Jean-Michel Le Bot
Univ Rennes, LiRIS (Laboratoire interdisciplinaire de Recherche en Innovations Sociétales) EA 7481, F – 35000 Rennes. Adresse électronique : jean-michel.lebot chez univ-rennes2.fr.
Exister comme patrimoine. Le cas du « patrimoine naturel »
Résumé / Abstract
L’objectif de l’article, qui présente un premier état d’une enquête et d’une réflexion à poursuivre, est de soumettre à une analyse critique la notion devenue courante de « patrimoine naturel ». Il commence pour cela par donner une définition des différents types d’héritiers ainsi que de la relation patrimoniale empruntée à l’archéologie générale médiationniste. Dans un second temps, il rappelle les origines historiques de la notion de « patrimoine naturel » et sa définition par l’UNESCO et le droit français avant de s’intéresser à son usage par une association, la Société pour l’Étude et la Protection de la Nature en Bretagne (SEPNB), devenue Bretagne Vivante en 1998. Une discussion finale met en relation les définitions initiales et les observations empiriques pour tenter de préciser ce que veut dire exister comme patrimoine dans le cas du « patrimoine naturel ».
The objective of the article, which presents the first state of an inquiry and of a reflection to be pursued, is to submit to a critical analysis the now-current notion of « natural heritage ». It starts by giving a definition of the different types of heirs as well as of the patrimonial relationship borrowed from the mediationnist general archeology. In a second step, it recalls the historical origins of the notion of « natural heritage » and its definition by UNESCO and French law before considering its use by an association, the Society for the Study and Protection of Nature in Brittany (SEPNB), which became Bretagne Vivante (Living Brittany) in 1998. A final discussion links the initial definitions and the empirical observations to try to specify what it means to exist as a heritage in the case of « natural heritage ».
Mots-clés
associations | Bretagne | liens sociaux | patrimoine naturel | Unesco |
Le patrimoine comme élection d’un lien
Dans le tout premier numéro de la revue Ramage, Philippe Bruneau et Pierre-Yves Balut prenaient soin de distinguer la science archéologique (« la construction logique du savoir ») et la politique de conservation (« la gestion sociale de l’avoir ») (Bruneau et Balut, 1982, p. 11). Ils reconnaissaient que « l’archéologie n’aurait plus de point d’application si tout le matériel ancien était détruit et [que] la conservation est mauvaise quand le conseil archéologique lui fait défaut » (ibid.). Mais ils déploraient la tendance des archéologues à vouloir tout conserver, alors que « la politique de conservation est tenue à des choix, c’est-à-dire à des compromis entre des critères dont la valeur archéologique n’est qu’un parmi d’autres » (ibid.). La question du patrimoine, pour eux, ne relevait pas de la science archéologique mais bien de la politique de conservation. Un article de Pierre-Yves Balut, dans le second numéro de la revue, en précisait la définition. Le patrimoine y était défini comme « le produit d’une capacité sociale qui nous fait analyser, à travers le temps, notre appartenance à un groupe, constitutive de notre personne » (Balut, 1983, p. 209). Il est, autrement dit, « ce qu’une société accepte ou refuse d’une autre pour se construire elle-même » (ibid.). Affaire d’héritage, il implique des testateurs et des héritiers qu’il s’agit d’identifier. Cette identification des héritiers, selon Balut, devrait même passer politiquement avant celle de la gestion des biens eux-mêmes. Il lui semblait possible de distinguer trois grands types d’héritiers qui posaient chacun des problèmes différents.
Le premier type est l’équivalent des héritiers par lignage, qui sont les premiers appelés dans une succession privée. Dans le domaine social, il peut s’agir des descendants effectifs de ceux qui ont construit ou utilisé les biens concernés. Il n’est pas toujours aisé de les identifier, mais on observe régulièrement que des groupes ou des peuples revendiquent d’être reconnus comme les héritiers de biens ayant appartenu à leurs ancêtres. C’est ainsi que la Grèce réclame depuis des décennies le retour des frises du Parthénon emportées en 1803 par lord Elgin et conservées au British Museum. De son côté, le discours du Président de la République, Emmanuel Macron, à Ouagadougou le 28 novembre 2017, a conforté les dirigeants africains dans leur revendication d’une restitution d’œuvres se trouvant aujourd’hui dans des collections publiques ou privées de France. Le 1er juin 2018, c’est l’UNESCO qui organisait à Paris une journée de réflexion sur la « gestion des biens culturels déplacés » avec comme objectif de favoriser « le dialogue entre les pays dont ils sont originaires et ceux qui les conservent » [1].
Le second type est celui des « héritiers spirituels » qui se trouvent dans une sorte de relation d’adoption, y compris une adoption ascendante et rétroactive. L’exemple donné par Balut était celui des Occidentaux, depuis la Renaissance, à l’égard de la Grèce. Mais c’est ce qui lui permettait également de dire que la question de l’éventuelle restitution des biens culturels à leur pays d’origine, qui avait conduit l’UNESCO, en 1978, à créer un comité intergouvernemental ad hoc, doit aussi tenir compte de l’existence possible de ces héritiers spirituels. Dans le cas de la Grèce, ce sont les Occidentaux qui ont, à un certain moment de l’histoire, assumé un héritage que les Grecs ne reconnaissaient plus. « Les Grecs d’aujourd’hui, écrivait-il, ne peuvent [...], sans une grossière contradiction, vanter à qui veut les entendre la valeur de leur civilisation antique comme “mère de nos civilisations occidentales” et accuser celles-ci de captation – sinon de vol – d’héritage, simplement parce qu’il est maintenant opportun pour eux de rentrer en possession de ces biens » (Balut, 1983, p. 211).
Le troisième type, enfin, est celui des héritiers de fait, qui acquittent les droits de succession et en supportent les charges, quand bien même ils ne sont pas directement intéressés. Dans le domaine social, c’est par exemple le cas des contribuables qui financent parfois sans le savoir les politiques de conservation décidées par les élus et les administrations.
La question des héritiers étant précisée, restait celle de la relation patrimoniale elle-même. « L’analyse patrimoniale est capacité de converger à l’autre ou d’en diverger dans le temps » (Balut, 1983, p. 213). Elle inclut l’acceptation, mais aussi le refus. Elle fait qu’il n’y a pas de bien patrimonial par nature, mais toujours à l’issue d’un choix. Balut voyait par exemple dans la destruction de la Bastille un acte patrimonial, au même titre que la conservation du château de Versailles. On pourrait en dire autant de l’héritage ou des « racines » chrétiennes de la France et de l’Europe, revendiqués par les uns, très explicitement rejetés au contraire par les autres [2]. Cette relation patrimoniale rend impossible de parler du patrimoine, mais oblige à parler des patrimoines, variables dans le temps, l’espace et les milieux sociaux. Faute de savoir mieux dire, nous nous contenterons ici d’une citation un peu longue :
Faire du patrimoine, ce n’est pas accepter ou refuser des « choses », encore moins les conserver seulement ; c’est se situer en continuité ou en rupture, dans le temps, avec des hommes. [...] C’est cette communauté ou non d’appartenance, établie à travers le temps, qui est le patrimoine : le patrimoine est le lien qui s’instaure alors. Sa gestion n’est pas seulement élection, elle est précisément élection d’un lien. [...] Le patrimoine n’est donc pas le bien lui-même. Le bien n’est qu’un prétexte, une modalité de communication, une occasion donnée d’établir l’héritier, de lui faire accepter ou refuser son lien, assumer ou non son appartenance. Le bien n’est patrimonial que dans la mesure où, pouvant être ou paraître approprié, il renvoie à une personne, laquelle seule est en cause (Balut, 1983, p. 215).
Telles sont les définitions que nous nous proposons de commencer à appliquer à la notion de « patrimoine naturel ». Nous commencerons par rappeler les origines historiques de cette notion, ainsi que sa définition par l’UNESCO et par le droit français. Nous nous intéresserons ensuite à son usage par une association, la Société pour l’Étude et la Protection de la Nature en Bretagne (SEPNB), devenue Bretagne Vivante en 1998. Ce choix est lié au fait que la Bretagne est depuis longtemps notre principal terrain d’enquête. Mais l’association Bretagne Vivante-SEPNB, présente aussi l’intérêt pour notre sujet d’être l’une des plus anciennes associations de protection de la nature de France (sa fondation remonte à 1953) et l’une des plus importantes en nombre d’adhérents. Comme nous le montrerons plus loin, elle a joué un rôle direct dans la mise en œuvre de la politique française en matière de patrimoine naturel en contribuant à la réflexion, dans les années 1960, ayant débouché sur la création des parcs naturels régionaux. Ces deux parties, délibérément très descriptives, seront suivies d’une discussion visant à dégager quelques conclusions des observations empiriques qui précèdent ainsi qu’une hypothèse pour un travail ultérieur.
