’en (b), il identifie aussi le terme vingt au chiffre 2.

b2. Passage des lettres aux chiffres

trente huit 38 soixante treize  ?
vingt quatre 24 quarante cinq 45
cinquante six 56 quatre vingt  ?
cinquante deux 52 soixante sept 77
soixante quinze  ?

Nicolas trouve sans difficultés lorsque la suite des noms de nombre est additive. Il échoue sur 73, 80, 75, parce que la dénomination implique soit une retenue (73, 75), soit une multiplication (80).

b3. QCM. Désignation de nombres formulés

342 = ? trois quatre deux
trente quatre deux
trois quarante deux
trente quarante vingt
342 = ? trois mille quarante deux
trois million quarante deux
trois zéro quarante deux
trois un quarante deux
trois cent quarante deux

Que le résultat soit « faux » ou « juste » n’importe pas, mais bien plutôt le raisonnement, qui est identique dans les deux séries. Nicolas trouve par choix dans la série de la formulation la moins inadéquate. Il n’y a pas pour autant maîtrise de la complexité interne de la formulation. Sa maîtrise correspond à une juxtaposition de valeurs indépendantes, et non en une intégration de plusieurs valeurs en un seul ensemble maîtrisé.

Conclusion. L’ensemble de ces observations sont convergentes. Les procédures de calcul offrent des analogies avec son traitement linguistique des nombres. L’obstacle majeur surgit lorsque plusieurs calculs, ou plusieurs rapports entre dénominations et nombres, doivent être intégrés les uns aux autres. Comment expliquer ces analogies ?

B – 2e Malade

Un trouble du chiffre (comment intégrer deux chiffres autonomes dans une seule et même valeur ?). Monsieur D. est un agriculteur d’une cinquantaine d’année. Il présente une aphasie de conduction et des troubles apraxiques (idéatoire). Il a des difficultés dans le langage écrit qui vont au-delà de son aphasie.

Nous partirons des opérations pour étendre l’observation à d’autres tâches de calcul ou de manipulation de chiffres et de nombres. Il s’agit d’éprouver l’hypothèse d’un trouble sous-jacent unique capable d’expliquer la totalité des manifestations pathologiques observables chez un même malade quel que soit par ailleurs le lieu d’observation ponctuellement envisagé. Nous aborderons successivement les procé-dures opératoires de ce malade (1), puis nous établirons que ces premières données sont compatibles avec d’autres données provoquées (2), nous ferons alors un premier bilan méthodologique (3) avant de relancer l’observation par une lecture de nombres complexes (4) et par des épreuves de transcodage (5). Le corpus sera alors suffisant pour envisager, d’une manière certes encore largement embryonnaire, de définir un trouble sous-jacent homogène que nous appellerons : perte de la syndèse (6).

a) Les procédures opératoires du malade

Ces procédures opératoires concernent la façon de s’y prendre pour effectuer une opération arithmétique. Nous partirons d’une première observation sur des opérations de soustraction (a), que nous confron-terons avec des fractions (b). Il est apparu que le malade pouvait être incapable de saisir des différences de présentation graphique ; c’est pourquoi nous lui avons présenter deux dispositifs graphiques différents de la soustraction (c). Un procédé palliatif sera ensuite proposé (d). Dans une dernière étape exploratoire, les quatre opérations seront envisagées (e), puis les problèmes de retenues (f).

a1. Observation de départ : deux soustractions

Il s’agit donc de proposer à ce malade des opérations à effectuer. Nous partirons d’une soustraction :

Obs. 1

Malade : cinq et trois, huit... C’est ça ?

Observateur : C’est le signe « moins ».

M : Ah !... C’est dur !... Comment ça se dit ? ... trois..?

Trois..? Ah, dis donc !... Mais comment ça se dit ?... Alors là !... Mais comment ça se dit ? ... Trois..? Trois..? Trois..? Alors là ! Trois..? Trois..? Trois..? Trois, cinq..? Trois, cinq..? Mais il y a plus que ça ! Comment est-ce que ça se dit ? Y’a trois et cinq mais c’est mieux que ça !

Le malade repère chaque chiffre de cette opération mais semble inca­pable de reprendre le signe « moins » cependant fourni par l’observateur. Le malade semble saisir chaque chiffre pour lui-même mais ne dispose plus d’aucun moyen pour cerner leur éventuel rapport. Il reste à établir la régularité de cette difficulté. On propose donc au malade une seconde soustraction.

Obs. 2

M : deux ? Neuf… ? Pour faire « moins », comment est-ce que ça se dit ? Il y a le deux et le neuf mais..? Ah, c’est ça ? J’arrive pas à le dire !... Deux..? Deux..? Il faut le deux et le neuf mais..? Deux au neuf..? Deux au neuf..? Alors ? Deux au neuf..? Ah, c’est pas facile !

Chaque élément graphique, le neuf et le deux mais aussi le « moins », se trouve pris en compte par M. D mais cette prise est à chaque fois isolée ; elle n’engage aucune mise en rapport d’un élément avec l’autre. Ou bien le malade reste sans hypothèse : « Pour faire moins, comment est-ce que ça se dit ? », ou bien il se livre à des hypothèses aléatoires « deux au neuf… ? »

a2. Des soustractions aux fractions

Cette saisie morcelée devrait, hypothétiquement, le rendre incapable de reconnaître un autre type d’opération lorsque les mêmes caractères sont disposés selon une autre configuration. On lui soumet des fractions dans lesquelles on peut également observer deux chiffres situés l’un sur l’autre, une barre horizontale et le signe « moins ». Le malade est-il sensible à ce type de piège ?

Obs. 3

M : Ah, bon sang !... Je ne vois pas !... Un et six mais il y a mieux que ça !
O : C’est quoi comme opération ?
M : C’est un..? Ca doit faire cinq normalement mais c’est le petit mot qui manque ! Un et six mais… ? Égale cinq ! Ah, pourtant ! C’est mieux que ça !

Le malade traite cette « fraction » comme s’il s’agissait d’une soustraction. On peut donc envisager que le test-piège a fonctionné, révélant une « zone aveugle » dans la lecture du malade. D’autres fractions révéleront la même confusion.

Obs. 4

M : Quatre..? Quatre et cinq, mais non ! Quatre et huit..? Alors ?… ? Égale quatre mais c’est pas comme ça ! ..? Bon sang ! Ah, zut alors !... C’est ça que j’arrive pas à dire ! Quatre et huit mais..? Alors là !

Obs. 5

M : … ? Ah, ben, alors !… ? Mais comment que ça se dit ? Sept moins sept égale zéro, mais il y a mieux que ça, sûrement ! Ah, là là ! Sept..? Moins sept égale zéro... Mais c’est pas comme ça !

Le malade effectue deux soustractions (Obs. 4 et 5). Seule d’ailleurs la seconde (Obs. 5) apparaît complètement formulée, même si le malade reste incertain du résultat. Les fractions sont ignorées parce que le malade se trouve dans l’incapacité de se soustraire de l’apparente identité des ensembles chiffrés proposés. Il se trouve ainsi enfermé dans la première « lecture » proposée en début de séance.

a3. Deux dispositifs pour une même opération : la soustraction

Une réserve pourrait cependant prêter à discussion ; elle réside dans le caractère éventuellement peu habituel des fractions et donc dans la possibilité que ces fractions soient relativement « inconnues » du malade. C’est pourquoi il nous a paru nécessaire de déplacer l’observa-tion et de « revenir » sur des ensembles plus proches des données scolaires. Nous avons alors envisagé deux façons d’inscrire une soustraction dans un ensemble graphique : une façon verticale (Obs. 6) et une façon horizon­tale (Obs. 7).

Obs. 6

M : Alors ! Neuf... et douze mais comment ? Neuf et douze..? Et puis ? Il y a le trois... Égale trois, je pense !... C’est ça qui m’embête !...
M : Alors là ! Deux et dix-sept égale quinze, non ?
M : ..? ..? ..? Sept et dix-neuf..? Oui, alors ? Ah !... Sept..? Dix-neuf..? Et c’est égale ! Ah, c’est dur ! Ben !
M : Cinq et vingt..? Égale quinze, non ?
M : Deux ôté de douze ? Égale dix ! non ?

Le malade saisit chaque élément à part, ce qui se traduit par des formula­tions très explicites, du type « Sept, dix-neuf, et c’est ’égale’ ». Il énumère ainsi chacun des éléments engagés dans l’ensemble à lire, mais ce qui lui manque, c’est une lecture intégrant la totalité de ce qui peut se lire séparément, d’où des formulations inachevées, maladroites ou incer­taines.

Obs. 7

5-3 = 9-2 = 6-1 = 8-4 =
7-7 = 12-9 = 17-2 = 19-7 =
20-5 = 12-2 =

M : Cinq et trois..? Égale deux, non ?
M : Ah !... Neuf..? Neuf..? Et deux..? C’est égale onze, non ? Lequel qu’est bon ?
M : Six et un ? Sept ?
M : Huit et quatre ? ..? Ah, c’est dur !... Huit et quatre ? Douze ?
M : Ah !..? Sept plus sept égale quatorze !
M : Douze plus neuf ? Ah, c’est plus dur ! Ah ! Ah ! Douze plus neuf égale vingt et un, non !
M : Dix-sept plus deux égale dix-neuf.
M : Dix-neuf plus sept égale vingt-six.
M : Vingt plus cinq égale vingt-cinq.
M : Douze plus deux égale quatorze.

Le malade semble avoir perdu la régularité précédente ; il n’effectue plus une série de soustractions mais insensiblement passe à des additions. Il n’a donc pas saisi l’équivalence des lectures de cette série avec celles de la série précédente. Chaque configuration devient l’objet d’une lecture aléatoire ou faussement systématisée. Fausse systématique qui se présente dans le cas particulier sous l’aspect d’une série d’additions. Quelle est la « prothèse » qui pourrait lui restituer une différence de lecture ?

a4. Un palliatif : la mise en contraste

Nous avons soumis au malade des couples d’opérations construite sur une opposition rendue apparente de l’addition et de la soustraction.

