Jean-Claude Quentel
Professeur à l’Université de Rennes 2, Université Européenne de Bretagne (LIRL ; EA 2241, LAS) ; psychologue clinicien. jc.quentel chez wanadoo.fr
Grammaticalité et langue maternelle : du nourrisson à l’enfant psychotique
Cet article est la version écrite d’une communication effectuée dans le cadre d’un colloque sur « Psychose et langage », organisé à Rennes, les 8 et 9 décembre 2000, par les psychanalystes lacaniens. Alors qu’ils devaient être publiés, les actes du colloque n’ont jamais paru. Si cet écrit date, par conséquent, il demeure pertinent sur le fond ; en revanche, il ne bénéficie pas des travaux plus récents sur l’autisme de L. Beaud, H. Guyard et C. de Guibert, effectués dans le cadre du LIRL.
De premier abord, le thème de ce colloque, « Psychose et langage », semble requérir la compétence à la fois du psychologue clinicien et du linguiste [1]. En tant que chercheur précisément inscrit en même temps dans le champ des sciences du langage et dans celui de la psychologie clinique, il me semble important de souligner d’emblée la complexité, ou plus exactement l’hétérogénéité, du langage, avant de discuter du rapport qu’il entretient avec la psychose. Car si l’on n’est pas en mesure de discerner tous les aspects que comporte le langage, on risque fort d’épouser à son sujet une position réductrice. En tant qu’objet d’étude, le langage n’est du reste l’apanage d’aucune discipline en particulier et le psychologue cognitiviste, comme le psychanalyste, quoique de façons radicalement différentes, en font tout autant leur affaire que le spécialiste des sciences du langage.
Dans la suite des travaux de Jean Gagnepain, nous disposons d’un modèle qui permet de faire ressortir de manière cohérente les différents registres que le phénomène langage comporte. Ce modèle, appelé « théorie de la médiation », refuse précisément de s’en tenir aux bornes disciplinaires existantes dans la mesure où elles sont nécessairement contingentes d’un point de vue historique et dans la mesure, surtout, où elles font obstacle à l’instauration de problématiques nouvelles. Or la théorie de la médiation, qui se veut une anthropologie clinique, permet de témoigner d’une approche originale du thème qui nous retient dans ce colloque. Elle prend acte du fait que les troubles du langage en général, et dans la psychose, dans l’autisme en particulier, obligent à une « déconstruction » de la réalité langagière, c’est-à-dire à une analyse qui tienne compte de sa « surdétermination » ou, si l’on préfère, de sa « pluri-détermination » (au-delà donc du partage qu’opèrent les disciplines) [2]. Plus particulièrement, il est nécessaire à ses yeux de ne plus confondre le plan de la grammaticalité, qui voit l’homme mettre cognitivement en forme le monde auquel il se trouve confronté, et, d’autre part, celui de la langue, qui suppose l’échange et l’inscription dans le social. La grammaticalité constitue le registre qui rend spécifiquement compte du langage, alors que ce n’est pas le cas de la langue : celle-ci répond en effet à un usage social (ou à une pratique relationnelle, si l’on préfère), en l’occurrence celui qui porte sur le langage.
Ce colloque étant plus précisément consacré à la confrontation des résultats auxquels aboutissent les recherches récentes sur les compétences précoces de l’enfant — notamment donc en ce qui concerne le langage — avec la recherche et la réflexion clinique sur la psychose ou l’autisme, cette intervention se consacrera d’abord à ce problème. Qu’en est-il de ces compétences précoces ? Quelles questions théoriques et pratiques les découvertes les concernant soulèvent-elles ? Une fois un recul pris sur ce point, nous essayerons d’entrer dans l’analyse de la complexité des phénomènes langagiers chez l’enfant psychotique ou autiste, en nous fondant sur la différence de la grammaticalité et de la langue.
I — À propos des compétences précoces de l’enfant dans le champ du langage et de la pensée
On sait que le cognitivisme contemporain vise à transposer dans le domaine d’étude de l’enfance les méthodes des sciences de la nature. Il ne s’agit pas ici de développer une critique d’une telle transposition qui a pourtant pour caractéristique essentielle, la plupart du temps, d’occulter la spécificité de l’objet étudié. Affirmant donc la scientificité de son approche, en calquant les méthodes de la physique et de la biologie sur l’étude de l’homme, le cognitivisme contemporain a osé expérimenter d’une manière originale et il est parvenu à des résultats à première vue étonnants. Tout le monde connaît à présent ces expériences menées avec des nourrissons, parfois de quelques heures simplement, à l’aide de tétines maintenues dans la bouche du bébé par un bras rigide et reliées à un ordinateur : elles aboutissent à mesurer les mouvements de succion du bébé en relation avec des sons, ou plus généralement des énoncés, auxquels on le soumet. Lorsqu’un changement de stimulus entraîne une reprise ou une accentuation de la succion, on peut en conclure que le bébé a perçu une « différence » entre les deux stimuli. La différence témoignerait précisément de la capacité du bébé à discriminer des sons et les chercheurs évoquent dès lors une « perception catégorielle » [3]. Et de conclure à l’existence de prédispositions qu’on ne pouvait supposer, il y a encore quelques années.
