Jean-Claude Schotte
Psychanalyste.
Pour une critique de l’Œdipe de Freud
Résumé / Abstract
En découvrant son complexe d’Œdipe, Freud aurait pu discerner deux problématiques sociologiques, que rencontre chaque clinicien : celle de la différenciation sexuelle et celle de la fonction paternelle. Mais il réduit la seconde question à la première. Et il le fait dans la perspective proprement psychanalytique, celle de la régulation et de la réglementation du plaisir et du déplaisir. Il ne peut s’empêcher de formuler une théorie des conditions d’accès à la vie en société qui ne reflète ce qu’il est lui-même : un bon névrosé, pour qui la loi oppose ce qui est permis à ce qui est interdit, alors qu’elle est ce qui détermine arbitrairement les critères de la citoyenneté.
1 L’universalité de la problématique œdipienne
Freud affirme que chaque individu humain est motivé par deux souhaits qui se heurtent à des interdictions par la société : le vœu sexuel incestueux et l’envie meurtrière envers le parent rival en amour, appelés ensemble complexe d’Œdipe. Et il prétend que la structuration des pulsions nécessaire à la vie en société est conditionnée par le déclin du complexe d’Œdipe, donc par le refoulement efficace des souhaits interdits. La répression de ces souhaits par refoulement n’étant pas toujours efficace, il ne faut pas grand-chose pour qu’un individu normopathe bascule dans la névrose grave : le complexe d’Œdipe est donc selon Freud également le complexe nucléaire de toute névrose (der Kerncomplex der Neurose) [1]. Ce refoulement serait un processus universel, qui constitue l’Inconscient.
L’Inconscient est-il universel ? Peut-on exporter ce concept métapsychologique en dehors du champ clinique, alors qu’il y a été introduit par Freud pour rendre compte des névroses, et qu’il n’est peut-être même pas adéquat lorsqu’il quitte cette clinique-là pour aborder celle des psychoses et des perversions ? Peut-on plus particulièrement prétendre que le complexe d’Œdipe soit universel ?
Interroger la pertinence ubiquitaire et sempiternelle du concept d’Inconscient n’est pas nouveau. La question reste néanmoins difficile à formuler dans le détail. L’Inconscient est constitué par le refoulement de représentations (Vorstellungen) qui représentent les pulsions (Triebrepräsentanten ou Triebrepräsentanzen). Ces représentations (des souhaits en vérité, Wünsche), inconsciemment investies, continuent à chercher la satisfaction : elles essaient sans cesse de percer la barrière de la censure, sous diverses formes, qui sont autant de formations de compromis, saines et malsaines, dans lesquelles les représentations refoulées ne sont pas nécessairement obvies. Il est dès lors loisible d’interroger l’universalité des pulsions, l’universalité du refoulement, l’universalité des représentants refoulés auxquels les pulsions restent selon Freud fixées une fois le refoulement originaire effectué, l’universalité des opérations impliquées dans la formation d’un compromis, l’universalité des formations de compromis elles-mêmes où les contenus inconscients arrivent à se manifester malgré la résistance.
Les pulsions elles-mêmes sont soit partielles, rattachées à des sources organiques diverses, à des zones érogènes déterminées et orientées vers des bouts divers du corps (propre ou d’un autre), soit soumises au primat du génital et orientées vers un objet entier, le corps d’un autre. Les représentations qui représentent les pulsions, et qui sont refoulées au risque d’une fixation à certains modes de satisfaction, peuvent en toute logique être d’ordre soit prégénital soit génital. Une fois le primat de la génitalité installé, chaque enfant est selon Freud appelé à refouler deux penchants œdipiens, interdits par la société : le vœu personnel de sexe incestueux avec le parent de l’autre sexe, l’envie personnelle de meurtre à l’encontre du parent du même sexe. Bref, celui qui se demande s’il peut appliquer le concept freudien d’Inconscient en dehors de la clinique pour parler de phénomènes de culture propre à une autre société, peut, par exemple, interroger l’universalité de la constellation familiale (enfant, mère, père), l’universalité des penchants œdipiens et l’universalité des interdits de société.
Par ailleurs, la clinique apprend que les représentations refoulées, toujours renouvelées par de nouveaux refoulements, s’organisent en fantasmes, conscients et inconscients : ces scénarios imaginaires, impliquant le sujet, ne sont pas toujours aisés à déchiffrer puisqu’ils portent la signature déformante des processus défensifs à l’œuvre, et ils figurent l’accomplissement de souhaits en définitive inconscients. On peut donc interroger l’universalité des divers processus en jeu dans l’organisation consciente comme inconsciente des représentations. Par ailleurs, il s’avère cliniquement que certains scénarios sont récurrents, par-delà les expériences réelles et les rêveries imaginaires singulières de l’individu, par-delà les diverses structures psychopathologiques. On peut donc interroger l’universalité de certains fantasmes, ceux que Freud a appelés originaires et qui ne résultent pas d’un refoulement par le « Ich » [2] : le retour in utero, la séduction de l’enfant par le parent, la scène originaire ou coït des parents, la castration. Ils seraient universaux parce qu’il s’agirait d’un patrimoine phylogénétiquement transmis.