Obs. 8

M : Cinq et trois égale huit — Ah, oui ! C’est pas pareil ! Cinq moins trois égale deux.
M : Neuf plus deux égale onze — et neuf moins deux égale sept.
M : Six plus un égale sept — et six… ? Six… ? Oui ? … ? Ah ! … ? Six moins un égale cinq.
M : Huit plus quatre égale douze — Huit moins quatre égale quatre.
M : Sept plus sept égale quatorze — sept moins sept égale zéro.
M : Douze plus neuf égale vingt et un — Douze moins neuf égale..? C’est ça qu’est le problème ! Ah, c’est pas facile ! Douze moins neuf égale … ? Onze ? non !...Ah ! … Zut ! Douze moins neuf égale… ? Trois ! Ca doit être ça !
M : Dix-sept plus deux égale dix-neuf — et dix-sept moins deux égale ..? Quinze, non ?
M : Dix-neuf plus sept égale..? Vingt-six, non ? — et dix-neuf moins sept égale ..? Ah, oui ! Dix-neuf moins sept..? C’est là !… ? Ah, c’est dur ! Dix-neuf moins sept..? Dix-neuf moins sept..? Ah ! Dis donc ! … Sept… Dix-neuf moins sept… ? Douze !
M : Vingt plus cinq égale vingt-cinq — et vingt moins cinq égale quinze.
M : Douze plus deux égale quatorze — Douze moins deux égale dix.

Le malade est parfaitement alerté par la différence des opérations. Il s’efforce pour chaque couple d’opposer une addition à une soustraction. Et il y parvient dans la majorité des cas. De nombreuses hésitations, des blocages fréquents, sont pourtant là pour rappeler que la tâche proposée ne lui est pas totalement accessible et qu’elle sollicite de sa part une grande attention. Lorsque la différence des dispositifs de l’addition et de la soustraction est rendue apparente, elle vient, semble-t-il, suppléer ou masquer le trouble du malade.

Généralisation du recours palliatif. Items isolés et items mis en contraste

Devant le succès de cette stratégie palliative, nous pouvons envisager de placer des séquences complexes (formées de quatre chiffres) en présence des opérations précédemment travaillées. Soit l’étape suivante dans laquelle 5353 se trouve d’abord proposé seul (Obs. 9) puis dans un ensemble groupant d’autres dispositifs lisibles, à savoir l’addition, la soustraction, la multiplication présentées d’une façon linéaire (Obs. 10).

Obs. 9

O : 5353
M : Un cinq, un trois, un cinq, un trois, mais c’est après ? Ca peut faire trente-trois aussi ! Trente-trois, trente-trois mais !... Faire quoi avec ça ? ..? Alors là ! … ? Je ne vois pas !

Obs. 10

O : 5 + 3 =5 - 3 =5 x 3 =5353
M : Cinq plus trois égale huit — Cinq moins trois égale deux — et cinq multiplié par trois égale … ? … ? Je ne vois pas ! Quinze ! — Cinq mille… ? Cinq mille trois cent..? Ça c’est plus dur ! Cinq mille trois cent… ? Je ne trouve pas !

M. D ne tente pas la même stratégie de lecture lorsqu’il est confronté au dispositif 5353 seul et lorsqu’il est confronté à ce même dispositif au sein d’un ensemble qui permet de le relativiser. Dans le premier cas, le malade procède de façon habituelle pour lui, il énonce chaque caractère. Dans le second cas, il s’efforce de proposer une autre lecture : « cinq mille trois cent… ? » plus proche de la réponse normale mais cependant incomplète­ment maîtrisée. On peut donc tenter une interprétation provisoire : la différence des dispositifs, coprésents dans la question, restituerait au malade ce qui lui manque : une différenciation implicite de ces mêmes dispositifs. En présence d’un seul dispositif, le malade ne peut plus rapporter celui-ci à un ensemble virtuel de dispositifs différents. En revanche, il peut encore comparer explicitement les dispositifs qu’il ne peut plus implicitement opposer.

La lecture des « ensembles chiffrés » que constituent les opérations ou les fractions se trouve contrariée par la même difficulté ; le malade a tendance à considérer chaque caractère isolément sans être à même d’interpréter les rapports intégrant ces caractères dans « une » seule et même configuration lisible, de niveau supérieur ou plus complexe. Lorsque les contraintes ponctuelles du test se font plus explicites, le malade semble plus réceptif à la consigne de lecture mais il se montre toujours impuissant à contrôler la lecture des dispositifs chiffrés propo­sés. La lisibilité d’un dispositif chiffré, dès lors qu’elle ne correspond plus à une simple lecture additive de chacun des caractères qui le compose, est impossible au malade, même si le malade en ressent encore la nécessité. Elle met en jeu un processus « technique » qui, au-delà de l’apparence, définit des tâches différentes les unes des autres, c’est-à-dire des programmes de lecture différenciables.

Chaque chiffre est porteur d’un « programme » lisible. Ainsi 5 se lit « cinq » et 3 se lit « 3 ». Mais 53 constitue un dispositif dont la lecture ne se réduit pas à la somme des lectures de chacun des deux chiffres qui le constituent, soit « cinq, trois ». Ce dispositif ne laisse pas libre le lecteur ; il est porteur d’une contrainte de lecture. C’est « cinquante trois » et rien d’autre. La lecture de 5353, c’est « cinq mille trois cent cinquante trois » et rien d’autre. Les formules sont différenciées, programmées de façon mutuellement exclusives. Le dispositif chiffré que constitue 5353 suppose une complémentarité entre plusieurs dispositifs lisibles ; il demande de réunir en une seule formule des lectures liées non seulement aux caractères exprimés mais à leur position dans la séquence. Il suffit d’écrire chaque formule lisible pour prendre conscience du degré de difficulté qu’elles peuvent avoir les unes par rapport aux autres.

cinq mille trois cent cinquante trois
5 1000 3 100 5-Suffixe 3
5 + 3
5 – 3
5 x 3

Le malade semble donc mieux interpréter des dispositifs graphiques différents lorsque ceux-ci sont coprésents dans l’énoncé. À l’inverse, cette différence s’estompe ou disparaît lorsqu’un dispositif est proposé de façon isolée.

a5. Les quatre opérations

On peut maintenant aborder les quatre opérations classiques : addition, soustraction, multiplication et division. On sait qu’elles entraînent non seulement des processus « langagiers » mais également des « techniques opératoires » ; c’est à ce dernier niveau qu’on pense pouvoir situer les éventuelles difficultés de ce malade. Chacune des opérations usitées dans le monde scolaire, à savoir l’addition, la sous-traction, la multiplication et la division, fait l’objet d’un apprentissage spécifique, reposant sur une technique opératoire à chaque fois différente. Pour chaque opération, il existe une « certaine façon de s’y prendre », un savoir-faire qui engage une technique opératoire particulière.

a5.1. L’addition — Ainsi, l’addition suppose une disposition particulière dans laquelle les deux nombres à additionner sont disposés l’un sur l’autre, une barre placée en dessous venant indiquer la place que devra occuper ensuite le résultat. S’y ajoute le signe +, placé sur la gauche, qui spécifie le type d’opération à effectuer. Ajoutons cette procédure particulière qui consiste à écrire les « retenues » au-dessus de la colonne adé­quate, ainsi que la direction que prend le calcul, de la gauche vers la droite, et nous aurons, pensons-nous, considéré la totalité de ce savoir-faire nécessaire à l’addition. En d’autres termes, l’addition suppose une lecture complexe, intégrant plusieurs contraintes complémentaires les unes des autres. Ce serait là affaire de « procédure », concept qu’il nous faudra reprendre par la suite.

Obs. 11

M : Deux et six ? Huit, je pense ! — Quatre et trois ? Alors là ? … ? Quatre et trois ? Sept ! — Sept et deux ? … ? Neuf, non ?

Le malade n’éprouve pas de difficulté particulière au cours de cette addition.

a5.2. La soustraction — La disposition est la même que pour l’opération, mais le signe + est remplacé par le signe – ; de plus, la formulation n’est pas la même. Ce dispositif se lit , soit « x moins y égale », soit « y ôté de x égale ». Ces deux lectures équivalentes s’opposent donc à la formule de l’addition. Ajoutons qu’il s’agit d’une verbalisation elle-même contrainte par le dispositif des caractères mis en place.

Obs. 12

M : Six ôté de deux ? Quatre, je pense ! — Trois ôté de quatre, un, je pense ! — Deux ôté de sept ? Il reste cinq, non ?… ? Pas si sûr !

Le malade effectue l’opération correctement, à une exception près ! Il ne tient compte que de la position respective des colonnes et réinterprète le sens de l’opéra­tion en fonction de la proportion 6 > 2.

En d’autres termes, il ne reporte pas le résultat d’une colonne sur l’autre. Chacune des colonnes est effectuée pour elle-même et ignore toute complémentarité avec les autres. Dès lors, l’opération privilégiée par le malade devient celle qui lui permet de rester à l’intérieur d’une seule et même colonne, dans le cas présent il s’agit de soustraire le plus petit nombre, deux, au plus grand, six.

a5.3. ­La multiplication — Sur le plan des techniques opératoires, la multi­plication est nettement plus sophistiquée que l’addition et la soustraction. Normalement, l’exploitation de la multiplication répond à une procédure très contraignante, intégrant des effets d’ordre et de successivité de chacun des chiffres par rapport à l’ensemble des autres. Le tout pouvant être représenté sous la forme suivante :

La présentation est la même que pour l’addition et la soustraction, à ceci près que le signe x s’est substitué aux signes et + (I). Puis, l’ensemble du chiffre du dessus est multiplié par chacun des chiffres du dessous affecté de sa valeur de rang (II). Chaque calcul suppose que soient prises en compte les éventuelles retenues d’un rang sur l’autre. Lors de l’addi­tion de ces multiplications, on fait généralement l’économie des zéros en jouant sur un décalage d’un chiffre, ce qui correspond au rectangle de droite (III). Là encore, il est nécessaire de tenir compte des éventuelles retenues d’une colonne sur l’autre.

Obs. 13

M : Six multiplié par… ? Ah ! … ? Six multiplié par deux ? Ça, c’est plus dur ! Alors, là !… Six multiplié par deux égale douze — Trois multiplié par … ? Ca, c’est plus dur ! Trois multiplié par quatre ? quatorze — Deux multiplié par sept ? Égale quatorze, non ? C’est ça ?

Le malade écrit effectivement 12, puis 14, et 14 une seconde fois. Sa réponse est hésitante mais elle n’est pas tout à fait aléatoire.

On observe assez nettement que le malade transgresse la technique opéra­toire propre à la multiplication. Il procède colonne par colonne multi­pliant chaque chiffre de la colonne du dessous par chaque chiffre de la colonne du dessus, respectivement 6 par 2, 3 par 4 et 2 par 7. Ajoutons cependant qu’il respecte l’orientation de la droite vers la gauche. La technique adaptée par le malade répond encore une fois à une simple additivité de valeurs séparées. Il n’y a pas d’intégration de multiples opérations en un seul programme « tenu » de bout en bout.

