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Elvire Bornand, Frédérique Letourneux, Alice Cadouin, Doriane Gain et Thibault Rabain

Elvire Bornand, docteure en sociologie, chercheure associée au CENS, Université de Nantes, elvire.bornand chez univ-nantes.fr
Frédérique Letourneux, docteure en sociologie, chercheure associée au Centre Georg Simmel, EHESS, frederique.letourneux chez univ-nantes.fr
Alice Cadouin, étudiante en master 2, IGISM, Université de Nantes
Doriane Gain, étudiante en master 2 Urbanisme, Université de Nantes
Thibault Rabain, étudiant en master 1 Sociologie, Université de Nantes

La vie est un bref passé tranquille. Les enjeux d’une patrimonialisation par le bas dans un quartier en mutations urbaines

Résumé / Abstract

Cet article retrace la manière dont s’est opéré un processus de patrimonialisation par le bas à l’initiative d’individus transformés en entrepreneurs de cause dans un ancien quartier ouvrier nantais soumis à de profondes mutations urbaines. Il met en lumière les rapports entre mémoire et patrimonialisation en soulignant le travail important de sélection opéré par les porteurs du processus de patrimonialisation ainsi que par les habitants eux-mêmes. Ce faisant, il interroge les points focaux sur lesquels s’articule ce processus qui a entre autres pour caractéristique le fait de se fonder plus sur les discours mémoriels que sur la préservation effective de traces matérielles.



« Ce livre nous fait découvrir ou redécouvrir ce qu’était autrefois le quartier de saint-Joseph et des Batignolles, ses maisons en bois, ses rues numérotées, sa vie rythmée au fil de l’Erdre et des saisons avec les sirènes de l’usine, son cinéma, son dispensaire, son orchestre d’harmonie et toute cette solidarité quotidienne, naturelle et vivace. [...] Aujourd’hui ce paysage a disparu, même si les petits jardins viennent rappeler ceux d’hier. Mais l’avenir se construit dans la longue histoire ». P. Rimbert, maire de Nantes, préface de l’ouvrage Saint-Jo et les Batignolles. Histoires d’un quartier nantais, 2012

L’hommage ainsi rendu par l’ancien maire de Nantes aux quartiers de Saint Joseph et des Batignolles reflète ce que fut l’attitude des élus nantais face à l’entreprise de patrimonialisation à laquelle se sont livrés les habitants de ces quartiers. Les élus, durant différents mandats, ont soutenu et accompagné les habitants qui se sont engagés dans un processus de conservation de la mémoire ouvrière du quartier sans que cela prenne la forme d’un processus institutionnel formel comme cela a été le cas dans le quartier portuaire par exemple. En l’absence d’institutionnalisation du travail de mémoire, nous montrerons dans cet article comment des profanes se sont saisis de l’histoire du quartier pour produire des écrits, des expositions voire demander la reconstruction à l’identique d’un bâti disparu. Nous mettrons ce travail en perspective des souvenirs, maintes fois contés, que confient encore aujourd’hui à l’enquêteur les habitants les plus âgés du quartier.

Tel est du moins le constat qui est ressorti de l’enquête que nous avons conduite, à Nantes, dans le quartier des Batignolles de juin 2017 à mai 2018. Il s’agissait pour nous de comprendre le processus de construction et de transmission de la mémoire populaire d’un ancien quartier ouvrier faisant l’objet de profondes transformations urbaines (nouveaux immeubles et nouveaux équipements publics et privés). Nous avons abordé cette question en nous centrant sur les populations qui avaient vécu ce mode de vie ouvrier. Au départ de cette enquête, nous avons voulu comprendre la dynamique entre aspects collectifs et individuels de la mémoire en examinant la place des souvenirs publics (participation à une grève par exemple) et privés (conjugalité, vie familiale par exemple) dans la manière dont se racontent les personnes âgées. L’apparition de points focaux traversant l’ensemble des récits recueillis nous a poussé à rechercher une explication structurelle de ces régularités. C’est ainsi que nous avons repéré la présence dans la plupart des bibliothèques des enquêtés de deux livres mémoriels écrits par deux anciens instituteurs et la participation, ancienne, aux activités proposées par une association locale. Nous nous sommes alors intéressés aux liens entre cette entreprise ascendante de patrimonialisation et la structuration a posteriori des récits individuels des habitants. Pour caractériser ce processus nous parlerons de patrimonialisation par le bas, construite à l’écart ou contre les institutions, sans véritable reconnaissance politique de l’effort entrepris au-delà de ces effets sur les liens sociaux dans le quartier.

Dans les récits individuels, dans les ouvrages comme dans les productions associatives, les mêmes repères banals se dessinent : cités ouvrières, travail des villes et loisirs des champs, dispensaire, cinéma… évoquant un passé dont les anciens témoins souhaiteraient que les générations actuelles et futures se souviennent. Nous analyserons cette édification a posteriori d’un âge d’or en termes de patrimonialisation. Elle en revêt les atours, production et curation d’expositions, recréation d’un habitat visité lors des journées du patrimoine, organisation de visites guidées, sans jamais en prendre la forme institutionnalisée. Ainsi, hors des journées du patrimoine et des expositions organisées par les habitants, la ville utilise l’habitat-musée comme une salle proposée aux associations pour leurs activités. Ce qui passe inaperçu en termes de patrimoine pour les édiles de la ville, est au cœur des activités d’un petit groupe d’habitants. Il s’agit pour ceux-ci de faire trace et, à travers cette trace, de se livrer à une interprétation du juste et du bon, et de construire un héritage moral à transmettre de génération en génération. Pour se convaincre de cette importance d’un héritage sélectif, il suffit d’observer aussi bien le travail explicite opéré par des associations locales pour constituer des archives que la narration implicitement sélective des habitants passant sous silence l’importance qu’eurent dans le quartier, soit l’Église, soit les communistes, selon le positionnement qu’eux-mêmes adoptent.

Nous présenterons des éléments de définition de la mémoire et du patrimoine telles que nous les entendons d’un point de vue théorique et telles que les entendent les principaux acteurs de notre étude (partie 1). Puis nous soulignerons de quelle manière le processus de patrimonialisation du mode de vie ouvrier fait l’objet d’une action militante importante sur le quartier, portée par des entrepreneurs de cause qui n’hésitent pas à entreprendre la reconstruction du patrimoine culturel perdu (partie 2). Enfin, nous montrerons que dans ce quartier qui connaît actuellement des mutations urbaines, ce qui est transmis semble tenir au mode de vie, et plus spécifiquement, aux solidarités. Le territoire est marqué par l’évocation de sociabilités disparues (l’usine, le café, l’église) et l’arrivée de nouveaux habitants, devenus héritiers du patrimoine à l’occasion des récentes transformations urbaines du quartier (partie 3).

