Christine Le Gac

Docteur en sciences du langage ; Orthophoniste, CHU de Rennes — Pontchaillou, service de neurologie. christine.LE.GAC-PRIME chez chu-rennes.fr

Points de vue et prises de vue : ce que révèle l’étude clinique neurologique d’un cas d’atechnie

Résumé / Abstract

Ce texte propose l’étude clinique d’un cas neurologique, celui d’un patient cérébrolésé présentant une atechnie. Plusieurs manifestations pathologiques y sont analysées, permettant de mettre à jour la particularité du trouble : une même explication logique permet de rendre compte de celui-ci, par-delà la diversité des manifestations. On découvre en même temps la méthodologie de l’observation clinique, et la façon dont la logique du modèle théorique de la médiation s’articule avec cette clinique novatrice.

Mots-clés
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Introduction

Un jeune homme de 24 ans a fait un AVC il y a 7 jours. Il a bien récupéré. Il a présenté initialement des difficultés pour parler qu’il décrit ainsi : « J’étais conscient de ce qui se passait, mais les mots ne correspondaient pas aux idées », « les mots se mélangeaient ». Il ajoute qu’il faisait aussi « des gestes bizarres ». Il a pris du pain, et a mis du tabac dessus : « je savais qu’il y avait quelque chose de bizarre, mais je n’arrivais pas à me dire ce qui était bizarre », « je savais qu’il y avait un truc qui ne collait pas, mais je ne savais pas quoi ».

Voici une bonne introduction à mon propos, qui sera simplement de faire découvrir – ou redécouvrir – au lecteur un certain pan de la clinique neurologique, peu ou mal connu, qui concerne la gestualité, au sens large, tout ce qui a trait à l’activité. En effet la pathologie offre non seulement des sources d’inspiration et de compréhension de la théorie de la médiation dans le domaine du langage (ou logique selon la terminologie du modèle théorique de la médiation), mais aussi dans le domaine technique. En même temps, la clinique est lieu de mise à jour d’hypothèses, remettant parfois en question ce modèle théorique. Par l’exposé de vignettes cliniques, chacun pourra découvrir comment se manifestent certains troubles neurologiques du domaine technique, combien il est difficile de les décrire, comment les expliquer, et comment cette explication mise à jour s’articule-t-elle avec la logique du modèle.

En préambule, il faut toujours avoir à l’esprit, face à un patient cérébrolésé, qu’il va nous déconcerter. Jamais le trouble ne se manifestera comme on l’attend. Si tel est le cas, le clinicien-chercheur doit s’interroger sur sa méthode. Se laisser surprendre par les accidents de la clinique, telle est notre voie ! Ici la présentation clinique sera centrée sur deux prises de vue, celle du patient et celle du clinicien, par le biais de « vignettes », c’est-à-dire d’instantanés piochés dans différentes observations cliniques. Cette présentation se veut accessible à tout lecteur. Même si certains passages emploient la terminologie de la médiation, ce n’est pas un obstacle à la lisibilité du propos.

Par l’exposé de ces vignettes cliniques, chacun pourra découvrir :

  • comment se manifestent les troubles ;
  • combien il est difficile de les décrire ;
  • comment on doit envisager d’expliquer les phénomènes anormaux observés : poser des hypothèses ;
  • comment on éprouve les hypothèses ;
  • comment s’ajustent la clinique neurologique et la logique du modèle de la médiation.

1. Observer : comment regarder ? Quoi voir ?

Il s’agit tout d’abord en clinique de relever des phénomènes anormaux, de les recueillir, donc de les identifier en tant que tel. Pour aborder ce point, je vais exposer une petite expérience, réalisée auprès de deux personnes étrangères au milieu hospitalier, et à la théorie de la médiation, et destinée à mettre en évidence l’orientation de toute prise de vue. Je propose à ces deux personnes d’observer des dessins.

Je leur demande si, de leur point de vue, c’est la même personne qui a fait les trois dessins. Leur réponse est oui, sans hésitation. Ce sont « les mêmes traits », « le même pattern » (les « allées et venues »). Elles remarquent les formes géométriques qui sont les mêmes pour les 3 dessins (les fenêtres). Également que « la maison est dans l’eau, comme le bateau ».

Je leur montre ensuite d’autres dessins.

Selon les observateurs, ce n’est pas forcément la même personne que celle des dessins précédents qui a dessiné. Ils pointent immédiatement la faute d’orthographe pour « Eiffel ». Ils trouvent que le tracteur est « très moche ». D’ailleurs on ne le reconnaît même pas. Ce pourrait être une grosse tondeuse, à la limite. Ils notent pour ce tracteur un essai de perspective avec les roues arrière (un trait les relie). Alors qu’il n’y a pas de perspective dans les autres dessins. La tour Eiffel est moins géométrique, les perspectives ne sont pas bonnes. Ils remarquent que pour la locomotive il n’y a pas de rails, et pour la voiture pas de route. Pour les autres dessins, ils observent qu’ils reposent « sur quelque chose ». Et que le tracteur n’est pas droit sur les lignes de la feuille. Au final, après avoir observé les dessins, ils retrouvent en fait le « même pattern » que dans les dessins précédents. Donc un même dessinateur de leur point de vue.

Je propose d’observer ensuite d’autres dessins.

Cela leur évoque d’emblée un dessin d’enfant. Ils ont du mal à intégrer qu’il s’agit du même dessinateur que celui des dessins précédents.

Ainsi donc les deux observateurs décrivent les dessins, les comparent. Ils observent des détails, sans en tirer de conclusion particulière :

  • les « fenêtres » identiques du bateau, de la maison et de la voiture ;
  • le support ou non sur lequel les choses reposent : la maison, le bateau, le tracteur, la Tour Eiffel ont un support, mais pas la loco ni la voiture ;
  • un essai de perspective pour le tracteur ;
  • une Tour Eiffel mal proportionnée.

Nos deux observateurs ont observé et raisonné selon leur savoir ou état de connaissance. Ils ont repéré des anomalies, fait des déductions, et comparé. De leurs observations ils ont déduit qu’il ne s’agissait pas d’un même dessinateur pour les arbres (un dessin d’enfant) et pour les autres dessins. Cette déduction est à la fois vraie et fausse. Elle est vraie au regard des éléments d’observation recueillis par les deux personnes. C’est une déduction logique. Mais dans les faits, dans la réalité, c’est une même personne qui est l’auteur de tous les dessins.

Il apparaît évident au vu de cette petite expérience que toute prise de vue est orientée en fonction du savoir de l’observateur, qui le conduit à établir des comparaisons (pareil/pas pareil, normal/pas normal, etc.). Le clinicien est également dans cette position, de rapporter à du connu, de comparer, lorsqu’il évalue les patients, leurs productions verbales ou autres, avec des productions dites normales.

Habituellement, pour évaluer et diagnostiquer les troubles neurocognitifs, des tests et épreuves paramétrés sont proposés, qui sont basés sur des données statistiques, établies selon des populations de sujets, normaux le plus souvent. Les exposés cliniques qui vont suivre ne se situent pas dans ce type d’approche normative. Ils sont basés sur une démarche d’observation clinique qui inclut comme condition nécessaire pour mener à bien une évaluation pertinente de se départir de son savoir préétabli, et qui exclut donc le recours au normal comme scientifiquement pertinent.

La petite expérience proposée visait à mettre en évidence que toute prise de vue était orientée. Les vignettes cliniques qui vont suivre mettent en évidence que le propre de toute situation d’observation clinique est de désorienter cette prise de vue.

2. Observer : comment regarder ? Quoi voir ? (2)

  • comment se manifestent ces troubles 
  • combien il est difficile de les décrire 

Je vais présenter deux situations cliniques, avec le patient présenté en introduction, qui a fait un AVC la semaine précédente. Je lui propose différentes mises en situation, dans le but de susciter une ou des anomalies, non prévisibles dans leurs manifestations, mais prévisibles en regard des lésions du patient. Autrement dit je pose l’hypothèse qu’il y a quelque chose à mettre en évidence, qui va se manifester, en lien avec la lésion révélée par l’imagerie cérébrale. Cependant je ne sais pas comment cela va se manifester précisément. C’est en avançant dans les exercices que cette hypothèse va prendre corps.

Je rappelle que mon travail s’inscrit dans le cadre du modèle théorique de la médiation de Jean Gagnepain. Mais il n’est pas nécessaire de connaître ce modèle pour suivre mon propos.

Vignette clinique 1

Je pose des crayons de couleur sur la table devant le patient, et lui explique qu’il devra seulement pointer du doigt la couleur de la chose dont je lui dirai le nom.

Il dit d’accord, mais commence quand même à dire les couleurs : ça c’est blanc.

Je lui réexplique ce que j’attends de lui.

[le signe + indique qu’il pointe la couleur attendue]

Le sang : c’est rouge +

La neige : +

Du lilas : le lilas, ça peut être ça +

Le soleil : +

La nuit : +

Un tronc d’arbre : il montre le vert. Il est vert.