La notion de « patrimoine naturel »
Si l’on suit Jean-Claude Lefeuvre, la notion de « patrimoine naturel » trouve son origine dans la politique de préservation d’espaces naturels à partir du milieu du 19e siècle – nous reprenons le terme « naturel » au vocabulaire des acteurs, sans plus l’interroger à ce stade. Ces différents types d’aires protégées, selon lui, « contenaient en germe les notions de transmission et d’héritage et donc implicitement de patrimoine naturel, bien que ce terme ne soit pas encore utilisé » (Lefeuvre, 1990). Il existe de très nombreuses publications qui traitent de la création de ces espaces naturels protégés et nous nous contenterons ici de donner quelques indications qui confirment ce qu’en dit Lefeuvre. Il est généralement admis que le premier espace naturel protégé de France est celui de la forêt de Fontainebleau, au terme de ce qui est parfois présenté comme l’une des premières « luttes écologistes » (Audier, 2017, p. 436 sqq.). Cette lutte est menée par des artistes, dont le peintre Théodore Rousseau, qui se sont installés à partir de 1836 en bordure de la forêt dont ils apprécient la diversité des paysages : arbres plusieurs fois centenaires, rochers, clairières, parcelles de lande. L’Administration générale des forêts, de son côté, entend développer la production de bois, ce qui se traduit par la plantation de feuillus et surtout de résineux qui prennent la place des landes. La résistance active conduite dès 1839 par Théodore Rousseau se traduit par une première victoire en 1853 quand l’Administration des forêts accepte de soustraire 624 hectares à l’exploitation. Le décret impérial du 13 août 1861 divise la forêt en trois sections, la première exploitée en futaie, la seconde en taillis sous futaie, la troisième, d’une superficie totale de 1630 hectares, « laissée en dehors de tout aménagement régulier ». Le décret officialise ainsi les propositions de la commission d’aménagement, faites en avril de la même année, qui prévoyaient entre autres la création de « séries artistiques » (Chevrier et Hayon, 2002, p. 369). Cette « réserve artistique » de Fontainebleau est généralement considérée comme le premier exemple de « réserve naturelle » au monde, bien que sa finalité ne soit pas exactement celle qui va prévaloir ensuite avec le développement de l’écologie. Aux États-Unis, c’est un géologue, Ferdinand V. Hayden, qui conduit en 1871 une mission d’étude de la région du Yellowstone et convainc définitivement le Congrès d’y créer un parc « pour le bénéfice et le plaisir du peuple ». Le décret créant le parc est signé par le président Grant le 1er mars 1872. Les États-Unis protègent ainsi une part de ce qu’ils pensaient être la wilderness originelle de leur territoire, comme monument pour les générations futures (Maumi, 2008). De nombreux autres parcs nationaux vont s’ajouter à celui du Yellowstone, dont celui du Yosemite à partir d’octobre 1890, voulu notamment par le naturaliste et pionnier des mouvements de protection de la nature John Muir. En Allemagne, c’est Hugo Conwentz qui, au début du XXe siècle, promeut la préservation de « monuments naturels » (Naturdenkmal) (Vonau, 2012). Il est suivi en Russie par le botaniste Ivan Borodine, un temps vice-président de l’Académie impériale des sciences, qui traduit Naturdenkmal par pamjatniki prirody (Weiner 1988). En Russie toujours, mais dans une perspective un peu différente, le zoologiste Grigori Kojevnikov défendait la création, sous le nom de zapovedniki [3], de réserves biologiques intégrales, fonctionnant comme témoins de la nature livrée à elle-même (Weiner, 1988). Dans le cas russe, toutefois, les premières réserves créées résultaient d’initiatives privés. C’est le cas de la réserve d’Askania Nova, créée en 1898 dans la région de Kherson en Ukraine par un grand propriétaire, Friedrich Falz-Fein. Nationalisée en 1919, la réserve d’Askania Nova a intégré le réseau des réserves de la biosphère de l’UNESCO en 1984. En France, la notion de « monument naturel » va également entrer dans le vocabulaire des protecteurs de l’environnement. Elle figure dans le titre de la loi du 21 avril 1906 qui entendait organiser « la protection des sites et monuments naturels de caractère artistique ». Aux yeux de ses promoteurs, cette loi comblait un vide laissé par la loi de 1887 sur la conservation des monuments historiques et des objets d’art, mais l’expression « monument naturel », traduction littérale de l’allemand Naturdenkmal, fut parfois accueillie avec scepticisme, le mot français « monument » évoquant plus facilement une œuvre humaine [4] (Vonau, 2012). Cela n’empêcha pas la loi du 2 mai 1930, qui a longtemps donné sa forme définitive à la loi de 1906, de reprendre cette notion de « monument naturel » [5]. Enfin, nous citerons pour mémoire les parcs africains dont ceux de Tsavo et d’Amboseli au Kenya, créés respectivement en 1948 et 1974 (Western, 2002a ; 2002b).
La définition de l’UNESCO
Nous nous contenterons, dans ce cas, d’observer que la notion de patrimoine naturel est présente, à côté de celle de patrimoine culturel, dès 1972 dans la « Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel » adoptée par la Conférence générale de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Paris, 17 octobre au 21 novembre 1972). L’article 2 de cette Convention précise que :
« Aux fins de la présente Convention sont considérés comme “patrimoine naturel” :
- les monuments naturels constitués par des formations physiques et biologiques ou par des groupes de telles formations qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue esthétique ou scientifique,
- les formations géologiques et physiographiques et les zones strictement délimitées constituant l’habitat d’espèces animale et végétale menacées, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la science ou de la conservation,
- les sites naturels ou les zones naturelles strictement délimitées, qui ont une valeur universelle exceptionnelle du point de vue de la science, de la conservation ou de la beauté naturelle. »
La notion de « patrimoine naturel » dans le droit français
La notion de « patrimoine naturel » en tant que telle a fait son apparition dans le droit français avec le décret du 1er mars 1967 permettant la création de « parcs naturels régionaux » (Lefeuvre, 1990). L’article 1er de ce décret prévoyait en effet que « le territoire de tout ou partie d’une ou de plusieurs communes peut être classé en “parc naturel régional” lorsqu’il présente un intérêt particulier par la qualité de son patrimoine naturel et culturel, pour la détente, le repos des hommes et le tourisme et qu’il importe de le protéger et de l’organiser » (souligné par nous – le décret ne donne aucune définition particulière de ce qui peut être ainsi considéré comme patrimoine naturel ou culturel). Le rôle de la Société pour l’Étude et la Protection de la Nature en Bretagne (SEPNB) dans la création de ces « parcs naturels régionaux » mérite d’être souligné. En 1961, dans la rubrique « nouvelles des réserves et de la protection de la nature » du numéro 27 de Penn ar Bed, le bulletin de l’association, son secrétaire général, Michel-Hervé Julien, rappelle que la SEPNB demande depuis 1957 la transformation en parc naturel de la partie centrale des Monts d’Arrée, entre les communes de Sizun et du Huelgoat. Il espère que ce projet, ainsi que ceux de deux autres parcs naturels, la forêt de Paimpont et la Grande-Brière, également portés par l’association, « pourront bénéficier des mesures prises en faveur de la Zone Spéciale d’Action Rurale » (en application des articles 20, 21 et 22 de la loi d’orientation agricole du 5 août 1960). Ces parcs naturels représentent à ses yeux « une formule plus souple » que les parcs nationaux dont la création venait d’être rendue possible par la loi du 22 juillet 1960, mais dont aucun n’était programmé en Bretagne [6]. Michel-Hervé Julien ne définit pas exactement ce qu’il entend par « formule plus souple » mais la suite de son propos le laisse deviner. Ces « Parcs Naturels », ajoute-t-il en effet, « seraient aux Parcs Nationaux français, ce que sont les Parcs provinciaux canadiens par rapport aux Parcs Nationaux de ce pays » (PAB 27, 1961, p. 136 [7]). Cela laisse entendre que