Mais interroger l’universalité du complexe d’Œdipe implique davantage. Le refoulement lui-même est effectué par le « Ich » soucieux de répondre aux exigences de plusieurs maîtres : l’exigence des pulsions à la recherche de satisfactions à travers des objets ; et celle de la réalité extérieure, où l’enfant doit survivre et prendre en compte les interdits et les modèles de la vie en société, incarnés par les figures d’autorité parentale et renforcés par des institutions. La traversée de la problématique œdipienne n’implique pas uniquement le refoulement de vœux incestueux et d’envies prohibées. Elle implique que l’enfant, lors de la puberté, puisse se déprendre de ses parents, observer les exigences et reproduire les modèles qu’ils incarnent : il le peut s’il arrive à reprendre par identification certains de leurs traits, féminins et masculins ; et s’il arrive à faire siens des modèles de satisfaction prescrits et proscrits. On peut donc interroger l’universalité des modes d’affranchissement des parents, l’universalité de l’identification (à qui ou à quoi ?), l’universalité du surmoi et de l’idéal du moi, l’universalité des satisfactions admises et prohibées.
2 Une double découverte aussitôt recouverte
Quel boulot ! Je n’ai ni l’intention de couvrir toutes ces questions, ni les compétences pour le faire, évidemment. Je me contenterai ici d’une seule réflexion critique [3]. Je questionnerai le rôle du refoulement, essentiel selon Freud à l’institution et au maintien de la vie en société. Ce faisant, je présupposerai implicitement une exploration critique de la découverte du complexe d’Œdipe, que je ne développe pas ici, faute d’espace. Cette découverte a été effectuée par Freud à partir de plus d’une source : sa pratique clinique, des témoignages biographiques à son propre sujet provenant de tiers, des textes littéraires, et last but not least son auto-analyse, c’est-à-dire la confrontation clinique à sa propre névrose. Il s’avère qu’en découvrant son Œdipe, Freud fait une double découverte, intéressante, je crois, pour qui interroge les fondements du social : il découvre la problématique de la différenciation sexuelle, à partir du vœu sexuel incestueux, et celle de la fonction paternelle, à partir de l’envie de meurtre à l’encontre du père.
Mais la chose cruciale chez Freud n’est pas là, selon moi. L’important est ailleurs : dans le fait qu’il réduise systématiquement le deuxième motif, celui (de l’envie) du meurtre à l’encontre du père, voire à l’encontre du parent de sexe opposé à celui de l’enfant, au premier motif, celui (du vœu) du rapport sexuel incestueux avec le parent de même sexe que l’enfant. Freud prétend autrement dit établir un rapport de dépendance unidirectionnel entre les deux motifs œdipiens : le deuxième est soumis au premier. Cela est lourd de conséquences, tant théoriques (par exemple psychopathologiques) que pratiques, cliniques (par exemple quant au lieu privilégié de l’interprétation du matériel analytique). La réduction du social à la seule question de l’asymétrie entre les sexes – et encore, dans la perspective typiquement analytique, celle du destin des pulsions, celle de la régulation et de la réglementation du plaisir et du déplaisir –, implique par exemple le poids exorbitant que prennent les formules lacaniennes de la sexuation – la manière féminine et la manière masculine de renoncer à la jouissance – dans l’exploration de tout phénomène social chez tant de psychanalystes.
3 Une découverte personnelle, aussi névrotique que Freud lui-même
3.1 Le refoulement des penchants œdipien, normal et normatif [4]
De l’auto-analyse freudienne à la clinique des névroses un seuil est franchi : d’un cas clinique singulier à une problématique clinique générale. Ce qui vaut pour Freud, qui est « une personne à peu près normale » (eine ungefähr normale Person) [5], soit un névrosé, vaut pour tout névrosé [6]. Freud n’est pas le seul qui ait refoulé des idées monstrueuses, à savoir : des vœux incestueux et des envies meurtrières. Mais chacun s’y prend à sa manière personnelle. Si l’on veut comprendre les névrosés, éventuellement les guérir, il faut donc selon Freud traquer les avatars singuliers de l’Œdipe pour chacun d’eux.
L’hypothèse est audacieuse. Et ma foi, chaque psychanalyste a certainement eu des patients névrotiques en analyse qui semblent tout faits pour confirmer l’hypothèse freudienne, animés comme ils le sont, à leur corps défendant, par les penchants refoulés de sexe et de meurtre à l’égard de leurs parents. Ce qui n’empêche pas que ce même analyste a sans doute aussi dû croiser des névrosés qui ne permettent pas de confirmer de façon obvie la même hypothèse clinique générale – c’est en tout cas ce que me dit ma propre pratique.
Cette hypothèse, qui contraint à débroussailler la dense forêt des destins singuliers des névrosés, devient encore plus hardie, lorsque Freud propose plus ou moins explicitement que l’analyse des névrosés nous en apprend quelque chose sur tout un chacun : chaque enfant humain serait animé par des souhaits sexuels incestueux et par des envies meurtrières. Et chaque enfant aurait à les refouler. Le névrosé est-il un malade ? Dans certains cas, absolument, selon Freud. Mais de manière générale ce serait plutôt l’homme moyen qui est un névrosé. Ainsi Freud écrit-il à son ami Fliess la Lettre 146 (75) du 14 novembre 1897, où il s’attache justement à distinguer le refoulement normal (die normale Verdrängung) du refoulement névrotique (Nun zu den Neurosen). Le refoulement n’est donc plus un processus pathologique réservé aux névrosé(é)s graves, mais une activité normale et normative. La plupart des gens refoule. Et le refoulement est souhaitable, car c’est selon Freud une condition à remplir pour vivre sainement en société. Inversement, à défaut de refoulement, l’humain sombre dans des pathologies qui sont bien pires que celle du normopathe ou homme moyen qu’est le névrosé. On sort alors du champ de la psychopathologie quotidienne, on quitte même le champ des graves névroses et on débarque dans – dans quoi ? Dans quelque chose, je dirais, qui est du social qui peine à s’instituer, du social raté.