Une feuille, d’arbre : c’est ça (vert)

C’est comme le tronc ? : ben oui ?

Je lui propose de dessiner.

Il dessine un arbre avec le crayon vert, et dit : il est vert l’arbre, il est vert !

Et le tronc ? : il est vert !

Il peut être d’une autre couleur ? : il peut être marron.

Ici mon savoir se heurte à celui du patient quand il désigne le crayon vert pour la couleur d’un tronc d’arbre, car je considère qu’un tronc d’arbre est marron, et non pas vert. C’est pourquoi je lui demande la couleur d’une feuille, et que j’essaie ensuite d’avoir des précisions, en lui proposant de dessiner. Il dessine l’arbre avec le crayon vert, et précise bien qu’il est vert, l’arbre. Ce qui est effectivement le cas, pour ce dessin.

Image de l’arbre :

[dessin présenté à l’échelle]

Je reste cependant sur mon idée première, à savoir qu’un tronc d’arbre est marron. Aussi j’insiste en demandant pour le tronc. Mais ma question est ambiguë, car j’évoque un tronc d’arbre en général. Mais lui répond en fonction du dessin : le tronc est vert. Au final, je pose précisément la question (« il peut être d’une autre couleur ? »), et lui me répond de façon adaptée, eu égard à mon questionnement. Un tronc d’arbre peut être marron.

Il n’empêche qu’il l’a dessiné en vert, et qu’il m’a dit en première réponse qu’il était vert. Il semblerait que pour le patient un tronc d’arbre puisse donc être vert ou/et marron. Mais c’est une supposition de ma part.

Ici deux options se présentent à moi, examinateur :

Soit je considère les réponses du patient acceptables, et je ne vais pas plus loin dans le questionnement.

Soit je suis alertée par cette réponse un peu décalée au regard de ma façon de voir les choses, et je vais plus loin. Ce qui est mon option, qui implique cependant de sortir de l’exercice en cours, donc du cadre initialement posé (pointer du doigt la chose dont je dirai le nom).

Je propose alors au patient de dessiner à nouveau un arbre. Il dessine l’arbre en marron, et donne un coup de crayon vert dans le feuillage.

Image de l’arbre :

[dessin présenté à l’échelle]

Ce dessin est en accord avec ma façon de voir les choses, autrement dit pas d’anomalie, donc je reviens à l’exercice initial, qui était de pointer du doigt la couleur de la chose proposée..

Un abricot : il montre le crayon orange, en disant : ça à peu près.

C’est quelle couleur ? : ben c’est à peu près cette couleur-là.

Laquelle ? : la couleur d’un abricot

[on tourne en rond]

C’est orange : Ah. On n‘était pas loin.

Vous pouvez écrire « un abricot » ? : ben oui. Avec ça tant qu’à faire.

Et il prend le crayon orange et dessine un arbre, identique aux deux précédents.

Image de l’arbre :

[dessin présenté à l’échelle. La couleur orange utilisée était plus vive que celle restituée par l’image]

Je suis un peu étonnée, aussi je demande confirmation.

Vous en avez déjà vu ? : des abricots ?

Oui : ben oui… c’est une plante. Si je veux faire complet je fais là. Il colorie l’intérieur du tronc.

Et un peu… il ajoute un peu de couleur dans le feuillage.

Ça se mange ? : les abricots… ça se mange à la belle saison

Et ça ressemble à ça ? : pas de réponse.

Ainsi, pour récapituler, en proposant au patient d’écrire le mot abricot, je sors de l’exercice proposé. Et c’est à ce moment-là que se manifeste quelque chose d’intéressant, incompréhensible à première vue. Le patient dessine un arbre, de couleur orange, ce qui me laisse un peu perplexe parce que je ne saisis pas pourquoi il a dessiné un arbre quand je lui demandais d’écrire « un abricot ». Le fait qu’il dessine au lieu d’écrire ne m’étonne pas, c’est habituel chez ce type de patient. Mais qu’il dessine un arbre ? Je dois donc m’assurer qu’il sait bien ce qu’est un abricot. Ce qui est un peu idiot de ma part, puisqu’il vient tout juste de me montrer la couleur d’un abricot, indiquant donc qu’il connaissait la chose. Mais en situation clinique il faut réagir dans l’urgence, et l’on ne peut le plus souvent mener une réflexion qu’après coup. Ses réponses me confirment bien sûr qu’il sait ce que sont des abricots. Le problème ne vient pas de son savoir. D’ailleurs il prend la peine de peaufiner son dessin, pour que je comprenne bien ce dont il s’agit, en me parlant de la plante, etc. Car il remarque bien que je suis dubitative.

Comment comprendre ce dessin d’un arbre en orange, en réponse à la consigne d’écrire « un abricot » ? En situant cet acte dans l’ensemble des actes qui ont précédé, et en recherchant une cohérence explicative.

Avec les crayons de couleur marron et vert, le patient vient de dessiner des arbres, en lien avec une consigne portant sur la couleur des choses. Ceci peut se schématiser ainsi :

Crayon de couleur + feuille de papier = dessin de la chose en question.

Le dessin coloré est la chose à faire, l’acte à produire, et les crayons et la feuille les moyens mis en œuvre pour le faire. Lorsque je demande au patient d’écrire « un abricot », je passe donc à une autre « chose à faire », mais sans varier les moyens en quelque sorte. Je lui demande d’écrire « un abricot ». Autrement dit il doit envisager une autre façon d’appréhender (dans le sens de « se saisir de ») un abricot, non plus son dessin, mais l’écriture de son nom. Et l’on constate qu’il ne peut précisément pas passer du dessin à l’écriture, et plus encore il ne peut dessiner pas autre chose qu’un arbre. En orange, couleur de l’abricot, mais plus exactement ici couleur du crayon que le patient tient en main, et qui est lié à la consigne demandée. Cela n’a pas d’importance pour lui. D’ailleurs il le dit « Avec ça tant qu’à faire. »

Le seul élément qui varie sensiblement est le tracé des branchages et du feuillage, c’est-à-dire ce qui n’est pas le tronc. On peut penser que cela indique qu’il s’agit d’une plante, comme le patient le dit, et non d’un arbre. Mais cela reste une supposition. Ce qui nous importe, c’est la persistance du complexe Crayon de couleur + feuille de papier = dessin de la chose en question, l’impossibilité de passer d’une activité à une autre. Il y a bien une variation dans le tracé de ce qui est dessiné, mais pas celle attendue.

On pourrait dire qu’il y a erreur sur le variateur, dans le passage du dessin à l’écriture du nom de la chose : le patient a bien fait varier quelque chose, une partie de l’arbre. Mais le reste n’a pas changé, à savoir tout le dispositif précédemment mis en œuvre [crayon + feuille = dessin de la chose]. Et jamais cela ne devient de l’écriture.

À cette entité il faut encore ajouter un autre élément d’observation, qui est le graphisme même de l’arbre. On voit bien que le patient garde son « coup de crayon », sa patte en quelque sorte.

Pour conclure l’exposé et l’examen de cette première vignette, revenons à notre méthodologie. Nous avons posé en introduction le questionnement suivant, qui caractérise notre démarche d’observation et d’explication clinique, dans le cadre de troubles neurologiques :

  • comment se manifestent les troubles ;
  • combien il est difficile de les décrire ;
  • comment on doit envisager d’expliquer les phénomènes anormaux observés : poser des hypothèses 
  • comment on éprouve les hypothèses ;
  • comment s’ajustent la clinique neurologique et la logique du modèle de la médiation.

La vignette n° 1 permet de bien cerner les deux premiers points. J’ai décrit avec précision comment se manifestaient les troubles, et les obstacles rencontrés, générés par ma prise de position. Mais pour le moment il n’est pas possible d’aborder les points suivants. Il faut pour cela étudier d’autres vignettes cliniques. Cependant on peut envisager qu’il existe un lien entre dessiner et écrire, puisque le patient ne semble pas pouvoir dissocier ces deux activités dans la situation particulière présentée.

Vignette clinique 2

Il s’agit pour le même patient de me dire à quoi sert tel ou tel objet.

Du scotch : du scotch… ça peut servir à beaucoup de choses, c’est pour accrocher quelque chose.

Il dessine spontanément :

Il dit « coller ».

Une fourchette : ben oui, c’est dans la cuisine, elle sert pour manger.

Un briquet : c’est pour… ben moi je m’en sers pas. On peut allumer quelque chose… le feu.

Puis je dis « un ciseau », que je rectifie immédiatement en « des ciseaux », mais au même moment il répète : un ciseau, … c’est pour couper.

Pour couper quoi ? :   … avec les ciseaux c’est pour manger.

Quoi ? : on va couper… un ciseau.

Je suis dubitative, et je dis que « c’est plutôt avec un couteau, pour manger ».