De ce dernier point de vue, l’approche cognitiviste est intéressante : elle conduit à contester la vision purement évolutionniste qui prévalait jusque-là dans le champ de la psychologie de l’enfant (ramenée nécessairement à une psychologie « génétique »). Cette approche faisait saisir les productions de l’enfant comme nécessairement simples, et donc peu élaborées, une complexification progressive amenant l’enfant à un fonctionnement proche de celui de l’adulte. La référence à Piaget, souvent désigné comme le « père » de l’approche cognitiviste de l’enfant, est ainsi marquée aujourd’hui du sceau de l’ambivalence : cet auteur se trouve tout à la fois reconnu comme l’initiateur de telles recherches et radicalement contesté dans ses conclusions et ses élaborations théoriques…
Cependant, le statut de la « différence » observée expérimentalement par nos chercheurs cognitivistes, à partir de ces méthodes de « succion non nutritive », soulève des questions méthodologiques. Ces chercheurs n’effectuent en effet aucune distinction entre le son et le phonème ; ils n’ont donc aucune notion de ce qu’on appelle la « pertinence » (alors qu’ils emploient à l’occasion le terme, sous sa forme adjectivale). De ce point de vue, ils paraissent renouer avec les erreurs des observateurs du début du XXe siècle qui, faute d’une telle distinction à l’époque scientifiquement non établie, croyaient retrouver des phonèmes dans les productions phoniques du jeune enfant. Celui-ci ne faisait pourtant que faire fonctionner ses organes vocaux, sans y introduire la moindre structuration [4] (quoi qu’il en soit de l’imprégnation de la langue dont son babil témoigne déjà, notamment à travers les « intonations » et la prosodie). L’adulte observateur, quant à lui, projetait littéralement sur les productions de l’enfant sa propre catégorisation grammaticale et logique ! Il semble qu’il en soit de même dans les travaux modernes sur les compétences langagières précoces de l’enfant. Ne disposant pas d’une grille de lecture qui tient compte de la différence entre le son et le phonème, mais également entre le sens immédiatement donné (sur le mode de l’association ou de l’étiquetage) et le sens produit à partir d’une structuration sous-jacente, les chercheurs tirent des conclusions trop rapides sur les compétences précoces de l’enfant [5].
Par ailleurs, et au-delà des observations sur les tout premiers jours du nourrisson, il est frappant de constater que les documents de synthèse cognitivistes sur les capacités de l’enfant aboutissent tous à la même conclusion : alors qu’ils évoquent une activité « catégorielle » (qui supposerait donc, au sens strict, une structuration implicite), leurs auteurs avouent tous ne pas savoir où placer la limite entre le registre du perceptif et celui du conceptuel. De ce point de vue, rien n’a changé par rapport à l’approche classique de l’enfant, car cette même question se trouvait déjà soulevée, notamment chez Piaget. Dans un ouvrage synthétique, Usha Goswami confesse ainsi que « la distinction entre la perception et la conceptualisation est particulièrement difficile à tracer au ’premier niveau’ de catégorisation » [6]. Cet auteur écrit encore : « Les moyens par lesquels les enfants dépassent les catégorisations perceptives et la [simple] représentation des relations entre les objets pour former des concepts et des schémas (…) n’est pas bien comprise » [7].
L’aveu d’une telle impuissance à rendre compte (donc à conceptualiser) le « seuil de l’humain » se révèle hautement intéressant. Il relativise du coup très sérieusement les affirmations sur les compétences précoces du jeune enfant. Comment doit-on, dès lors, considérer les recherches qui concluent, au-delà du seul langage, à l’existence d’un raisonnement de type analogique chez de très jeunes enfants, dans la mesure où les chercheurs ne peuvent parvenir à définir ce qui le caractérise ? Quel crédit accorder aux conclusions des études cognitivistes sur l’émergence précoce au langage à partir de la seule observation de réactions de l’enfant à des différences de stimuli ? Pourtant, de tels travaux sur les compétences précoces de l’enfant révèlent quelque chose d’essentiel. En l’occurrence, ils prouvent que l’enfant est d’emblée capable d’effectuer des différences qui opèrent au niveau de l’interaction avec autrui. Elles démontrent remarquablement qu’il s’imprègne dès la naissance (et dès avant la naissance [8]) de la langue de l’autre et qu’il distingue à la voix ses interlocuteurs. Bref, l’enfant participe aussitôt des usages langagiers de son entourage et s’inscrit donc dans la langue dite maternelle. Ceci se révèle fondamental.
Si nous reformulons par conséquent les conclusions auxquelles aboutissent les recherches sur les compétences précoces, nous sommes conduits à poser qu’elles ne portent pas, contrairement à ce qui est affirmé, sur la compréhension du message structuré grammaticalement, mais sur la dimension des interactions verbales auxquelles le bébé se trouve soumis (ces deux plans du langage ne pouvant plus être confondus). D’une certaine manière, les convictions et les manières de procéder de Françoise Dolto trouvent ici une autre forme de validation…
II — Le registre de la grammaticalité
Que nécessite en fait une appréhension grammaticale du message ? Ce qui rend compte de l’émergence de l’enfant au langage envisagé dans sa seule dimension grammaticale (autorisant la mise en places de frontières, de « différences » spécifiquement humaines [9]) est précisément la capacité de l’enfant à structurer le son et le sens, c’est-à-dire à décoller de la perception immédiate et du type de discrimination qu’elle permet. Grammaticalement, il s’agit de produire une analyse du son et du sens, et non pas de rester soumis au type de distinction que la perception produit en nous.