la différence, à ses yeux, ne réside pas dans les objectifs de conservation, qui sont globalement les mêmes, mais dans la procédure administrative de création, qu’il souhaite moins complexe, plus rapide et plus décentralisée dans le cas des parcs naturels. C’est la raison pour laquelle il se réjouit, quelques mois plus tard, du fait que la « loi-programme pour la Bretagne », adoptée par le Comité d’étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB) lors de son assemblée générale de Lorient (juin 1962), ait inclus les suggestions de la SEPNB concernant les parcs naturels et les réserves (PAB 30, 1962, p. 229). Cette proposition de loi-programme reprend en effet l’idée d’une formule « plus souple » et plus décentralisée que celle des Parcs Nationaux [8]. Mais Michel-Hervé Julien parvient aussi à convaincre Olivier Guichard, nommé en 1963 à la direction de la DATAR par le général de Gaulle : le Délégué Général à l’Aménagement du Territoire évoque l’idée de parcs régionaux ou départementaux à l’Assemblée nationale le 28 novembre 1963 puis à la télévision le 1er décembre (Le Démézet et Maresca, 2003, p. 48). Du 25 au 30 septembre 1966, la DATAR organise à Lurs (Alpes-de-Haute-Provence) des journées d’étude sur les parcs naturels régionaux [9]. Olivier Guichard y intervient le premier jour pour définir ces parcs, comparés aux parcs nationaux, comme « des formules plus souples, plus adaptées à la présence humaine permanente, où la faune et la flore seraient protégées, le site naturel entretenu, moins à des fins scientifiques qu’en fonction du cadre qu’ils constituent pour l’homme ; des formules permettant à la fois une mise en valeur des richesses naturelles et artistiques et la préservation du paysage » (PAB 47, 1966, p. 315). Michel Brosselin, qui rédige pour Penn ar Bed le compte-rendu de ces journées, fait part cependant des inquiétudes des quelques rares représentants des associations de protection de la nature quant à une conception de ces parcs donnant trop de place aux aménagements et à l’accueil de public au détriment de la protection de la nature. Il voit par exemple dans les interventions du sociologue Henri Lefebvre, qui participait également à ces journées, celles d’un partisan « d’un équipement à outrance de la nature ». La question est aussi ancienne que celle de ces espaces protégés : réserves intégrales d’où les hommes, à l’exclusion des gestionnaires et des scientifiques, sont bannis, telles les zapovedniki de Kojevnikov, ou parcs largement ouverts au public, tels les parcs nationaux des États-Unis ? Nous aurons l’occasion de revoir cette notion de réserve intégrale, sous la plume de Michel-Hervé Julien, dans la partie suivante de cet article. Dans le cas présent, le projet de décret adopté le 28 novembre en comité interministériel fait également craindre au représentant de la SEPNB que les associations de protection de la nature qui ont joué un rôle pionnier dans la création de ces parcs n’en soient finalement écartées (PAB 47, 1966, p. 316). Cela n’empêcha pas la SEPNB de participer activement, à partir de novembre et décembre 1966, aux rencontres en vue de la création du Parc naturel régional d’Armorique, finalement officialisé le 30 septembre 1969. Ce fut le second parc naturel régional (PNR) à voir le jour après celui de Scarpe-Escaut, autour de Saint-Amand-les-Eaux (création officielle le 13 septembre 1968). Géré par un syndicat mixte, il compte actuellement 44 communes adhérentes et inclut depuis le départ le secteur des Monts d’Arrée, que la SEPNB, comme nous l’avons vu, souhaitait protéger dès 1957. Le parc d’Armorique, comme tous les parcs naturels régionaux de France, ne répond pas tout à fait, ceci dit, au vœu de Michel-Hervé Julien en matière de parcs naturels. Contrairement aux parcs nationaux prévus par la loi de 1960 ou aux réserves naturelles prévues par la loi de 1976, les PNR n’ont pas de pouvoir réglementaire. Ils reposent sur une charte qui définit les objectifs de protection et les mesures à mettre en œuvre, dont celles concernant le « patrimoine naturel et culturel ». L’article L133-1 du code de l’environnement qui prévoit la création de ces PNR ne définit pas plus que le décret de 1967 ce qu’il faut entendre par là. Il prévoit seulement qu’« un parc naturel régional peut être créé sur un territoire dont le patrimoine naturel et culturel ainsi que les paysages présentent un intérêt particulier ». Dans le cas du parc d’Armorique, on constate que la charte 2009-2021 actuellement en vigueur s’appuie plus particulièrement, pour l’inventaire de son patrimoine naturel, sur l’inventaire des Zones naturelles d’intérêt écologique, faunistique et floristique (ZNIEFF) initié en 1982 par le ministère de l’Environnement ainsi que sur les Zones de protection spéciale (ZPS) et Zones spéciales de conservation (ZSC) définies en application des directives européennes « Oiseaux » (1979) et « Habitats » (1992) et constitutives du réseau européen de sites naturels d’intérêt « communautaire » dit « Natura 2000 ». Il s’agit donc d’une définition à la fois scientifique et juridique du patrimoine naturel.
Présente dans la définition des parcs naturels régionaux, la notion de patrimoine naturel se retrouve dans la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, qui a permis notamment la création de réserves naturelles nationales. Son article premier, inchangé depuis, déclarait en effet qu’« il est du devoir de chacun de veiller à la sauvegarde du patrimoine naturel dans lequel il vit » et que « les activités publiques ou privées d’aménagement, d’équipement et de production doivent se conformer aux mêmes exigences ». Aujourd’hui, c’est un livre entier du code de l’Environnement, le livre IV, qui est consacré au « patrimoine naturel ». La loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages y a ajouté une section 1A relative à l’inventaire de ce patrimoine naturel. La définition en est donnée par l’article L. 411-1 A, alinéa I :
L’inventaire du patrimoine naturel est institué pour l’ensemble du territoire national terrestre, fluvial et marin. On entend par inventaire du patrimoine naturel, l’inventaire des richesses écologiques, faunistiques, floristiques, géologiques, pédologiques, minéralogiques et paléontologiques.
Le droit français de l’environnement donne donc désormais un contenu précis à cette notion de patrimoine naturel, contenu qui repose comme on le voit sur l’existence de disciplines scientifiques spécialisées, pouvant chacune contribuer à l’inventaire de ce patrimoine (écologie, zoologie, botanique, géologie, pédologie, minéralogie, paléontologie). L’inventaire toutefois n’est pas réservé aux scientifiques professionnels. L’alinéa II définit le rôle que peuvent jouer les collectivités locales et des associations :
En complément de l’inventaire du patrimoine naturel, les collectivités territoriales, les associations ayant pour objet l’étude ou la protection de la nature et leurs fédérations, les associations naturalistes et les fédérations de chasseurs et de pêcheurs peuvent contribuer à la connaissance du patrimoine naturel par la réalisation d’inventaires locaux ou territoriaux ou d’atlas de la biodiversité.
L’alinéa IV, ceci dit, attribue la responsabilité scientifique de ces inventaires au Muséum national d’histoire naturelle (MNHN), « qui en assure la validation et participe à leur diffusion ». Un site internet géré par le Muséum est spécialement dédié à cet Inventaire national du patrimoine naturel (INPN). Ce site précise que « l’INPN a été initié en 2003 et lancé officiellement en 2005 sur la base des données gérées depuis 1979 par le Secrétariat de la Faune et de la Flore (SFF) du MNHN » [10].
Après avoir observé que l’UNESCO, dans sa définition du patrimoine naturel, s’appuie principalement sur des considérations scientifiques, associées il est vrai à un regard esthétique, après avoir donné un aperçu de la place que prend la notion de « patrimoine naturel » dans le droit français, depuis l’apparition de la notion dans le décret de 1967 créant les parcs naturels régionaux jusqu’à la définition de son contenu dans le code de l’environnement, nous allons nous intéresser assez longuement à l’usage qui en a été fait par l’association Bretagne Vivante-SEPNB.