La multiplication représente donc un ensemble fort complexe. M. D réduit cette complexité à une simple addition d’opérations isolées. Le trouble semble donc bien concerner la procédure opératoire elle-même et non la conceptualisation des valeurs numérales inhérentes à ce type de consigne.

Remarquons toutefois une « faute » dans une des trois opérations « mentales » effectuées verbalement puisque le malade énonce « trois multiplié par quatre, quatorze ? » Cette difficulté verbale dans sa manifestation relève-t-elle d’un défaut d’énonciation et donc d’un trouble aphasique ? Ou bien est-elle largement tributaire de la « table » de multiplication ? Et de son exploita­tion qui peut apparaître « mentale » certes, mais qui engage aussi de notre point de vue une façon de s’y prendre, une technique qui nous permet de retrouver un résultat particulier à partir d’un ensemble programmé par l’effet de disposition constitutif des tables ? L’absence de stratégie de réponses visible dans l’épreuve de multiplication devrait encore être plus manifeste dans l’épreuve de la division.

a5.4. La division — De toutes les opérations, c’est sans doute celle qui offre le plus de complexité, à la fois logique et opératoire. Cette difficulté est telle que le malade restera sans solution.

Obs. 14

M : Trois fois deux ? Trois fois deux ? … ? … ? Un, je pense !

M : Alors, là ! C’est dur ! … C’est pas ça ! Comment ça marche, ça ? … ? Ah, là, là ! … ? C’est pas comme ça ! … Ah ! … Ça, c’est le plus dur ! … ? Mais comment est-ce que ça marche ? … ? C’est dur, ça ! … ? Zut ! … ? Comment que… ? Non, je ne trouve pas !

Le malade commence apparemment d’une façon appropriée puisqu’il trouve d’emblée la valeur 3 susceptible, multipliée à 2, de fournir une valeur égale ou inférieure à 7. Il procède également à la soustraction qui suit puisqu’il marque le chiffre 1 en dessous du chiffre 7. Mais il se bloque alors et ne sait plus comment continuer. Il a beau chercher une solution, il n’en voit aucune et abandonne.

Chaque opération constitue un ensemble intégré de plusieurs chiffres. La soustraction suppose à la fois une opération différenciée de l’addition mais aussi la prise en compte de « retenues », c’est-à-dire d’une répercus­sion sur une seconde opération du résultat effectué lors d’une première. Une multiplication « à plusieurs chiffres » est aussi autre chose qu’une pure addition de multiplications isolées ; ce qui n’est plus le cas chez Di. La division ne dément pas les résultats précédents ; elle représente le plus haut degré de complexité et présente donc un problème cette fois inso­luble pour le malade.

a5.5. Des additions encore, mais cette fois avec des retenues

Le problème de la « retenue » nous a particulièrement intéressé. Nous avons proposé de nombreuses additions au malade afin de systématiser ce dernier point. Nous aurons à y revenir lors de l’examen du second malade.

Obs. 15

M : Un et cinq, six — Quatre et trois, sept — deux et sept, neuf.

Cette opération ne demande aucune retenue ; elle est parfaitement exécutée par le malade. Passons à une addition plus « complexe » ; nous devrions y repérer des anomalies liées à l’influence d’un chiffre sur l’ensemble des autres.

Obs. 16

M : Sept et trois, dix. Six et cinq, onze. Trois et quatre, sept.

Le malade procède colonne par colonne, sans effectuer aucune retenue. En d’autres termes, le malade est victime d’une autonomie abusive de chaque caractère et ne peut restreindre le raisonnement d’un chiffre sur l’autre. Il y a trois additions d’un chiffre au lieu d’une seule et même addition de deux ensembles de trois chiffres. Ceci se renouvelle à chaque fois que l’on présente ce type de contraintes à M. D.

Obs. 17

M. Cinq et cinq, dix. Huit et un, neuf. Quatre et cinq, neuf.

Sauf lorsque la retenue concerne la dernière position, c’est-à-dire là où il n’y a pas d’autres valeurs à prendre en compte.

Obs. 18

M : Quatre et six, dix. Sept et quatre, onze. Trois et neuf, douze.

On peut alors restituer au malade la contrainte de la retenue, grâce à une prothèse « procédurale » sous la forme de petits rectangles vides placés aux bons endroits.

Obs. 19

M : Cinq et sept, douze. Un et trois, quatre et huit, douze. Un et six, sept ; sept et quatre, onze.

M. D, sensible à la prothèse proposée, peut maintenant effectuer la tâche demandée ; il témoigne par là de ce qui lui manque, l’abstraction qui annule ou efface l’autonomie de chaque caractère d’une « addition » en les intégrant dans des ensembles plus vastes régis par des relations de com­plémentarité.

Synthèse

Le malade semble en difficulté lorsqu’il doit passer d’une lecture de caractères isolés à une lecture intégrant plusieurs caractères dans un ensemble plus complexe. Le malade ne dispose plus d’hypothèses de lectures différenciées pour exploiter la soustraction (a), pour distinguer les fractions des soustractions (b), ou pour identifier deux dispositifs différents de la même opération, la soustraction en l’occurrence (c). Restituer au malade la présence effective d’opérations différentes lui permet une recherche plus efficace de lectures distinctes (d). Dès lors, les quatre opérations (addition, soustraction, multiplication et divi­sion) peuvent être abordées sans risque de conduire à un émiettement de l’observation (e). Le manque de complémentarité entre les caractères se répercute de façon spectaculaire dans le problème de la retenue (f) dans la mesure où le malade semble ne plus pouvoir en faire l’hypothèse, à moins d’y être explicitement invité par un dispositif graphique palliatif.

Le trouble se trouve donc « déplacé » car nous sommes passé de l’hypothèse du cumul d’un déficit dans chacune des procédures opératoires à celle de la perte d’un processus général, celui, pourrait-on avancer, de l’intégration de caractères isolés.

b. Des données compatibles avec la lecture de chiffres complexes

Passons des opérations à la lecture de chiffre L’observation comporte une série d’étapes successives, chacune composée d’un ou de plusieurs items alors présentés simultanément sur une feuille de papier. La mise en séquence est importante : elle est le support sur lequel peut s’exercer tout à la fois le raisonnement du clinicien et celui du malade.

Obs. 20. Présentation. Cette observation comporte 14 étapes qui se suivent lors de la même séance. Chaque nouvelle étape reprend, au moins en partie, les résultats de l’étape précédente.

n°1 Lire 1432 et 1384.

n°2 Lire 1432 et 1384 (n°1) comme des millésimes.

n°3 Décomposer 1432 (n°1) une 1° fois.

n°4 Décomposer 1432 (n°1), une 2° fois.

n°5 Décomposer 1432 (n°1), une 3° fois.

n°6 Lecture des centaines selon l’énumération linéaire.

n°7 Aide de la lecture précédente (n°6) pour lire 1432.

n°8 Lecture décomposée et linéaire pour lire 1432.

n°9 Lire 1432 et 1384 (reprise de l’étape n°1).

n°10 Lecture des dizaines selon l’énumération linéaire.

n°11 Lire 1384 d’abord seul ; puis 1432 et 1384 ensemble.

n°12 Lire un nouveau nombre à quatre chiffres = 1627.

n°13 Lecture décomposée et linéaire pour lire 1600

n°14 Autre lecture décomposée et linéaire pour lire 1600.

Étape 1. On donne au malade deux « séquences » chiffrées à lire. D’une part 1432 et d’autre part 1384. Par convention, les consignes fournies par écrit sont soulignées.

O : 1432 M : un, quatre, trois, deux.
O : 1384 M : un, trois, huit, quatre.

On voit que le malade procède à une lecture terme à terme de chaque chiffre d’une séquence. Le symptôme réel ne réside pas dans cette lecture proprement dite, laquelle pourrait constituer une option sans doute inhabituelle mais cependant possible pour tout locuteur normal. Il réside dans l’incapacité du malade à effectuer un autre type de lecture que celui qu’il vient ici d’exploiter. C’est ce dernier point que l’on peut faire ressor­tir lors des étapes suivantes.

Étape 2. On propose au malade les deux mêmes nombres à lire, mais cette fois dans un contexte linguistique plus contraignant. Il s’agit en effet de dénommer des années.

O : L’année 1432 M : L’année… ? Ca c’est dur ! … Ah, dis donc ! … Ah, dis donc ! … C’est ça le plus dur ! … Cent quarante deux ? Non ? Ah..!
O : L’année 1384 M : L’année… ? J’arrive pas ! … Ah… C’est l’année… ? Comment déjà ? Ah, dis donc ! … Je peux pas !

La modification de la consigne provoque des réponses aléatoires, ce dont le malade a maintenant conscience : « ça, c’est dur ! », « Je peux pas ! », etc. Devant ce constat d’échec, l’observateur peut tenter de cerner la nature du trouble en proposant des « prothèses » au raisonnement du malade. L’observateur va d’abord tenter de lui proposer une sorte de « décomposi­tion » du nombre complexe en une séquence de nombres plus élémen­taires.

Étape 3. Elle propose au malade quatre items successifs, chacun d’eux isolant une valeur de rang, millier, centaine, dizaine et unités. Cette décomposition influence-t-elle le mode de réponse du malade ?

O : 1000 billes M : Ah !... Mille billes...
400 billes Quarante mille ? Quarante mille billes.
30 billes Trente billes
2 billes Deux billes

On voit d’abord que cette stratégie n’est pas totalement sans effet auprès du malade. Il dénomme correctement trois des quatre items de cette étape. On ne peut toutefois, pour comprendre le raisonnement pathologique du malade, séparer ces trois réponses apparemment correctes de celle qui provoque une réponse incorrecte. Cette dernière réponse suffit à alerter l’observateur sur le caractère aléatoire ou insuffisant du raisonnement du malade.

La décomposition est donc agissante car elle infléchit le mode de raison­nement du malade. Mais elle ne permet pas de compenser la totalité de ses difficultés. Il devient donc nécessaire d’éprouver la dimension aléa­toire du raisonnement du malade en lui proposant les mêmes contraintes plusieurs fois. L’aléatoire devrait se traduire par une instabilité des réponses données.

Étape 4. Cette étape reproduit donc la situation précédente. On a toute­fois ajouté le nombre complexe en fin de liste afin de mieux faire comprendre au malade le rapport entre la décomposition en nombres simples et le nombre complexe correspondant.

O : 1000 pots M : Mille pots
400 pots Quarante pots
30 pots Trente pots
2 pots Deux pots
1432 pots Mille quarante trois deux, ça ne va pas ! Mille quarante trois deux, non, non !