Structurer n’est aucunement percevoir. La conceptualisation (ou la catégorisation d’une manière générale [10]) suppose un « vidage » du sens immédiat auquel nos perceptions nous font adhérer. Cela nous permet, dès lors, de faire de la « plage » aussi bien ce qui nous donne l’occasion de bronzer les doigts de pieds en éventail durant les vacances, que le produit du découpage horaire d’un emploi du temps, ou encore la surface dont nous disposons à l’arrière de l’habitacle d’une voiture… Rien de commun, immédiatement, entre ces réalités, désignées pourtant par le même mot ! Car le mot est fondamentalement abstrait ; il en est ainsi de tout mot soulignons-le, quelle que soit la langue dans laquelle il se trouve saisi. Certains, dont Jacques Lacan qui ne se veut pourtant pas « linguiste », ont évoqué ici, pour rendre compte de ces propriétés spécifiques du langage, un processus de « métaphorisation » [11]. Nous dirons, avec Jean Gagnepain, que le mot se fonde sur une impropriété : il ne coïncide pas avec le sens auquel il renvoie conjoncturellement, ne lui étant pas lié de façon univoque. Il se produit une non-adéquation, une « non-adaptation » en quelque sorte, du mot et de la réalité qu’il désigne, mais également du phonème et du son que nous prononçons.
De la même façon que le sens dans lequel le mot s’investit en situation de désignation n’en épuise pas la portée (le mot continue de pouvoir dire autre chose : il a potentiellement d’autres effets de sens et vaut donc au-delà de cet emploi précis), le son — en l’occurrence la prononciation — dans lequel le phonème se réalise n’en épuise pas la valeur. Très précisément, le phonème répond à une analyse du son : il constitue un cadre abstrait permettant d’identifier comme la même réalité structurale des réalisations phonétiques différentes, fonction de variations de natures très diverses et notamment de ce qui suit ou précède ledit phonème dans la chaîne produite. Il ne s’agit donc pas de discriminer perceptivement du son, mais de projeter sur lui une sorte de grille, de telle sorte que les limites introduites ne seront plus réelles, ou plus exactement fondées sur des critères immédiats, mais purement différentielles, c’est-à-dire relatives. L’étude du fonctionnement de cette autre « face » du signe langagier ressortit à la phonologie, et historiquement nous en sommes redevables à l’école de Prague [12].
Dès lors, nous sommes en droit de nous demander ce qu’il en est de ces « catégories » que les expérimentateurs cognitivistes ont mis en évidence chez le nourrisson. Il apparaît clairement qu’elles n’ont rien de commun avec ce qu’une réflexion sur la dimension grammaticale du langage oblige à prendre en compte. En revanche, d’un tel fonctionnement requérant l’abstraction et l’impropriété de l’élément de langage, l’enfant témoignera sans aucun doute quelques mois plus tard, lorsqu’il se lancera dans la grande aventure du langage et produira notamment, à grande échelle, ce que l’on prend pour des « généralisations » indues. Ses phonèmes vaudront autrement que les nôtres et ne nous paraîtront pas assez affinés. De même ses mots. Il appellera ainsi « chien » aussi bien le chien que le cheval ou la vache, ou « pomme » aussi bien la pomme que l’orange ou la prune ! Et l’on ne comptera plus, par ailleurs, les « conduiseur » (là où nous disons « conducteur ») et autres régularisations de ce genre… Où l’on voit l’enfant faire fonctionner un modèle implicite et opérer sur le principe de la quatrième proportionnelle, principe éminemment logique [13].
Qu’elle se manifeste dans le mot ou dans le registre phonologique, la « faute » (comme on dit alors facilement) témoigne d’un modèle sous-jacent, précisément d’une raison logique : elle constitue le critère même de la grammaticalité, rappelle depuis longtemps Jean Gagnepain. Autrement dit, c’est « l’écart » par rapport au modèle adulte, et non sa fidèle reproduction, qui atteste de l’entrée de l’enfant dans le langage, d’un point de vue purement grammatical. À travers la « faute », en effet, on saisit comment celui-ci a mis en œuvre, sans en avoir la moindre conscience au départ, un principe de fonctionnement, sorte d’ « inconscient du cognitif » [14]. Ce dont l’enfant « manque » — plus exactement ce qui lui reste à apprendre —, c’est de la langue, et donc de l’usage que son entourage fait de la capacité grammaticale de langage, dont il dispose au même titre qu’eux. Par ses interventions, l’adulte ne cesse de mettre de la limite à la créativité de l’enfant : toutes les possibilités logiques ne sont en effet pas retenues par la langue, toutes les créations analogiques ne sont pas acceptables. Ni les « agglutinations » ou les « fausses-coupes » du type « la léchelle » ou « la narête », ni le « vous allerez » ou le « glandier », en lieu et place du chêne, ne pourront valoir du point de vue de l’usage ! On notera toutefois que l’enfant reçoit parfaitement cette limitation, qu’il en tient compte et amende ses formulations. Il apprend la langue maternelle : il s’inscrit pleinement dans son apprentissage.