À partir du moment où il dit que c’est pour couper, et que je lui demande de préciser, « pour couper quoi ? », le processus d’exploration se met en marche. Définir des ciseaux en disant que c’est pour couper aurait pu être considéré comme une réponse suffisante. Mais je demande un peu plus de détails, et alors le patient donne une réponse que l’on peut qualifier de bizarre. La tournure de phrase est curieuse, et le sens de la phrase aussi : avec les ciseaux c’est pour manger. Le propos du patient varie, il passe de « c’est pour couper » à « c’est pour manger », puis à « c’est pour couper ».

Alors pour couper ou pour manger ? De quoi est-il question entre nous ? À noter que je reprends sans m’en apercevoir la tournure de phrase particulière du patient (« avec un couteau, c’est pour manger »).

Il prend le crayon et commence à dessiner pour m’expliquer.

Il trouve que ce n’est pas très bien fait. Il repasse quelques traits au milieu pour m’indiquer que l’on coupe là, avec ça (l’intérieur des lames).

Et au-dessous il dessine un couteau.

Ce faisant il répond indirectement à mon interrogation : il est bien question pour lui de « pour couper » et de « pour manger », puisqu’il dessine des ciseaux et un couteau. Je vais donc aller plus loin, et lui proposer, tout en restant dans la même configuration, une autre activité.

Je lui dis qu’avec des ciseaux, on peut couper une feuille. Il acquiesce. Je lui tends alors une demi-feuille, en lui demandant de la couper en deux.

Le patient se saisit d’un coupe-papier qui se trouve sur la table, et avec la lame il indique par un trait qu’on peut couper la feuille. Mais il ne coupe rien.

Je poursuis mon objectif, je dis qu’avec des ciseaux c’est plus facile, et je lui tends des ciseaux. Il coupe la feuille, pas exactement en deux, mais à ma grande surprise il ne s’arrête pas là. Il continue le découpage, pour finalement découper la forme des ciseaux, si rapidement que je ne vois rien venir. En mon for intérieur j’admire sa dextérité, la précision du découpage. Le découpage est semblable au dessin des ciseaux, il y a la même proportionnalité entre les deux lames.

Tout comme dans la vignette n° 1, je suis toujours confrontée au décalage entre ce qui est demandé et ce qui est effectué. Je proposais au patient de couper une feuille avec les ciseaux, et lui choisit le coupe-papier, donc un autre « pour couper ». Et il ne coupe même pas, il indique juste d’un trait la potentielle coupure de la feuille. Ensuite je lui propose la paire de ciseaux pour couper la feuille, et il découpe la silhouette même d’une paire de ciseaux. Il continue de dessiner, mais avec des ciseaux pourrait-on dire. Autrement dit la chose à faire ne varie pas pour lui (dessiner des ciseaux, afin de m’expliquer à quoi ça sert). Alors que la consigne avait changé. Ce qui varie c’est que le patient prend en main une paire de ciseaux que je lui tends, et une feuille. Donc il découpe. Mais quoi ? Non pas seulement la feuille en deux, comme demandé, mais une paire de ciseaux elle-même. Il ne peut pas s’en empêcher, il le fait très rapidement, avec dextérité, et ne s’étonne pas ensuite de l’avoir fait.

De la même manière, dans la vignette n° 1, la consigne initiale était de déterminer la couleur des choses, en montrant un crayon de couleur. Pour ce faire, le patient s’est mis à dessiner, pour m’expliquer ce qu’il en était de la couleur d’un arbre, d’un tronc, d’une feuille. Il a produit un dessin coloré, avec les crayons et la feuille. Lorsque je lui ai demandé d’écrire « un abricot », je lui ai proposé une autre « chose à faire ». Je lui ai demandé d’écrire « un abricot ». Autrement dit il était censé envisager une autre façon d’appréhender (dans le sens de « se saisir de ») un abricot, non plus son dessin, mais l’écriture de son nom. Il n’a pas pu passer du dessin à l’écriture, il a continué à dessiner. Non seulement à dessiner, mais à dessiner un arbre, en orange, puisque c’était la couleur du crayon qu’il avait en main. Le seul élément ayant varié étant le tracé des branchages et du feuillage.

Dans la vignette n° 2, l’acte à produire initialement était d’expliquer à quoi servait la paire de ciseaux, et le patient a eu recours au dessin pour le faire, avec un stylo et une feuille. Lorsque je lui ai demandé de découper une feuille avec les ciseaux, je lui ai proposé une autre « chose à faire ». Autrement dit il était censé envisager une autre façon d’appréhender (dans le sens de « se saisir de ») la paire de ciseaux, non plus son usage par sa description, mais son usage tout court, son mode d’emploi en quelque sorte. Ayant les ciseaux en main, il a effectivement découpé la feuille, mais il a continué à découper encore. Non seulement à découper, mais à découper la paire de ciseaux elle-même. Il est resté dans l’acte à produire initial, l’élément variant ici étant la paire de ciseaux introduite dans le dispositif mis en œuvre.

Bien évidemment, je suis un peu étonnée de ce qui s’est passé. Je ne sais pas quoi en faire. Je continue donc avec la demi feuille de papier, et je lui demande de la couper avec ça (le coupe-papier) : je peux couper… , et il dessine en la copiant la lame du coupe-papier…

… et je vais couper ici… il indique la partie courbe, en repassant sur le trait, tout comme il avait fait avec le dessin de la paire de ciseaux, pour indiquer là où l’on coupe, l’intérieur des lames. Je lui demande comment s’appelle cet objet (le coupe papier) : un cs…un scalpel !

Ce qui est exact, le coupe-papier ressemble bien à un scalpel, mais n’en est pas un cependant.

Une certaine cohérence se dessine dans les actes du patient, si l’on dépasse le simple constat qu’il n’exécute pas ce qui lui est demandé, et que ce qu’il fait est anormal. Il continue sa « chose à faire » initiale, c’est-à-dire dessiner pour m’expliquer l’usage d’un objet, en introduisant des variations.

Donc, si l’on récapitule :

  • les activités du patient sont guidées par une consigne initiale : une fois la marche à suivre indiquée, il la suit ;
  • pour ce faire il emploie tel ou tel ustensile, selon ce qui lui est proposé, et cet emploi reste assujetti à la marche à suivre initialement posée, quel que soit le changement de consigne posé par l’examinateur.

Quelle cohérence par-delà ce constat ? Ce qui est pathologique, c’est l’incapacité du patient à mettre en œuvre, à faire fonctionner, les moyens nécessaires pour exécuter l’activité demandée, puis la suivante, etc. Il n’a pas de difficultés pour se servir des ustensiles, il est très adroit, sa dextérité n’est pas mise en cause, mais il ne les utilise à bon escient. Il les contre-utilise même, ou les sous-utilise, puisqu’il dessine avec une paire de ciseaux, et qu’il trace des lignes avec un coupe papier. On pourrait dire aussi bien qu’il va au-delà de l’emploi des ustensiles, il semble ne pas établir de frontière franche entre les ciseaux, le couteau, le coupe papier, le scalpel. Tout ça étant en lien avec une même fonction, « pour couper ». Mais le couteau étant également du « pour manger », un flou s’instaure. Les ustensiles gardent leur utilité sous-jacente, mais celle-ci n’est plus mise au service de la finalité recherchée, les moyens sont sans fin.

Vignette clinique 3

Une autre patiente.

Je place des objets devant elle.

Briquet, boîte d’allumettes, fourchette, peigne, crayon, scotch, pince à linge.

Elle doit prendre l’objet que je lui demande. Elle utilise sa main gauche car elle est gauchère, et en plus elle a une hémiplégie droite.

La boîte d’allumettes : +

Le peigne : elle prend la fourchette, mais hésite une fois en main et la repose.

Je répète « le peigne » : elle reprend la fourchette, avec la bonne prise (d’une fourchette pour manger), et me regarde en disant « oui ».

Je fais le geste de me peigner avec la fourchette, en verbalisant à propos du peigne. Et je lui demande : « pour se coiffer ? ou pour manger ? ». Elle dit « ah oui ! », mais ne fait rien.

Je lui demande « donc le peigne pour se coiffer, il est où ? ». Elle reprend la fourchette, avec la prise d’un peigne, mais elle suspend son geste. Elle regarde les objets.

Je pointe les objets en lui demandant à chaque fois « ça ? », sans les nommer bien sûr.

Ciseaux : non

Pince à linge : non

Peigne : non

Je lui tends le peigne, elle le prend, mais sans la prise du peigne, elle l’observe et le repose.

« Essayez de vous coiffer avec le peigne » : elle le prend et dit « oui », et le repose.

Je touche mes cheveux : elle prend le peigne, dit « oui » et le repose.

Elle répond à la consigne de prendre l’objet, mais pas à celle de s’en servir.