{{}}
3.2 La traversée de l’Œdipe : interdiction et refoulement, conditions négatives d’accès à la vie en société
Plus d’un auteur a douté du fait que le complexe d’Œdipe soit universel. Mais qu’est-ce que ce doute ? Qu’est-ce qui ne serait pas universel ? Que signifie autrement dit pour Freud le complexe d’Œdipe ? Beaucoup, énormément, me semble-t-il. La traversée de la problématique œdipienne équivaut pour lui à une nécessaire et souhaitable traversée, sans laquelle le petit, au fond, n’advient pas à la société : le trajet toujours individuel du complexe d’Œdipe doit permettre au nourrisson de progresser vers la vie en société. On peut même faire l’hypothèse que le progrès exigé vers la vie en société équivaut pour Freud à l’humanisation tout court : le complexe d’Œdipe constitue le cadre général au sein duquel chaque individu évolue [7] depuis la vie d’un petit d’homme, dépendant, vers un mode d’être culturel pleinement humain. Essayons de comprendre un peu plus dans le détail comment la traversée de la problématique œdipienne s’effectue – à titre d’hypothèse –, de la petite enfance à l’âge adulte, de seuil en seuil, de réorganisation en réorganisation.
Chaque petit d’homme, confronté au besoin, satisfait avec l’aide d’autrui, découvrirait assez vite le plaisir sexuel : la satisfaction des besoins vitaux, manger et déféquer, servirait d’appui à un plaisir rapidement recherché pour lui-même, sans l’aide d’autrui. Accroché au départ à la figure nourricière et protectrice dont il dépend et ne se distingue pas encore, le petit se réorienterait vers lui-même à travers un plaisir sexuel fragmenté parce qu’attaché aux diverses zones de son corps. Il désinvestirait ensuite ces zones érogènes de son propre corps pour s’orienter vers un objet autre que lui-même : un parent, qui est sexué, et en tant que tel inscrit dans l’ordre social, et qui aurait donc arrêté d’être seulement un protecteur nourricier. L’enfant, de ce fait même confronté à la possibilité de vivre en société, serait alors travaillé, quelle que soit cette société, par des souhaits amoureux pour le parent du sexe opposé : il serait poussé par le souhait de coucher avec celui-ci.
Mais il ne pourrait pas du même coup ne pas se heurter au parent du même sexe que le sien. Ce parent ferait obstacle à toute activité auto-érotique peut-être, mais surtout à la possession du parent de l’autre sexe, jugée incestueuse : il l’interdirait au nom de la société. Le père plus particulièrement représenterait l’exigence sociale de renoncement (Verzicht) des satisfactions sexuelles incestueuses. Concret la plupart du temps, puisqu’il est là, à la fois géniteur et père, mais pas forcément terrifiant, il serait le symbole du pouvoir social qui interdit, il incarnerait l’autorité tierce qui intervient dans une union duelle qui n’a pas le droit d’être consommée. Il tiendrait son efficace du fait qu’il menace l’enfant de castration, ou du fait que l’enfant imagine être menacé en son sexe. Des envies meurtrières surgiraient nécessairement chez l’enfant à l’encontre du parent qui fait obstacle, qui pourtant peut lui paraître exemplaire, enviable justement, et qui de toute manière reste nécessaire à sa survie. Quelque ambiguïté ne serait donc pas étrangère aux sentiments de l’enfant à l’égard de ce tiers.
Chaque enfant, peu importe sa société d’appartenance, pourrait réaliser l’appel à vivre en société, s’il arrivait à se déprendre du premier objet sexuel autre que lui-même, et s’il réussissait du même coup à freiner son envie de tuer celui qui fait obstacle à sa jouissance sexuelle. Il s’en déprendrait en plusieurs temps : l’enfance, la phase de latence, la puberté. Et il s’en déprendrait parce qu’il s’agirait d’un objet interdit puisqu’incestueux, donc à cause de l’interdit de l’inceste, signifié par un parent qui a un pouvoir sur lui. Pour arriver à s’en déprendre, il aurait besoin de refouler son souhait sexuel pour le parent de sexe opposé, et l’envie qui s’ensuit, celle de tuer l’autre parent, devenu rival.
Bref, l’accès à la vie en société, devenu possible aussitôt que le parent est rencontré en tant qu’être sexué, et aussitôt que le souhait pour ce parent est confronté à un interdit de la part du père, serait psychiquement conditionné, négativement, par le refoulement des souhaits interdits parce qu’attachés à un objet de plaisir sexuel incestueux, familier. L’humain, une fois un premier refoulement effectué, n’aurait jamais fini de refouler à nouveau.
L’activité fantasmatique, très personnelle dans ses détails si pas au regard de ses thèmes, aussi permanente que nécessaire, parfois volontaire et souvent involontaire, soit explicitement sexuelle et meurtrière soit travestie, consisterait en un autre travail psychique, à coté du refoulement, complémentaire. Les penchants refoulés feraient retour et trouveraient satisfaction quand même, mais pas dans la réalité. Les fantasmes feraient la part belle aux plaisirs incestueux et aux plaisirs meurtriers que la société interdit. Ils seraient, si l’on veut, égoïstes, comme le rêve. Ils seraient infantiles comme l’enfant, qui est appelé à vivre en société, qui est contraint à consentir à l’abstinence dans la réalité, mais pas en dehors d’elle quand il peut librement se satisfaire en fantasmant. Les penchants refoulés pourraient même être préœdipiens, dans la mesure où ils seraient animés par des pulsions sexuelles partielles, qui ne sont même pas soumises au primat du génital, lequel implique l’absence de l’autre sexe.