III — L’enfant psychotique et le langage
Réglons tout d’abord les questions soulevées classiquement à propos du langage de l’enfant psychotique, en l’occurrence celle de l’usage particulier des pronoms personnels et celle de « l’absence de langage » et de ce qu’elle recouvre. La première de ces questions, celle de l’usage particulier des pronoms personnels qu’effectueraient l’enfant psychotique et l’enfant autiste, surgit de manière récurrente dans la littérature depuis qu’on traite véritablement de ces entités cliniques. On a régulièrement fait de ce point une caractéristique essentielle du langage de l’enfant psychotique, au point de s’autoriser à poser à partir de lui le diagnostic clinique. Il y aurait en fait beaucoup à dire de la réflexion sur le statut « psychologique » des pronoms personnels chez l’enfant en général et chez l’enfant psychotique en particulier. On se contentera ici de souligner deux points : d’abord, il n’est pas vrai que l’enfant psychotique soit incapable de manier les pronoms personnels de manière apparemment appropriée, même s’il est certain qu’il s’en sort souvent bizarrement ; ensuite, on ne peut en rester sur ce point à une observation naïve. La distinction reprise, par exemple, par Lacan entre le « Je de l’énoncé » et le « Je de l’énonciation », et articulée par lui à la problématique de l’excentration du sujet et de sa division, permet déjà d’aller un peu plus loin dans la réflexion [15]. En bref, même quand l’enfant psychotique manie les pronoms avec un relatif bonheur, la question demeure de savoir « qui parle » à travers lui et à quel titre, par conséquent, il les emploie…
La seconde question, celle de l’éventuelle absence de langage de l’enfant psychotique et des processus qu’elle recouvrirait ne mérite pas non plus une longue argumentation. Il faut, là encore, rompre avec cette vision positiviste ou réaliste des phénomènes qui conduit à confondre le registre des processus déterminants avec le lieu de l’observation immédiate. Il existe plusieurs façons de démontrer que l’absence de langage oral ne conduit pas à l’absence de langage tout court, et notamment à une carence ou un défaut de grammaticalité. Des réalités cliniques différentes, comme celle de l’enfant sourd ou celle de l’enfant, dit en France, « infirme moteur cérébral », obligent déjà à saisir que la capacité de langage est en place même si on n’en saisit rien à travers une oralisation [16]. Chez l’enfant psychotique, on peut faire apparaître que c’est également le cas, ne serait-ce qu’à partir de ce qu’il comprend : une certaine « compréhension » du langage nécessite en effet la mise en place de la dimension de la grammaticalité, sinon l’enfant en demeurerait à un niveau purement immédiat, fondé sur de simples liaisons entre un énoncé sonore et un sens, et il ne pourrait manifester certaines réactions que nous remarquons chez lui. Si l’on distingue clairement dans le langage le registre de la grammaticalité de celui de la langue, on peut montrer que l’enfant psychotique participe du premier, même s’il n’en traduit rien dans le second [17].
Certains psychanalystes soutiennent également une distinction de cet ordre et, en 1980 déjà, un auteur comme Octave Mannoni l’argumentait remarquablement dans un article intitulé « L’enfance linguistique » : « Comment les petits enfants acquièrent-ils le langage et comment apprennent-ils la langue ? », demandait-il. Il ajoutait aussitôt : « Ces deux questions sont mêlées en fait, mais on s’aperçoit qu’il y aurait intérêt à les distinguer » [18]. Et de montrer ensuite que l’enfant psychotique n’est pas dans la situation d’être « sujet » de la langue, qu’il n’a sur elle aucun « droit de propriété et d’usage », alors qu’il dispose par ailleurs de la capacité de langage, c’est-à-dire de ce que nous avons désigné ici du terme de « grammaticalité » [19].
Si l’on en vient à présent, au-delà de ces deux points préalables, aux caractéristiques du langage de l’enfant psychotique, on s’aperçoit rapidement qu’elles soulèvent sensiblement les mêmes problèmes qu’en ce qui concerne l’adulte psychotique. On parle ainsi communément, chez l’un comme chez l’autre, de « néologismes » et de « coq-à-l’âne » [20]. À quoi renvoie, d’abord, cette notion de « néologisme » évoquée également à propos du langage de l’enfant psychotique ? Elle désigne le fait que l’enfant crée un mot qui n’existe pas dans la langue courante et qui n’est pas, par conséquent, acceptable [21]. Prenons acte d’une telle observation. Si l’on y regarde d’un peu plus près, on s’aperçoit toutefois que l’enfant psychotique met en œuvre, dans sa production, la même capacité de langage que celle qui permet à tout enfant de réaliser ce qu’on appelle des « fautes ». Ainsi, si l’enfant parle d’un « raisinier » par exemple, au lieu d’une vigne, on peut se demander en quoi sa production se révèle spécifiquement psychotique. Il prouve en l’occurrence qu’il est capable de créativité au même titre que n’importe quel enfant. La notion de « néologisme » traduit en fin de compte une mise en rapports logique qui n’est pas attestée dans la langue en question. En d’autres termes, l’enfant applique des règles et fonctionne dans ce cas sur le principe de la quatrième proportionnelle évoqué plus haut, principe dont Ferdinand de Saussure faisait justement remarquer que le langage enfantin regorge [22].
Où se logerait, par conséquent, à travers le néologisme, la spécificité de la production psychotique en général, et celle de l’enfant psychotique en particulier ? Nulle part, en fait ! Du moins pas dans le langage lui-même. Cependant, on relèvera l’incapacité de l’enfant psychotique à amender sa production, c’est-à-dire à la modifier sous la pression de ses interlocuteurs et d’un entourage conduit à énoncer ici, d’une manière ou d’une autre, un « ça ne se dit pas ! ». À ce niveau, on pourrait peut-être faire état d’une certaine spécificité… [23]
Les « coq-à-l’âne », autre catégorie consacrée par la littérature clinique et plus particulièrement psychiatrique, traduiraient, quant à eux, une certaine perte du fil du discours, l’enfant se laissant prendre, comme on dit alors, par les « associations de sens ou de sons » que son message autorise. Ainsi, Bruno, enfant psychotique, lit-il (à l’envers, qui plus est [24]) sur une feuille traînant sur le bureau l’expression « sciences du langage » : il prétend aussitôt « faire des choses de foot »… Il poursuit : « On ferait l’engagement » ; et d’écrire dès lors les équipes de football qu’il connaît, en mélangeant allègrement au passage les divisions. Le lien apparaît ici dans la ressemblance phonologique (et non pas simplement phonétique — on soulignera la différence) entre « langage » d’une part, « l’engagement » de l’autre. Ensuite, Bruno continue en parlant du tour de France et de tel coureur connu qui va certainement le gagner cette année : du football, il est donc passé au cyclisme, c’est-à-dire qu’il a fait jouer une similarité conceptuelle (demeurant dans le même champ sémantique du sport). Comment est-il possible d’analyser un tel exemple de productions ?