Un usage associatif de la notion : l’exemple de Bretagne Vivante-SEPNB
Nous avons vu plus haut que la Société pour l’Étude et la protection de la nature en Bretagne (SEPNB) a joué un rôle dans la réflexion ayant conduit à la création des parcs naturels régionaux. Il est temps de revenir sur les origines de cette association et sur la place qu’elle a donné à la notion de patrimoine naturel. En 1953, deux enseignants qui viennent de se rencontrer au lycée de Quimper, Michel-Hervé Julien et Albert Lucas, décident de créer, en complément d’un cercle d’études géographiques constitué l’année précédente, un cercle des naturalistes du Finistère. Les deux cercles se réunissent dans une association « Cercles géographique et naturaliste du Finistère » déclarée en préfecture le 30 novembre 1953. Un bulletin est créé en parallèle, sous le titre Penn ar Bed, dont le premier numéro paraît en octobre. Albert Lucas y précise que le cercle a pour objectif « de réunir parmi les enseignants du département tous ceux qui s’intéressent aux Sciences Naturelles » (PAB 1, 1953, p. 4). La lecture de l’ensemble des numéros de Penn ar Bed, depuis ce premier numéro de 1953, permet d’écrire une histoire de l’usage fait par l’association de la notion de « patrimoine naturel ». Dans le présent article, nous nous contenterons d’un sondage portant sur l’intégralité de la période 1953-1985. Le mot « patrimoine » seul apparaît dès ce premier numéro, mais seulement au sujet du partage de la propriété foncière entre les enfants d’agriculteurs, qui entraîne un démembrement des exploitations (ibid., p. 29). Il n’est pas encore question de « patrimoine naturel » mais un article d’Albert Lucas donne un bref aperçu des « richesses biologiques » du département tandis qu’un autre article fait de même pour ses « richesses minéralogiques ». En septembre 1954, Michel-Hervé Julien accepte un poste au Muséum national d’histoire naturelle, dirigé depuis 1951 par Roger Heim, qui en cette même année 1954 est devenu aussi président de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). La première chaire française consacrée à l’écologie y est créée l’année suivante. Fondée à la demande de Roger Heim par un botaniste, Georges Kuhnholtz-Lordat, elle porte le nom de chaire d’Écologie et de protection de la nature. Michel-Hervé Julien, qui reste pendant toutes ces années, au côté d’Albert Lucas, secrétaire des Cercles géographique et naturaliste du Finistère, se trouve ainsi au cœur d’un réseau œuvrant à l’étude et à la protection de la nature dont les ramifications sont nationales et internationales. Cela apparaît très nettement dans le numéro 11 de Penn ar Bed (juin-septembre 1957) tout entier consacré à la nécessité de la protection de la nature en Bretagne. Les cercles géographiques et naturaliste du Finistère y sont présentés pour la première fois comme « société pour l’étude et la protection de la nature en Bretagne » [11]. Dans l’article introductif, Michel-Hervé Julien présente son programme pour la protection de la nature. Les principales menaces sont identifiées : destruction des habitats qui entraîne la disparition des espèces, destruction des espèces elles-mêmes (à commencer par celles qualifiées de « nuisibles »), acclimatation d’espèces exotiques qui échoue ou au contraire réussit trop bien, se traduisant par une prolifération, généralisation de l’usage des engrais et pesticides chimiques, qui bouleverse toutes les chaînes alimentaires et atteint notamment les abeilles, pollution plus générale de l’air et des eaux, y compris désormais par les « résidus atomiques » [12]. L’accent est mis sur la nécessité de « considérer l’être vivant non plus comme une individualité mais comme le maillon d’une chaîne complexe où interviennent tous les autres êtres qu’il côtoie et le milieu dans lequel il évolue » (PAB 11, 1957, p. 1). Pour cela, il convient de s’appuyer sur une « jeune science, sorte de sociologie animale et végétale, [qui] se nomme l’Écologie » et qui « s’est donné pour tâche une étude d’ensemble de ce monde vivant où les rapports d’espèce à espèce, entre prédateurs et leurs victimes, entre mortalité et fécondité conditionnent un équilibre fragile que l’homme se doit de connaître s’il veut éviter de le rompre » (ibid.). Michel-Hervé Julien précise ensuite ce qu’il est possible de faire à l’échelle des quatre départements bretons [13] : « établissement d’un inventaire précis des principales richesses naturelles [...] dont la sauvegarde est essentielle », classement des sites les plus menacés en « réserves zoologiques ou botaniques » mais également en « sites pittoresques » (Michel-Hervé Julien considère en effet que « la conservation d’une fraction intacte de la flore et de la faune doit toujours s’inscrire dans la protection plus générale et plus étendue du paysage lui-même »), régulation et même interdiction de certaines pratiques de chasse, développement d’une action éducative en faveur de la protection de la nature via la presse, la radio, le cinéma (courts métrages) et les sorties scolaires. Les réserves elles-mêmes, toutes placées sous le contrôle du Muséum, devaient être de trois types : des réserves naturelles intégrales, « où l’influence humaine est réduite au minimum », des réserves éducatives, « destinées au public et placées sous sa sauvegarde », et des réserves de réimplantation, « qui visent à réintroduire des espèces disparues depuis plus ou moins longtemps » (PAB 11, 1957, p. 4). L’article se termine par le souhait que ce numéro spécial de Penn ar Bed puisse « susciter un intérêt accru [...] pour la sauvegarde de ces sanctuaires biologiques – objets irremplaçables d’étude pour les chercheurs, pôle d’attraction pour les visiteurs », dans le cadre d’une « collaboration étroite » avec les administrations concernées, les fédérations de chasse et de pêche, les responsables de l’agriculture et du tourisme (PAB 11, 1957, p. 6).
Avec le recul de plusieurs décennies, Jean-Claude Demaure, président de l’association de 1978 à 1981, écrivait que « les pionniers de l’époque, Michel-Hervé Julien, Albert Lucas et leurs amis, avaient été les premiers à sentir que la fièvre du développement qui allait envahir notre société risquait de détruire à jamais les derniers sanctuaires de vie sauvage, les derniers paysages qui avaient inspiré l’école de Pont-Aven et bien d’autres... qui leur apparaissaient comme un patrimoine naturel à préserver et à transmettre » (Le Démézet et Maresca, 2003, p. 12 – souligné par nous). De fait, si l’expression « patrimoine naturel » comme telle n’apparaît pas explicitement dès les années 1950, elle est dès ces années-là en filigrane. Un article de 1959 parle de « patrimoine faunistique local » (PAB 16, 1959, p. 5). En 1961, dans un numéro consacré à la réserve naturelle du Cap Sizun, créée par un bail de longue durée qui prend effet le 1er octobre 1958, son conservateur, Jean Bonnin, et Michel-Hervé Julien voient un « patrimoine » à sauvegarder dans la « richesse naturelle » du site (PAB 24, 1961, p. 4). Il n’y a rien d’étonnant donc à ce que l’expression « patrimoine naturel » finisse par apparaître, sous la plume de Michel-Hervé Julien, dans le n° 27 de décembre 1961. Il s’agit de préciser que la rubrique « Nouvelles des Réserves et de la Protection de la Nature » sera désormais présente dans chaque numéro. Elle comprendra notamment des informations « faisant état de destructions ou de menaces graves et réelles concernant le patrimoine naturel et éventuellement architectural de l’ensemble de la Bretagne » (PAB 27, 1961, p. 25).
À partir de ce numéro 27, la notion de « patrimoine naturel » est présente de façon régulière dans les articles de la revue. Nous n’en donnerons que quelques exemples. En 1964, Michel-Hervé Julien observe que les chasseurs ne sont qu’une minorité parmi les Français, qui « serait d’ailleurs la première à profiter d’une saine gestion de notre patrimoine naturel » (PAB 36, 1964, p. 161). La même année, le compte-rendu de l’Assemblée générale annuelle invite à inclure dans les programmes des établissements d’enseignement « le respect de notre patrimoine naturel et […] la compréhension des phénomènes qui régissent notre environnement naturel » (PAB 38, 1964, p. 234). En 1968, c’est dans un numéro tout entier dédié à la chasse que la faune sauvage est définie à quatre reprises comme un « patrimoine commun » (PAB 53, 1968, p. 12). En 1969, ce sont deux chercheurs du laboratoire de paléontologie de la faculté de sciences de Brest, Claude Babin et Yves Plusquellec, qui concluent ainsi un article sur les ripple-marks actuels et fossiles : « ces monuments naturels qui permettent de reconstituer les paysages du passé [...] appartiennent à notre patrimoine régional » (PAB 56, 1969, p. 40). Le numéro 61, en 1970, est tout entier consacré aux réserves du massif armoricain. Rédigé par Albert Lucas, l’article introductif, qui a pour titre « Les réserves naturelles de Bretagne, éléments d’une politique de l’environnement », commence par une question : « Que serait la Bretagne sans son patrimoine naturel si diversifié : landes, bois, chaos, vallées de l’Arcoat, îlots, falaises, dunes, estuaires de l’Armor ? ». Et l’auteur enchaîne :
La destruction de ces richesses naturelles serait une aberration et un crime. Elle se produit cependant, notamment sur le littoral, où l’urbanisation généralisée est présentée comme une mise en valeur, en vertu d’une politique à court terme basée sur le profit (PAB 61, 1970, p. 265).