On constate, comme prévu, que l’aspect aléatoire des réponses du malade se révèle par une autre « lecture » de l’item 400, « 400 pots » devenant cette fois non plus « quarante mille pots » mais « quarante pots ». Par ailleurs, le malade semble relativement conscient du caractère inacceptable de ses propres performances. On voit en outre que le malade comprend que les quatre premiers items constituent une décom­position du nombre complexe donné en fin de liste.

Mais la lecture de ce nombre complexe est aléatoire, le malade demeu­rant capable de constater lui-même le caractère inacceptable de sa production. On peut faire alors l’hypothèse que la décomposition propo­sée n’est pas suffisante ; on envisage alors l’étape suivante.

Étape 5. On propose au malade une séquence dans laquelle on isole dans l’expression 400 la valeur des centaines.

O : 1000 rats M : Mille rats
100 rats Cent rats
400 rats Quarante rats
30 rats Trente rats
2 rats Deux rats
1432 rats Mille, mille cent rats, non ! Mille cent quarante, non ! C’est dur ! Mille cent quarante trois, non ! C’est dur !

On remarque que l’item 400 n’est pas mieux lu par le malade et donc qu’il ne profite pas de la décomposition supplémentaire apportée par le clinicien. On peut, en outre, constater qu’il devient pathologiquement soumis à l’ordre linéaire des items proposés : « mille cent... ». Ce n’est donc pas tant la décomposition du nombre complexe en valeurs plus simples qui se trouve directement en cause mais bien plutôt la lisibilité du chiffre lui-même, le malade se laissant contaminer par le « programme de lecture » contenu dans la successivité des items de la liste. Le constat de son échec n’a pas pour effet d’induire une autre stratégie de réponse : le malade ne semble pas disposer d’autres possibilités de lecture. Il est utile de poursuivre l’observation. Peut-on apporter au malade une aide qui puisse le sortir de cette impasse ? Et si oui, quelle sera la nature de cette aide ?

Étape 6. Face à cette lacune, on relance l’observation en proposant au malade une séquence plus scolaire avec une progression linéaire des centaines, ceci pour « débloquer » le malade lorsqu’il est confronté à 400.

O : 100 M : Cent
200 Deux cents
300 Trois cents
400 Quatre cents

On voit que l’ordre linéaire, hérité de l’apprentissage scolaire, permet au malade une lecture plus correcte de 400. Il est toutefois difficile de relier cette compensation scolaire au nombre plutôt qu’au chiffre ou l’inverse, tant l’apprentissage scolaire mélange la maîtrise du nombre et la maîtrise du chiffre. Reste à intégrer à la lecture du nombre complexe ce résultat devenu artificiellement « satisfaisant » eu égard à l’usage.

Étape 7. Elle propose la même séquence mais aussi le nombre complexe 1432 en fin d’exercice.

O : 100 M : Cent,
200 Deux cents,
300 Trois cents,
400 Quatre cents,
1432 Cent quarante deux, non ! J’arrive pas ! Cent quarante trois, non ! Cent quarante deux, non !… Ah !

Le malade fait lui-même le constat de son impuissance à transposer l’acquis de son travail d’énumération dans la lecture du nombre complexe. En fait, dans le même temps où la série l’aide à lire 400, elle l’intoxique aussi en éliminant de son « champ d’hypothèse » la valeur « mille ». Le 1 qui se lit « cent » dans 100 continue pathologiquement à se lire « cent » dans 1432. La « lisibilité » de la séquence chiffrée se trouve ici en quelque sorte positivée, ou si l’on préfère à court de candidats numé­riques appropriés.

Car le malade ressent toujours la nécessité de nommer distinctement chacune des valeurs explicitement écrites ; d’où l’alternative entre « cent quarante trois » et « cent quarante deux », elle seule étant capable d’épuiser la totalité des dénominations suggérées par chacun des chiffres proposés. On peut donc en conclure à la nécessité de replacer cette série des centaines dans le cadre explicite des milliers. Ce sera l’objet de la séquence suivante.

Étape 8. On propose au malade la lecture d’un ensemble de trois listes de chiffres simples, exprimant la quasi totalité des expressions numé­riques nécessaires à la lecture correcte du chiffre complexe. On suppose que cette décomposition sera cette fois suffisante pour permettre au malade d’aboutir. Le malade est prévenu qu’il convient de lire les lignes et non les colonnes.

O : 1000 100 1100 M : Mille, cent, mille cent.
1000 200 1200 Mille, deux cents, mille deux cents.
1000 300 1300 Mille, trois cents, mille trois cents.
1000 400 1400 Mille, quatre cents, mille quatre cents.
1432 Mille quatre cent trente, non !

Mille quatre cent trente trois, non !

Mille quatre cent trente deux !

C’est dur !

On remarque que le malade peut prendre appui sur une lecture linéaire induite par la décomposition du protocole et parvenir à la solution appropriée. Peut-il s’appuyer sur cet acquis pour lire le second chiffre complexe ?

Étape 9. On propose donc au malade de lire une opposition des deux nombres.

O : 1432 M : Mille quatre cent trente deux.
1384 Mille trois cent quarante huit, non !

Mille trois cents quarante quatre, non !

Mille trois cents… ? Mais c’est après !

Mille trois cent… ? Non !

On remarque que le malade est contaminé par la production précédente : ainsi, [mille quatre cent ∅ trente] impose une lecture qui entraîne en écho « quarante » dans la lecture de l’item suivant [mille trois cent ∅ quarante], ce qui cette fois débouche sur une performance inacceptable. Cette incorrection est d’ailleurs parfaitement saisie par le malade lui-même qui la conteste aussitôt émise. Mais cela ne suffit pas à entraîner un autre type de réponse. Le malade ne peut lire le second item que dans la dépendance de la lecture du premier, d’où le remplacement de huit par quatre, et même le remplacement de quatre par quarante. Faute d’autres possibilités de lecture, le malade est condamné à reproduire la formule précédente, où qu’elle mène ! Il faut donc, là aussi, fournir au malade ce qu’il ne peut se donner lui-même, c’est-à-dire un mode de lecture appro­prié.

Étape 10. On propose au malade la série des dizaines, selon un ordre croissant répondant à l’apprentissage de type scolaire.

O : 10 20 30 40 50 60 70 80.
M : Cent, deux cents, trois cents, quatre cents, non !… Ah !… Dix, vingt, trente, quarante, cinquante, soixante, soixante-dix, quatre-vingt.

Le malade est capable d’exploiter cet ordre canonique. Peut-il alors exploiter ce résultat dans le cadre de la consigne précédente ?

Étape 11. On représente au malade le nombre complexe 1384 d’abord seul et ensuite en opposition avec 1432.

O : 1384 M : Cent trois, Ah !… Là, là !… Cent mille… ?

Mille trois cents quatre vingt quatre !

Mille trois cents… ?

Mille trois cents quatre vingt quatre.

On lit que le malade cette fois parvient au but recherché, mais en passant par le détour obligé de la suite énumérative de type scolaire préalable­ment sollicitée.

O : 1432
1384
M : Mille quatre cents… ? Ah, oui ! Mille quatre cents trente deux ! Mille quatre cents trente deux ! … Et… ? Mille trois cents… ? Mille trois cents quatre vingt quatre ? Si ! Mille trois cents quatre vingt quatre !

Si le résultat est apparemment satisfaisant, on peut toutefois se demander s’il est suffisant. Pour cela, nous allons proposer un autre chiffre, afin d’éprouver la capacité du malade à transposer la réflexion préalablement conduite sur le chiffre précédent.

Étape 12. On propose au malade un nouvel item chiffré...

O : 1627 M : Mais comment ? Mille… ? Mille … ? Mille.. quatre cents… ? Six… ? Mille six… ? C’est dur ! Mille six… ? Mille six… ? Ah, c’est dur ! Mille trois cent, non ! Mille soixante, Ah, c’est dur ! Mais comment faire ?

À chaque nouveau problème, les difficultés apparaissent, montrant que le malade ne dispose d’aucun principe de lisibilité à transposer. D’où la nécessité de lui restituer encore une fois une sorte de programme pallia­tif.

Étape 13. Cette étape est double parce qu’elle repose sur une inversion du programme substitutif suggéré par les items présentés en série. La première sous séquence proposera une liste-piège, alors que la seconde sous séquence proposera le programme « prothèse » capable de se substi­tuer à l’absence de « grilles de lecture » dont semble souffrir M. D.

O : 100 1000 1100 M : Cent, mille, cent mille, non !
200 1000 1200 Deux cents, mille, deux cents mille,
300 1000 1300 Trois cents, mille, trois cents mille,
400 1000 1400 Quatre cents, mille, quatre cents mille,
500 1000 1500 Cinq cents, mille, cinq cents mille,
600 1000 1600 Six cents, mille, six cents mille.

On constate que le malade est victime du programme piège induit par la successivité des items inscrits dans l’épreuve. À l’inverse, si l’on retourne l’ordre des items, on doit pouvoir permettre au malade de parvenir à une lecture apparemment « normale », mais témoignant pourtant de la même difficulté de lecture que lors des contraintes précédentes.

O : 1000 100 1100 M : Mille, cent, mille cent.
1000 200 1200 Mille, deux cents, mille deux cents.
1000 300 1300 Mille, trois cents, mille trois cents.
1000 400 1400 Mille, quatre cents, mille quatre cents.
1000 500 1500 Mille, mille cinquante, je ne vais pas l’avoir !… Mille cinquante, non ! Mille cinq… ? Ah ! Cinq cents… ?
1000 600 1600 Mille, mille soixante, non ! C’est pas ça ! Mille soixante, non !

On observe effectivement de bonnes réponses mais dont on peut pourtant penser qu’elles n’obéissent qu’à la simple linéarité des items proposés et non à une lisibilité disposant de l’ensemble des hypothèses accessibles à un lecteur normal. De plus, les deux dernières réponses posent des diffi­cultés au malade. S’il se montre capable de surmonter la lecture de 1500, il échoue à la lecture de 1600, ce qui semble indiquer que chaque item devient susceptible de poser une difficulté ou encore, que faute de principe abstrait, le problème se renouvelle à chaque fois qu’on sollicite le malade sur un matériau nouveau.

Étape 14. On peut alors, en suivant les enseignements des étapes précédentes, imaginer très facilement le programme qui sera suffisant au malade pour parvenir à une lecture correcte de 1600. Il suffit de lui donner une liste ordonnée de « chiffres-à-appellations-uniques », liste dans laquelle précisément la simple linéarité des dénominations lui fournira, là encore artificiellement, la réponse adéquate.