On fera tout d’abord remarquer que tout enfant procède, quant au principe, de la même façon, plus facilement de ce point de vue que l’adulte. On soulignera ensuite qu’il ne s’agit effectivement pas d’« associations de sens ou de sons », car de telles réalisations supposent des mises en rapports formels. L’enfant opère en l’espèce des relations abstraites, tant du point de vue de la structuration du sens que de celle de la structuration du son, relations abstraites qui se fondent sur les propriétés grammaticales du langage et aucunement sur une réalité perceptive ou immédiate. C’est ainsi que nous « pensons », en identifiant du divers, c’est-à-dire en regroupant sous la même rubrique, à partir des possibilités que le langage détermine en nous, des éléments de réalité qui ne vont pas immédiatement ensemble [25]. En fin de compte, en procédant de la sorte, l’enfant nous montre tout simplement qu’il cause le monde, autrement dit que, le grammaticalisant, il (se) l’explique en introduisant précisément des liens de cause à effet. Ceux-ci ne se fondent que sur la capacité qu’il a d’analyser logiquement son univers à travers les éléments de langage dont il dispose : le structurant, il y fonde des rapports qui le lui rendent cognitivement cohérent [26].
Ici encore, nous pouvons nous demander où réside l’éventuelle spécificité de la production de l’enfant psychotique et, à nouveau, il nous faut conclure qu’il n’en existe aucune dans le langage lui-même puisque ce sont les mêmes processus qu’exploitent le psychotique et celui qui ne présente pas une problématique psychotique. Nous ferons remarquer, en revanche, que ces fameux « coq-à-l’âne » sont plus fréquents, souvent très nettement, chez le premier que chez le second et que l’enfant psychotique n’est pas non plus en mesure, ici, de tenir compte des réactions de son entourage.
Il serait encore possible de travailler cette même différence de la grammaticalité et de la langue chez l’enfant autiste et d’aboutir à des conclusions identiques, même si l’argumentation soulève incontestablement plus de discussions. Un article de Léo Kanner, « découvreur » de l’autisme infantile précoce se révèle à cet égard particulièrement intéressant à travailler et à confronter à la clinique. Il s’agit d’un travail daté de 1946 intitulé : « Langage hors de propos et métaphorique dans l’autisme infantile précoce » [27]. Kanner y fait d’abord remarquer que les productions langagières de ces enfants paraissent sans lien avec la situation : elles semblent absurdes, stupides, incohérentes et finalement hors de propos. Toutefois, les mots ou les expressions employés par l’enfant autiste peuvent être à certains moments rapportés à la situation dans laquelle ils ont été utilisés la première fois. On s’aperçoit du coup que l’enfant agit depuis comme si elles y avaient acquis leur sens définitif : le langage ne paraît plus pouvoir bouger, se montrant en quelque sorte figé une fois pour toutes.
Ainsi en est-il du fameux « Don’t throw the dog off the balcony » prononcé par Paul alors qu’il n’y avait ni chien, ni balcon, mais rapportable à une situation précise qui a eu lieu deux années auparavant : l’expression avait été utilisée à l’endroit de l’enfant par sa mère ; elle revenait à chaque fois que celui-ci était tenté de jeter quelque chose. L’enfant agit donc ici comme si la situation n’avait pas changé : tout se passe comme si l’autiste avait, à travers son langage, ses propres références, privées, originales et individualisées, commente Kanner. Mais il ajoute que les expressions employées par l’enfant autiste constituent en même temps des formes de « métaphores » qu’il nous donne parfois l’occasion de repérer en tant que telles. Pour ne prendre qu’un exemple, Donald, à l’âge de 6 ans, répond à une question extraite du test de Binet-Simon conduisant à opérer la soustraction 10 - 4 par un : « Je tracerai un hexagone ». Cette réponse apparaît juste logiquement si l’on accepte de voir que l’hexagone a six côtés et que c’est ce nombre qu’il faut retenir, mais le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle est particulière !
Or, dans tous les exemples de ce type que propose Kanner, on voit que l’enfant autiste se montre capable de rendre le mot impropre (en le faisant en l’occurrence clairement désigner autre chose que ce à quoi il paraît le plus communément se rapporter — et que l’enfant ne peut en même temps méconnaître). Il semble avoir « déplacé » le sens du mot, d’où la notion de « métaphore » employée par Kanner. Ce faisant, il montrerait bien qu’il est capable d’abstraction grammaticale, au même titre que nos enfants psychotiques tout à l’heure. Et le problème que soulèvent de telles réalisations devient dès lors le suivant : comment est-il possible de se montrer à la fois incapable de relativiser le sens d’un mot (ou d’une expression) en situation et capable de l’employer dans un sens métaphorique qui suppose un « déplacement », donc une forme de relativisation ? Il faut bien avouer que Kanner ne résout pas le problème… Car ces mêmes enfants qui « métaphorisent » vont par conséquent paraître en même temps « coller » au mot !