{{}}
3.3 La traversée de l’Œdipe : permission et identification, conditions positives d’accès à la vie en société
Le père cependant ne ferait pas que représenter une exigence de renoncement. Il représenterait également une issue, une promesse : en sa personne, la société pousserait l’enfant à trouver des objets sexuels en dehors de sa famille, et qui seraient permis. L’individu qui lâcherait l’objet incestueux ne le ferait donc pas sans bénéfice immédiat et futur : immédiat parce qu’il resterait protégé de la menace qui pèse sur lui en cas de désobéissance ; et futur parce qu’il lâcherait les objets incestueux au profit du plaisir possible, réalisable à l’avenir à travers des objets permis, non incestueux. Le travail psychique à effectuer ne consisterait plus à refouler, mais à rediriger l’énergie pulsionnelle en son essence libidinale, vers un plaisir sexuel obtenu à travers un objet autre qu’incestueux. Ce nouvel objet ne serait pas la chose elle-même, mais quand même : elle n’y serait pas totalement étrangère, au contraire.
Lors de la résurgence du complexe d’Œdipe à la puberté, l’enfant, si tout se passe bien, non seulement refoulerait à nouveau ses vœux incestueux et ses envies meurtrières à l’égard des figures parentales mais il s’affranchirait de ces figures. Désormais capable de se reproduire et prêt à s’inscrire dans la société, il en deviendrait indépendant : il pourrait quitter la famille et parachever son « e-ducatio ». Il récupérerait cependant quelque chose de ceux qu’il n’a le droit ni d’épouser ni de tuer. Au sortir de l’Œdipe, ces figures arrêteraient d’exister en chair et en os seulement, en tant qu’objet sexuel potentiel et en tant que castrateur potentiel qu’il aurait souhaité mort. Mais elles survivraient psychiquement en la personne de l’adulte, par identification partielle. Les figures parentales pourraient donc exercer leur efficace même en étant mortes, le père n’aurait plus besoin d’être là pour que son interdit ait des effets, pour que son appel à quitter la famille soit entendu. L’adulte aurait réussi son affranchissement par l’appropriation de certains traits identitaires des objets réels à désinvestir, qui sont des hommes et des femmes, ainsi que des figures investies d’un pouvoir. Ces traits deviendraient les siens, sous forme de sédiments, et ceux des autres, sous forme de modèle positif ou négatif. Par identification se formeraient donc des clichés de rapports exemplaires ou désavoués, idéalisés ou démythifiés, et ce sur deux faces : entre hommes et femmes et à l’égard de toute autorité.
L’enfant aurait eu à refouler. Mais il aurait également reçu la permission et même la tâche de quitter sa famille, une fois la puberté passée. Et ce qui lui a été transmis, à la manière d’un modèle qu’il fait sien, le préparerait. Il quitterait sa famille pour effectivement vivre en société sur le mode féminin ou masculin, en tant qu’homme ou en tant que femme. Et ce serait bien la preuve positive qu’il se soumet à l’ordre social, soit à une autorité et qu’il s’engage à son tour à représenter cette autorité auprès des enfants qu’il aura. Il serait « castré » : il consentirait à une identité sexuelle incomplète, orientée vers certains partenaires seulement, mais que nul partenaire ne pourrait combler ; et il consentirait à se soumettre à un pouvoir qui entame le sien et qui seul rendrait possible la coexistence pacifiée, d’une génération à la suivante.
L’activité fantasmatique rendrait possible des satisfactions égoïstes et archaïques hors réalité, mais elle mettrait également en scène des réponses, idéales ou catastrophiques au regard du plaisir de vivre en société, à des questions personnelles : quel homme, quelle femme m’est-il permis d’être, voudrais-je être, ou surtout pas ? Comment m’est-il permis de participer au pouvoir, comment voudrais-je y participer, quel sera mon rôle dans la transmission qui fait durer la société ?
{{}}
3.4 Le pouvoir paternel qui interdit et permet la sexualité, fondement de l’accès de l’enfant à la société
Le rôle du père, me semble-t-il, est crucial dans le complexe d’Œdipe tel que Freud l’envisage. Le père interdit. Sans interdiction par le père, l’enfant ne refoule pas ces penchants, l’enfant n’a pas d’idée de ce qui est interdit, et pas de raison de s’abstenir du plaisir dans la famille. Mais l’interdiction du père n’est pas quelconque : elle porte sur le plaisir sexuel. Inversement, le père permet. Sans la permission du père, l’enfant n’a aucune idée de ce qui est permis, et pas de raison de chercher le plaisir ailleurs, en dehors de la famille. Mais la permission du père n’est pas quelconque : elle porte sur le plaisir sexuel. Bref, selon Freud le père réglemente la plaisir sexuel, par le partage entre une sexualité licite et une autre, illicite.
Ce père ne suffit pas en lui-même, il représente la société. Il réglemente au nom de la société qu’il représente. Il introduit ainsi la société dans la famille, et il ouvre la famille sur la société, par un pouvoir à l’encontre de la sexualité de l’enfant. Sans l’exercice de ce pouvoir d’interdire et de permettre du rapport sexuel, l’accès de l’enfant à l’ordre social n’est selon Freud pas possible.