Suit une présentation des différents types de réserves créées pour faire face à quelques-unes de ces menaces : réserves naturelles intégrales, réserves naturelles éducatives, réserves naturelles spécialisées. Les deux premiers types, qui se distinguent par le degré de présence humaine, étaient déjà définis en 1957 par Michel-Hervé Julien. La même année, dans le n° 62, la « création d’une réserve ornithologique dans l’île de Ré, sur 2 500 ha d’anciens marais salants » est présentée comme une mesure qui permettra « de protéger un site remarquable et d’accroître le patrimoine naturel et touristique » (PAB 62, 1970, p. 392). En 1971, dans le n° 66, à la rubrique « Nouvelles de la protection de la nature », voici ce que l’on peut lire sous le titre « défense du littoral », de nouveau sous la plume d’Albert Lucas :
On pourrait considérer, par exemple, que la vente d’une lande littorale d’un agriculteur à un promoteur est un simple transfert de propriété et que les pouvoirs publics, tout comme le public, n’ont rien à y voir. En réalité, il s’agit là d’une forme insidieuse de dégradation du patrimoine naturel, puisque, jusqu’ici, le paysan respectait le site et le laissait libre à la circulation des piétons. En bref, l’exploitant agricole a assumé la charge de « gardien de la nature » et implicitement son « bien » faisait partie du « bien public ». Il faut donc que, d’une façon ou d’une autre, ces immenses espaces littoraux encore « libres » soient, dans leur majeure partie, récupérés par des organismes publics ou privés qui les laisseront dans leur état naturel et permettront au public d’en avoir la jouissance (PAB 63, 1970, p. 443).
Dans le numéro 72, c’est à la rubrique « Nouvelles de la nature », que l’association présente ses propositions pour la défense de l’environnement en Bretagne. « Comment réagir contre la dilapidation du patrimoine naturel et artistique de la Bretagne ? » est-il demandé (PAB 72, 1973, p. 56). Dans le numéro suivant, le préambule d’un dossier scientifique sur les dépôts côtiers quaternaires et actuels du Finistère affirme que « les formations littorales quaternaires de nos côtes, témoins des variations du niveau de la mer, appartiennent aussi à notre patrimoine naturel régional. Il nous reviendrait éventuellement de les défendre contre les entreprises de destruction par des activités humaines. Les recenser et les mieux connaître s’avère donc fort utile » (PAB 73, 1973, p. 75). Le numéro publie aussi le rapport moral présenté par le président de l’association, Albert Lucas, lors de l’assemblée générale annuelle. Une question y est posée : « La dilapidation du patrimoine naturel de la Bretagne est-il inéluctable ? » (ibid., p. 145).
Dans le numéro 74, la revue publie un rapport rédigé par Michel Brosselin pour le Ministère de l’Environnement et de la Protection de la Nature sur la valeur internationale pour l’avifaune migratrice des zones humides de la façade occidentale de la France. Cette avifaune y est définie comme « un patrimoine commun à beaucoup de pays d’Europe et d’Afrique, débordant même pour certaines familles sur l’Amérique du Nord (Groenland, Terre de Baffin) ou l’Asie (Sibérie nord-occidentale) » (PAB 74, 1973, p. 185). L’auteur ajoute que « nous sommes donc directement responsables d’un patrimoine naturel qui déborde largement nos frontières, et la question se pose de savoir quelle est l’importance internationale de chacune des zones humides de notre façade occidentale » (ibid., p. 186). Et il conclut : « Nous avons donc le devoir de prendre conscience de la valeur réelle de ce patrimoine international et de faire le nécessaire pour le préserver ou l’améliorer ». Il invite notamment la France à ratifier la convention internationale rédigée lors de la Conférence de Ramsar, en Iran, en 1971 [14].
En 1974, c’est dans un article sur la prospection archéologique en pays bigouden que P.-L. Gouletquer, chercheur au CNRS, spécialiste de la préhistoire, J. Moris et J.-C. Stourm observent que « la protection du patrimoine archéologique passe obligatoirement par la préservation des milieux naturels » (PAB 79, 1974, p. 475). C’est que l’exploitation d’une dune, par exemple, en même temps qu’elle détruit un milieu naturel détruit potentiellement les vestiges archéologiques qu’elle contient – c’est dans quelques cas seulement qu’elle permet leur découverte. Archéologues et écologistes, selon les auteurs, devraient donc pouvoir faire cause commune. En 1976, c’est Jean-Claude Lefeuvre, qui, sous le titre « La lande de Fréhel et sa nouvelle route ou l’histoire d’un scandale », pose « le problème de la Conservation du patrimoine naturel en France et le niveau de compréhension que l’on rencontre auprès de certains maires qui ont la charge de préserver des sites d’intérêt public national voire international » (PAB 84, 1976, p. 249). En 1977, dans le premier numéro entièrement consacré au problème de l’eau en Bretagne, Jean-Claude Pierre, alors président de l’Association pour la Production et la Protection des Salmonidés en Bretagne (APPSB) [15], se réjouit du fait que les chantiers de nettoyage des rivières rassemblent « au coude à coude des gens que tant de choses opposent : ruraux et citadins, jeunes et vieux, écologistes et consommateurs associés à la défense d’un même patrimoine » (PAB 90, 1977, p. 170). Le numéro 99 est consacré aux zones humides. Dans l’article initial, qui précise leur définition et leur rôle, J.-P. Le Duc, chercheur au Muséum d’histoire naturel, ne manque pas d’évoquer leur rôle patrimonial avant de conclure ainsi : « Les zones humides constituent d’une façon générale un patrimoine culturel et naturel. En raison de la diversité importante de leurs fonctions, elles ont un rôle économique et social exceptionnel, voire fondamental. Il est donc nécessaire que tout soit mis en œuvre pour ne pas porter atteinte à leur intégrité et à leurs fonctions » (PAB 99, 1979, p. 152). Dans le numéro 100, Max Jonin, maître de conférences de géologie à l’université de Brest [16] et secrétaire général de l’association, revient sur « plus de vingt années d’une politique de l’environnement pour la SEPNB » (PAB 100, 1980, p. 201). L’article repose la question que posait Albert Lucas, dix ans plus tôt : « Que serait la Bretagne sans son patrimoine naturel si diversifié ? » (PAB 61, 1970). En 1980 toujours, c’est Yves Le Gal, directeur de la station de biologie marine de Concarneau, qui, dans un article sur la valeur biologique et économique du milieu marin, observe que « contrairement aux ressources minérales, les ressources vivantes se renouvellent sans cesse. Elles pourraient donc paraître inépuisables. Mais l’homme agissant avec peu de discernement dans la gestion de ce patrimoine naturel n’a souvent pas su faire fructifier ni même préserver la richesse écologique dont il dispose » (PAB 102, 1980, p. 320).
Le numéro 110, consacré à l’archipel de Molène, comporte un éditorial de Max Jonin qui compare très explicitement l’attention réservée au patrimoine et aux monuments naturels avec celle dont bénéficient plus facilement le patrimoine culturel et les monuments historiques (PAB 110, 1982, p. 3-4). Nous y reviendrons. Le numéro 112 célèbre les 25 ans de l’association. La notion de patrimoine y est évoquée par Jean-Claude Lefeuvre au sujet notamment du bocage et de tous les éléments du système de polyculture-élevage (dont les races d’animaux domestiques) que les paysans avaient « hérité de leurs pères ». Dans le numéro 115, deux entomologistes, auteurs d’un article sur les carabes de Bretagne, Gérard Tiberghien et Gilles Bœuf, invitent leurs lecteurs à contribuer à une meilleure connaissance de cette famille d’insectes : « Au même titre que d’autres êtres vivants, ils permettront alors de caractériser et de préserver notre patrimoine naturel déjà trop saccagé ! » (PAB 115, 1984, p. 189). Dans le numéro 117, c’est l’auteur d’un article sur l’extraction de la tourbe qui écrit qu’« il faudra peut-être s’orienter vers le paiement par les exploitants, d’une contribution pour perte de patrimoine naturel, à l’instar de ce qui a déjà été institué pour les gravières dans certains départements, à l’initiative des conseils généraux et des administrations concernées » (PAB 117, 1984, p. 98). Dans le numéro 118, Gilles Bœuf et Gérard Tiberghien reviennent spécifiquement sur le carabe à reflet d’or et concluent en disant que leur but est de « contribuer à la connaissance de la biologie de ce beau carabe, et à sa reconnaissance en tant qu’une des espèces majeures du patrimoine faunistique de la Basse-Bretagne » (PAB 118, 1985, p. 125). Un autre article, au sujet de la décentralisation cette fois, souhaite que les élus, « armés de nouveaux pouvoirs », ne se sentent pas « libérés de toute responsabilité vis-à-vis d’un patrimoine nature considéré comme “res nullius”, et de toute obligation morale vis-à-vis des associations qui le défendent » (PAB 118, 1985, p. 130). Enfin, dans le numéro 119, l’association justifie l’attribution de son prix Hermine à la commune de Trémaouézan, dans le Finistère, pour récompenser son action en faveur d’une tourbière. Elle se réjouit du fait que « tout sera bientôt en place pour que les effets de protection et de gestion du patrimoine naturel de la commune s’accompagnent de retombées économiques qui, pour modestes qu’elles soient, ne seront pas négligeables dans une économie communale jusqu’alors presque exclusivement agricole » (PAB 119, 1985, p. 199).