Encadré : présentation du terrain et de la méthodologie d’enquête

La Halvêque aujourd’hui espace d’habitat social vertical s’inscrivant dans la géographie prioritaire de la politique de la Ville nantaise fut des années 1920 aux années 1960 une cité ouvrière, composée de maisons avec jardins construites par les propriétaires de l’usine des Batignolles pour stabiliser la main d’œuvre ouvrière. Le terrain sur lequel fut édifiée la cité était une lande ayant appartenu à l’évêque de Nantes, d’où son nom initial Haie-l’Evêque. C’est sur ces landes également qu’a été construite l’usine des Batignolles en 1917. La société de construction des Batignolles (SCB) est l’une des entreprises françaises les plus florissantes de la fin du XIXe siècle aux années 1950. L’usine de Nantes est spécialisée dans la construction de locomotives. L’installation de l’usine a profondément structuré le quartier en scindant un vaste territoire autrefois désigné sous le nom de Portrerie en deux paroisses, celle de Saint-Joseph et celle de Saint-Georges-des-Batignolles. Pour marquer la création de cette nouvelle paroisse, une église en bois fut construite dans le prolongement de la cité ouvrière Baratte. L’usine a construit trois cités en bois, la Halvêque, le Ranzay, les Barattes. La vie hors de l’usine s’organise autour des activités proposées par l’usine, la paroisse et les syndicats : dispensaire, orchestre, foot, basket, bal… Les petits commerces sont très nombreux, on les compte par dizaines, ainsi que les cafés. Cette vie sociale dense rythmée par l’usine, l’église et les syndicats, est au cœur des récits que nous avons recueillis de juin 2017 à mai 2018. La première partie de l’enquête par entretiens semi-directifs individuels s’est déroulée au Centre Nantais de Sociologie dans le cadre du programme régional Longévité, Mobilité, Autonomie. 30 personnes de plus de 60 ans habitant ou ayant habité le quartier ont été interrogées. Fin septembre 2017, le programme régional étant achevé, l’enquête s’est poursuivie au sein de l’association Plan 9 avec le soutien de la conférence des financeurs du vieillissement. 34 personnes de plus de 60 ans ont participé à des ateliers collectifs dont le principal support consistait en la réalisation collective de cartes subjectives du passé. Un travail sur des archives institutionnelles et personnelles des habitants, ainsi qu’une observation participante des activités du quartier ont complété le travail de recueil de données. Nous avons également étudié attentivement deux ouvrages écrits par des habitants à presque vingt ans d’écart. Le premier est écrit par B. Belpomme en 1994, le second est écrit par L. Le Bail en 2012.

1 Vouloir que le passé reste présent : éléments théoriques et luttes sociales

Le travail de mémoire et le processus de patrimonialisation auxquels nous nous intéressons reposent sur une acception de la culture qui implique d’envisager les produits culturels matériels et immatériels sans hiérarchie de goût et de valeur et en s’intéressant aux gestes du quotidien (Verdier, 1979 ; de Certeau, 1980). Après avoir précisé le cadre théorique sur lequel s’appuie l’analyse, nous nous intéresserons aux activités qui concourent, sur notre terrain d’enquête, au processus de patrimonialisation.

1.1 La mémoire des invisibles comme objet d’étude

Sharon Macdonald (2013) rappelle que le travail de mémoire et le processus de patrimonialisation ne s’incarnent pas que dans des lieux mais aussi dans des événements éphémères. Ainsi, le samedi 8 avril 2018 un événement d’importance a lieu sur le quartier à l’ancienne église Saint-Georges des Batignolles devenue le studio Saint-Georges. C’est l’heure de la rencontre organisée par l’association Batignolles-Retrouvailles dont la finalité est « de contribuer à collecter, inventorier et à transmettre la Mémoire du quartier des Batignolles de Nantes, à travers l’histoire de la vie ouvrière, de l’immigration et de la Résistance » (annuaire des associations, 2017-2018) et la compagnie du Théâtre-Nuit qui mène sur le quartier un projet de « fresque théâtrale participative » pour « faire revivre le passé de ses quartiers » et « rappeler les conditions de vie des familles dans les célèbres cités en bois de la Baratte, de la Halvêque et du Ranzay, vibrants témoignages d’une époque qui a beaucoup marqué les esprits » (dossier de presse, 2017). Bien vite l’engouement des habitants autour du projet est perceptible. Lorsque les deux structures décident d’organiser un temps de débat, plus d’une centaine de personnes répondent à l’appel.

1.1.1 La patrimonialisation par le bas

« La patrimonialisation est le processus par lequel un collectif reconnaît le statut de patrimoine à des objets matériels ou immatériels, de sorte que ce collectif se trouve devenir l’héritier de ceux qui les ont produits et qu’à ce titre il a l’obligation de les garder afin de les transmettre. » (Davallon, 2014, p.1). Sur notre terrain, cette logique de patrimonialisation oscille entre visibilité et invisibilité. Les traces urbaines se dérobent au regard non averti. Les bâtiments restants de l’ancienne usine sont pris dans un tissu industriel plus récent et la maison ouvrière reconstruite se situe dans une petite artère rarement empruntée. Le territoire n’a pas de centralité, il est principalement traversé par des flux automobiles et scindé en deux par le périphérique. Mais, dès qu’un événement portant sur la mémoire ouvrière du quartier a lieu, l’affluence est forte. Les six représentations de la fresque théâtrale se sont jouées en mai-juin à guichet fermé. Comme nous l’avons indiqué en introduction, les élus s’intéressent très peu à la question patrimoniale sur ce territoire. L’envie de parler du passé et d’œuvrer à sa conservation est aussi forte chez les habitants que la réflexion sur la patrimonialisation a été absente des politiques publiques municipales, au regard tourné vers son patrimoine fluvial et industriel à travers les chantiers navals.

Jean-Yves Garnier et Maria Castrillo Romón (2013) emploient l’expression « patrimonialisation venue d’en bas » pour qualifier les dynamiques portées par les habitants défendant les espaces urbains menacés. Ces dynamiques sont parfois reprises par les acteurs publics dans une célébration du « patrimoine ordinaire » (Garnier, Castrillo Romón, 2013), d’autre fois ignorées pour privilégier l’accompagnement des transformations urbaines de la ville. C’est ce second mouvement que nous observons sur le quartier des Batignolles. Le processus de patrimonialisation que nous étudions est venu d’en bas, il a été porté par des collectifs d’habitants, notamment par d’anciens instituteurs ou syndicalistes. Nous préférons parler de « patrimonialisation par le bas », reprenant la notion d’« history from below » de Edward P. Thompson. Pour S. Cerutti (2016) « l’histoire par le bas est une histoire du pouvoir et de la mémoire et de la relation entre les deux, une histoire de ce que l’on a oublié et de ce que l’on nous a fait oublier ».