Le père cependant se transforme au cours de la traversée de l’Œdipe. En un premier temps, sa mort est souhaitée par l’enfant. En un deuxième temps, l’envie de le tuer est refoulée par l’enfant. En un troisième temps, il peut être mort sans perdre son efficace : il continue son existence, même mort, par identification de l’enfant à ce que le père représente, l’interdit et la permission. La fonction paternelle peut désormais être assumée par celui qui n’est plus un enfant, elle est passée du père, mort ou non, à la prochaine génération.
4 Des vœux incestueux et des envies de meurtre, partout et toujours
Les anthropologues de l’école culturaliste américaine, Malinowski entre autres [8], ont observé des civilisations où le père biologique est déchargé de toute fonction répressive à l’égard de la sexualité, et où l’autorité n’est pas incarnée par le père au sein d’une famille nucléaire composée d’un père, d’une mère et d’un enfant vivant sous le même toit. Il est des sociétés où le partenaire de la mère de l’enfant, qui serait donc éventuellement un rival en amour pour cet enfant, n’est pas la figure exerçant l’autorité sur l’enfant. Si le père n’est pas le rival sexuel dans la famille nucléaire, ni à la fois le castrateur potentiel, alors le complexe d’Œdipe ne peut pas être universel, raisonnent ces auteurs. Il faudrait donc reformuler le complexe nucléaire autrement, pour voir ce qui anime les enfants dans ces autres sociétés.
On commencera par noter que cette critique est anticipée par un texte de Freud lui-même. Car il élargit sa propre perspective, dans Totem und Tabu. Lorsqu’il parle des peuples à l’état de nature et examine l’interdit de l’inceste et l’interdit du meurtre dans ces sociétés, il ne parle pas de la famille nucléaire œdipienne telle qu’il la rencontre chez ses patient(e)s. Mais il n’en maintient pas moins le principe que tout enfant est animé par des vœux incestueux et des envies du meurtre. Seulement, dans ces sociétés, les objets incestueux et les objets à ne pas tuer se définissent autrement. Les pulsions originaires propres à chaque individu restent cependant les mêmes, prétend Freud.
{{}}
4.1 Le père mort n’est pas un rival, mais un ancêtre
On remarquera ensuite que la référence au père, tant au père géniteur qu’au père abstrait, celui de la fonction paternelle, peut être constante même là où on ne s’y attend pas. C’est ce qui a pu être constaté sur le terrain par Marie-Cécile et Edmond Ortigues, à travers une pratique clinique à Dakar, de 1962 à 1966, qui n’était pas tant celle des névroses que celle des psychoses [9]. Ils travaillaient avec des consultants d’ethnies diverses : aussi bien avec les Serer matrilinéaires qu’avec les Wolof patrilinéaires [10].
Pour les Ortigues, la problématique œdipienne, qui est celle de la sexualité infantile, n’est rien que cela. La sexualité infantile, selon eux, confronte l’enfant à la question de la constitution différentielle de l’identité sexuelle. Cette problématique est selon eux nettement distinguée de la problématique du conflit intergénérationnel qu’ils situent à l’adolescence [11].
Ils n’hésitent pas à affirmer [12] que cette problématique œdipienne est la même dans toutes les sociétés, à savoir : le fait que « les jeux d’attirance et de rivalité sexuelles, communs à diverses espèces animales, s’accompagnent chez l’être humain d’un symbolisme organisateur » [13], ou encore « le fait que la différenciation sexuelle entre fille et garçon inscrit dans la vie émotionnelle une construction symbolique des rapports personnels » [14]. Et ils tiendront que dans tous les cas on observe une référence privilégiée de l’enfant à ses géniteurs naturels. La question, disent-ils, se résout toujours et partout en référence aux géniteurs : « La question : qu’est-ce qu’être une fille ? ou : qu’est-ce qu’être un garçon ? se développe par des identifications partielles, c’est-à-dire par des emprunts sélectifs aux ascendants … grâce auxquels l’enfant cherche sa place dans la famille et dans la vie », écrit E. Ortigues [15].
Les Ortigues n’évacuent pas entièrement l’action du père dans la problématique œdipienne. La référence constante au père était « un fait indéniable » dans les sociétés qu’ils étudiaient [16]. Mais en quel sens ? On appelle habituellement complexe d’Œdipe, écrivent-ils, « le procès psychologique de différenciation sexuelle entre fille et garçon par une attirance de l’enfant pour le parent de sexe opposé, accompagné d’ambivalence ou de rivalité pour le patient du même sexe » [17]. Cette définition est purement éthologique, ou symptomatique, déclarent-ils. Pourquoi ? « Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est que la référence au père s’inscrit d’une manière stable dans le langage et les institutions ». [18] Le père qui intervient dans cette question de différenciation sexuelle, est le père symbolique, ce n’est pas le papa concret qui serait un rival sexuel à tuer.
Les Ortigues avancent donc que la référence au père toujours essentielle est inscrite dans un système symbolique qui dépasse le géniteur concret : elle peut se déplacer vers les ancêtres ou vers la classe d’âge, elle est résorbée dans la religion familiale. Celle-ci n’est pas une affaire de croyance individuelle en des dieux transcendants, mais une affaire de droit coutumier : elle concerne l’institution d’une communauté réglée, partageant un culte et se référant à une origine commune, les ancêtres morts [19]. On en conclura qu’il est impossible de retrouver partout et toujours des fantasmes œdipiens ne mettant en jeu que les seuls acteurs d’une famille nucléaire viennoise. Ces fantasmes peuvent être résorbés dans un système symbolique qui les dépasse : les réponses aux questions posées peuvent être organisées à travers des croyances collectives résultant d’une activité mythique ; elles peuvent être facilitées et transmises à travers des rites effectués en communauté.