Il devient possible de dépasser cette apparente contradiction en soulignant que l’enfant relativise effectivement son élément de langage d’un point de vue grammatical, mais qu’il ne parvient pas, en revanche, à relativiser la situation en tant qu’elle doit donner lieu à une interaction verbale. Ce serait alors l’interaction qui lui ferait problème et non le langage en tant que tel. Il ne parviendrait pas à « relativiser » l’élément de langage dans une situation d’échange. Et l’on peut faire remarquer du même coup que ce qui se joue là, à travers le langage, se retrouve dans l’ensemble des comportements de l’enfant autiste dans la mesure où ceux-ci témoignent de la même « immutabilité » (ce que Kanner désigne par l’expression « sameness behavior »). Dès lors, il n’est plus possible de conférer au langage un statut particulier parmi les réalisations de l’enfant autiste, puisque nous sommes renvoyés à un trait de comportement qui n’est pas spécifiquement langagier et qui doit être rapporté à une cause autre : qu’est-ce qui explique, en effet, que l’enfant autiste fige ainsi ses réalisations quelles qu’elles soient, sinon qu’il s’agit pour lui de rendre toute interaction impossible ? L’enfant se cramponne en fin de compte à du « non-commun », à du « non-partageable », manifestant par là son incapacité à entrer dans un procès de subjectivation qui n’a rien de langagier au sens strict [28] (et qui se traduit par l’ « aloneness », second symptôme essentiel de l’autisme repéré par Kanner).
Conclusion
Les travaux sur les compétences précoces du nourrisson ne sont pas d’une grande utilité au clinicien, tels qu’ils sont actuellement effectués. Ils témoignent avant tout du fait que les problématiques n’ont rien de comparable et que nous sommes plongés dans deux univers épistémologiques quasiment étanches l’un à l’autre (car cela va incontestablement dans les deux sens). Les recherches cognitivistes permettent cependant de mettre en évidence que l’enfant est d’emblée pris dans la langue de l’autre et se trouve donc travaillé très tôt par la question de la langue maternelle [29]. Elles ne nous sont, en revanche, d’aucun secours pour rendre compte des processus langagiers, saisis dans leur spécificité, chez l’enfant normal, et a fortiori chez l’enfant psychotique ou autiste. Il faut sur ce point produire d’autres hypothèses, compatibles avec ce que la clinique nous donne à observer. Alors il devient possible de saisir que l’enfant psychotique n’a aucun problème véritablement langagier, puisqu’il dispose, au même titre que n’importe quel enfant, de la grammaticalité.
Il est particulièrement intéressant de relever que l’analyse des productions langagières de l’enfant psychotique, voire de l’enfant autiste, que nous avons menée ici rejoint tout à fait celle que produit Jean-Claude Maleval concernant le langage psychotique adulte. Dans son ouvrage sur La forclusion du Nom-du-Père, il fait clairement ressortir que l’identification d’un langage psychotique ne va pas de soi, dès lors qu’il est impossible de spécifier la production d’un psychotique en se fondant sur l’analyse de ses propos ou de ses textes [30]. Jean-Claude Maleval conclut donc à l’absence de spécificité des troubles du langage du psychotique. Tirant à cet égard les enseignements des travaux de Schwartz, il évoque une « insaisissabilité linguistique » [31]. L’analyse du langage de l’enfant psychotique nous conduit aux mêmes conclusions : ses productions témoignent simplement du fait qu’il est dans le langage, en l’occurrence qu’il dispose de la grammaticalité.
Ce qui fait difficulté au psychotique adulte, c’est finalement le « parler avec », c’est-à-dire l’échange. Il n’a aucun problème vis-à-vis du langage, mais en revanche il ne parvient pas à faire avec la dimension de l’altérité requise pour s’inscrire, entre autres façons de faire du lien social, dans le registre de la langue. Il en est somme toute de même de l’enfant psychotique et vraisemblablement de l’enfant autiste : l’interaction leur fait difficulté et cela se traduit, entre autres, dans le domaine langagier [32]. Tout se passe chez eux comme s’ils se prémunissaient sans cesse des dangers que la rencontre avec l’autre pouvait entraîner. On comprend que les auteurs lacaniens aient pu soutenir que l’enfant psychotique est « hors discours », dès lors qu’ils entendent par discours, précisément, ce qui permet de nouer du lien social. Il est en fait « hors propos », en dehors du « sens commun », car « hors relation » ou « hors interaction ». Mais en même temps, si le problème du psychotique n’est pas spécifiquement langagier [33], on ne voit pas la raison qui permettrait de continuer à parler, pour cerner ses difficultés, de « discours » (et à le qualifier de « hors discours ») puisque c’est un terme emprunté au domaine du langage, qui fait perdurer les confusions en laissant croire que celui-ci garde une importance essentielle, voire qu’il se trouve malgré tout spécifiquement concerné [34]…
Bibliographie
Benveniste, É., 1946, « Structure des relations de personne dans le verbe », in Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966, p. 225-236.
Benveniste É., 1956, « La nature des pronoms », in For Roman Jakobson, La Haye, Mouton, p. 34-37, repris dans Problèmes de linguistique générale, Gallimard, Paris, 1966, p. 251-257.
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Notes
[1] On notera que la « linguistique », discipline qualifiée de « pilote » à l’intérieur du champ des sciences humaines dans les années 1970, a universitairement disparu aujourd’hui pour laisser place aux « sciences du langage » — le terme de « science » se déclinant du même coup au pluriel. Cette surprenante évolution oblige notamment à prendre en compte la relativité historique du savoir, et en particulier du découpage disciplinaire.
[2] Freud, déjà, mettait en garde contre toute approche réductrice évacuant cet aspect : il rappelait qu’il existe « une importante discordance entre l’attitude de notre organe de pensée et l’organisation de l’univers qu’il s’agit d’appréhender par la pensée. Il suffit à notre besoin à vrai dire impérieux de causalité que tout événement ait une cause démontrable. Mais dans la réalité extérieure à nous ce cas n’existe guère ; chaque événement semble plutôt surdéterminé ; il se manifeste comme l’effet de plusieurs causes convergentes » (1939, p. 204 — souligné par Freud).
[3] Un résumé de ces travaux est fourni par Bénédicte de Boysson-Bardies dans son ouvrage Comment la parole vient aux enfants (1996, notamment p. 29 et sv.).