Discussion
Nous venons de voir que la notion de patrimoine naturel est présente depuis de nombreuses décennies tant au niveau international (UNESCO) qu’au niveau national (France). Mais ce que nous en avons dit montre aussi le rôle de premier plan joué par les scientifiques dans sa définition. C’est très net dans le cas de l’UNESCO dont la convention de 1972 définit le patrimoine naturel en termes scientifiques, même si elle tient compte également de la dimension esthétique (la « beauté naturelle »). C’est très net aussi dans le droit français où le patrimoine naturel, comme nous l’avons souligné, est aujourd’hui défini en termes d’inventaires correspondant à diverses spécialités scientifiques (écologie, zoologie, botanique, géologie, etc.). C’est très net enfin dans l’usage de la notion par la SEPNB, du moins dans la période étudiée, entre 1953 et 1985. Qu’il soit floristique, faunistique, entomologique, géologique ou même géomorphologique, le patrimoine naturel est le plus souvent défini comme tel par les spécialistes de différentes disciplines naturalistes, professionnels ou amateurs, qui parlent aussi de « richesses naturelles » (les deux expressions apparaissent interchangeables). Des représentants de chaque spécialité naturaliste (ornithologie, botanique, entomologie, géologie…), autrement dit, tendent à déclarer que leur domaine de prédilection est un « patrimoine » ou une « richesse » à protéger sans qu’il y ait de réflexion très approfondie, à ce stade sur ce que signifient ces termes, sinon précisément que cela mérite attention et protection. Cela conforte ce que disait Balut :
L’intérêt scientifique des historiens en général – historiens, historiens d’art, archéologues, ethnologues, etc. – pour le patrimoine « culturel » ; des géographes, géologues, zoologues, botanistes, etc. pour le patrimoine naturel, s’est en effet très largement investi dans l’administration patrimoniale, de telle sorte que cela peut apparaître comme allant de soi, ou même comme étant un progrès dans l’histoire de la gestion du patrimoine. La raison en est, tout d’abord, que l’objet de science peut être aussi bien patrimonial : il est facile alors de considérer que tous les objets intéressant ces sciences sont patrimoniaux (Balut 1983, 221).
Il faut néanmoins souligner que la construction du savoir scientifique, contrairement à ce qu’écrivaient Bruneau et Balut, distinguant, comme nous l’avons rappelé au tout début de cet article, « la construction logique du savoir » et la « la gestion sociale de l’avoir », est loin de se limiter à une construction logique. Parler de « construction logique du savoir », c’était confondre, sous le nom de science, la construction logique de la connaissance et celle, sociologique, du savoir. Il est certain qu’en tant que connaissances, d’un point de vue glossologique donc, les faits scientifiques sont des concepts, logiquement construits. Mais d’autres points de vue sont possibles. Bien que l’anthropologie des sciences l’ait abondamment souligné à sa manière, on oublie encore trop souvent que les faits scientifiques, d’un point de vue ergologique cette fois, sont aussi des produits, techniquement fabriqués. C’est ainsi que, dans le domaine qui fait l’objet de cet article, les espèces observées deviennent des faits scientifiques en passant par toute une série d’inscriptions, depuis celles effectuées lors des inventaires sur le terrain jusqu’aux articles scientifiques ou atlas d’espèces qui rendent compte de ces inventaires [17] : cases à cocher sur des listes d’espèces préétablies utilisées lors des observations sur site (figure 1), données numériques saisies dans des ordinateurs, symboles indiquant la présence ou aplats de couleur indiquant la densité des observations sur les cartes de répartition, etc. – inscriptions qui ont la particularité d’être réversibles : on doit pouvoir, en cas de doute, reparcourir leur chaîne dans l’autre sens pour s’assurer que le taxon inventorié dans l’atlas est bien présent « sur le terrain ». La description des comptages et inventaires d’espèces peut se faire, de ce point de vue, de façon très similaire à la description que donnait Latour d’une mission de pédologie en Amazonie (Latour, 2001).
Figure 1 : extrait d’un bordereau servant à l’établissement de l’atlas de la flore vasculaire du massif armoricain. Le bordereau est téléchargeable en version PDF sur le site du Conservatoire botanique national de Brest (CBNB). Il comprend une liste des espèces observables dans le massif armoricain, classées par genre et identifiées par leur nom scientifique abrégé (ex. ABUTIL theop = Abutilon theophrasti). Imprimé sur feuille de papier, le bordereau est utilisé lors des sorties sur le terrain. Quand une espèce est observée, il suffit de cocher la case qui lui correspond. C’est là une première inscription : l’espèce observée est transformée techniquement en case cochée. Chaque observation est datée et localisée grâce aux indications portées dans le cadre en haut à gauche. Après validation par des responsables départementaux, une saisie via une interface web permet la transformation de ces inscriptions manuscrites en inscriptions numériques conservées dans une base de données. Ces inscriptions peuvent à leur tour être transformées par exemple en cartes de répartition, avec différentes options : par exemple une répartition par commune, ou une répartition par maille UTM (Universal Transverse Mercator), correspondant à des carrés de 10 km sur 10 km de côté. |
Pour que la chaîne d’inscriptions soit réversible et que le fait scientifique qu’elle produit résiste à la critique, il est important, bien entendu, que ces inscriptions, à chaque étape de la chaîne, soient effectuées de façon méthodique. C’est encore un autre point de vue : celui de la correction axiologique. Latour, pour ne citer que lui, le montre bien à sa manière. Il insistait, par exemple, avec Woolgar, sur le désordre et la confusion qui résulteraient d’un décollage des étiquettes identifiant les échantillons conservés dans les réfrigérateurs de l’institut Salk : « Les bureaucrates les moins sûrs d’eux et les écrivains les plus obsessionnels se préoccupent moins des inscriptions que les scientifiques » (Latour et Woolgar, 1996, p. 265). Mais Latour – et avec lui l’ensemble de l’anthropologie des sciences – tout en tenant compte de la production technique des faits comme de leur correction axiologique n’a jamais vraiment isolé la rationalité propre de ces deux dimensions. La production et la correction y sont toujours insérées dans la dimension sociale des associations, celle des réseaux d’humains et de non-humains [18]. Ce n’est pas le lieu, toutefois, d’en discuter. Ce que nous pouvons en retenir, pour le présent article, c’est que les faits scientifiques, d’un point de vue sociologique cette fois, celui du savoir, sont des références circulant à l’intérieur de réseaux plus ou moins étendus. Ils n’existent qu’à l’intérieur de ces réseaux et leur solidité dépend très largement de la longueur de ces réseaux comme de leur persistance et de leur entretien dans le temps (Latour, 1989 ; Latour et Woolgar, 1996).
Mais si la définition d’un « patrimoine naturel » est souvent confondue avec cette construction, par comptages et inventaires, d’un savoir scientifique, dont l’acceptation et la solidité dépendent de réseaux institués, le fait qu’un patrimoine suppose l’existence d’héritiers qui acceptent la succession ou y renoncent n’est pas complètement ignoré par les acteurs. Il y a eu à ce sujet, au sein de l’association Bretagne Vivante, au moins une ébauche de réflexion plus approfondie. Dès 1982, comme nous l’avons vu plus haut, Max Jonin, alors secrétaire général de la SEPNB, comparait la relativement faible attention accordée au patrimoine naturel à celle dont bénéficiait le patrimoine culturel.
La notion de « Monument historique », écrivait-il, est, depuis un siècle, solidement ancrée dans la conscience des uns et des autres et, pour prendre un exemple facile, il serait impensable pour tous de démolir la cathédrale de Chartres pour en réutiliser les matériaux dans la construction de logements sociaux. [...] De la même façon, les musées sont des institutions admises et reconnues pour leur intérêt, leur importance pour la conservation d’un patrimoine culturel. Personne ne trouve à redire au fait qu’ils jouent leur rôle culturel et pédagogique dans le cadre d’un règlement et il serait impensable que l’accès en soit totalement libre et incontrôlé (PAB 110, 1982, p. 77).