La reprise des thèmes œdipiens par les Ortigues me semble particulièrement intéressante. Il est vrai qu’ils identifient la question œdipienne à la question de la sexualité infantile, dont la résolution, toujours en référence aux géniteurs, doit aboutir à la constitution d’une identité sexuelle différentielle. Mais il n’en reste pas moins qu’ils reprennent aussi la question du père mort, celle du père symbolique, sans toutefois la réduire à la question de la différence sexuelle, sans donc faire croire que la mort du père n’a de raison d’être que de surgir à partir du désir préalable de coucher avec la mère – un désir qui serait alors interdit par le père rival qui deviendrait pour cette raison l’objet d’une envie meurtrière.
Le père, le père mort plus exactement, a un rôle, mais pas celui du rival en amour. Il est un ancêtre. Qui dit culte des ancêtres dit religion. Mais quelle religion ? Non pas croyance en une divinité révélée, non pas acte de foi par conversion mystique, mais bien plus système de « droit » : institution d’une communauté réglée, institution d’un « droit » coutumier, soit création d’un système d’allégeances et d’obligations [20], ou encore assignation des places de chacun à partir de l’héritage d’une loi commune, celle des ancêtres ou des pères morts [21]. La place du père mort relève donc du système des devoirs qui constitue la société.
{{}}
4.2 Le primat de la clinique des psychoses
Un certain héritage lacanien, du Lacan des années cinquante, est ici indubitable [22]. Je ne le développerai pas. Qu’il suffise seulement de dire ceci : le père qui dit non au rapport incestueux entre l’enfant et la mère, en introduisant du tiers dans une relation à deux, est selon Lacan par ailleurs le père que nomme la mère, celui qui a un nom, qui donne un nom à l’enfant et qui l’inscrit ainsi dans une communauté qui dépasse le rapport triangulaire. Il est sexué, sans aucun doute, mais ce n’est pas cela qui en fait un père.
On notera que la conception du symbolisme propre à M.-C. et E. Ortigues n’est pas lacanienne, loin s’en faut. Certes, il n’y a de symbole au sens des Ortigues que s’il y a un système de « valeurs », au sens saussurien du mot, le symbole (appelé par Saussure « signe ») ne se définit donc pas par son sens. Mais Edmond Ortigues en particulier insiste sur la dimension pragmatique, performative du symbole en tant que fonction sociale : « le sens », écrit-il, « … est ce qui se construit dans le clair-obscur d’une histoire personnelle » [23]. Il n’est pas dans les symboles, mais dans l’acte du discours, il implique une intentionnalité plurielle en acte. La personne en effet n’est pas une substance, mais mise en œuvre d’une pluralité de positions possibles dans la communication sur fond de règles [24]. Fonctionner symboliquement, dit-il, c’est utiliser « la possibilité, inhérente au langage, de marquer des positions personnelles de telle manière que l’on puisse distinguer des règles sociales et des intentions individuelles » [25]. Mais utiliser cette possibilité, c’est aussi consentir à jouer le jeu, à suivre des règles quitte à s’en servir.
Les travaux des Ortigues interrogent ainsi à partir de la clinique ce qu’il faut pour qu’il y ait de la personne en société. L’explication qu’ils proposent pour rendre intelligible l’advenue à la société, n’est pas psychologique, voire métapsychologique, seulement. Elle prend une allure décidément sociologique, et il n’est pas trivial qu’ils s’appuient non sur la clinique des névroses, mais sur celles des psychoses pour cerner la question du père en tant qu’ancêtre. Eu égard à la nécessité universelle de résoudre le problème de la sexualité infantile en quelque société que ce soit, compte tenu du fait que le conflit entre les générations est un problème distinct, et compte tenu du fait que le complexe d’Œdipe apparaît plus clairement dans certaines sociétés que dans d’autres, ils préfèrent ne plus parler de « l’Œdipe » mais de la « structure minima » [26] des relations personnelles en deçà de laquelle l’individu est psychotique. Au sortir du parcours de socialisation, l’individu non psychotique est selon eux 1. celui qui est à même de parler en première personne (je), d’occuper la place de la personne à qui l’on s’adresse (tu), et enfin d’admettre qu’on parle de lui ou d’elle en troisième personne (il, elle), et 2. celui qui arrive en même temps à se reconnaître et se faire reconnaître avec une certaine constance à travers ses divers rôles [27]. Le refoulement ne semble pas être une condition d’accès à la vie en société, c’est-à-dire à l’inscription dans un « système d’allégeances et d’obligations ».
{{}}
4.3 L’hypothèse d’un invariant culturel d’ordre sexuel seulement
Les travaux des Ortigues n’ont été publiés qu’aux années soixante. Avant cela, la contestation de l’hypothèse freudienne sur le rôle du père rival de la famille nucléaire – un père trop imaginaire, comme le dira tout lecteur de Jacques Lacan –, a eu des conséquences. L’hypothèse du complexe d’Œdipe a été reformulée, mais sans lâcher le principe de l’universalité. Pour expliquer ce qui fait de l’humain un humain, et plus exactement, comme si cela était pareil, un être qui vit en société, l’hypothèse d’un invariant culturel fondamental est maintenue, mais cet invariant ne concerne plus que les règles qui organisent la seule sexualité. Le scénario œdipien qui serait trop tributaire de la situation concrète d’une certaine civilisation où le papa fait flamber la jalousie du petit garçon, est remplacé par une formule plus générale. Ainsi Lévi-Strauss affirme dans Les Structures Élémentaires de la Parenté, publié en 1949, que c’est l’interdit de l’inceste qui est le principe minimal nécessaire pour fonder l’ordre culturel par opposition à la nature, et ce universellement [28]. L’humain, tient-il, est un être de société, où que ce soit, quand que ce soit, du seul fait fondateur, transformateur, universel, de l’échange réglé des femmes. Cet échange des femmes que des hommes s’interdisent et cèdent à d’autres hommes, réciproquement, serait la clé, et la seule, du passage de l’état de nature à l’état de culture.