Je l’incite à se coiffer : « vous pouvez le faire ? » : elle garde en main le peigne, mais sans faire aucun geste de se coiffer. Elle le tapote sur la table. Je lui montre le briquet en lui demandant de me montrer « comment on se sert de ça », sans le nommer. Elle le prend, sans la bonne prise et le repose. Elle prend le crayon à côté, et dit « coiffer ». C’est alors que je remarque qu’elle a gardé dans sa main gauche un chouchou, depuis le début de la séance. Elle l’ôte de sa main quand elle prend le crayon pour écrire.

Pour récapituler : la patiente prend la fourchette quand je lui demande le peigne. Elle la reprend quand je répète la consigne, avec la prise du « pour manger ». Après un petit échange où j’essaye de lui montrer que la fourchette n’est pas un peigne, elle reprend à nouveau la fourchette, avec la prise du « pour coiffer », mais elle suspend son geste. Donc à trois reprises elle prend la même chose.

La tenue en main de la fourchette lui donne la prise adaptée, du « pour manger ». Mais elle ébauche tout de même une autre prise, celle du « pour coiffer », qu’elle n’achève pas.

Comme elle regarde seulement les objets sans rien faire d’autre, j’essaye de l’aider en montrant un à un les objets, afin qu’elle puisse désigner par ce biais la chose recherchée. Mais elle répond non à tout. Je finis par lui tendre le peigne. La tenue en main du peigne ne lui donne pas la prise implicite de celui-ci, du « pour coiffer ». La tenue en main de la fourchette lui donne la prise adaptée, du « pour manger », et lui donne une autre prise, ébauchée, celle du « pour coiffer », qui est celle de la chose demandée. La tenue en main du peigne ne lui donne pas la prise de celui-ci, du « pour coiffer ».

Comme je l’incite à nouveau à prendre le peigne, elle le prend mais le repose sans rien en faire. Et encore une troisième fois. Donc elle prend et repose le peigne trois fois. Tout comme elle a pris à trois reprises la fourchette. À chaque fois sans rien en faire, donc sans les manipuler, sans les utiliser. Pour la fourchette, on pourrait penser que c’est parce qu’il n’y a rien à manger, mais cette explication ne vaut pas pour le peigne, puisque je le mets en contexte. Encore une fois je l’incite : elle le reprend et le tapote sur la table. Je renonce et passe à une autre chose, le briquet, qu’elle prend et repose. Et d’elle-même elle prend et repose le crayon qui est à côté. Donc elle prend et repose, parfois avec la prise adaptée, parfois une autre, parfois elle se contente de tenir l’objet. Elle indique par « coiffer », qu’elle a saisi de quoi on parlait ensemble, c’est-à-dire de peigne et de se coiffer.

Ce qui est à retenir de cette observation, ce n’est pas qu’elle prend la fourchette à la place du peigne, c’est qu’elle prend et repose les choses. Mais rien d’autre. Elle ne manipule pas, ne se sert pas des choses. On voit bien que cette façon de faire avec les choses est bien différente de celle du patient des vignettes 1 et 2. La chose, ou plus exactement l’ustensile, n’est pas du « pour faire quelque chose ». Et le fait de l’avoir en main n’y change rien. La chose en main ne lui donne pas forcément sa prise, ni donc son mode d’emploi. Même le fait de lui montrer la prise de la chose, et son utilisation (se coiffer avec le peigne) ne lui permet pas de s’en servir.

Quelle cohérence par-delà le constat ? Ce qui est pathologique, c’est l’incapacité de la patiente à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour exécuter l’activité demandée, quelle qu’elle soit. La dextérité de la patiente n’est pas mise en cause, elle tient ses couverts de façon adaptée lorsqu’elle mange par exemple. Mais lorsque les ustensiles sont hors contexte, comme dans la vignette 3, avec la fourchette et le peigne, alors ils semblent hors service, hors mode d’emploi. La patiente n’en fait rien, comme si le peigne et la fourchette avaient des liens. Peut-être d’ailleurs des liens matériels, leurs dents ?

3. Analyser : comment expliquer ? Quoi comprendre ?

Comment on doit envisager d’expliquer les phénomènes anormaux observés : poser des hypothèses 

Quels sont les phénomènes observés anormaux ? Anormaux étant compris comme décalage entre ce qui est demandé et la réponse produite.

Patient des vignettes 1 et 2 :

  • en réponse à la consigne d’écrire « un abricot », dessin d’un arbre en orange ;
  • en réponse à la consigne de couper une feuille avec les ciseaux, prise d’un coupe-papier, et indication par un trait de la potentielle coupure de la feuille ;
  • en réponse à la consigne de couper la feuille avec les ciseaux, découpage de la silhouette même d’une paire de ciseaux.
  • Patiente de la vignette 3 :
  • en réponse à des consignes différentes, la patiente ne fait que prendre et poser les choses.

Si l’on dépasse le simple constat qu’ils n’exécutent pas ce qui leur est demandé, et que ce qu’ils font est anormal, et si l’on prend en compte non pas la réponse isolée, mais intégrée dans l’ensemble des réponses précédentes, une certaine cohérence se dessine dans les actes des patients :

  • les activités du patient sont guidées par une consigne initiale : une fois la marche à suivre indiquée, il la suit, mais n’y répond pas précisément. Il produit autre chose que ce qui est demandé, il continue sa « chose à faire » initiale, c’est-à-dire m’expliquer l’usage d’une chose, en déclinant plusieurs activités avec les ustensiles. Pour ce faire il emploie tel ou tel ustensile, selon ce qui lui est proposé, et cet emploi reste plus ou moins assujetti à la marche à suivre initialement posée, quel que soit le changement de consigne posé par l’examinateur.
  • les activités de la patiente sont aussi guidées par une consigne initiale, qu’elle suit. Pour ce faire, elle emploie de la même manière les choses placées devant elle, quel que soit le changement de consigne posé par l’examinateur. Elle ne peut donner qu’une seule réponse face à la « chose à faire », prendre et poser les ustensiles.

Pour rappel, il a été posé que :

Pour les vignettes 1 et 2 : ce qui est pathologique, c’est l’incapacité du patient à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour exécuter l’activité demandée, puis la suivante, etc. Il n’a pas de difficultés pour se servir des ustensiles, il est très adroit, sa dextérité n’est pas mise en cause, mais il ne les utilise pas à bon escient. Il exploite les différents emplois possibles des ustensiles. Il les contre-utilise même, puisqu’il dessine avec une paire de ciseaux, et qu’il trace des lignes avec un coupe papier. On pourrait dire aussi bien qu’il va au-delà de l’emploi des ustensiles, il semble ne pas établir de frontière franche entre les ciseaux, le couteau, le coupe papier, le scalpel. Tout ça étant en lien avec une même fonction, « pour couper ». Mais le couteau étant également du « pour manger », un flou s’instaure.

Pour la vignette 3 : ce qui est pathologique, c’est l’incapacité de la patiente à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour exécuter l’activité demandée, quelle qu’elle soit. La dextérité de la patiente n’est pas mise en cause, elle tient ses couverts de façon adaptée lorsqu’elle mange par exemple, elle peut écrire, son graphisme est précis, elle a le stylo bien en main. Mais lorsque les ustensiles sont hors contexte, comme décrit plus haut, avec la fourchette et le peigne, alors ils semblent hors service, hors mode d’emploi. La patiente n’en fait rien, comme si le peigne n’avait pas plus de lien avec du « pour coiffer » que la fourchette.

La tenue en main de la fourchette lui donne la prise adaptée, du « pour manger », mais elle lui donne une autre prise, ébauchée, celle du « pour coiffer », qui est celle de la chose demandée.

Et la tenue en main du peigne ne lui donne pas la prise de celui-ci, du « pour coiffer ».

Le patient sur-utilise, la patiente sous-utilise, pourrait-on dire. Bien que leurs façons de faire ne soient pas les mêmes, il existe des points communs qui les lient : il est question de prises, d’ustensiles, de modes d’emploi, d’utilités, de fonctions. L’étude précise de leurs erreurs – c’est-à-dire leurs réponses pathologiques – met en évidence une cohérence dans les réponses produites. Des rapports internes sont mis en évidence, entre les ustensiles et leur(s) emploi(s) sous-jacent. Autrement dit entre des moyens et des fins. Ainsi :

  • le patient ne cesse d’utiliser les ustensiles, exploitant leurs modes d’emploi intrinsèques ;
  • la patiente n’utilise pas les ustensiles, leur exploitation est réduite à une manière de faire (prendre/poser).

Quel sont donc ces liens, ces rapports internes qui semblent unir les ustensiles entre eux, et leurs finalités ? Comment les qualifier ? Il s’agit de rapports qui ne sont pas immédiatement décelables, nous les avons mis à jour en analysant les réponses pathologiques des patients, en y recherchant une cohérence, par-delà leur présentation immédiate. Ces rapports sont de l’ordre du médiat, non de l’immédiatement présent, ils sont abstraits.