Il s’agit pour nous de nous inscrire dans la démarche initiée par Duchène et al. et ainsi « moins de contribuer à ces entreprises qui consistent à revisiter le passé depuis le présent que d’appréhender ces processus de patrimonialisation comme une permanente tension entre la mémoire et l’oubli, le souvenir et l’occultation, l’histoire du lieu et la grande Histoire, la parole des gens et le discours institutionnel. » (Duchène, Langumier, Morel Journel, 2013, p.49) Le processus de patrimonialisation produit un dévoilement des logiques politiques, sociales et urbaines. S’il se présente, in fine, dans sa concrétisation comme un produit unifié et consensuel, cela n’est pas le cas du processus de production en lui-même. Ainsi nous entendons la patrimonialisation comme un processus social de reconnaissance (Veschambre, 2007) pour les habitants, au sein d’un territoire dans lequel le traitement de la mémoire joue un rôle clef. Ce processus visible masque ou uniformise l’ensemble des rapports sociaux dont est porteuse la mémoire entendue comme usages sociaux différenciés des souvenirs.

1.2 La mémoire comme terrain d’exposition et de pacification des rapports sociaux

L’année 2018 marque, sur notre terrain d’enquête, la célébration du centenaire de l’ouverture de l’usine dont la production a structuré le quartier (voies de chemin de fer et de tramway, installation d’un habitat ouvrier, puis d’activités sportives, de loisirs, religieuses, ainsi que d’une multitude de commerces). Différents temps forts marquent ce centenaire, tous conçus pour mettre en avant les familles ouvrières qui ont habité le quartier et travaillé à l’usine durant les deux premiers tiers du XXe siècle, qu’il s’agisse d’une exposition sur le travail et la vie ouvrière, d’une pièce de théâtre participative racontant l’histoire du quartier ou de la venue d’une ancienne locomotive célébrant l’âge d’or du savoir-faire ouvrier. Au-delà de cette année 2018, les productions patrimoniales réalisées par les habitants sur le quartier sont très nombreuses. Certaines nécessitent une organisation collective comme la production de documentaires ou l’édition d’ouvrages. D’autres sont purement individuelles, comme la collecte d’articles de presse et de photocopies d’ouvrages portant sur le quartier, précieusement conservés avec les photographies personnelles dans les albums de famille.

De multiples figures concourent à structurer la mémoire donnant lieu à des usagers sociaux différenciés des souvenirs. Nous allons les détailler en considérant qu’elles introduisent la grille de lecture qui permet de comprendre sur quelles bases se construit le processus de patrimonialisation.

  • Le quartier
    Le quartier dit des Batignolles constitue en lui-même un personnage de la mise en récit. Dans leurs récits, les habitants aiment faire référence à leur mauvais caractère et à leur résistance aux figures d’autorité. « Le quartier des Batignolles où vécurent de solides gaillards, avait pour réputation celle de ne pas toujours plaire », souligne B. Bellepomme (1994, p.7). Cette résistance est souvent incarnée dans les récits par des figures masculines, les rares femmes qui y figurent sont décrites pour leur comportement masculin. « Mme P. se battait avec les hommes du quartier à coup de barre à mines » (Atelier, avril 2018).
  • Le mythe de la ville à la campagne
    Bien qu’une ligne de tramway relie l’usine au centre-ville depuis les années 1920, la vie quotidienne se mène quasi exclusivement sur le quartier où tout est prévu : travail, petits commerçants, loisirs, dispensaire en cas de problèmes de santé. Le centre-ville c’est « le bout du monde, trop loin à pied, et puis d’abord pour y faire quoi ? » (Bellepomme, 1994, p.249). Le quartier offre un cadre accueillant et rassurant. « On bougeait pas, je m’ennuyais quand j’allais en ville. Y’avait tout à disposition. On ne s’est jamais senti malheureux. Tout le monde était pareil, y’avait pas de différences » (femme 90 ans, atelier avril 2018). Cette homogénéité inclut les familles ouvrières des Batignolles et maraîchères de Saint-Joseph ; tous sont décrits comme ouvriers, de la terre ou du fer. On observe sur les photographies d’époque la proximité entre les maisons et les champs cultivés. Cette proximité ville-campagne constitue les anecdotes enfantines les plus joyeuses de la mémoire des cités, faites de chapardage et d’école buissonnière, un mythe de la ville à la campagne.
  • Les notables du quartier
    Les combattants figurent au premier rang des notables du quartier. On peut mettre l’importance accordée à ces figures en parallèle de l’image de « dur à cuire » que le quartier renvoie de lui-même. Dans les récits deux types de combattants apparaissent et parfois fusionnent : les syndicalistes et les résistants. Leurs descendants sont la cheville ouvrière des associations qui se sont structurées autour de la préservation de la mémoire ou du patrimoine naturel. On note l’importance jouée dans le processus de patrimonialisation par des figures qui n’appartiennent pas directement à la classe ouvrière mais qui s’en font les défenseurs et les porte-paroles. Ainsi, on compte finalement peu d’ouvriers parmi les personnes les plus impliquées dans les associations de patrimonialisation, excepté quelques délégués syndicaux.

Parmi les autres figures importantes, nous identifions des personnes voire des familles qui ont été profondément engagées sur le quartier mais qui ne sont pas associées à la figure des combattants du fait de leurs liens avec le patronage. La distinction entre communistes et patronage est la ligne la plus structurante des récits mémoriels. Cela conduit certains protagonistes à préférer passer sous silence des actions solidaires importantes, comme les premières colonies de vacances ou l’accueil des orphelins de guerre plutôt que de reconnaître que des catholiques ont joué un rôle sur le quartier.

On nommera également les instituteurs qui ont fait un travail de fond de collecte et d’écriture de la mémoire du quartier. Le président de l’association Batignolles-Retrouvailles, Louis Le Bail et Bruno Bellepomme sont tous trois instituteurs et s’inscrivent dans l’imaginaire lié aux instituteurs de la IIIe République à travers une valorisation de l’idéal républicain.