La place qu’occupe le père qui dit non à l’enfant dans une partie à trois, dans la famille de chez nous, dans la civilisation occidentale tributaire de son héritage monothéiste – d’ailleurs en pleine mutation aujourd’hui – ne serait alors plus qu’une manière parmi d’autres de concrétiser le principe de l’interdiction de l’inceste, d’organiser symboliquement la sexualité humaine. Et on pourrait sans problème chercher et trouver comment l’instance interdictrice s’incarne dans d’autres civilisations, à travers une diversité de personnages réels, et à travers une diversité d’institutions. La figure emblématique du père qui rend jaloux n’y occupe pas nécessairement la place centrale, le mythe qui met en scène le drame de l’accès à la culture peut également s’imaginer autrement. Lévi-Strauss, en cela trop facilement critiqué par les féministes, bouscule le mythe de « la famille conjugale comme entité naturelle fondatrice du social tout entier », et « toute l’idéologie du destin maternel et domestique inscrit dans la constitution même de l’être féminin » [29]. La parenté peut s’organiser autrement qu’à travers cette famille, et ainsi permettre la reconnaissance de la diversité des modes d’être féminin, irréductible à ce destin maternel et domestique.
Remarquons que cette hypothèse, plus générale, est également en un sens moins complexe que celle qu’elle prétend remplacer, plus riche en extension mais plus pauvre en compréhension, parce qu’unidimensionnelle. Certes, la description de cet échange des femmes par les hommes, selon des règles dont personne n’est consciemment l’auteur, et qui seraient selon Lévi-Strauss réductibles aux structures inconscientes de l’esprit, n’est pas facile à produire. L’anthropologue doit décrypter et en fait re-produire un formalisme implicite à l’objet qu’il étudie, et ce n’est pas une sinécure. Certes encore, cette entreprise sensibilise le chercheur au rapport entre des entités qui ne sauraient exister par elles-mêmes. Certes enfin, le père jaloux qui colle trop à l’enfant, peut être remplacé par des institutions investies d’une autorité paternelle abstraite.
Mais on doit quand même se demander quelle latitude Lévi-Strauss laisse encore à l’action des protagonistes d’une vie concrète, s’il ne pèche donc pas par un excès de déterminisme mentaliste [30]. En outre, la chose curieuse est surtout celle-ci : tout rapport social, en définitive, est supposé prendre son origine en un échange d’ordre sexuel, ou alors ne peut qu’être modelé sur cet échange premier. D’une part, la spécificité du rapport sexuel est noyée dans une notion générale d’échange ou de circulation [31]. Or, celle-ci semble en définitive plonger l’anthropologie dans la cybernétique, que Lévi-Strauss appela d’ailleurs de ses vœux pour unifier les sciences sociales et les sciences naturelles [32]. Et d’autre part, cette notion générale d’une circulation, considérée indépendamment de ce qui circule et du comment de la circulation, ne permet pas non plus de rendre compte de la spécificité des divers types de rapports sociaux, pourtant bien réelle [33].
Au total, il n’est pas sûr que la disparition de la référence au père de Freud, nécessaire pour formuler un invariant culturel universel, soit un progrès. Quelque chose a été perdu : la question de la fonction paternelle, ou si l’on veut de la loi qui organise en les transformant radicalement les rapports naturels d’une génération à l’autre. Cette fonction méritera d’être reformulée dans un contexte nouveau, délestée de la question de la différence sexuelle, par exemple à la manière des Ortigues qui parlent d’un « système d’allégeances et d’obligations ». Celui-ci assignerait des places à chacun à partir d’une loi [34].
5 La réglementation du plaisir sexuel comme fondement du social, une hypothèse névrotique
Les psychanalystes freudiens, marqués par leurs fréquentations des névrosés, traduiront le principe de l’interdit de l’inceste, formulé par Lévi-Strauss, dans leur perspective, celle d’un sujet qui souhaite et qui se heurte au difficile défi de la régulation du plaisir et du déplaisir, ainsi qu’à l’exigence, sociale selon Freud, de la réglementation du plaisir. Ils mettront plus particulièrement en évidence le travail psychique qu’implique le respect de l’interdit de l’inceste. L’accès à la société, diront-ils, exige que l’accès direct à la satisfaction sexuelle soit barré, qu’un renoncement à une part de plaisir sexuel soit consenti. Et cela ne peut se faire à leur avis que si l’enfant refoule certains penchants qui continueront d’exister, mais sur un mode inconscient. Ces psychanalystes pourraient aussi dire : pour qu’il y ait un sujet en société, il faut que l’enfant accepte la castration.