O : 1000
6
100
1600
M : Mille six cents, Ah, ben c’est dur ! Mille six cents, ben oui !

On observe que le malade applique à la lettre le programme suggéré. La production d’une réponse acceptable n’est qu’un artefact de l’épreuve et non le résultat d’une meilleure analyse de la tâche proposée.

Synthèse de l’observation 20. De la première à la dernière étape, cette 20e observation consacrée à la lecture des nombres chiffrés montre progressivement que ce qui manque au malade, c’est un processus non linéaire d’intégration des chiffres en séquence d’un rang supérieur. Des programmes de lecture palliatifs, tous construits sur une linéarité de lecture isolées, lui restituent une possibilité de lecture. La lecture de 1432 n’est donc pas réductible aux lectures séparées de 1, 4, 3, et 2. De même qu’elle n’est pas réductible non plus à la lecture « enchaînée » de 1000, 4, 100, 30, et 2.

c. Réflexions méthodologiques

À ce stade de l’observation, nous souhaitons procéder à quelques remarques de méthode. D’abord nous souhaitons souligner la relativité d’une observation doublement construite, et par le malade et par l’obser­vateur (c1). Puis nous envisagerons une première interprétation du tableau clinique en excluant une première explication possible mais partielle au profit d’une seconde interprétation plus générale (c2). Nous attirerons alors l’attention sur la complexité du concept d’erreur au regard des stratégies autocorrectives du malade (c3). Enfin, nous prendrons appui sur l’alternative entre trouble linguistique et trouble technique abordée en (c2) pour relancer l’observation du malade dans la lecture des chiffres complexes (c4).

c1) Une relativité des observations cliniques

L’obtention des données, on l’a constaté, a été tributaire du raisonnement de l’observateur lors de l’obtention des performances du malade. L’observateur n’est donc nullement neutre dans la construction des faits puisque ceux-ci engagent un aspect, nécessairement parcellaire des hypo­thèses projetées sur le cas. Ainsi, à la suite de la seconde étape que nous rappelons ci-dessous.

O : L’année 1432.
M : L’année… ? Ca c’est dur ! … Ah, dis donc ! … C’est ça le plus dur ! … Cent quarante deux ? Non ? Ah… !
O : L’année 1384.
M : L’année… ? J’arrive pas ! … Ah …C’est l’année… ? Comment déjà ? Ah, dis donc ! … Je peux pas !

Une toute enquête aurait pu s’engager. En effet, le malade lit le premier item « cent quarante deux » et ne lit rien du second. Le possible dénominateur commun à ces deux réponses pourrait résider dans la présence de valeurs multiplicatives, le malade ne pouvant plus lire que des valeurs additives. Dans 1432, on aurait la parenthèse multiplicateur/ multiplicande (4x100) qui pourrait être le point sur lequel achoppe le malade. De la même façon, dans 1384, on peut considérer les parenthèses multiplicateur/multipli­cande (3x100) d’une part et (4x20) d’autre part, complexité accrue qui expliquerait l’absence de toutes tentatives de la part du malade. L’hypothèse d’une difficulté sélective, ne portant que sur les séquences multiplicateur/multiplicande n’est pas à exclure, son examen systématique nous aurait conduit à une tout autre observation. Cette hypothèse, bien qu’envisageable, ne nous est pas apparue la plus urgente.

c2. Une interprétation par exclusion d’hypothèses concurrentes

L’hypothèse d’un trouble d’ordre technique paraît plus adéquate aux observations que celle d’un trouble linguistique.

L’hypothèse linguistique, c’est-à-dire l’hypothèse d’un trouble affectant le nombre, semble d’abord s’imposer. Le malade, en effet, ne semble-t-il pas en difficulté dès qu’il lui faut quitter une simple correspondance entre chiffre et nombre ?

1432 un, quatre, trois, deux 100 cent
1384 un, trois, huit, quatre 30 trente
1000 mille 2 deux

On pourrait dire, ici, que le malade maîtrise les chiffres, qu’il sait les distin­guer et les identifier. Il sait les dénommer. Par contre, et selon le même raisonnement, il serait incapable d’analyser des nombres. Le fait que ce malade soit aphasique viendrait renforcer cette première hypothèse. Toutefois, cette interprétation linguistique ne peut s’appliquer aux obser­vations précédentes lorsque le malade confondait, par exemple, le dispositif de la soustraction et le dispositif de la fraction. Rien de spécifi­quement « verbal » ne peut expliquer le fait que le malade saisisse les signes opératoires de l’addition (+), de la soustraction () ou de la multiplication (x) comme des indices isolés, détachés des différentes procédure opératoires auxquelles ils renvoient. Par conséquent, ou bien on envisage un trouble associé, ou bien il faut soumettre la lecture des chiffres à la même hypothèse que celle proposée pour les procédures opératoires.

L’hypothèse technique, c’est-à-dire l’hypothèse d’un trouble affectant le chiffre, est-elle possible ? Il conviendrait alors d’envisager que ce qu’on appelle le nombre puisse désigner conjointement deux réalités différentes. Il est d’abord concept, c’est-à-dire énonciation d’un sens (A sur le schéma p. suivante) ; il est grammaticalement déterminé par des contraintes lexicales, textuelles, morphologiques et syntaxiques. Mais ce nombre peut aussi être le produit d’une graphie (B sur le même schéma) ; il est alors déterminé par un ensemble de dispositifs qui sont autant d’indices de lectures formellement programmées (différence des graphes et autonomie des caractères). Les données numériques sont « déchiffrées » par le lecteur au même titre qu’un menuisier « déchiffre » en termes de manipulation la configuration respective d’une mortaise et d’un tenon, ou le bricoleur le schéma de montage d’une armoire préfabriquée.

Le chiffre est abstrait ; ce n’est pas seulement son apparence graphique qui le constitue mais aussi la lisibilité que cette graphie programme. Nous pensons que les performances de ce premier malade mettent en cause non pas la maîtrise « du nombre verbalement dit » mais celle « du nombre graphiquement déchiffré ». Cette lecture ne serait pas totalement détruite parce que chaque caractère isolé conserve encore sa lisibilité propre, mais elle serait touchée pour toutes les lectures engageant une « intégration » de plusieurs caractères.

c3. La notion d’erreur est un complexe à analyser

Très souvent, le malade reste conscient du caractère « inacceptable » de la plupart de ses énoncés. La conscience de la nécessité de s’autocorriger va de pair avec une impuissance à mener à bien l’auto-correction. Comment en rendre compte ? Comment peut-on, à la fois, avoir perdu la rationalité d’une erreur et s’apercevoir d’une réponse insuffisante ? Le malade conti­nuerait à éprouver l’erreur en termes d’usage ou d’acceptabilité sociale (acceptable ≠ non acceptable) alors qu’il serait incapable de l’éprouver en termes de productivité technique (déchiffrable ≠ non déchiffrable). Le malade reste capable de séparer un résultat acceptable d’un autre qui ne l’est pas ; mais il est incapable de se donner une interpétation techniquement exploitable des données numériques.

d. De la lecture de chiffres complexes à l’abstraction du chiffre

Nous avons donc proposé au malade des suites chiffrées « complexes » composées, comme lors de la séance précédente, de quatre chiffres. Mais ces séquences placent les mêmes chiffres dans des « conditions de lisibi­lité » différentes. Un exemple : 1212. Ceci se lit normalement « mille deux cent douze ». Il est clair que les deux 1 n’ont pas la même lecture ainsi que les deux 2. Le premier 12 n’a pas la même lecture que le second 12. Le malade doit donc se faire « piéger » par ces séquences et dé­ployer des stratégies de réponses pathologiques. Est-ce le cas ? Nous reprenons l’observation lors d’une séance suivante ; le numérotage des étapes en tient compte.

Observation 21. Présentation. Elle est composée de quatre étapes, correspondant aux intentions suivantes.

n°1 Lecture de plusieurs séquences homéographiques [ex : 2121].
n°2 Reprise de l’étape n°1.
n°3 Reprise des mêmes séquences selon un autre ordre.
n°4 L’ambiguïté de lecture du chiffre [1] selon le rang considéré.

Étape 1. Elle propose une liste de neuf séquences du type précédem­ment décrit, c’est-à-dire : [-2121 - 5151 - 9191 - 7171 - 3131 - 8181 - 6161 - 4141 - 1111-]

On y observe le redoublement des mêmes chiffres dans la même sé­quence et, en outre, l’accent mis sur l’ambiguïté du 1 qui peut tantôt se lire « cent » ou « un », « mille », « onze »… Les réponses du malade sont specta­culaires. Nous allons les décrire au fur et à mesure :

2121 : « un ’deux’, un ’un’, un ’deux’, un ’un’ !… Mais ensemble ?… Ah !

…Mille… Mince alors ! … Comment faire ?… Ah ! Dis donc !… Deux mille..? C’est pas ça ! Deux mille, c’est pas ça !... Deux mille deux mille, c’est ça ? »

5151 : « … Ah !… cinq mille ?… cinq mille cinq mille… cinq mille cinq mille ! »

On constate que le malade fait correspondre à la symétrie des chiffres une égale symétrie des appellations, ou des « lectures ». Ainsi, à « deux/un/deux/un » fait écho, mais après une suite de corrections effectuée par tâtonnement : « deux/mille/deux/mille ». Puis lors de l’item suivant « cinq/mille/cinq/mille ». On peut donc dire que le malade se laisse en quelque sorte piéger par l’homogra­phie constitutive de l’épreuve. L’homographie du 1 serait à la diversité des valeurs « ergologiquement lisibles » — un, mille, cent, dix — ce que l’homophonie de « je suis » est à la diversité des valeurs « glossologique­ment déductibles » — le « je suis » du verbe être / le « je suis » du verbe suivre. Par ailleurs, le malade semble « inventer » un mode de lecture sur le tas, modifiant au besoin sa stratégie au gré des circonstances.

9191 : « …Ah ! … neuf, dix, neuf, dix… ? C’est ça ? Neuf, dix, neuf, dix ! »
7171 : « …Sept huit sept huit ! … [encore !] … Sept, huit, sept, huit »
3131 : « … ? … ? … C’est trois mais… ? Mais comment ? … Trois, quatre, trois, quatre ! … Trois, quatre, trois, quatre ! »
8181 : « … ? Ah ! … Mais ? … Huit neuf, huit, neuf ! … [encore !] … Huit, neuf, huit, neuf ! »
6161 : « Six, sept, six, sept ! »
4141 : « Quatre, cinq, quatre, cinq… »

On observe que la symétrie, bien que toujours opérante, s’exprime sur un autre mode. Cette fois le malade procède par une sorte d’addition, les 1 s’ajoutant à la valeur numérique précédente. L’homographie du 1 n’a plus de limites lisibles et le malade devient pathologiquement « libre » d’inven­ter une lecture au gré des accidents ou des contraintes ponctuelles de l’épreuve proposée. L’item suivant donnera lieu à une légère modification de cette straté­gie.