Dernière figure parmi les notables, celle de l’ouvrier de métier. Les récits portant sur l’usine insistent sur deux aspects : l’organisation des grèves et le savoir-faire ouvrier, principalement incarné dans la production de locomotives. Souvent ces deux aspects se retrouvent liés, des anecdotes nombreuses mettent en scène le soin que les ouvriers apportaient à l’entretien des machines durant les grèves. La mise en valeur des savoir-faire ouvriers accompagne des récits de trajectoires biographiques dans lesquelles la participation à des cours du soir permet d’acquérir une expertise souvent mise à profit pour quitter l’usine et s’installer à son compte. Les trajectoires ascendantes liées à l’usine marquent une sortie de cadre puisqu’elles correspondent à la fin de la vie dans la cité ouvrière et au début d’une vie en pavillonnaire dans laquelle la mémoire individuelle l’emporte sur la mémoire collective.

  • Les rivalités de quartier
    Lors de la rencontre coorganisée par l’association et la compagnie de théâtre, il y eu quelques affrontements verbaux à l’initiative des syndicalistes et communistes qui perturbèrent la prise de parole d’anciens membres du patronage. Ce fut l’occasion aux uns comme aux autres de rappeler que lors des premières messes du premier curé des Batignolles, on entendait à l’extérieur de l’église l’Internationale chaque fois que les cloches tintaient. Les plus anciens parmi les personnes interrogées insistent pour inscrire leur récit soit dans les jeunesses du patronage soit dans les jeunesses communistes. Cependant, la mémoire des grèves se présente comme un combat fédérateur, dépassant les clivages idéologiques et unissant le quartier derrière les grévistes. De multiples anecdotes impliquent le clergé. Du premier curé qui « lors de la première grève [1936] de l’usine a l’idée de distribuer des pot-au-feu. On manque de légumes ? Ce n’est pas bien grave, l’abbé en arrache dans son jardin en cachette de son jardinier… » (Bellepomme, 1994, p.47) au curé d’un autre quartier de Nantes qui, comme le raconte un ancien ouvrier de l’usine (7 avril 2018), prête une salle pour accueillir un concert de soutien aux grévistes en 1971.

Loin de constituer un travail pointu de catégorisation, la liste qui précède offre une première grille de lecture de la manière dont se constituent les récits mémoriels. Chacune de ces perspectives donne une couleur au récit et certaines, comme nous venons de le voir, ne peuvent exister ensemble, ce qui nous conduit à interroger la manière dont prend corps le processus de patrimonialisation. Les habitants qui se sont penchés sur le patrimoine du quartier sont des profanes et non des experts. Si les récits ont des points focaux communs, leurs versions divergent car il s’agit de récits partisans chargés d’affects et non de productions documentées que des critères académiques permettraient de départager. La patrimonialisation par le bas est chaotique et floue. Ainsi, lorsque Louis Le Bail tente dans son ouvrage de se servir d’un outillage plus formel pour structurer le récit, le ton finit par être attribué au fait qu’il n’est pas vraiment du quartier. Dans son processus d’écriture, il a bénéficié des conseils d’une association d’histoire locale dans laquelle sont engagés de nombreux universitaires. Cela se traduit par des chapitres construits sur des documents d’archives authentifiés plus que sur des récits de vie et des anecdotes vécues par l’auteur. Dans les entretiens que nous avons menés, cette distanciation est attribuée au fait qu’il n’a jamais vécu dans les cités ouvrières.

2 Le passé et le présent urbain, comme histoire de soi et des autres

Il s’agit désormais de s’intéresser à la manière dont le processus mémoriel qui est à l’œuvre dans le quartier des Batignolles peut être lu comme une mise en tension de différentes narrations. Nous avons employé dans le début du texte aussi bien l’expression processus mémoriel que processus de patrimonialisation. C’est que l’entreprise n’a pas fait l’objet d’une réflexion normée structurée à l’image de ce qu’entreprendrait un musée en préparant une nouvelle exposition. Le processus de patrimonialisation s’est fondé sur un ensemble d’activités initiales visant à conserver et à transmettre des souvenirs d’un ancien mode de vie ouvrier. Les événements patrimoniaux ayant le plus de succès aujourd’hui sont ceux qui proposent de revivre cette expérience ouvrière disparue à travers une pièce de théâtre chantée ou un voyage à bord d’un train tracté par une vieille locomotive produite par l’usine des Batignolles. Notre objectif est de faire apparaître l’implicite qui informe ces productions patrimoniales qui se donnent à entendre comme émanant des habitants eux-mêmes. Si on observe une remise en cause assumée de la légitimité du corps de professionnels jusqu’alors habilités à définir le patrimoine (historiens, sociologues, élus), avec l’émergence d’un discours présenté comme plus authentique car reposant sur l’histoire vécue, il est également intéressant de repérer de quelle manière l’incorporation personnelle des discours institués se traduit par une forme de routinisation des récits individuels. Il s’agit à partir de là de comprendre de quelle manière l’évocation du souvenir contribue à construire un regard partagé sur le présent.

2.1 Le rôle joué par les « entrepreneurs de cause »

Le processus de patrimonialisation est pris en charge par un certain nombre d’associations d’habitants. Le tissu associatif a été très actif sur le quartier jusqu’aux années 1990. Même si certaines associations peinent aujourd’hui à recruter, le comité des habitants des Batignolles de la fédération des amis de l’Erdre s’est montré particulièrement actif dans l’opposition à la destruction de l’ancien cinéma en 1999. Il existe également des structures qui n’ont de relations qu’avec une catégorie de population, dont la plupart n’habitent pas le quartier mais y ont travaillé. Il y a ainsi deux associations de retraités des usines. Sur le quartier, c’est surtout l’association Batignolles-Retrouvailles qui continue de jouer un rôle majeur dans la préservation d’une mémoire partagée. L’ensemble de ces acteurs peuvent être étudiés comme des « entrepreneurs de cause » (Cobb et Elder, 1972) en ce qu’ils défendent un processus situé sur les processus sociaux passés et présents. On pourrait en l’espèce parler d’entrepreneurs de mémoire.

2.1.1 La position des passeurs de mémoire

Pour comprendre la manière dont se structure le processus de patrimonialisation, il est intéressant de reprendre la grille d’analyse proposée par G. Di Méo (2007) qui identifie quatre séquences : la prise de conscience patrimoniale (1), les jeux d’acteurs et contexte (2), la sélection et la justification patrimoniale (3), la conservation, l’exposition et la valorisation du patrimoine (4). On peut illustrer ces quatre étapes en prenant appui sur la présentation d’une des figures du quartier, le président de l’association Batignolles-Retrouvailles. La grille proposée par G. Di Méo offre ainsi une manière structurée de présenter le travail accompli par l’un des entrepreneurs de cause les plus actifs du quartier.