[4] Cf. sur cette question l’apport des travaux de Roman Jakobson (notamment dans le fameux article « Langage enfantin, aphasie et lois générales de la structure phonique », 1941). On sait par ailleurs qu’ils marqueront l’élaboration théorique de Jacques Lacan.
[5] Ils auraient eu tout intérêt, par exemple, à reprendre le questionnement des auteurs qui introduisaient avant eux une différence entre la phase de généralisation dite « primaire » et cette autre phase de généralisation qui découle de la mise en place véritable des processus langagiers. Pour un résumé de ces questions, cf. Quentel J.-C., 1993, p. 91 et sq., et sur la généralisation analogique, p. 86-88. D’une manière plus générale, il s’agit de savoir si ces différences repérées par les expérimentateurs cognitivistes sont uniquement d’ordre perceptif ou si elles supposent une formalisation implicite, c’est-à-dire une réelle analyse par le nourrisson du message entendu.
[6] Cognition in children, 1998, p. 73 (traduit de l’original).
[7] id. p. 53. Également p. 66 et 70 par exemple. On a en fin de compte avancé l’âge auquel l’enfant serait capable de conceptualiser et l’on est passé d’une vision constructiviste à une optique innéiste, sans parvenir plus à définir l’enjeu même de la conceptualisation.
[8] Bénédicte de Boysson-Bardies évoque ainsi significativement une « imprégnation prénatale » (op. cit., p. 37-38). Et de conclure : « Une familiarisation avec la langue maternelle a donc lieu dans les derniers mois de la vie prénatale » (id., p. 38).
[9] Étant entendu que d’autres facteurs, d’autres « plans » du langage sont par ailleurs à prendre en compte (définissant un autre type d’analyse portant sur des aspects différents de cette réalité hétérogène).
[10] La mise en catégorie nécessite l’analyse ou la structuration, processus spécifiquement humain qui n’est plus de l’ordre du perceptif. Il est très révélateur de voir que Bénédicte de Boysson-Bardies est amenée, quant à elle, à conclure : « La façon dont l’enfant arrive à distinguer et à extraire des mots de l’onde acoustique continue qu’il entend garde, aujourd’hui encore, un certain mystère » (op. cit., p. 115).
[11] « La métaphore se place au point précis où le sens se produit dans le non-sens », écrit-il dans « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud » (1957, p. 508). La voilà, évoquée à travers cette notion de « non-sens », cette fameuse abstraction !
[12] Notamment à travers les travaux de Jakobson, en tant qu’ils ont particulièrement porté sur l’enfant — voir en comparaison les définitions que donne B. de Boysson-Bardies de la phonologie et du phonème (op. cit., p. 260 et 259). Cf. également, sur l’analyse phonologique, J.-Y. Urien, 1987, notamment p. 66 et sq.
[13] Dans un article écrit en hommage à Ernest Jones, Lacan fera particulièrement ressortir, à propos du jeune enfant, cette dimension d’impropriété que le langage comporte, se gaussant au passage des psychologues généticiens : « Comment ne pas regretter ici que l’intérêt porté à l’enfant par l’analyse développementaliste ne s’arrête pas à ce moment, à l’orée même de l’usage de la parole, où l’enfant qui désigne par un oua-oua ce que dans certains cas, on s’est appliqué à ne lui appeler que du nom de chien, reporte ce oua-oua sur à peu près n’importe quoi, — puis à ce moment ultérieur où il déclare que le chat fait oua-oua et que le chien fait miaou, montrant par ses sanglots, si l’on entend redresser son jeu, qu’en tout cas ce jeu n’est pas gratuit ? » (1960, p. 708). L’enfant, ici, poursuit Lacan, « arrache les choses à leur ingénuité en les soumettant à ses métaphores » (cf. aussi p. 805 et p. 891).
[14] L’expression a été utilisée à plusieurs reprises par Piaget lui-même (notamment dans l’article « inconscient affectif et inconscient cognitif », 1971).
[15] Quand je parle de moi et que j’énonce que je suis, suis-je le même que celui dont je parle ?, questionnera ainsi Lacan (cf. par exemple 1957, op. cit., p. 517). Cette distinction du « Je de l’énoncé » et du « Je de l’énonciation » est elle-même tirée d’une réflexion sur le statut de ce qu’on a appelé les « shifters » : depuis Otto Jespersen, auquel on doit la notion, jusqu’à Émile Benveniste, en passant par Roman Jakobson, les linguistes n’ont cessé de produire une réflexion sur la « subjectivité dans le langage » dont le monde des psychologues a aussitôt pensé pouvoir tirer des implications théoriques et pratiques. Cette attention portée aux pronoms personnels se trouve d’abord fortement entachée d’ethnocentrisme (en l’occurrence, les conclusions tirées valent avant tout pour les langues indo-européennes). Elle témoigne ensuite de la difficulté à distinguer les registres de la personne grammaticale et de la personne en tant que processus nous permettant d’entrer dans des relations intersubjectives et donc sociales.
[16] Cf. Deneuville A., Guyard H., Quentel, J.-C. (1993 et 1993b) ; Deneuville A., Quentel J.-C., Guyard H. (1994).
[17] Ainsi, il est éventuellement possible de faire apparaître, à partir d’un jeu d’images simples, que l’enfant est capable de polysémie et de synonymie (celle-ci n’étant que la contrepartie de celle-là), autrement dit qu’il manie parfaitement l’impropriété (cf. l’épreuve proposée dans Quentel, L’enfant, op. cit., p. 119-121, si toutefois l’enfant parvient à s’y soumettre).