1111 : « … ?… ?… Onze, onze, non ? … Onze, onze ! »

Au lieu d’ajouter 1 à « un » le malade ajoute 1 à « dix ». Ce qui montre que cette hypothèse ne lui était pas étrangère mais bien plutôt qu’elle ne s’imposait pas, la formalisation sous-tendant la lecture des chiffres n’existant plus pour le contraindre.

Si l’on récapitule les performances de cette première série d’items on peut observer que le malade se laisse prendre par l’apparente symétrie des séquences proposées, devenant ainsi victime d’une homographie non analy­sable. Par ailleurs, la lisibilité n’étant plus contrainte, elle s’invente au gré des circonstances et fluctue par conséquent d’un item à l’autre. Le malade passe ainsi d’une simple juxtaposition appellative dans 2121 = deux/un/deux/un à une opération additive 3131 = trois/quatre/trois/ quatre, laquelle peut engager éventuellement la prise en compte d’une valeur de rang, la dizaine dans l’exemple 1111 = onze/onze. Faute de contrôler l’homographie des séquences, le malade erre d’une lecture à l’autre. Si bien qu’on peut penser que la même liste proposée une seconde fois donnera lieu éventuellement à d’autres inter­prétations.

Étape 2. Elle propose une nouvelle fois la même liste de séquences chiffrées à lire au malade. [- 2121 - 5151 - 9191 - 7171 - 3131 - 8181 - 6161 - 4141 - 1111 -]. On s’attend d’une part à la reconduction du piège de la symétrie et d’autre part à une certaine variabilité des performances, caractérisant chez ce malade l’absence d’un principe différentiel opposant formellement chez le normal les différentes lectures entre elles.

2121 : « … ? Deux, un deux, un… [ C’est bon ?] … ? Je ne sais pas… »

Le malade, contrairement à la première séance, ne semble plus contrôler l’inacceptabilité de ses productions puisqu’il doit se fier à l’observateur pour juger du caractère correct ou incorrect de sa performance. Pourquoi, dans ce type de tâches, le malade n’éprouve-t-il pas la nécessité de se corriger ? Doit-on envisager un niveau plus important de difficul­tés ? Ou manque-t-il au malade, ici, un critère d’analyse qui était présent auparavant ? Si oui, lequel ? En ce qui concerne les autres items de la liste, le malade va généraliser son mode de lecture.

5151 : « Cinq et un six, c’est pas ça ! Ca serait trop beau ! … Cinq, six, cinq, six ! … cinq, six, cinq, six ! … »
9191 : « Neuf, dix, neuf, dix ! … neuf, dix, neuf, dix… Le premier n’est pas bon ! Alors… 2121, c’est deux, trois, deux, trois… C’est mieux, pour moi ! … »

Ces deux réponses sont intéressantes dans la mesure justement où elles précisent le comportement sociolinguistique du malade face à ses performances. Celles-ci peuvent lui apparaître comme « contestables » comme en témoignent tout à la fois certains commentaires — « Ça serait trop beau ! » — et surtout ce retour autocorrectif sur sa première réponse afin d’éliminer une hétérogénéité de réponses. On peut, nous semble-t-il y voir la trace d’un soucis sociolinguistique de chasser l’intrus ou l’item « non usuel », et donc l’aptitude à instaurer un usage, ce dernier fut-il « déplacé » par le trouble ergologique sur une frontière imprévue.

7171 : « Sept, huit, sept, huit. »
3131 : « Trois, quatre, trois, quatre. »
8181 : « Huit, neuf, huit, neuf. »
6161 : « Six, sept, six, sept. »
4141 : « Quatre, cinq, quatre, cinq. »
1111 : « Onze, onze. »

On constate donc l’impuissance du malade à se sortir du piège de l’homographie ; il reproduit dans sa lecture l’apparente identité inscrite dans chaque séquence sous la forme d’une reprise du même « couple » de chiffre. Ce piège est constant puisqu’il opère deux fois de suite, le malade ne cherchant d’une fois sur l’autre qu’à rendre ses réponses les plus homogènes possibles. Jusqu’où le malade peut-il être victime de cette pseudo symétrie constitutive de ces séquences chiffrées ? Le dernier item de cette liste — 1111 — montre que le malade projette sur le matériel une autre symétrie pathologique, tenant compte d’une valeur de rang puisque le 1 initial renvoie à la valeur numérique des dizaines. Il est vrai qu’ici le mot « onze » permet cette rupture de lecture. L’étape suivante cherchera à l’exploiter.

Étape 3. cette troisième étape propose une autre liste au malade, dans laquelle 1111 se trouve en tête et peut donc, pour le malade, représenter un « modèle à suivre ».

1111 : « Onze et un, douze ? … Comment est-ce que ça se dit ? … Un et un ? … Un et un ? … Alors, dis donc ! … Onze, onze ! … Onze, onze. »
1616 : « … ?… Seize, seize. »
1919 : « dix neuf, dix neuf. »
1313 : « treize, treize. »
2020 : « vingt, vingt. »
1818 : « dix huit, dix huit. »
2121 : « vingt et un, vingt et un. »
1515 : « quinze, quinze. »
5151 : « cinquante et un, cinquante et un. »
1212 : « douze, douze. »
9191 : « Ah ! … ? Hum !... Neuf et un, dix ! C’est pas comme ça ! … C’est le plus dur ! … Quatre vingt un, quatre vingt un, c’est ça ? »
8181 : « Quatre vingt un, quatre vingt un ! … C’est l’autre que j’arrive pas ! Alors ? Comment ?... 9191, J’arrive pas à le dire justement ! … Ah, dis donc ! … Quatre vingt onze, quatre vingt onze, voilà ! … »

On observe d’abord que l’item initiateur de la liste n’est lu qu’après un certain tâtonnement. Puis que le malade reduplique ce mode de lecture et le généralise à l’ensemble de l’exercice, y compris aux items qui, dans la liste précédente, avaient pourtant connus un autre sort. On se rend donc ainsi compte à quel point le malade est régi par les contraintes ponctuelles du test, et comment son absence d’analyse le rend pathologi­quement dépendant du mode de raisonnement suggéré par le test-piège. Aucune lisibilité ne s’imposant, le malade est prêt à envisager toutes celles que l’épreuve lui suggère. Toutes les lectures sont interchangeables, faute de s’opposer mutuellement. Seule leur « étrangeté » les distingue, et encore est-ce là pour le malade une impression assez floue. N’importe quelle lecture peut servir de « modèle » et le même item pourra être lu fort diffé­remment selon qu’on orientera le malade dans telle ou telle direction.

Étape 4. On procède par accumulation de séquences, le malade gardant sous les yeux les acquis de ses réponses précédentes. En d’autres termes, les items ne sont pas donnés tous ensembles mais les uns après les autres. La succession des items est telle qu’elle oriente le malade tantôt dans un sens tantôt dans un autre, en fonction d’une diversité de « pièges », la plupart suggérés par les réponses mêmes du malade.

11 : « … ? deux ? … Oh non ! … ou onze ? pareil ! … onze ? … C’est onze. »
1100 : « … Alors là ! … Onze cent, non ? … »
10011 : « … Cent onze. »
111 : « … Cent onze, ah non ! … Là, je ne trouve pas ! … Ah, zut ! Alors ? … Je ne trouve pas ! … Onze douze, mais c’est pas ça. »
1000 : « Mille. »
10000 : « Dix mille. »
10011 : « … ? Ah, voilà ! … Dix mille, mais comment ? … Ah, ben alors ? … Dix mille onze, c’est ça ? »
111 : « Cent onze, Ah, d’accord ! »
1111 : « …Ah, dis donc ! … Comment ? … C’est pas facile ! … Et ben ! … Je ne trouve pas, hein ! … Mille mais après ? Mille… Mille trois cents ? C’est pas ça ? [Pourquoi mille trois cents ?] Parce qu’il y en a trois, c’est pour ça ! Mais ça n’a pas de sen s ! … C’est mille mais après ? ….Ah, dis donc ! C’est dur ! … Ah, je ne trouve pas ! … »
111 : « Cent onze. »
1111 : « Mille… ? Mais après je trouve pas ! »
1000 100 11 -------- 1111 : « Mille cent onze, Ah oui ! … Ah, dis donc ! … Pourtant c’est tout simple ! … »
2121 : « Non c’est pareil ! … Ah ! … Deux mille cent… vingt et un ! C’est ça ? [Encore !] Deux mille cent vingt et un, c’est dur. »
3131 : « … ? C’est ça qu’est le problème ! … Trois mille cent trente et un ? …Trois mille cent trente et un, c’est ça ? »
9191 : « Neuf mille… ? Ah… ? Neuf mille… ? Ah, dis donc… C’est dur ! … Neuf mille… ? C’est ça qu’est le plus du r ! … ? »
8181 : « Ah, c’est dur !... Mille, deux mille, trois mille, quatre mille, six mille, sept mille, huit mille ! … Huit mille cent… ? vingt et un ? … Huit mille cent… ? Ah, j’arrive pas ! … Je suis bloqué ! … Ah… quatre-vingt ? … Huit mille cent quatre-vingt. »

On voit que le malade tombe quasiment pas à pas dans tous les pièges successifs qu’on lui propose, et que de la même manière il bénéficie du bon programme dès lors que l’observateur le lui fournit. Dans tous les cas, il est dépendant du test et la lecture des séquences chiffrées se cherche sur le tas faute d’être reliée à un principe formel ou rationnel sous-jacent.