Dans la fresque théâtrale participative déjà évoquée, le metteur en scène a choisi d’en faire un personnage incarnant la conscience du patrimoine face à un maire cédant aux sirènes de l’innovation. En tant qu’entrepreneur de cause, J.-C. Baron associe la prise de conscience patrimoniale et la prise de conscience de l’héritage familial, ses parents ayant été de grandes figures du militantisme de gauche et de la Résistance. Avec sa sœur, ils sont fortement insérés dans les réseaux politiques et associatifs locaux qui forment des relais pour défendre l’importance de la conservation de la mémoire ouvrière. Les actions entreprises par l’un comme par l’autre dans des collectifs devenus associations structurées ainsi que dans le comité de quartier durant les années 1990, ont contribué à la naissance de l’association Batignolles-Retrouvailles.

Les différentes productions de l’association ont progressivement donné un sens unifié à la mémoire du quartier. On pourrait presque aller jusqu’à identifier un rapport entre genre et patrimoine (UNESCO, 2009), les activités du frère étant plutôt centrées sur la vie ouvrière à l’usine et celle de la sœur ayant abouti à la reconstruction d’une maison en bois. Il convient également de préciser que ni l’un ni l’autre de ces protagonistes n’appartient à la classe ouvrière. Leur engagement pour la préservation de la mémoire ouvrière s’inscrit uniquement dans une filiation de l’engagement familial pour la cause ouvrière.

Cette conservation des souvenirs s’arrête au début des années 1970, avec le déclin des usines et la fin des cités ouvrières.

2.1.2 Le travail de traduction dans les récits

Analyser le processus de patrimonialisation effectué par les habitants eux-mêmes suppose d’être attentif à la fois aux effets de singularisation induits par le récit des souvenirs personnels, mais aussi aux éléments qui contribuent à écrire et à s’inscrire dans une mémoire collective et partagée (Halbwachs, [1925], 1952). Au cours des ateliers collectifs, nous avons ainsi vu apparaître la récurrence non seulement de lieux privés (« les petites maisons en bois ») ou publics (« l’Usine », « Les Batignolles », les « cafés », « l’école des Batignolles », « le dispensaire »), mais aussi quelques souvenirs évoqués avec quasiment les mêmes mots d’un atelier à l’autre. Nous avons ainsi, par exemple, entendu évoquer plusieurs fois les charbonniers « Mazureau » et « Maisonneuve » qui livraient le charbon en charrette, avec un sac de toile de jute sur la tête. Cette anecdote se retrouve quasiment à l’identique dans l’ouvrage de Bellepomme que la plupart des habitants ont dans leur bibliothèque : « En 1922, un marchand de bois et de charbon, M. Maisonneuve, s’établit non loin de là. Nos cités sont gelées l’hiver, aussi faut-il les réchauffer énergiquement, et surtout régulièrement. Énorme travail que de ravitailler 450 maisons où vivent plus de 1400 personnes. Il passe dans les rues avec une grande charrette tirée par un cheval. Les enfants sont intrigués par ses yeux qui brillent, au milieu de sa figure noire, à moitié cachée sous un sac ». (Bellepomme, 1994, p.143-144).

L’inscription de ce type de récits dans les souvenirs personnels des individus rencontrés souligne que le processus de patrimonialisation est en soi porteur d’un effet d’homogénéisation qui renforce l’adhésion à un destin partagé et à une histoire héritée. On y trouve surtout une même valorisation d’un mode de vie quotidien partagé et la célébration des « gens ordinaires ». Ce processus est particulièrement visible à travers le travail sélectif des lieux et des souvenirs qui est à l’œuvre dans les récits. À la lumière de ce que nous venons d’analyser on peut ainsi dire que la conscience du « chez soi » et des relations de proximité dans lequel ils s’insèrent jouent un rôle fort dans le processus de sélection du passé dont il convient, pour les habitants, de parler dans le présent et de préserver dans le futur.

2.2 L’inscription socio-spatiale de la mémoire

Différents outils permettent d’approcher la manière dont se structure le récit mémoriel, nous en avons choisi deux : la cartographie et l’analyse de discours.

2.2.1 Le territoire patrimonial

Comme le soulignent Jean-Yves Dartiguenave et al., « les traces tangibles du passé dans le présent ne suffisent, ni à faire histoire, ni à faire patrimoine. » (p.45), nous allons donc chercher à inscrire le processus de patrimonialisation dans une géographie physique et subjective.

Sur la première carte, nous avons fait apparaître la localisation des traces matérielles du passé ouvrier. À l’exception de la cathédrale de l’usine des Batignolles et de l’ancienne église Saint-Georges, il ne s’agit pas de lieux qui ont été conservés du passé. Il s’agit de lieux reconstruits ou de monuments célébrant des actions héroïques passées. Nous avons délibérément ignoré sur cette carte des lieux patrimoniaux plus anciens comme le manoir de Clermont-Ranzay qui est aujourd’hui la mairie annexe du quartier. Ce n’est pas un oubli, mais une volonté de coller à la description du passé que portent les habitants et qui fait du territoire une feuille blanche avant l’arrivée de l’usine.

Carte 1. De faibles traces du passé

Carte 1.
De faibles traces du passé

Sur une seconde carte, nous avons souhaité inscrire les lieux dans la structure narrative du temps passé que nous avons recueillie dans nos ateliers collectifs. Nous avons recensé l’ensemble des lieux identifiés sur les cartes et nous en restituons ici les principales récurrences sous la forme d’une carte subjective en faisant un lien entre lieu et activité. On observe sur cette carte des grandes zones qui occupent véritablement l’espace. Nous avons voulu par ces zones jaunes claires montrer la densité et le maillage des activités dont souhaitent se souvenir les habitants. La carte montre aussi, via la distinction de couleur ce lien entre ville et campagne que nous évoquions dans la partie précédente. Le quartier passé est un quartier animé qui n’est pas encore coupé par de grands axes routiers. On distingue également, un rapport de genre, le haut de la carte montre des activités domestiques féminines (habitat et commerces) et le bas des activités masculines (travail et café). La campagne est investie par les enfants après l’école et par les familles le weekend.

Carte 2. La mémoire d’un quartier animé

Carte 2.
La mémoire d’un quartier animé.

Le passé se dévoile plus dans les discours que dans le tissu urbain. Or le bâti joue le rôle de « dispositifs mnémoniques », comme le rappelle Sharon Macdonald (2013). Ces dispositifs permettent « présenciation du passé, c’est-à-dire de rendre le passé présent dans le présent, voire de l’habiter » (Carr, 2018). Sur notre terrain, seules la partie de l’usine désignée sous le nom de cathédrale par les habitants et l’ancienne église jouaient ce rôle, jusqu’à ce que réapparaisse une maison en bois.