Pour nos patients, les ustensiles gardent leur utilité sous-jacente, mais celle-ci n’est plus mise au service de la finalité à élaborer. On peut donc poser l’hypothèse qu’il existe pour toute activité une relation réciproque entre la prise des ustensiles et des manières de faire, des modes d’emploi, et que cette relation est basée sur des rapports internes, intrinsèques, qui la définissent. La pathologie casse les rouages de ces systèmes, et en révèle le fonctionnement abstrait : les manifestations pathologiques du patient et de la patiente, bien que du même ordre sont différentes. Elles sont du même ordre puisqu’elles relèvent d’un même domaine, celui de l’activité, de la manipulation d’ustensiles en vue de réaliser efficacement des tâches, par exclusion d’autres domaines non atteints (comme le langage, qui n’est pas en cause dans notre étude). Elles sont différentes, car elles ne mettent pas en évidence le même type de rapports internes : dans un cas il y a exploitation de plusieurs modes d’emploi, dans l’autre cas, réduction à une seule façon de faire, un seul mode opératoire.

Cette explication tient-elle pour d’autres manifestations pathologiques ?

4. Analyser : comment expliquer ? Quoi comprendre ? (2)

Comment on éprouve les hypothèses 

Voici une autre vignette, qui précise un peu plus ces rapports, et confirme les hypothèses.

Vignette clinique 4

Lecture de mots à haute voix au verso des images : aucune difficulté. À noter que le patient ne voit pas les images qui sont au recto. Comme c’est un peu long, après une vingtaine de mots, je l’arrête à la lecture du mot crocodile.

Vous voyez ce que c’est ? : oui

Vous pouvez le décrire ? : c’est pas sympa.

Mais encore ? : il mord

Les chiens aussi ! : oui… … ben

Il ne trouve rien à dire, il reste fixé sur le fait qu’il n’est pas sympa et qu’il mord.

 ?? : il mord avec ses crocodiles, il est pas sympa.

Ce sont plutôt des caractères que des caractéristiques ? : je sais pas

Dessinez ? :

[Le patient n’a pas dessiné les trois dessins suivants successivement, il en a dessiné un seul, en trois étapes. La succession des trois dessins de crocodile est une reconstitution effectuée via le logiciel Paint à partir de la dernière image, qui est le dessin dans sa présentation finale. Les petits points que l’on distingue sur le dos du crocodile sont donc liés au gommage, le trait doit être vu comme uni. Les dessins des crocodiles ne sont pas présentés tout à fait à l’échelle, ils étaient plus grands]

Il explique en dessinant la gueule qu’elle peut s’ouvrir pour mordre, et il trace la mâchoire ouverte.

Quelle couleur ? : il est vert.

Il est recouvert par quoi ? : je ne sais pas ce qu’il a

Ce n’est pas de la peau très douce : ah oui ! (ça fait tilt), et il trace les écailles sur le dos de crocodile.

Je lui montre alors l’image au recto de la carte, il commence tout de suite à la copier.

Il ne met pas les yeux, qui ne sont d’ailleurs pas très visibles sur l’image, aussi je lui demande s’il voit où sont les yeux. Il les ajoute immédiatement.

Je lui demande s’il veut continuer ou pas, car il me semble qu’il est en difficulté. Mais non, il veut absolument poursuivre.

Un lapin, quelles sont ses caractéristiques ? : le lapin… … … le lapin c’est pas grand-chose, un ptit lapin… il est pas bien gros… mais qu’est-ce que ça peut être, qu’est-ce que je vais pouvoir faire ? j’arrive pas à trouver ça. J’ai pas compris encore, je vois pas bien.

Il ne peut donc rien dessiner, puisqu’il ne voit pas bien comment c’est fait. Aussi je lui donne un élément de l’environnement.

Dans un clapier : ah oui, c’est ça (ça fait tilt)

Il dessine d’abord la cage, et ensuite le lapin.

[dessin présenté à l’échelle]

Je ne sais pas quoi faire de ce dessin dans l’immédiat, si ce n’est que j’observe que cela ne ressemble pas du tout à un lapin, et que cela ressemble vaguement au premier crocodile. Je passe donc à un autre animal.

Le hérisson : attendez, là faut que je sache ce que c’est comme bestiole… non, je l’ai pas.

Sur le bord de la route, écrasé : oui.

Il dessine un mélange de crocodile et de lapin, selon moi.

[dessin présenté à l’échelle]

Il manque quelque chose ? :  ???

Qui est caractéristique des hérissons :  ???

Est-ce qu’on peut le prendre dans la main ? : oui. Ah…. ptêt pas, pas le hérisson

Pourquoi ? :  ???

Je fais le geste de prendre dans mes mains.

On ne peut pas prendre un hérisson dans la main parce que : … il pique !

Et il dessine les piquants (les zigzags).

Pour finir je lui demande de me décrire un animal, mais il ne trouve pas d’idée.

Un animal que vous avez ? : mon ptit chat !

Ses caractéristiques ? : il est adorable

Oui mais encore ? : ah… il ne peut pas s’empêcher de dessiner, il faut dire qu’il a la feuille et le crayon près de lui sur la table.

Il commence par la tête, et éclate de rire parce que ce n’est pas bien selon lui, mais il continue.

J’essaye de lui faire dire comment il est (je pense à la couleur de son pelage), mais rien ne lui vient.

Il n’est pas comme les autres ? : ben…

Quelle est sa couleur ? : il est gris… j’ai même pas pensé à ça ! voilà, il est comme ça (il fait des tâches)

Il n’est pas gris : non il n’est pas gris

Il a des tâches ? : oui… il est tout petit.

Je ne peux pas en savoir plus.

[dessin présenté à l’échelle]

La démarche clinique consiste d’abord à ne pas s’arrêter sur la qualité du dessin : bien dessiné ou non, tel n’est pas notre intérêt. Par contre le critère de ressemblance peut être étudié, dans le sens de rechercher les éléments caractéristiques de l’animal en question. Qu’y a-t-il à observer alors ?

Le crocodile : le patient décrit le crocodile selon deux éléments, « pas sympa », et « il mord ». Il dessine une forme allongée, avec une forme de queue qui évoque bien celle du reptile. Les pattes sont quasi inexistantes, il n’y a pas d’yeux. Par contre la gueule est bien soulignée, ce qui est en accord avec le commentaire du patient sur le fait que le crocodile morde. Mais seule l’ouverture/fermeture des mâchoires apparaît, non pas les « outils » pour mordre, à savoir les crocs (dont le patient parle en tant que « crocodiles » d’ailleurs). Je cherche ensuite à lui faire trouver d’autres éléments caractéristiques, mais c’est laborieux.

Quelle couleur ? : il est vert.

Il est recouvert par quoi ? : je ne sais pas ce qu’il a

Ce n’est pas de la peau très douce : ah oui ! (ça fait tilt), et il trace les écailles sur le dos de crocodile.

Copie du crocodile : on remarque l’absence des yeux, tout comme pour le dessin spontané, mais également que le tracé des écailles est le même, et aussi la forme de la patte arrière, à laquelle il ajoute les griffes. Il ajoute aussi les crocs, et la forme des mâchoires est ajustée.

Le lapin : le patient est en panne. À part dire que c’est petit, pas bien gros, rien ne lui vient pour le décrire. Il ne peut donc pas le dessiner, il ne sait pas quoi faire.

Pour l’aider je lui parle du clapier, je fais référence à son savoir autrement dit, car je ne veux pas lui donner d’indice direct, puisque je cherche à mettre son trouble en évidence. À lui de trouver les clés. Il peut effectivement dessiner le clapier, qui n’est pas très caractéristique en soi, et donc le lapin à l’intérieur. Mais en quoi est-ce un lapin si ce n’est qu’il est dans un clapier ? Il a une petite tête un peu ovale, sans signe caractéristique : pas d’oreilles, pas de gueule, pas de dents, pas d’yeux. Il a éventuellement les pattes de devant d’un lapin. Il a une longue queue. Donc si l’on s’en tient à ce constat, ce n’est pas un lapin. Qu’est-ce donc ? Il y a des éléments communs avec le dessin précédent, celui du crocodile. Le tracé reprend la forme du premier crocodile, si l’on suit le dos, jusqu’à la queue, et l’insertion de la tête. Mais la forme est plus arrondie, c’est un « petit » lapin. La tête est ovale, et l’on retrouve dans sa forme celle ébauchée du premier crocodile. Il n’y a plus la gueule du croco, rien à la place.

On observe une continuité dans les dessins, du croco au lapin.

Le lapin peut être considéré comme un petit crocodile rond qui n’a pas de crocs, qui ne rampe pas, et qui a des pattes de devant (ébauche) !

Le hérisson : comme pour le lapin, il faut que je donne un contexte, sinon le patient ne « voit » pas ce qu’est un hérisson. Autrement dit il ne sait pas par quel bout le prendre, il ne sait pas quoi faire pour le représenter. Et ce qu’il représente est une mutation du « petit crocodile lapin » précédent, avec la même forme de tête et de corps. Il est plus allongé (puisque écrasé sur le bord de la route), mais il a des yeux, et une bouche. Si l’on interprète, il a l’air triste, dépité, ce qui se comprend, il a été écrasé ! Pour représenter les piquants du hérisson, le patient trace des zigzags similaires à ceux de la copie du crocodile.