Synthèse de l’observation 21. Le « concret » du caractère ne se confond pas avec les « programmes abstraits » qu’il peut programmer, soit seul, soit intégré à d’autres carac­tères. La lisibilité d’un chiffre n’est donc pas réductible au seul chiffre lui-même. Or, pour ce malade, chaque caractère est en quelque sorte lisible pour lui-même. [2121 = deux/un/deux/un]. Mais dès que sa lisibi­lité se trouve restreinte par les chiffres précédents ou suivants le malade ne dispose plus des hypothèses nécessaires. Quitte à imaginer une rela­tion d’un chiffre à la séquence dans laquelle il s’insère, le malade explore toutes les opérations numériques possibles, au hasard. [2121 = deux/trois/deux trois — 2121 = Vingt et un vingt et un]. Il en découle qu’on doit envisager l’existence d’un processus ergologique ; celui qui nous permet d’intégrer la lecture d’un chiffre dans une séquence qui tout à la fois le dépasse et le contraint.

e) De la lecture des chiffres aux épreuves de transcodage

Examinons en troisième lieu les performances du malade dans une tâche de transcodage. Le même trouble sous-jacent devrait y déployer d’autres effets. On donne au malade une expression numérique en lettres alpha­bétiques [trente trois], il doit la restituer sous forme chiffrée [33]. La tâche proposée est donc celle que chaque consommateur exécute lorsqu’il remplit un chèque. Le transcodage inverse est aussi envisagé [33 ∅ trente trois].

Observation 22. Présentation. Cette observation est composée de 8 étapes liées les unes aux autres.

N°1, 2 et 3. Sont successivement proposés trois nombres composés de cinq ou six mots. N° 4, 5 et 6. Les items précédents [1, 2, 3] sont décomposés en ensembles de deux mots. N° 7 et 8. Les items précédents [1, 2] sont décomposés en ensembles de trois mots.

Item proposé par l’observateur. Réponse du malade
N°1 vingt trois mille quatre vingt 20 3 1000 4 20

M. D hésite longtemps. Il semble ne pas savoir comment répondre, puis se décide enfin tout en restant peu sûr de lui. On remarque que chaque item de gauche est transcrit pour lui-même, sans aucune intégra­tion. Le malade introduit des espacements entre 20, 3, 1000, 4, 20, ce qui renforce cette juxtaposition de transcriptions isolées.

N°2 cent six mille trois cent soixante 100 6 1000 310060

M. D fournit cette réponse faute d’en trouver une autre. Mais le résultat ne lui plaît guère ! Les espacements ne sont pas systématisés. On les observe entre 100, 6 et 1000 mais ils sont absents dans la juxtaposition de 3, 100, et 60. Toutefois, l’incapacité du malade à envisager une autre écriture que celle-là paraît frappante. Il exprime très bien que cette transcription ne lui plaît pas, qu’il la croit fausse. Mais il finit quand même par s’y résoudre.

N°3 trois mille six cent quatre vingt 3 1000 6 100 4 20

M. D fait la remarque suivante : « Ça fait quand même bizarre, tout ça ! Je ne sais pas si c’est bon ! » Devant la fixité de ce mode de réponse, nous avons tenté de décomposer les items proposés afin d’engager le malade vers de nouvelles stratégies de transcription. Nous avons repris le premier item, vingt trois mille quatre vingt, mais en le décomposant en des ensembles plus petits.

N°4 vingt trois 23
trois mille 3000
mille quatre 1004
quatre-vingt 48 (42) (40)
vingt trois mille quatre-vingt 23140

Le malade modifie ses stratégies de réponse. On n’obtient pas « 20 3 » pour vingt trois, mais bien « 23 ». Il semble pourtant que « quatre-vingt » pose des problèmes spécifiques à notre malade. Ses autocorrections en témoignent. Il propose un nombre à deux chiffres mais semble éprouver des difficultés pour y faire « entrer » à la fois les valeurs « quatre = 4 », « quatre-vingt = 8 », « vingt = 2 », « dizaine = 0 ». Encore une fois, une explication est possible en terme de déficit d’intégration. Chaque valeur « à intégrer » semble présente à l’esprit du malade qui éprouve des diffi­cultés à les mettre « ensemble » dans une relation de complémentarité maîtrisée. De plus, la valeur « mille » est transcrite non par « 1000 » mais par « 1 », ce qui constitue sans doute une autre stratégie de correspon­dance univoque entre mots écrits et chiffres. Nous reprenons ensuite le même dispositif avec le second item.

N°5 cent six 106
six mille 6000
mille trois 1003
trois cent 300
cent soixante 160
cent six mille trois cent soixante 1 6 1 3 1 60

Cette série est remarquable en cela qu’elle permet de saisir un effet de seuil en deçà duquel le malade contrôle encore une certaine intégration de valeurs chiffrées et au-delà de laquelle il ne peut que se résoudre à la stratégie de correspondance univoque préalablement déployée. C’est du moins de cette façon que nous interprétons la différence entre les cinq premiers items de cette cinquième étape et le dernier item, trop long ou trop complexe pour donner lieu à une totale maîtrise des relations de complémentarité. En ce qui concerne le troisième item, cet effet de seuil se fera encore sentir de la même façon.

N°6 trois mille 3000
mille six 1006
six cent 600
cent quatre 104
quatre-vingt 80
trois mille six cent quatre-vingt 3 1 6 1 4 0

Si des ensembles de deux valeurs verbales sont transcriptibles, qu’en sera-t-il si l’on passe à des ensembles de trois valeurs ?

N°7 vingt trois mille 231000
trois mille quatre 3004
mille quatre vingt 1040
vingt trois mille quatre vingt 2 3 1 4 2

Le passage de deux à trois mots marque, semble-t-il, le seuil de ce que le malade peut encore maîtriser. Au-delà de deux mots, il reste soumis à l’aléatoire ; en témoigne le nombre de « 0 » lors du premier item. On retrouve le problème lié à « quatre-vingt ». Sa dernière réponse le laisse perplexe ! C’est bien à propos de cette dernière réponse, la plus longue, que ses doutes sont les plus grands.

N°8 cent six mille 1600
six mille trois 6003
mille trois cent 1300
trois cent soixante 3006
cent six mille trois cent soixante 1 6 0 3 0 6

La dernière étape de cette séance confirme l’effet de seuil préalablement mis en évidence. Qu’on examine l’incertitude particulière qui porte sur les valeurs multiplicandes, « mille » et « cent » ; on peut encore y voir le témoignage d’un défaut d’intégration.

Nous revoyons le malade quinze jours plus tard et nous le sollicitons de nouveau afin éventuellement d’obtenir d’autres manifestations du même trouble sous-jacent.

Observation 23. Présentation. Cette observation comporte 6 étapes liées les unes aux autres. On éprouve plus particulièrement les capacités du malade à intégrer les valeurs de cent et de mille.

N°1 cent six mille trois cent soixante 1 6 1 3 1 6

On obtient la même stratégie de correspondance terme à terme, mais sous un autre aspect que lors de la première séance. À « un » mot corres­pond cette fois « un » chiffre. Les valeurs « cent », « mille » sont retrans­crites par « 1 » et les valeurs de dizaines sont omises, « soixante » deve­nant « 6 ». Là encore, une décomposition devrait pouvoir aider le malade à modifier ce premier mode de réponse.

N°2 cent 100
cent six 106
six 6
six mille 61
cent six mille 1061

Un seuil se met à jour, mais qui n’est pas celui de la première séance. Il semble bien que « cent » ne pose pas le même problème que « mille » ; cette dernière valeur intégrative se laissant transcrire par un 1 non intégrable. D’où l’idée de s’appuyer sur cette stratégie du « 1 pour mille » pour en éprouver les limites et entraîner éventuellement le malade à la modifier.

N°3 cent 100
cent six 106
cent six mille 1061
cent six mille trois 10613
cent six mille trois cent 106131
cent six mille trois cent soixante 1061316

Ajouter n’est pas intégrer ; il est bien clair ici que le malade ajoute et n’intègre pas [34]. Il ne peut résister à la « pente du test » qui le pousse à ajouter une unité à l’ensemble préalablement constitué. Ceci est vrai pour mille, mais l’effet se généralise au-delà de mille à cent, puis même à soixante, ce qui nous fait renouer avec la toute première réponse. Les étapes suivantes ne font que reprendre et systématiser le même effet de sommation, c’est-à-dire l’incapacité du malade à maîtriser l’intégration du même ensemble de valeurs [(six * mille) + (six * cent)].

N°4 mille 1000
six mille 6100
cent 100
cent mille 1001
cent six mille 1061
N°5 six 6
soixante 60
six cent 610
six mille 6100
N°6 mille 1000
six 6
mille six 1006
mille soixante 1060
mille six cent 16100
six mille 6100

Bien entendu, on peut s’attendre à ce que même déficit intégratif se retrouve dans la tâche inverse, lorsqu’on demande au malade des épreuves de transcription de séquence chiffrées en séquences « alphabé­tiques ».

Observation 24. Présentation. Cette nouvelle observation comporte 10 étapes toujours liées entre elles.

N° 1, 2 : ces étapes proposent des nombres composés de six chiffres.
N° 3 et suivantes : elles visent toutes à restituer un mode de lecture au malade en s’appuyant sur des suites énumératives de type scolaire.

N°1 223.050 deux deux trois o cinq o
N°2 334 060 trois trois quatre o six o

M. D procède bien unité par unité, selon une stratégie de corres-pondance univoque. Là encore le défaut d’intégration paraît manifeste, bien qu’exprimé sous une autre apparence phénoménale. On peut rechercher des effets de seuil et engager le malade à d’autres stratégies de réponse.

N°3 1 un
10 dix
100 cent
1000 mille
N°4 100 cent
200 deux cents
300 trois cents
334 trois trois quatre

Seul le dernier item de l’étape 4 propose un ensemble intégratif un peu complexe ; c’est précisément là que se situe la seule réponse aléa­toire du malade. On peut systématiser cette approche en proposant au malade des prothèses à son trouble intégratif, sous la forme d’une inté­gration « sérialement » programmée.

N°5 10 dix
20 vingt
30 trente
34 trente quatre
334 trois cent trente quatre

Cette fois, la réponse au dernier item est « réussie » mais grâce à une modification de l’épreuve. Qu’on replace ce même nombre dans un ensemble intégratif plus grand et l’on retrouve l’aléatoire.

N°6 334.060 trois trois quatre o six o

Recherchons un programme palliatif. Les étapes suivantes, de 7 à 10, vont toutes s’enchaîner en fonction des insuffisances notées dans les réponses du malade, chaque nouvelle étape s’efforçant de rectifier une erreur de l’étape précédente.