2.2.2 « Ma maison en planche »

C’est sous cet intitulé qu’est présenté le dossier de demande de subvention du collectif d’habitants qui, à partir de 2004, se réunit pour obtenir la reconstruction à l’identique d’une maison des anciennes cités ouvrières. Nous allons voir que la maison en bois est un élément clef de compréhension de la manière dont les habitants ont construit le processus de patrimonialisation. Ils la célèbrent comme un lieu de solidarité et d’autonomie ouvrières. Cela gomme le rôle-clef qu’ont joué les figures tutélaires (Église, patronat) dans l’organisation de la vie des cités. En effet, la cité ouvrière est le produit direct de la pensée capitaliste visant un contrôle de la main d’œuvre, les maisons deviennent dans la mémoire le haut lieu de l’autonomie et de l’auto-organisation ouvrière.

Dans la sélection qui s’est opérée aussi bien par les habitants que par les entrepreneurs de cause (notamment via les livres des « archivistes » B. Bellepomme et L. Le Bail), il ne semble rester des cités que « la sympathique image » colorée et pleine de vie. Les rapports de domination sont gommés, particulièrement le travail de structuration et d’encadrement de la population ouvrière auquel se sont livrés aussi bien le patronat que l’Église. Ceci n’est que partiellement vrai, puisque nous l’avons vu il existe un autre récit mettant fortement en avant les activités du patronage et de l’Église mais il se fait discret dès que ces porteurs se trouvent en présence d’habitants s’inscrivant dans le récit syndicaliste et politique.

Étant donné le caractère fortement conservateur de la conception des cités ouvrières, il est étonnant de constater l’appropriation de cette mémoire par des entrepreneurs de cause qui s’inscrivent dans la filiation des luttes sociales ayant secoué l’usine tout au long du XXe siècle. Progressivement les récits qui se cumulent sur l’histoire du quartier concourent à investir la vie quotidienne des cités de la gloire des combats ouvriers conduits à l’usine. L’entraide comme nous le verrons dans la partie suivante est placée au cœur du récit et la dureté de la vie dans les cités (pas d’eau courante à l’intérieur des maisons, ni d’isolation) est gommée.

Dans le processus de patrimonialisation par le bas, la maison ouvrière n’est plus porteuse de conflit de classe et de l’héritage des rapports de domination dont elle est pourtant le fruit. Elle est désormais le support du récit d’une époque révolue où il faisait bon vivre, souvenir d’autant plus impérieux que les maisons réelles ont été entièrement détruites.

3 Conserver la trace d’un âge d’or : patrimonialisation et parcours de vie

Nous allons maintenant nous intéresser plus spécifiquement aux produits du processus de patrimonialisation, c’est-à-dire à l’héritage. Le mot est polysémique, il appartient aussi bien aux sphères privées et publiques. « En tant que droit attaché à la naissance, il introduit dans le jeu social un biais qui contredit les valeurs égalitaires et fausse la règle méritocratique des sociétés démocratiques où il est synonyme d’injustice et de conflits. Mais, simultanément, en tant que bien commun, il constitue la part inaliénable d’un patrimoine confié à la vigilance et à la protection d’instances supérieures réclamées par ces mêmes sociétés » (Gotman, 2006).

Le processus de patrimonialisation est un processus de filiation collective selon l’expression de G. Di Méo (2007). Les récits partiaux et partiels du passé constituent des biens reçus et transmis en héritage d’une mémoire ouvrière. Comme nous l’avons vu les entrepreneurs de mémoire n’ont eu pour la plupart qu’un lien indirect aux cités ouvrières tout comme les héritiers auxquels ils s’adressent qui n’ont connu la vie des cités que dans les récits glorifiés de leurs aïeux. Nous allons ainsi montrer que la solidarité joue un rôle central dans ce qui est transmis du passé, autant pour raconter le passé (solidarités ouvrières), que dire le présent (angoisse de la solitude des personnes vieillissantes) et souhaiter le futur (projection dans le devenir du quartier suite à la rénovation urbaine) (Di Méo, 2007). Pour parler de toutes ces échelles, nous avons choisi de parler d’un âge d’or des solidarités. On pourrait y voir seulement un trait bien connu du processus du vieillissement consistant à embellir sa jeunesse. Cette explication est certainement nécessaire mais en aucun cas suffisante car le départ de la cité ouvrière marque une rupture dans le récit quel que soit l’âge qu’avait la personne lorsqu’elle en est partie. L’idée d’âge d’or est bien liée à un sentiment de perte mais il ne s’agit pas seulement de la perte de sa jeunesse, c’est également la disparition d’un mode de vie collectif magnifié dans les récits transmis de génération en génération.

3.1 Un Âge d’or des solidarités

Le contenu des discours s’articule autour de la description d’une culture faite de relations de solidarité et d’entraide. Il semble en découler une communauté horizontale homogène et soudée appartenant à un territoire lié à des formes de production maraîchère et industrielle ayant pour dénominateur commun le besoin de main d’œuvre à la forte endurance physique. Dans les discours, dureté du travail et pureté des formes de solidarités sont associées pour dessiner une sorte d’âge d’or du passé ouvrier ancré dans le récit de la vie quotidienne dans les cités ouvrières.

3.1.1 Le style de vie des cités

Nous employons l’expression style de vie pour décrire à la manière d’Hebdige (2008) l’ensemble des caractéristiques évoquées par les habitants pour caractériser des habitudes de vie qui constituent pour eux la sous-culture spécifique des cités ouvrières. Dans les discours, un style de vie est attaché aux cités, les habitants disent l’avoir perdu en déménageant même s’ils sont allés habiter à seulement quelques centaines de mètres de leur ancien domicile. Le style de vie des cités est évoqué avec nostalgie, c’est-à-dire avec le sentiment d’avoir connu une période heureuse et disparue qui continue d’être ressentie comme une perte dans le temps présent. Sharon Macdonald parle d’un ressenti de perte « feeling of loss » (Macdonald, 2013) dont il faut tenir compte sans chercher à attester de la véracité objective des récits.

Dans les récits, on constate une description genrée des espaces prégnants dans les souvenirs. Le monde extérieur, l’espace public, est principalement masculin, les hommes fréquentent l’usine et les cafés. À l’inverse le monde des femmes est lié à la sphère domestique, à l’entretien de la maisonnée. Dans l’extrait qui suit, que l’on retrouve sous une forme ou une autre dans de nombreux souvenirs, le bruit du cornard sonnant la fin du travail à l’usine avertit les femmes, occupées au lavoir ou à faire leurs courses, qu’il faut rentrer vaquer aux tâches domestiques pendant que les hommes se retrouvent au café. « Le “cornard” en a rappelé plus d’une qui, en courant, rentrait pour préparer la soupe du “bonhomme” qui revenait de l’usine. Le travail était très dur, les “paternels” s’arrêtaient quelquefois au bistrot, pour taper le carton ou parler devant une chopine. » (Bellepomme, 1994, p.248) Pour autant, les femmes ne sont pas absentes des espaces de sociabilité liés au travail ou aux loisirs. Elles rencontrent leurs futurs maris lors de brèves périodes de travail à l’usine, ou dans l’un des nombreux bals qui rythment les week-end dans le quartier.