[18] 1980, p. 85.
[19] id., p. 95.
[20] Ces deux termes sont couramment utilisés par les différents auteurs ; ils ne prétendent cependant pas épuiser les phénomènes observés dans le langage du psychotique. Le néologisme, auquel on associe souvent des phénomènes comme le « paralogisme » et le « langage métaphorique et symbolique », est saisi comme un trouble tantôt du « vocabulaire », tantôt « sémantique ». Le coq-à-l’âne, auquel nous pourrions lier la « fuite des idées », les « barrages », « les réponses à côté », etc., se comprend classiquement comme « trouble du cours de la pensée » se traduisant dans le langage, parfois comme trouble « syntaxique ». (Pour une approche descriptive des phénomènes langagiers chez l’enfant psychotique, voir par exemple Brauner A. et F., 1978).
[21] L’acceptabilité est affaire de langue uniquement ; elle n’a rien à voir avec la logique qui régit les processus grammaticaux.
[22] « Parce qu’ils [les enfants] connaissent mal l’usage » (c’est-à-dire la langue), expliquait Saussure (Cours de linguistique générale, p. 231).
[23] Pour le reste, la notion de « néologisme » est éminemment critiquable : on peut en effet faire remarquer que, d’une certaine manière, rien n’échappe dans le registre de la langue à une forme de néologisation, dès lors que tout interlocuteur se l’approprie nécessairement à sa façon, marquant ainsi sa singularité et s’inscrivant du même coup dans un malentendu qui doit être saisi comme fondateur de l’échange. Cf. également, sur ce point, Jean-Claude Maleval, 2000, p. 178.
[24] Il n’accepte par ailleurs de lire qu’en présence de l’éducatrice qui le lui a appris et dans le cadre du bureau : nulle part ailleurs il ne témoigne de cet apprentissage.
[25] Il suffit de s’interroger sur ce qui se produit en nous, du seul point de vue langagier, lorsque nous déclarons d’un seul coup : « ça me fait penser à… ». La cure psychanalytique se fonde, à travers la fameuse « association libre » (et son pendant, « l’attention flottante » de l’analyste), sur ces processus proprement langagiers dont le désir ne cesse de s’emparer et de se nourrir (l’adjectif « libre », ajouté au terme « association », indiquant par ailleurs que la procédure vise une forme de contournement du refoulement constitutif du désir par une suppression de tout jugement critique).
[26] Cette notion de « cause » est introduite dans leur modèle théorique, aussi bien par Lacan que par Gagnepain, lequel évoque explicitement un « principe de causalité » (1982, p. 105-125 ; 1994, p. 46, 277 et 287). Pour ces deux auteurs, le monde de l’homme n’est pas le monde de la « chose », mais nécessairement celui de la « cause » (cf. le remarquable passage de Lacan, dans les Écrits, où il explique que l’objet, pour l’homme, est nécessairement conçu, conceptualisé — 1957, op. cit., p. 498. Dès le discours de Rome, il faisait remarquer que « le concept est la chose même », et d’ajouter aussitôt : « ce qu’un enfant peut démontrer contre l’école. C’est le monde des mots qui crée le monde des choses », 1956, p. 276).
[27] « Irrelevant and metaphorical language in early infantile autism », 1946.
[28] Pour un développement de ces questions, cf. Quentel J.-C., 1989, et Quimbert C., Quentel J.-C., 1996.
[29] On le savait d’ailleurs depuis plus d’un siècle, mais la littérature cognitiviste ignore superbement ses prédécesseurs, lesquels, très probablement, ne s’inscrivaient pas dans une approche réellement scientifique à ses yeux. Antoine Grégoire, grand observateur du langage enfantin (qui a par ailleurs fourni à Roman Jakobson l’essentiel du corpus dont il avait besoin), avait ainsi remarqué, dès 1933, que les enfants différaient de bonne heure dans leur façon de s’imprégner de la langue maternelle, mais qu’ils étaient marqués par les procédés d’articulation (les « nuances de quantité et d’intensité ») et d’accentuation de leur entourage (1933, p. 389 et 1937, 1° partie, ch. II. — Voir déjà Sikorsky, 1883, p. 323, ou encore Milivoïe Pavlovitch, 1920 ch. II). Aujourd’hui, on regroupe précisément ces observations sous le registre de la « prosodie » ou du « suprasegmental ».
[30] Op. cit., p. 162 et 166.
[31] Id., p. 171. cf. encore : « Il est particulièrement difficile de cerner la spécificité du néologisme psychotique » (p. 176).
[32] Il serait dès lors intéressant de voir ce qu’il en est, de très bonne heure, de leur rapport à la prosodie — ou au suprasegmental —, puisque se traduit là, notamment, l’influence de la langue et de ses particularités.
[33] « On peut déduire de la clinique que non seulement ce n’est pas un trouble des aptitudes linguistiques qui suscite la psychose, mais que, bien au contraire, les troubles du langage sont générés par cette dernière » (Maleval J.-C., op. cit., p. 173). En d’autres termes, il ne s’agit pas d’un trouble du langage, bien qu’il s’observe dans le langage.
[34] Chez Lacan, résume Jean-Claude Maleval, « la discursivité s’oppose à l’intuition : elle n’atteint son objet qu’indirectement, par le détour du concept, elle implique une mise à distance de la Chose, de sorte que, ne pouvant trouver sa référence en elle-même, elle ouvre à l’échange dialectique » (id., p. 238 — c’est moi qui souligne).
Jean-Claude Quentel« Grammaticalité et langue maternelle : du nourrisson à l’enfant psychotique », in Tétralogiques, N°18, Faire, défaire, refaire le monde. Langage, technique, société (2010).