Il constatait en revanche que
le concept de « Monument naturel », tout aussi fondamental que celui du monument historique, bien que déjà ancien, a du mal à s’imposer parmi le public comme chez les élus. Bien que théoriquement établi par la loi de 1930, conforté par celle de 1976 sur la protection de la nature, concrétisé par les notions de « site classé », de « site inscrit », de « réserve naturelle », le concept est loin d’être évident pour le plus grand nombre. Il reste beaucoup à faire pour l’imposer et le défendre (PAB 110, 1982, p. 77).
Cette volonté d’imposer au plus grand nombre une notion acceptée par les milieux scientifiques témoignait à sa façon d’un repérage du problème des héritiers. Alors que les « monuments historiques » ont des héritiers prêts spontanément à les défendre, ce n’est pas le cas au même degré pour les « monuments naturels », en dehors des experts. D’où la tentation de l’imposition. Le problème est que l’héritage ne s’impose pas, sauf à ne produire, dans la terminologie de Balut, que des héritiers de fait, « entité vague, englobant plus ou moins tout le monde » (Balut, 1983, p. 220) et dont il ne faut pas s’étonner qu’elle soit souvent lente « à collaborer à beaucoup d’opérations patrimoniales et même à les comprendre » (Balut, 1983, p. 223).
Dans le cas de Bretagne Vivante, nous pouvons constater que cette question revint lors de l’assemblée générale de l’association de 1996, qui donna l’occasion de discuter de ce qu’avait permis en vingt ans la loi du 10 juillet 1976. Dans son exposé introductif, le président de l’association de l’époque, Bernard Guillemot, soulignait à la fois la nécessité et les limites de l’approche juridique :
Pour l’avenir, la protection de la nature ne doit plus être pour le plus grand nombre une obligation juridique, car chacun s’attache à la contourner, mais une « attitude culturelle ». La présence d’engins de chantiers sur le site de Notre-Dame ou d’un calvaire breton pour détruire ces témoins de quelques siècles d’histoire indignerait nos contemporains et cette indignation est une protection bien plus efficace que les textes législatifs (toujours nécessaires toutefois). Pourquoi en serait-il différemment de la présence d’un bulldozer comblant une tourbière ou d’une pelle mécanique drainant un marais ? Ces milieux sont les témoins de millénaires d’évolution. En les détruisant, ce n’est pas seulement le livre de nos ancêtres que nous brûlons, mais celui de l’origine du monde dans lequel on vit (cité par Le Démézet et Maresca, 2003, p. 183).
Dire cela, c’était reconnaître qu’il demeurait une différence : le plus grand nombre s’émouvait toujours plus facilement de la destruction d’un édifice historique, fut-ce un simple calvaire, que de celle d’une tourbière ou d’un marais. Comme les propos précités de Max Jonin en 1982, ces propos de Bernard Guillemot en 1996 soulignaient aussi que les lois permettant de définir certains sites, y compris « naturels », comme élément du patrimoine, n’avaient pas suffit pour que la population et ses représentants élus se les approprient comme héritiers. Le droit en faisait encore souvent, pour reprendre la terminologie définie ci-dessus, des héritiers de fait. Le mode d’existence juridique du patrimoine, pour le dire autrement, est distinct de son mode d’existence politique (Latour, 2012). De ce point de vue, l’observation confirme l’intérêt d’identifier ce mode d’existence juridique comme mode d’existence particulier. Le droit, d’une part, passe comme le savoir scientifique par des chaînes d’inscriptions, mais ces chaînes ne sont pas les mêmes que celles de la science : il s’agit par exemple, face à une plainte pour destruction d’espèce protégée ou face à un projet industriel que l’on souhaite stopper, de définir s’il y a ou non « moyen de droit » et si ce « moyen » sera suffisant (Latour, 2012, p. 50). L’établissement de liens juridiques, d’autre part, ne garantit pas que les gens se définiront « socialement » ou « politiquement » comme héritiers [19]. Cette observation pointe aussi les limites de l’analogie juridique qui servait justement à Balut pour construire sa définition du patrimoine. Il la transposait, selon ses propres termes, du domaine « privé » au domaine « social ». Ne s’agissait-il pas plutôt d’une transposition du domaine juridique au domaine politique ? Le type d’enquête spécifiquement juridique permettant d’établir l’existence d’un lien patrimonial en s’appuyant sur les moyens du droit ne se confond pas en tout cas avec l’enquête sociologique, quel que soit le nombre de personnes concernées et le caractère plus ou moins privé ou public du lien [20].
Dans un entretien que nous avions mené en 2006, le conservateur bénévole de la réserve naturelle de Séné près de Vannes, comparait à son tour l’importance accordée aux monuments historiques et celle accordée à la nature : « Il y a 150 ans, les remparts de Vannes, ça ne valait pas tripette. Proposez leur aujourd’hui de raser les remparts ! La nature aujourd’hui ça ne vaut rien, alors que dans 50 ans ce sera comme les remparts » (Le Bot, 2007, p. 30). Pour François de Beaulieu, alors conservateur bénévole de la réserve des landes du Cragou dans les Monts d’Arrée, l’acceptation de la lande comme patrimoine était déjà bien avancée : « Aux yeux des habitants, c’était non seulement un espace ordinaire, mais un espace dévalorisé. Une dévalorisation sociale, économique, mais pas forcément sentimentale. Et je crois qu’on a contribué à leur revalorisation économique et sociale. Aujourd’hui, les communes revendiquent le site comme un élément fort de leur patrimoine » (Le Bot, 2007, p. 104). C’est de façon encore plus affirmative qu’il revenait sur le sujet douze ans plus tard, dans la page naturaliste du mercredi du quotidien Le Télégramme :
Après avoir créé un réseau de réserves littorales dans une certaine indifférence puis mené des actions plus conflictuelles, l’association Bretagne Vivante-SEPNB a su, avec d’autres, associer le terme « patrimoine » à « naturel ». La nature a ainsi pris sa place dans le cœur des Bretons aux côtés des chapelles, des costumes, de la musique et des vieux gréements. Elle n’est pas forcément mieux connue, mais elle a enfin trouvé sa place au cœur d’une des composantes essentielles de la culture bretonne [21].
L’exposition « Landes de Bretagne, un patrimoine vivant » à l’Écomusée du pays de Rennes du 25 novembre 2017 au 2 septembre 2018, dont François de Beaulieu a été le commissaire scientifique, participait de ce travail de patrimonialisation. Si le lien entre les landes et leurs héritiers directs a largement été rompu par ces derniers dans la grande période de transformation de l’agriculture, entre les années 1950 et les années 1970, même s’il pouvait demeurer, comme le dit de Beaulieu, un lien « sentimental », les landes ont trouvé, en la personne de protecteurs de l’environnement, ce que Balut appelle des « héritiers spirituels ». Ce sont eux qui se sont battus pour que ces milieux, qui couvraient au XVIIIe siècle, environ un tiers de la province de Bretagne, ne régressent pas plus encore qu’il ne l’ont fait dans la deuxième moitié du XXe siècle [22]. Il s’agissait notamment d’éviter que quelques-unes des dernières parcelles de lande ne soient remplacées par des plantations de résineux (Le Bot, 2014, p. 162). Leur action a parfois permis que certains au moins des héritiers directs renouent le lien, encouragés en cela par des aides, comme les mesures agro-environnementales prévues par la réforme de la Politique agricole commune à partir de 1992 (Le Bot, 2014, p. 163). Mais si le travail de patrimonialisation des landes a pu rencontrer ainsi un certain succès, dont la portée demanderait toutefois à être évaluée [23], c’est sans doute aussi parce que les landes ont quelque chose de particulier, par rapport par exemple aux espèces sauvages prises isolément. Elles présentent bien un caractère naturel et sont définies comme un habitat au sens écologique du terme, « caractérisé premièrement par ses particularités physiques [...] et secondairement par les espèces de plantes et d’animaux qui y vivent » (Louvel, Gaudillat et Poncet, 2013, p. 13). La classification EUNIS (European Nature Information System) les range, plus précisément, avec les fourrés et toundras dans une grande unité d’habitats de premier niveau (code F). Mais sa définition des habitats ne prend pas en compte les interventions humaines qui ont pu contribuer à leur donner leurs caractéristiques particulières. Or ces interventions ont été très importantes dans le cas de la plupart des landes de Bretagne. « Les landes sont à la fois une réalité écologique et une création des sociétés humaines qui ont utilisé ces espaces pendant plusieurs milliers d’année » (de Beaulieu, 2017, p. 14). En dehors de landes littorales qui sont des landes spontanées, dites encore primaires ou climaciques, les autres landes sont des landes secondaires, « apparues à la suite des défrichements sur les sols acides, épuisés par les premières cultures » (de Beaulieu, 2017, p. 19). Ce caractère anthropique des landes, lié aux usages agricoles qui les ont façonnées sur une très longue durée et qui s’accompagnaient de nombreuses pratiques culturelles [24], facilite sans doute leur appropriation patrimoniale. Notre hypothèse autrement dit est que le patrimoine « naturel » devient d’autant plus facilement patrimoine qu’il n’est pas exclusivement naturel.