Comme nous l’avons souligné plusieurs fois les figures tutélaires sont gommées des récits. Les gestes de solidarité les plus rapportés démontrent l’auto-organisation des ouvriers qu’il s’agisse de l’arrivée des machines à laver, achetées collectivement et déplacées sur un chariot d’une maison à une autre, ou plus globalement d’une solidarité monétaire faite de quêtes lors des moments difficiles (accident, deuil) ou d’ardoises chez les commerçants.

3.1.2 Un entre-soi autant qu’un chez soi

Les processus de patrimonialisation structurés et formalisés par des institutions publiques « reposent sur une conception occidentale, linéaire et ouverte du temps qui est largement celle de la modernité européenne. » (Di Meo, 2007, p.2). Le passé des cités incarne une époque disparue où les relations sociales étaient perçues comme moins complexes et plus denses. On pourrait dire une époque plus compréhensible, plus lisible, pour les personnes enquêtées, un entre-soi dans lequel ils ne se sentaient pas disqualifiés. On peut voir le processus de patrimonialisation du quotidien ouvrier entrepris sur le quartier comme une contestation. « C’est d’abord une contestation profonde de la modernité en tant que système de valeurs et de pensée, mais aussi une crise (concomitante ?) tenant aux mutations profondes de l’économie et des sociétés. En termes économiques, elle disqualifie les systèmes productifs d’antan et certains des biens qu’ils livraient. Elle affecte donc les finalités comme des techniques de production artisanales (pour ce qu’il en restait), industrielles et agricoles d’un très récent passé. C’est une remise en cause des savoir-faire et des métiers, ainsi que de leurs lieux d’exercice : l’atelier, l’usine… » (Di Méo, 2007, p.5). C’est aussi une remise en cause des sociabilités.

Lorsqu’on décortique ce processus de patrimonialisation par le bas, on finit par dévoiler la manière dont les normes domestiques voulues par le patronat ont été intériorisées par les familles ouvrières qui les utilisent aujourd’hui dans leurs discours comme des signes de l’autonomie passée du mode de vie ouvrier. La prégnance du modèle patronal de sociabilité fait que des travaux effectués dans des cités situées dans plusieurs zones géographiques aboutissent aux mêmes conclusions. On peut alors se demander s’il s’agit d’une mémoire locale ou globale des transformations qui ont touché le monde ouvrier.

Duchène et al. soulignent la rupture entre la vie dans les cités ouvrières et la vie dans les autres formes d’habitat populaire qui ont suivi, dimension que l’on retrouve fortement dans nos entretiens : « [...] les cités sont dépeintes comme un entre-soi où l’interconnaissance et une histoire commune permettent des pratiques de sociabilité supposées inexistantes dans les quartiers plus récents, a fortiori dans les grands ensembles d’habitat social. Il y est aussi souvent question de valeurs communes, de solidarités importées du travail ensemble. De même, la vie associative qui s’y développe est fortement empreinte de pratiques syndicales développées autrefois dans l’usine voisine. » (Duchène, Langumier, Morel Journel, 2013, p.42).

La volonté de conservation des cités ouvrières concerne avant tout la préservation d’une configuration particulière des rapports sociaux perçue comme plus horizontale et faisant appel à une solidarité communautaire. L’héritage revendiqué par les entrepreneurs de mémoire a trait aux sociabilités ouvrières et aux luttes syndicales. La transmission de cette culture syndicale se fait en maintenant l’opposition historique entre Église et parti communiste, certains habitants entretenant le souvenir des luttes cégétistes quand d’autres mettent en avant les actions caritatives de la CFDT. Les récits mémoriels cégétistes sont ancrés sur l’usine, alors que ceux de la CFDT évoquent les solidarités familiales dans les cités.

Aujourd’hui ces récits des solidarités et des luttes passées sont portés par des habitants vieillissants, se pose donc la question de la pérennisation de ce travail de préservation du passé ouvrier du quartier.

3.2 A la recherche du temps perdu : la place de la transmission

Il convient à présent de se demander ce qui a été légué d’une génération à l’autre et de quelle manière cette mémoire participe à la construction d’une vision commune aux habitants, à la fois sur le passé révolu du quartier mais aussi sur ses transformations contemporaines. Parler de patrimoine dans ce contexte de filiation collective revient en effet à poser le principe d’une conservation des biens reçus par héritage et de la sélection qui a présidé à la constitution d’un cadre narratif commun en vue de sa transmission. Comme le souligne G. Di Méo (2007), « le patrimoine est un discours, il participe d’un principe narratif (il a donc besoin de narrateurs) qui raconte les mythes originels, qui décrit les épopées fondatrices et les grands moments historiques d’un groupe ou d’un territoire. Il confère à toute réalité sociale une consistance temporelle (durée) et spatiale. Il l’invite à se projeter vers l’avenir, à formuler un projet collectif. » (Di Meo, 2007, p18)

Dartiguenave et al. (2013) proposent les termes de légateurs et d’héritiers pour aborder la transmission. Les légateurs sont « ceux qui définissent des biens, des pratiques à transmettre » (Dartiguenave et al., 2013, p. 4) et les héritiers sont « ceux à qui il s’agit de transmettre » en soulignant que la transmission est une relation impliquant à la fois la responsabilité des héritiers et une transformation, par eux, du passé. Comme nous l’avons vu précédemment en abordant l’activité des entrepreneurs de mémoire, les légateurs politiques sont quasiment absents. Les légateurs sont des personnes vieillissantes ayant un lien à l’histoire ouvrière du quartier ancré dans un passé politique familial et plus rarement dans un vécu direct de l’habitat ouvrier. Ils tendent à effacer leurs différences au profit d’une commune appartenance, quoique souvent artificielle, à la classe ouvrière, se transformant ainsi en légateurs populaires. Quant aux héritiers, ils sont multiples. Il est possible de repérer des héritiers directs : enfants et petits-enfants des ouvriers des Batignolles ; mais aussi des héritiers indirects : personnes vivant actuellement sur le quartier dans le tissu pavillonnaire sans avoir de liens familiaux avec le passé ouvrier du quartier.