On retrouve toujours la continuité dans les dessins.

Le chat du patient : il ne peut rien en dire sinon qu’il est adorable. Il cherche à le représenter, il commence par la tête. On s’aperçoit qu’il ne dessine pas son chat, il en rit lui-même, mais une tête constituée d’oreilles pointues, de deux yeux, et d’une bouche qui donne un aspect « adorable » à cette tête : souriante. Pour le reste on retrouve le tracé de la forme du premier crocodile et du lapin, si l’on suit le dos, jusqu’à la queue, et l’insertion de la tête.

Ce qui est pathologique, c’est l’incapacité du patient à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour exécuter l’activité demandée, c’est-à-dire représenter un animal par le dessin, puis un autre, etc. Il n’a pas de difficultés pour tracer, il sait s’y prendre, mais son problème est plutôt : s’y prendre pour quoi faire ? Il semble ne pas établir de frontière franche entre les éléments caractéristiques des animaux les uns par rapport aux autres. Il y a du lien entre les différentes représentations, mais pas de précision : la frontière entre le crocodile, le lapin et le hérisson n’est pas établie. Ce sont tous des animaux qu’il s’agit de représenter.

On retrouve la même démarche pathologique que celle décrite avec les ciseaux, le couteau, le coupe-papier, le scalpel, qui étaient tous en lien avec une même fonction, « pour couper ». Ici pas de choses à manipuler en lien avec une même fonction mais des éléments de dessin, éléments de graphie à manipuler en lien avec une même fonction, construire une représentation d’animaux.

Le patient est prisonnier de son trouble, qui l’empêche de dessiner tel qu’avant. Il s’en rend bien compte, puisqu’il m’a expliqué qu’il dessinait « de mémoire », mais qu’il ne pouvait plus créer.

Il ne peut dessiner que du déjà connu, déjà réalisé : cela se comprend, dans la mesure où sa dextérité est intacte, de même que son savoir. Le dessin de mémoire, autrement dit la copie, n’implique pas d’analyse de la chose à faire, puisque la chose à faire est déjà là implicitement. C’est la fonction du tracé qui est perdue, mais pas le traçage. Le patient faisait même des dessins très rapides, chose qu’il n’avait pas faite depuis longtemps m’expliquait-il. Cela lui faisait du bien, il en avait besoin, cela le rassurait.

Voici enfin une dernière vignette, qui montre que la même explication vaut pour l’écriture : graphisme et orthographe.

Vignette clinique 5

Il s’agit de transcrire des majuscules en minuscules. Je trace la majuscule, il trace la minuscule.

Il nomme toujours la lettre.

A :

L :

F : il trace f avec un peu d’hésitation, et ajoute u dans la foulée.

Devant mon air un peu perplexe, il dit : ben je pense que c’est ça

C’est quoi ? : F/U

Est-ce que vous pouvez faire que le F : je peux faire que le F (il trace f), voilà (en disant voilà il ajoute un petit truc).

.

H : H, H, qu’est-ce qu’il faut que je fasse ?

La même chose que les autres : il trace une sorte de H.

Et la minuscule ? : H/U, dit-il en traçant hu.

C’est là que je remarque que la sorte de boucle du H est présente depuis la première lettre, à savoir le A.

B : B, ben… il trace une sorte de B

Vous pouvez refaire à côté, je ne vois pas bien ? : oui, B/U il trace bu.

Ce qui donne au final la série suivante :

Sans détailler l’explication, on retrouve la même démarche que dans les vignettes précédentes, et le même type d’observation : des variations d’un tracé à l’autre, avec une même boucle de l’une à l’autre lettre. On notera au passage que le patient n’est pas du tout critique face à ce qu’il écrit, et qu’il se demande ce que je cherche, tout en me répétant qu’il me fait confiance. Les patients qui ont ce type de trouble vivent dans l’insécurité, et ne sont pas sûrs de leur environnement. Il faut bien avoir en tête, même si cela est difficile à imaginer, qu’ils ne voient pas ce que nous voyons, littéralement. Tout comme un aphasique n’entend pas ce que nous entendons. C’est peut-être en regardant les dessins des animaux qu’il est le plus facile de s’en rendre compte.

Dictée de bo :

Quelqu’un qui est beau :

Il est beau :

Elle est belle :

Il est beau :

Ils sont beaux : il répète, et écrit « il sont bo », et dit « ah non c’est pas ça ». Il rature, puis il trace eu.

Réécrivez « ils sont beaux ».

Il faut savoir que le patient a une bonne orthographe habituellement.

Copier

Comme je suis perplexe et que je n’avais pas prévu ce qu’il allait faire, je propose la copie de deux mots (un sabot, un cadeau) pour voir s’il va « tilter » sur l’écriture du « o ».

« Un sabot » :

« Un cadeau » :

Je dicte « un lavabo » :

« Il fait chaud » : « il fait cha » + une sorte de b. il commente d’un air dubitatif : ouais…

Réécrire :

Je n’explicite pas la lecture de ces exemples, ils parlent d’eux-mêmes, à la lumière de ce qui précède. On retrouve toujours la même démarche, et les mêmes caractéristiques cliniques.

5. Finaliser : mettre en œuvre le modèle théorique

Comment s’ajustent la clinique neurologique et la logique du modèle de la médiation

Les réponses pathologiques relevées dans l’étude des vignettes cliniques relèvent d’un domaine particulier, circonscrit, que l’on peut définir par opposition à d’autres domaines, qui sont intacts chez le patient. Le langage n’est pas atteint, le patient n’est pas aphasique, sa pathologie ne relève pas du domaine des mots. Ni de celui des connaissances, du savoir, de la mémoire, ni de sa capacité à mener à bien (c’est-à-dire du début à la fin) ses actes. Le domaine dont il est question est celui du « faire », autrement baptisé le plan technique dans le modèle théorique de la médiation. C’est ainsi que la clinique neurologique permet de distinguer ce domaine d’autres domaines spécifiques d’un fonctionnement proprement humain (les plans logique, ethnique et éthique). Non seulement la clinique neurologique oblige à distinguer donc ces domaines, mais elle permet de mettre à jour comment ils sont organisés, structurés chez le normal, plus exactement par des rapports non pas directement présents mais abstraits (in absentia), nous l’avons vu. La pathologie neurologique casse les rouages de ces systèmes abstraits, et en révèle le fonctionnement par la négative comme nous l’avons vu dans le domaine du « faire ». Les manifestations pathologiques du patient et de la patiente peuvent être logiquement expliquées, comme l’étude l’a montré, plus particulièrement pour le cas du patient d’ailleurs, puisque celui de la patiente n’a pas été développé plus avant. L’importance est de montrer que les troubles de ces deux patients relèvent d’un même domaine, celui de l’activité, de la manipulation d’ustensiles en vue de réaliser efficacement des tâches, par exclusion d’autres domaines non atteints (comme le langage, qui n’est pas en cause dans notre étude). En cela ils sont similaires. Mais ils sont cependant différents, car ils ne mettent pas en évidence le même type de rapports internes : dans le premier cas il y a exploitation de plusieurs modes d’emploi, dans l’autre cas, réduction à une seule façon de faire, un seul mode opératoire.

Ainsi se présente l’hypothèse résultant de l’étude et l’analyse des vignettes cliniques : il existe pour toute activité une relation réciproque entre les prises des ustensiles, d’une part, et des manières de faire avec, des modes d’emploi, d’autre part. Ce ne sont pas des ustensiles concrètement présents, immédiatement saisissables, de ces sortes de prises-là dont il est question – on l’a vu – mais bien des potentialités abstraites, donc inhérentes à chaque activité. Il ne s’agit pas de positiver les ustensiles, ni les modes d’emploi d’ailleurs. C’est pourquoi nous préférons employer le terme de moyens, et de fins, reprenant en cela la terminologie de Jean Gagnepain. Ce sont bien ces potentialités-là que l’on met à jour dans les activités du patient : il exploite des moyens qui ne sont pas contrôlés par la finalité de la chose à faire, celle-ci n’étant pas définissable. C’est pourquoi par exemple, quand il s’agit pour lui de produire de la représentation (arbre, animaux), il construit aussi bien par du traçage que par du découpage, le problème n’étant pas juste de mettre en œuvre ces moyens mais bien de les rapporter à une fin circonscrite. Ainsi le produit fini, pour être précis et stylisé dans le geste, dans le traçage, n’en est pas moins imprécis et vague dans sa finalité, ceci est particulièrement frappant dans les dessins des animaux. Mais se retrouve également dans d’autres activités, dans l’écriture et la lecture, comme les vignettes cliniques le montrent.