N°7 1000 mille
10 000 dix mille
100 000 cent mille
334 060 … ?
N°8 1000 mille
10 000 dix mille
100 000 cent mille
300 000 trois cent mille
334 000 trois … ?
N°9 300 000 trois cent mille
30 trois (trente)
34 trente quatre
334 000 trois cent trente quatre
334 060 … ?
N°10 1 000 mille
3 000 trois cent mille
334 trois cent trente quatre
334 000 trois cent trente quatre mille
334 060 trois cent trente quatre mille six

La succession même des étapes montre que le malade a besoin « qu’on le prenne par la main », c’est-à-dire qu’on lui propose, mais de façon quasi linéaire, la totalité des intégrations nécessaires pour parvenir à un résultat final satisfaisant. S’il y parvient, ce n’est précisément pas selon une inté­gration de plusieurs caractères dans une même lecture mais par toute une série d’additions de lectures isolées.

f) Synthèse générale

L’observation du malade s’est donné trois « lieux » différents de manifesta­tions pathologiques D’abord les opérations arithmétiques, ensuite les épreuves de lecture de nombres composés de plusieurs chiffres, et enfin des épreuves de transcodage entre deux modes d’écriture des nombres. À chaque fois, on y distingue des manifestations d’un même trouble sous-jacent qui consiste en une incapacité de déchiffrer ensemble plusieurs caractères intégrés. Le malade a perdu la capacité technique de syndèse, capacité que nous concevons, dans le domaine de l’activité, comme un analogue de ce qu’est la syntaxe dans le domaine du langage. Nous avons recherché des analogies entre plusieurs tâches numériques chez un même malade, mais la même démarche pourrait être étendue à des taches extérieures au calcul. Par exemple, Monsieur Di présente des difficultés dans l’écriture, en dehors du strict domaine du calcul. Il est fort possible que ces erreurs puissent recevoir le même type d’explication que la perte de syndèse que nous venons de définir [35].


Notes

[1R. Collignon, Ch. Leclercq et J. Mahy, Étude de la sémiologie des troubles du calcul observés au cours des lésions corticales, Acta Neur. Belg. 1977, 77, 257-275.

[2Deloche, G. & Seron X. From one to 1 : An analysis of a transcoding process by means of neuropsychological data, Cognition, 1982, 12, 119-149 ; Deloche G. & Séron X. From three to 3 : A differential analysis of skills in transcoding quantities between patients with Broca’s and Wernicke’s aphasia, Brain, 1982, 105, 719-733 ; Séron X. & Deloche G. From 4 to four : A supplement to “From three to 3”, Brain, 1983, 106, 735-744 ; Séron X. & Deloche G. From 2 to two : Analysis of a transcoding process by means of neuropsychological evidence, Journal of Psycholinguistic Research, 1984, 13, 215-236.

[3G. Deloche, Codages linguistiques des quantités : approche neuropsychologique, Thèse, Université de Paris-Sud, Centre d’Orsay, 1984.

[4TGD, p.7

[5TGD, p. 10.

[6TGD, p. 159.

[7Voir aussi : J. Greenberg, The internal and external syntax of numerical expressions, Belgian Journal of Linguistics, 4, 1989, 105-118.

[8TGD, p.161.

[9H. Guyard, J. Giot, N. Ménager, « Analyse de l’expression numérale : approches cliniques », Anthropologiques, Peeters, Louvain-La-Neuve, 3, 1991, pp. 89-140.

[10Jean Gagnepain, Du Vouloir Dire, Pergamon Press, 1982.²

[11Ceci rejoint un résultat significatif du travail de Deloche et Seron (TGD, p.161). « À l’épreuve 2 = deux, quinze des seize erreurs produites par les aphasiques de Broca portent sur des sous-séquences ’multiplicateur multiplicande’ systématiquement transformées en structures additives par déplacement du groupe multiplicateur (unité seule ou bien dizaine et unité) : ’857’ (huit cent cinquante sept) = ’cent huit cinquante sept’ ; ’460’ (quatre cent soixante) = ’cent quatre soixante’ ; ’4.003’ (quatre mille trois’ = ’mille quatre trois’ ; ’27.419’ (vingt sept mille quatre cent dix neuf) = ’mille vingt sept cent quatre dix neuf’. Aucune erreur de ce type n’a été produite par le groupe des aphasiques de Wernicke ».

[12R. Quiniou, V. Masson et H. Guyard, « Traitement informatisé des troubles du calcul ; une approche intelligence artificielle », Cinquième colloque de l’Association pour la recherche cognitive, Nancy, 1992, p. 33-44 ; H. Guyard, V. Masson and R. Quiniou, Computer-based aphasia treatment meets artificial intelligence, Aphasiology, 1990, vol. 4, n°6, 599-613 ; G. Deloche, Micro-informatique et rééducation des aphasiques, Rapport technique U.84, 1985, Inserm.

[13J.S. Brown et R. Burton, Diagnostic Models for procedural Bugs in Basic Mathematical Skills, Cognitive Science, 1978, vol. 2, p. 155-192.
R. Burton, Diagnosing bugs in a simple procedural skill”, in D. Sleeman et J.S. Brown, (Ed.), Intelligent Tutoring Systems, London Academic Press, p.157-182.

[14M. McCloskey, A. Caramazza, A. Basili, Cognitive mechanisms in number processing and calculation : evidence from dyscalculia. Brain and cognition, 4(2), 1985, 171-96.

[15G. Guitel, Histoire comparée des numérations écrites, Flammarion, 1975.

[16Singer, H.D. and Low, A.A. Acalculia (Henschen) : A clinical study. Archives of Neurology and Psychiatry, 1933, 29, 476-498.

[17Benson, D.F. and Denckla, M.B. Verbal paraphasia as a source of calculation disturbance, Archives of Neurology, 1969, 21, 96-102.

[18 Ferro J.M. and Botelho M.A.S. Alexia for arithmetical signs. A cause of disturbed calculation. Cortex, 1980, 16, 175-180.

[19Warrington, E.K. The fractionation of arithmetical skills : A single case study, Quaterly Journal of Experimental Psychology, 1982, 34A, 31-51.

[20Sokol S.M. McCloskey M. Cohen N.J. and Aliminosa D. Cognitive representations and processes in arithmetic : Inferences from the performance of brain-damaged patients. Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory and Cognition, 1991, 17, 355-376.

[21Gonzales E.G. and Kolers, P.A. Mental manipulation of arithmetic symbols, Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory and Cognition, 8, 1982, 308-319.

[22McCloskey & al., Fact, Rules and procedures in normal calculation : Evidence from multiple single-patient studies of impaired arithmetic fact retrieval. Brain and Cognition, 1991, 17 : 154-203.

[23Cohen L., Dehaene S., Amnesia for Arithmetic Facts : A Single Case Study, Brain and language, 47, 1994, 214-232.

[24S. Dehaene, Varieties of numerical abilities, Cognition, 1992, 44, 1-42.

[25Quelques références : Campbell, J.I.D. et Clark, J.M., An encoding complex view of cognitive number processing : Coment on McCloskey, Sokol, and Goodman (1986), Journal of Experimental Psychology : General, 117, 1988, 204-234.Clark, J.M. et Campbell, J.I.D., Integrated versus modular theories of number skills and acalculia, Brain and Cognition, 17, 1991, 204-239.

[26 R.J.D. Power et H.C. Longuet-Higgins, Learning to count : a computational model of language acquisition, Proceedings of the Royal Society, London, B, vol. 200, 1978, 391-417.

[27X. Seron et G. Deloche, « Les troubles du calcul et du traitement des nombres », in Neuropsychologie humaine, Sous la direction de X. Seron et M. Jeannerod, Mardaga, 1994, pp.439-452.

[28G. Deloche et X. Seron, Numerical transcoding : A general production model. In G. Deloche & X. Seron (Eds.), Mathematical disabilities : A cognitive neuropsychological perspective, Hillsdale, NJ : Erlbaum, 1987, pp. 137-170.

[29L. Cipolotti and B. Butterworth. Toward a Multiroute Model of Number Procesing : Impaired Number Transcoding With Preserved Calculation Skills, Journal of experimental psychology : general, Vol. 124, N°4, 1995, 375-390.

[30« The unavailability of arithmetic facts in a recall task, such as the one used in this experiment, does not imply a permanent destruction of all or part of arithmetic memories. It may result, alternatively, from an impaired access to an otherwise intact memory store. Within the framework of associative models of arithmetic memory, a functional deficit may reflect either the loss or permanent degradation of specific connections between operand and answer nodes (degraded memory store), or a weakening or destabilisation of input operand activations (impaired access). Among the evidence collected so far, the consistency across testing sessions in the particular problems yielding incorrect responses is generally taken to support the degraded store hypothesis (Shallice, 1988). However consistency is a disputable criterion, since it could in principle be explained equally well by a stable and permanent damage to access mechanisms (Rapp & Caramazza, 1992). » L. Cohen and S. Dehaene, Amnesia for Arithmetic Facts : A Single Case Study, Brain and Language, 47, 214-232, 1994.

[31H. Hecaen, R. Angelergues et S. Houillier, Les variétés cliniques des acalculies au cours des lésions rétrorolandiques : Approche statistique du problème, Revue Neurologique, T.105, n°2, 1961, p.100.

[32 R. Collignon, Ch. Leclerq, et J. Mahy, Etude de la sémiologie des troubles du calcul observés au cours des lésions corticales, Acta Neur. Belg, 1977, 77, p.274.

[33 “While these studies provide an adequate characterization of the cognitive deficit underlying amnesia for arithmetic facts, they generally do not consider the possible links between this impairment and other aphasic or amnesic difficulties outside the sphere of number processing. Although perfectly legitimate for testing various models of number processing, this approach leaves open the possibility that calculation impairments may reflect, at least in some cases, a more general deficit”, L. Cohen and S. Dehaene, Amnesia for Arithmetic Facts : A Single Case Study, Brain and language, 47, 214-232, 1994.

[34Ces observations, prises de façons isolées, seraient compatibles avec un trouble aphasique de Wernicke. Toutefois, nous lui préférons l’hypothèse d’un trouble atechnique parce qu’elle nous paraît apte à rendre compte d’un plus grand nombre de performances pathologiques.

[35Pour des approches différentes de malades relativement proches, voir :
Singer, H. D. & Low, A. A., Acalculia (Henschen) : A clinical study. Archives of Neurology and Psychiatry, 29, 1933, 476-498.
Cipolotti, L., Butterworth, B., & Warrington, E. K., From “one thousand nine hundred and forty five” to 1000,945, Neuropsychologia, 32, 1994, 503-509.
M.-P. Noël and X. Séron, Lexicalisation Errors in Writing Arabic Numerals ; A single-Case Study, Brain and Language, 29, 1995, 151-179.


Pour citer l'article

Hubert Guyard« Calcul et langage (1996) », in Tétralogiques, N°19, La conception du langage et des aphasies. La contribution de Hubert Guyard.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article151