3.2.1 La dette revendiquée des « héritiers » directs

Au cœur de la relation entre parents-légateurs et enfants-héritiers se trouve donc l’héritage. En l’occurrence, nous avons cherché à progressivement démontrer au fil de cet article qu’il s’agit surtout d’un héritage immatériel de solidarités de proximité, la communauté du quartier transfigurant pour l’amplifier la solidarité familiale. Tel est en tous cas, la manière dont peut s’entendre cette remarque énoncée lors d’un atelier :

« Je suis née à la maison dans la chambre de mes parents. J’y suis restée jusqu’à 12 ans. Je suis née en 1959. Je n’ai pas beaucoup de souvenirs. Mais quand on en reparle, on aurait bien aimé avoir vécu ces moments-là, ceux qu’ont vécu nos parents. C’était une période heureuse […] C’était une vie communautaire. Quand on faisait la cuisine, on demandait de l’huile aux voisins. C’était le système D. » (Femme d’une cinquantaine d’années ayant vécu avec ses parents dans la cité Baratte avant d’habiter les immeubles du Perray et « les petits cubes du Ranzay »).

La nostalgie dont est empreinte cette citation peut être analysée comme l’expression d’une dette intra-familiale particulièrement forte qui renvoie non seulement à une époque passée, mais surtout à la valorisation d’un mode de vie qui souligne, par contraste, ce qui n’est plus. Derrière le souvenir personnel, c’est surtout un ordre moral des choses qui est exposé.

Les héritiers vivent ainsi « sous la domination de récits qui précèdent leur naissance », à la manière dont M. Hirsch (1996) a analysé comment les générations d’après-guerre se sont construites en référence à un récit collectif écrit par leurs aînés. Si la dimension traumatique est dans notre cas d’étude, bien évidemment sans commune mesure, il est malgré tout notable que les récits individuels des « héritiers » comme des « légateurs » sont fortement inscrits dans la mise en scène d’un « avant » et d’un « après » dont la ligne de rupture renvoie à la destruction des cités en bois. Le processus de patrimonialisation s’arrête ainsi aux années 1970 y compris lorsqu’il trouve de nouveaux défenseurs.

3.2.2 Une légitimité différenciée pour les « héritiers » indirects

En proximité immédiate des anciennes cités ouvrières, certains groupements d’habitats individuels (les Castors, le Grand clos), par l’entremise d’associations ad hoc ou de nouveaux habitants de manière individuelle, ont un usage stratégique du patrimoine. Ce mouvement a été particulièrement visible de l’automne au printemps 2017-2018 avec une mobilisation contre un énième nouveau projet urbain sur le quartier pouvant entraîner la construction de plus de 1200 nouveaux logements et d’un stade [1]. Certains riverains, propriétaires de pavillons, ont ainsi réactivé l’histoire des cités et jardins ouvriers pour s’opposer au projet au nom d’une fidélité fantasmée à la classe ouvrière dont ils ne font pas partie. La mémoire ouvrière fonctionne comme une fiction narrative alimentant un discours de dénonciation du futur projet urbain. Les habitants des pavillons ne prennent de la mémoire ouvrière que le passé de solidarité et de proximité des cités. Ils n’évoquent les tours du bâti social construit sur les anciennes cités que pour dénoncer l’arrivée de nouvelles constructions d’habitat vertical sur le quartier. On notera d’ailleurs que le parc social ayant fait suite à l’habitat ouvrier ne fait pas partie du processus global de patrimonialisation.

Plus globalement, il intéressant de lier ces questions d’héritage aux formes urbaines de l’habitat. Le temps des cités est relaté comme une expérience collective. Le temps du pavillonnaire est une expérience individuelle voire égoïste puisqu’elle marque la séparation d’avec le groupe, séparation qui correspond souvent à la fois à une ascension sociale dans la hiérarchie de l’usine, le passage du statut de locataire au statut de propriétaire, la transition d’une maison en bois identique aux autres à une maison en béton personnalisée. Le monde intellectuel qui a célébré l’expérience de l’habitat ouvrier a fustigé avec force celui du pavillon (Bourdieu, 1990). Dans le tissu pavillonnaire, on trouve comme dans les cités des habitants socialement homogènes mais « dépourvus de la communauté d’intérêts et des affinités liées à l’appartenance au même univers de travail ». (Bourdieu, 1990, p.4). De plus, dans le pavillon, la vie est tournée vers l’intérieur, les jardins ne donnent pas sur la rue, ils sont à l’abri des regards mais donc également des relations sociales avec le voisinage. À la destruction des cités, ce ne sont pas que des maisons qui ont disparu mais les lieux collectifs du quartier. Le processus s’est poursuivi dans les années 1990 avec la destruction du dispensaire puis du cinéma.

Nous avons voulu dans cet article décrire et qualifier un mouvement ascendant, flou et désordonné, marqué par la volonté de maintenir les traces d’un passé ouvrier dans un quartier qui a connu de nombreuses transformations urbaines depuis les années 1970. Ce mouvement de conservation de la mémoire s’étale sur plusieurs décennies sans jamais véritablement être soutenu ni empêché par la municipalité. C’est en fait dans une relative indifférence que s’organise progressivement le maintien dans les mémoires individuelles et l’inscription dans le patrimoine local de l’héritage des cités ouvrières. Cet héritage est principalement maintenu par des discours et des expositions d’archives alors qu’ont été effacées au fil des décennies les traces dans les formes urbaines. Qualifiant ce processus de patrimonialisation par le bas, nous avons insisté sur le rôle qu’ont joué des entrepreneurs de cause, opérant un travail de sélection qui nous pousse à dire que les productions patrimoniales effectives s’inscrivent davantage dans l’histoire des sensibilités que dans l’histoire ouvrière.

Cela nous fournit également des éléments pour penser l’histoire des luttes urbaines et du droit à la ville. Les habitants vieillissants se sentent exclus des formes urbaines actuelles du quartier où les traces du passé ont été effacées. Les nouveaux habitants utilisent ce passé effacé mais dans une logique individualisée. La question du territoire est omniprésente dans le processus de patrimonialisation, elle dit les tensions qui traversent le fait urbain, cette impression que les quartiers périphériques ne sont qu’une copie blanche que l’on peut sans cesse ré-écrire au gré de l’évolution des villes, sans tenir compte de l’expérience ordinaire de ceux qui sont une grande partie de la population mais une portion congrue de l’histoire.

Références bibliographiques

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Notes

[1Face à l’opposition, la municipalité a renoncé à la construction des logements en décembre 2018.


Pour citer l'article

Elvire Bornand, Frédérique Letourneux, Alice Cadouin, Doriane Gain et Thibault Rabain« La vie est un bref passé tranquille. Les enjeux d’une patrimonialisation par le bas dans un quartier en mutations urbaines », in Tétralogiques, N°24, Processus de patrimonialisation.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article127