La même hypothèse se retrouve à l’identique dans l’étude de la clinique neurologique des aphasiques. En effet, il existe des aphasiques qui présentent des troubles particuliers (de type Wernicke dans la terminologie usuelle). Ceux-ci sont analogues à ceux de notre patient, dans la présentation, et dans l’explication, mais transposés dans le domaine du langage, le plan logique, celui du dire, et non du faire. Cette population de malades est définie par Gagnepain comme suit : « ceux chez qui persiste la fonction, et avec elle l’aptitude à répéter sans se tromper les séquences les plus aléatoires qu’ils seraient, et pour cause, incapables de reformuler » (Gagnepain, 1993, p. 34). Il s’agit des aphasiques dits sémiologiques, qui peuvent très bien répéter, mais sont incapables de reformuler. On peut repérer leur trouble – entre autres – à la présence de paraphasies assez particulières, dont un patient rencontré récemment livre quelques exemples : « Boulogne-Billancourge », « une boîte d’allumeuses », « je ne bois pas d’alcoove ».

De façon analogue, le patient présente dans ses dessins, dans son écriture, dans ses découpages, dans toutes ses activités, des « paratechnies », avec de l’une à l’autre des éléments partiels qui se maintiennent, ou non (variations sans contrôle).

Dans le cas de ces aphasies sémiologiques, les phonèmes gardent leur pertinence intrinsèque – ce qui permet au patient de répéter (reproduire des séquences phonémiques) –, mais celle-ci n’est plus mise au service du sens à élaborer. La réciprocité entre du « son structuré » (c’est-à-dire du son abstrait, analysé), autrement nommé du signifiant, et du « sens structuré », autrement nommé du signifié, est mise à mal, car celui-ci précisément est déstructuré.

L’étude de notre patient met à jour le même type de problème, de réciprocité entre des moyens (du « comment s’y prendre » structuré, abstrait, potentiel), tels que nous les avons définis, et des fins (« du pour quoi faire » structuré, abstrait, potentiel) : les « ustensiles » (dans la terminologie du modèle de la médiation il s’agit des engins, équivalents des phonèmes) gardent leur utilité intrinsèque, mais celle-ci n’est plus mise au service de la finalité à élaborer. La réciprocité entre du « comment s’y prendre » abstrait, autrement nommé du fabriquant, et du « pour quoi faire » abstrait, autrement nommé du fabriqué, est mise à mal, car celui-ci précisément est déstructuré. C’est pourquoi le patient copie, mais ne peut plus créer de dessins. Il exploite des moyens qui ne sont pas contrôlés par la finalité de la chose à faire, parce que celle-ci n’est pas définie, circonscrite, c’est-à-dire totalement structurée. Gagnepain (1993, p. 148 ; 1994, p. 97) nous permet de bien comprendre cette notion de réciprocité entre fabriquant et fabriqué, et éclaire notre démarche :

Le fabriquant, quel que soit l’endroit, l’âge ou le milieu concerné, n’a de raison d’être, en somme, que d’analyser le support même du fabriqué.

L’analyse technique suppose donc que le moyen et la fin se trouvent structuralement définis par leurs seules relations réciproques et leur biaxialité.

Il nous permet aussi d’avancer dans notre démarche hypothétique (1993, p. 151, 145) :

Au départ, il importe de respecter scrupuleusement le principe de la réciprocité des faces et de ne point confondre, en chacune d’entre elles, les modalités de l’analyse et le critère qu’à l’autre elle fournit. Pertinence, disions-nous pour le signe, n’est point dénotation. Contribuer, en d’autres termes, à différencier ou segmenter du signifié, ne permet absolument pas d’en fonder la structure. Il faut pour cela poser le concept de marque, qui ne coïncide en retour que par accident avec identités ou unités du signifiant.

L’utilité ne ressortit pas plus dans l’outil que la pertinence ne ressortissait dans le signe à l’organisation de la face dont il procède.

Dans le cas du patient, le critère d’utilité lui permettant un traçage précis, et plus globalement des gestes précis, équivalent de la pertinence, tourne néanmoins à vide : elle ne sert à rien et à tout à la fois, avec les conséquences que l’on a étudiées sur la production de toute activité. Il peut dessiner avec des ciseaux, faire du traçage avec un coupe papier, ou faire du tronc d’arbre avec une feuille ou un abricot.

Ici prend fin la démonstration, parce que les faits recueillis chez le patient ne permettent pas d’aller au-delà. Mais elle a permis d’exposer la mise en œuvre de la logique du modèle théorique par la clinique, et la façon dont l’un et l’autre s’ajustent.

6. Observer : comment regarder ? Quoi voir ? (2)

Avant de clore ce texte, il est important de revenir à la notion d’observation clinique, d’orientation du regard, car on a vu le rôle prépondérant de la clinique dans l’élaboration du modèle de la théorie de la médiation. L’outil du clinicien, c’est bien son regard, dans tous les sens du terme, ce regard qu’il porte non seulement sur les manifestations pathologiques, mais aussi sur le patient, et également sur lui-même, dans son rapport à son propre savoir. Ce regard clinique que j’ai qualifié de désorienté implique de se départir, d’une part de son savoir, et d’autre part de son statut de normal savant face au patient anormal cérébrolésé. Mais quel grand pouvoir a donc l’observateur, ou plutôt quelle responsabilité ?

Pour illustrer combien toute prise de vue peut être orientée, il est intéressant de retourner aux dessins du patient, présentés en début de texte (bateau, maison, voiture, Tour Eiffel, locomotive, tracteur), en apportant une donnée importante, qui permet de poser un regard différent sur eux. Ils ont tous été effectués alors que le patient était hospitalisé, donc en post AVC. C’est-à-dire qu’ils ont été dessinés en même temps (durant l’hospitalisation) que les trois arbres, les animaux, et qu’il a écrit les lettres et mots présentés dans les vignettes cliniques. En prenant en compte cette nouvelle donnée, il est alors possible de poser un autre regard, clinique cette fois, sur ces dessins, à la lumière des analyses proposées au cours de l’étude des vignettes cliniques, et donc de les voir autrement.

La première tâche du clinicien est de relever des phénomènes anormaux, de les recueillir, donc de les identifier en tant que tel. L’exposé des vignettes cliniques et leur analyse permettent de cerner plus avant sa fonction, et d’en dégager les particularités. L’expérience d’observation des dessins a mis en évidence que dans tous les cas le regard était orienté par le savoir de l’observateur, clinicien ou non. L’étude des vignettes cliniques a mis à jour l’intérêt de prendre en compte les réponses inattendues, non prévisibles. Laisser place à l’imprévu implique de dé-positiver son approche, et de se laisser capter – voire captiver – par cet inattendu, qui est le lieu de la découverte. Le « non savoir » est cet espace où dans un premier temps toute explication rationnelle résiste au chercheur, parce que précisément elle n’existe pas encore dans son savoir. Autrement dit, le chercheur clinicien est placé face à des phénomènes pour lesquels il manque de mots qui permettraient de les expliquer sur le moment.

Seulement voilà, comment le regard de l’observateur peut-il ne pas être orienté par son savoir ? Puisque dans tous les cas c’est l’œil de l’observateur qui fait être ce qu’il observe ? Peut-on voir sans savoir ? en sachant que « l’observation ne répond jamais qu’aux questions qui lui sont posées » (Gagnepain, 1993, p. 149) ? Précisément, le propre du clinicien est que d’emblée sa prise de vue est orientée par son savoir, mais que dans le même temps il doit se départir de ce savoir pour mener à bien une évaluation clinique pertinente. Comment donc ? En incluant, en intégrant dans celui-ci la notion même d’un espace de non connaissance. Ceci est paradoxal, mais peut s’énoncer comme suit : rien ne peut surprendre un clinicien averti, le champ des possibles est vaste, mais il doit néanmoins se laisser surprendre, dans cet espace de non savoir (Le Gac, 2013). Gagnepain (1993, p. 162) le formule ainsi pour sa part :

Ce n’est pas d’un pari sur l’avenir qu’il s’agit mais sur la puissance du modèle, car l’arrivée est inscrite dans le départ et la seule surprise que l’on puisse en attendre est, à proprement parler, l’accident !

 
En clinique c’est bien l’accident, le « grain de sable », qui fait s’interroger le clinicien sur cette puissance.

Le monde du patient cérébrolésé est devenu anormal du fait de la lésion cérébrale : il ne voit plus les choses sous le même angle que le normal, il ne partage plus une même réalité (dans tel ou tel domaine s’entend). C’est pourquoi décrire et décrypter une situation clinique implique de se situer hors réalité en quelque sorte. Poser un regard non savant, curieux, sur les situations cliniques est le préalable à toute forme de connaissance liée à la clinique.