Références
Audier, Serge, 2017. La société écologique et ses ennemis. Pour une histoire alternative de l’émancipation, Paris : La Découverte.
Balut, Pierre-Yves, 1983. « Du Patrimoine », Ramage, 2 : 207–37.
Bruneau, Philippe et Balut, Pierre-Yves, 1982. « Positions », Ramage, 1 : 3–33.
Chevrier, Jean-François et Hayon, William, éd., 2002. Paysages Territoires. L’Île-de-France Comme Métaphore, Paris : Éditions Parenthèses.
de Beaulieu, François, 2017. Landes de Bretagne. Un patrimoine vivant, Châteaulin : Locus Solus.
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Notes
[1] Conférence internationale sur la circulation des biens culturels et du patrimoine en partage, Paris, UNESCO, 1er juin 2018, programme et note conceptuelle. [En ligne] URL : https://en.unesco.org/system/files/18_972_cultgood_inside_m_web.pdf (consulté le 8 janv. 2019).
[2] Voir par exemple Rémond (2007).
[3] Initialement, le mot zapovedniki désignait en russe des réserves de type réserve de chasse. Le mot est apparenté au verbe zapovedyvat’ qui veut dire à la fois commander et interdire. Les desjat’ zapovedej sont ainsi les dix commandements bibliques.
[4] « Ouvrage d’architecture ou de sculpture », « édifice », dit en premières entrées le Trésor de la Langue Française informatisé au sujet du monument. Il faut une réflexion savante pour relier ce mot à la mémoire et au souvenir via le latin monumentum et moneo. Ce n’est pas le cas en russe où pamjatnik évoque directement la mémoire (pamjat’).
[5] La loi du 2 mai 1930 (JO du 4 mai) avait pour objet de « réorganiser la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque ». Elle prévoyait deux niveaux de protection : l’inscription et le classement. Abrogée en 2000, elle a été codifiée aux articles L. 341-1 à L. 341-22 du Code de l’environnement.
[6] L’article 1er de cette loi prévoyait que « le territoire de tout ou partie d’une ou de plusieurs communes peut être classé par décret en Conseil d’État en “parc national ” lorsque la conservation de la faune, de la flore, du sol, du sous-sol, de l’atmosphère, des eaux et, en général, d’un milieu naturel présente un intérêt spécial et qu’il importe de préserver ce milieu contre tout effet de dégradation naturelle et de le soustraire à toute intervention artificielle susceptible d’en altérer l’aspect, la composition et l’évolution ».
[7] À partir d’ici, les citations de la revue Penn ar Bed seront toutes données sous cette forme : PAB n°, année, pagination.
[8] Le texte de la « loi-programme pour la Bretagne », au chapitre VIII sur le tourisme, dit exactement ceci : « Une formule plus souple que celle du Parc national prévue par la Loi du 22 Juillet 1960 répondra mieux aux caractères spécifiques d’ensembles géographiques dont il convient, à la fois, de protéger rigoureusement les aspects naturels, tout en leur permettant de jouer un rôle attractif. Ces “parcs naturels” constitués par des Syndicats intercommunaux et parfois interdépartementaux, comprendront des réserves scientifiques intégrales de dimensions assez réduites, et des musées qui contribueront à donner à ces parcs un caractère attractif » (reproduit dans PAB 30, 1962, p. 230).
[9] Michel-Hervé Julien aurait dû y participer. Mais il est mort d’une leucémie le 21 septembre de cette année-là, à l’âge de 39 ans.
[10] Muséum national d’Histoire naturelle, Inventaire National du Patrimoine Naturel, éd. 2003-2018. Site web : https://inpn.mnhn.fr (consulté le 8 janv. 2019).
[11] La création de la Société pour l’Étude et la Protection de la Nature en Bretagne (SEPNB) qui prendra la suite des Cercles sera décidée en avril 1958. La déclaration en préfecture a lieu le 7 janvier 1959.
[12] La question à l’époque est, si l’on peut dire, dans l’air du temps. C’est ainsi par exemple que dans cette seconde moitié des années 1950, le physicien russe et futur dissident Andreï Sakharov est préoccupé par les conséquences biologiques des essais atmosphériques des bombes nucléaires (Sakharov, 1990 : 224). Il publie en juin 1958, dans le journal Atomnaja Ènergija (journal des atomistes de l’Académie des Sciences d’URSS), un article dans lequel il tente d’évaluer ces effets biologiques (Saharov, 1958). Son action a contribué, avec d’autres, à la signature en août 1963, à Moscou, du Traité d’interdiction partielle des essais nucléaires.
[13] Dans les statuts déposés en janvier 1959, la SEPNB ajoute à son périmètre d’intervention la Loire-Atlantique ainsi éventuellement que les départements limitrophes de la Bretagne, dans les limites du massif armoricain.
[14] Signataire de la convention en 1971, la France ne l’a finalement ratifiée qu’en 1986. La convention de Ramsar est un traité international dont l’objectif est la protection des « zones humides d’importance internationale particulièrement comme habitats des oiseaux d’eau ».
[15] Association fondée à Carhaix en 1969 par des pêcheurs de saumon. Elle est devenue Eaux et Rivières de Bretagne en 1983.
[16] Max Jonin a largement contribué, à l’échelle de la Bretagne, à la promotion de la notion de « patrimoine géologique ». Il a joué un rôle de premier plan dans la création de la réserve naturelle de l’île de Groix, qui protège un site géologique jugé exceptionnel et qui porte le nom d’un autre géologue, le frère François Le Bail (cf. PAB 102, 1980). Voir aussi Jonin, 2008.
[17] Par exemple Diard, 2005 ; Quéré et al., 2008 ; Le Garff, 2014.
[18] Le « social n° 2 », selon une autre formulation (Latour, 2006).
[19] La discussion de la façon dont cette approche en termes de modes d’existence pourrait être reprise dans les termes de la théorie de la médiation et de la définition que cette dernière pourrait donner d’un mode d’existence spécifiquement juridique dépasse largement le cadre de cet article. Disons seulement que la question nous semble pouvoir être analysée – d’un point de vue déontologique – en termes de fonctions et de rôles, donc aussi d’attribution et de qualification, dont le réaménagement performantiel donne l’organisation et le champ (Brackelaire, 1995 ; Le Bot, 2010). Il existe un champ juridique comme il existe un champ scientifique, avec chacun leur doxa et leur réseau d’inscriptions particuliers. Mais il faut sans doute tenir compte aussi – sur le versant ontologique – des identités de statut et des unités de position.
[20] Sur cette question des degrés du privé et du public, voir Le Bot 2010, p. 104 sqq.
[21] François de Beaulieu, « La passion de la nature (2) », Le Télégramme, rubrique nature, mercredi 28 février 2018, p. 40.
[22] Avec 14 000 hectares, les landes à bruyères armoricaines ne couvrent plus aujourd’hui que 0,5 % de la superficie de la région Bretagne (de Beaulieu, 2017, p. 11).
[23] Il est peu probable que l’ensemble de la population bretonne, toutes catégories sociales et toutes professions confondues, se reconnaisse unanimement héritière de ce paysage particulier. Il est fort probable au contraire que de nombreuses composantes de cette population en connaissent à peine l’existence et y soient largement indifférentes.
[24] Ce sont ces usages et ces pratiques culturelles que l’exposition de l’Écomusée du pays de Rennes, relayée tout au long de l’été 2018 par d’autres expositions ou manifestations dans différents sites et équipements culturels de Bretagne, visait à mieux faire connaître.
Jean-Michel Le Bot« Exister comme patrimoine. Le cas du « patrimoine naturel » », in Tétralogiques, N°24, Processus de patrimonialisation.