Les vignettes cliniques présentées illustrent bien cette démarche, qui conditionne ou est conditionnée (ce qui revient au même) par notre rapport au patient. Exemple : lorsque dans la vignette 1 le patient a dessiné un arbre tout en vert, et qu’il a dit qu’un tronc d’arbre pouvait être marron, deux options se présentaient à moi, examinateur. Soit je considérais les réponses du patient acceptables, et je n’allais pas plus loin dans le questionnement. Soit j’étais alertée par cette réponse un peu décalée en regard de ma façon de voir les choses, et j’allais plus loin. Ce qui a été mon option, qui a donc impliqué de sortir de l’exercice en cours, donc du cadre initialement posé (pointer du doigt la chose dont je dirai le nom), comme on l’a vu. Un autre exemple, de la vignette 1 également : en proposant au patient d’écrire le mot abricot, je suis sortie de l’exercice proposé. Et c’est à ce moment que s’est manifesté quelque chose d’intéressant, incompréhensible à première vue, à savoir que le patient a dessiné un arbre en orange.

Au passage, pointons que le recours à des tests paramétrés (utilisés en neuropsychologie par exemple), ne permet pas de sortir de la consigne, cela est formellement proscrit sous peine de fausser totalement les données recueillies, précisément paramétrées. C’est le règne du prévisible, du prédictif. Le contraire du nôtre en quelque sorte.

La seconde tâche du clinicien (ici dans ce domaine des troubles dits techniques) consiste à rechercher une explication à des faits qui semblent incohérents au premier abord. Autrement dit mettre à jour de la cohérence là où il semble ne pas y en avoir.

Ceci est essentiel, et permet de poser un précepte fondamental en observation clinique : si l’on se pose des questions formulées dans notre état de savoir actuel, alors on ne peut pas parvenir à une explication satisfaisante. Car par définition, par statut même, le patient cérébrolésé est anormal, dans tel ou tel domaine, il n’est donc pas dans notre savoir, ses manifestations peuvent échapper à notre entendement. Il faut donc parvenir à voir autrement autre chose, c’est-à-dire à traduire les faits observés, pour formuler la bonne question, et donc aboutir à une réponse exacte, celle-ci.

Mais comment puis-je envisager de donner une explication à un phénomène qui m’échappe ?

Une explication sera tenue pour plausible si et seulement si elle vaut pour l’ensemble des phénomènes observés, et si elle respecte la logique du modèle auquel elle emprunte ses concepts. Elle doit se vérifier par d’autres mises en situation. Si cette même explication vaut pour les autres phénomènes anormaux observés, c’est qu’elle est cohérente.

En résumé, toute démarche clinique implique le respect des points suivants :

  • Le patient a une lésion cérébrale, qui entraîne des manifestations pathologiques. Cette lésion atteste notre démarche de recherche : nous posons le postulat qu’elle entraîne un type de dysfonctionnement spécifique, et que notre fonction est de trouver la systématicité de celui-ci. Par une démonstration.
  • Les réponses des patients sont toujours cohérentes de leur point de vue, et c’est à nous de mettre à jour, de signifier cette cohérence, elle-même attestée par la lésion (cf. postulat).
  • Écarter toute visée normative, toute explication de type comparatif à du normal, car elle empêche de voir l’accident, qui va conduire à la découverte.
  • Pour accéder à la spécificité du trouble, il faut se départir de son propre savoir, autrement dit laisser de côté ses idées reçues, et aller au-delà du directement observable : le premier constat face à un patient cérébrolésé est qu’il n’est pas normal, il ne fait pas comme nous, il ne parle pas comme nous, il ne comprend rien, etc. Cela ne va pas très loin scientifiquement.
  • Intégrer le malentendu, et donc l’accident, l’inattendu, comme élément pertinent de la démonstration. Ils sont les signes visibles de la présence du trouble, et donc pour le clinicien, un indice, la marque d’une recherche à effectuer.
  • Pour ce faire, pour voir au-delà du phénomène directement présent, rechercher une explication, une formalisation ou une cohérence.
  • L’explication posée est validée si elle s’applique à l’ensemble des troubles mis en évidence chez un même patient, et car elle vaut aussi pour d’autres patients présentant la même atteinte neurologique.

Conclusion

D’un point de vue théorique, sous l’angle du modèle de la médiation qui est notre référence, la question fondamentale à laquelle nous confronte la clinique neurologique exposée dans ce texte est la suivante : comment l’homme techniquement médiatise-t-il son activité ? (Gagnepain, 1993)

L’étude de vignettes cliniques donne des éléments de réponse, et soulève des questions :

  • Celle du lien entre écriture et dessin : il a été mis en évidence que dessin et écriture relevaient d’un même et seul principe explicatif, et qu’il n’est donc pas possible d’envisager scientifiquement l’existence de l’écriture ou de la lecture de façon isolée.
  • Celle de l’usage terminologique du modèle théorique. Il reste beaucoup à construire, notamment dans l’élaboration de différents champs d’activité, analogues aux champs conceptuels. Reste également à déterminer un terme équivalent de la dénotation au plan technique : « efficience » avait été discuté entre Gagnepain et Attie Duval lors d’un échange informel.
  • Celle de la prise de vue, qui apparaît techniquement conditionnée, mais également socialement conditionnée.

Cette question de la prise de vue, de l’orientation du regard, soulevée par la recherche clinique, se présente également dans le domaine de l’art. Aussi pour conclure, comme ce texte s’intègre dans un numéro de Tétralogiques dédié à la technique (présentée comme « proprement humaine, mais aussi communément partagée par tout manipulateur »), je vous livre le témoignage d’Alberto Giacometti (propos recueillis en 1952), qui fait écho à notre problématique clinique atechnique :

La vision classique ne me semble pas une vision immédiate et affective des choses, mais une reconstitution raisonnée.

Les classiques voulaient comprendre ce qu’ils voyaient. Ils agissaient moins comme des peintres que comme des savants. La recherche des lois de la perspective par Uccello, les dissections et les recherches anatomiques de Vinci le prouvent.

Ils en arrivaient à ceci : ce n’était plus une vision de l’homme qu’ils avaient, mais une compréhension du corps humain.

Pour moi, les personnages qu’a peints Titien, je me demande vraiment où Titien a bien pu les voir.

Ça n’empêche pas que, peu à peu, les œuvres des classiques, lesquelles représentaient une somme de connaissances, la somme des connaissances qu’ils avaient de la réalité, et non pas leur vision, ces œuvres se sont substituées à la vision même de la réalité.

Et c’est pour cela que les chefs-d’œuvre de la Renaissance sont encore considérés par presque tout le monde comme des chefs-d’œuvre de l’art, c’est-à-dire les représentations les plus valables de la réalité.

L’importance de Cézanne vient du fait qu’il est le seul ayant rompu profondément avec cette vision. Et c’est à cause de lui qu’aujourd’hui toute la vision de la réalité est remise en question.

En fait, il a ouvert un gouffre devant lequel chacun cherche à se sauver comme il peut.

Même les cubistes sont revenus à la vision classique. Ils se sont donnés pour les successeurs de Cézanne. Mais ils se sont plus intéressés aux moyens de Cézanne qu’à son but.

Cézanne se servait de cubes, de cônes et de sphères pour rendre sa vision d’une pomme.

Mais, pour les cubistes, la pomme cessa d’être une fin. Elle devint, au contraire, un moyen, ou un prétexte qui leur servait à faire des cubes, des cônes et des sphères.

[…]

Restent les faits nouveaux que sont la peinture et la sculpture abstraite (et tout ce qui s’en approche plus ou moins, comme Klee, Miró, Brancusi…).

Jusqu’à quel point l’art abstrait est-il notre vision la plus valable de la réalité ? Je me le demande.

 

Références bibliographiques

GAGNEPAIN J., 1982 (1993), Du vouloir dire, traité d’épistémologie des sciences humaines, t. I, Du signe. De l’outil, Bruxelles, De Boeck Université. En ligne : Matecoulon-Montpeyroux, Institut Jean Gagnepain, 1982-2016 – édition numérique – v.1 : https://www.institut-jean-gagnepain.fr/œuvres-de-jean-gagnepain/

GAGNEPAIN J., 1994-2010, Huit Leçons d’Introduction à la Théorie de la Médiation, Matecoulon-Montpeyroux, Institut Jean Gagnepain – édition numérique, v.10-03 : https://www.institut-jean-gagnepain.fr/œuvres-de-jean-gagnepain/

GIACOMETTI A., 1993, Je ne sais ce que je vois qu’en travaillant. Propos recueillis par Yvon Taillandier, Paris, L’Échoppe.

Le GAC-PRIME C., 2013, Langage et cerveau. Contribution de la démarche d’observation clinique à l’élaboration d’un modèle explicatif des phénomènes langagiers. Thèse pour le doctorat en Sciences du langage, non publiée, université de Namur. [en ligne]


Pour citer l'article

Christine Le Gac« Points de vue et prises de vue : ce que révèle l’étude clinique neurologique d’un cas d’atechnie », in Tétralogiques, N°23, Le modèle médiationniste de la technique.

URL : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article100