Cela étant dit, le lecteur pourrait se demander ce qui est premier : l’interdiction du père, ou le refoulement par l’enfant ? L’enfant refoule-t-il parce qu’il est confronté à l’interdiction du père ? Ou l’enfant est il sensible à l’interdit du père et y obéit-il, parce qu’il refoule déjà ? La question doit être posée compte tenu du fait que ceux qui refoulent trop, les névrosés, sont effectivement très sensibles à ce qui est socialement interdit : soit ils se contentent d’obéir au censeur et de s’en inquiéter outre mesure soit ils s’y opposent théâtralement. L’on sait aussi la réponse que Freud a donnée à cette question, à travers le mythe de la horde primitive : il privilégie l’hypothèse que l’interdiction est première.
Ce qui me semble plus important, c’est que Freud, d’une façon ou d’une autre, fonde l’ordre social sur une réglementation du plaisir, sur la transformation du plaisir animal en plaisir légitime : la perte d’un plaisir (sexuel), non réglementé, au profit d’un plaisir autre, réglementé par cette perte, rendrait possible la vie en société. Cela m’interloque. Il me semble que l’on confond ainsi le lieu d’un déterminisme humain, et les infinies occasions où celui-ci se manifeste. Qui dit société, ne parle jamais au singulier : il y a des sociétés. Elles divergent, d’elles-mêmes comme des autres. Et elles contraignent à la négociation. Mais en quoi divergent-elles ? Et que négocient-elles ? Parmi les choses où l’humain socialement diverge de ses congénères, parmi celles qu’il lui faut donc négocier, il y a sans aucun doute des interdits à l’encontre de souhaits à refouler, mais pas uniquement, ni même spécifiquement. On peut partager un code qui établit ce qui est interdit et permis et donc ensemble refouler les mêmes souhaits et en justifier d’autres, mais on peut tout aussi bien partager une langue, ou une infrastructure industrielle, ou un quartier, ou un club de football, ou des convictions idéologiques ou un calendrier ou une cuisine ou des transports publics ou une bibliothèque ou une banque ou un gouvernement…
La question que je ne peux pas m’empêcher de poser, à supposer qu’on s’en tienne à la seule problématique de la sexualité humaine, distincte de celle de l’animal, est celle-ci : est-ce l’interdiction de l’inceste, psychiquement assumée par l’enfant s’il consent à refouler ses vœux incestueux, qui détermine l’institution du social ? Ou serait-ce, en un sens, la possibilité de l’inceste ? Il ne fait pas de doute qu’une communauté puisse partager des interdits, il est même possible que toutes les communautés en partagent, par delà les divergences entre communautés. Et je ne vois pas de raison de douter que l’enfant puisse refouler des souhaits dont la réalisation est interdite, ni encore qu’il puisse être sensible à des interdits sociaux s’il refoule. Mais est-ce l’interdiction de réaliser des souhaits à refouler qui fonde la sexualité humaine ? Est-ce cette interdiction qui transforme l’accouplement entre deux individus sexuellement complémentaires, et appartenant à l’espèce humaine, en alliance de deux êtres asymétriques ?
Il faut, je crois, être névrosé pour croire que l’opposition normative entre les satisfactions de souhaits permis et les satisfactions de souhaits interdits à refouler, fondent la société. Ce qui institue du social, au regard de la sexualité, c’est le fait que l’homme ne soit pas le mâle ni la femme la femelle. Chaque société établit les frontières entre le masculin et le féminin arbitrairement : elle crée une asymétrie sociale entre les sexes. Et l’individu sexué s’absente ainsi implicitement du sexe animal que présuppose la société, et qu’elle retrouve en acte lorsqu’un couple est effectivement réalisé. L’instauration de cette asymétrie parfaitement arbitraire, qui n’est jamais identique d’une société à l’autre, crée du même coup la possibilité de l’inceste, lorsque l’homme est rabattu sur le mâle, et la femme sur la femelle. Dans ce cas tout se passe comme si l’alliance, humaine, n’était pas distincte de l’accouplement, animal, et qu’il suffisait d’avoir un mâle et une femelle pour avoir un homme et une femme : tout mâle peut s’accoupler à toute femelle, et vice versa.
La loi de l’alliance, celle qui crée de l’arbitraire et la possibilité d’un couple humain, n’est ni bonne ni mauvaise, elle ne permet pas et elle n’interdit pas, elle n’est ni refoulement de souhait ni habilitation de souhait modifié. Elle ne fait que transformer l’organisme sexué en corps humain, plus ou moins masculin, plus ou moins féminin. Définir le social au regard de la sexualité par l’interdiction du souhait incestueux à refouler, équivaut à mon sens à formuler une théorie névrotique du couple : névrotique parce que dominée par la question de la légitimité de la conduite, fût-ce une légitimité communément admise, c’est-à-dire codifiée par une société.
Si l’on fait par ailleurs l’hypothèse qu’il ne suffit pas d’examiner la question de l’inceste pour déterminer ce qui institue la vie en société, mais qu’il faut également traiter celle du meurtre, on peut, dans la même perspective, se demander si c’est l’interdit du meurtre, psychiquement assumé par le refoulement du souhait meurtrier, qui définit le social. Il me semble, encore une fois, que c’est là une manière névrotique d’envisager la question du social : c’est l’amour du censeur qui parle, ou la protestation à son adresse, mais pas le sociologue. Ce qui modifie les rapports entre une génération animale capable d’engendrer et de protéger et la suivante qu’elle engendre et protège, en rapports sociaux à autrui, n’est pas l’interdit du meurtre qui peut être psychiquement assumé par un refoulement, mais, en un sens, la possibilité du meurtre.
La loi, à scrupuleusement dissocier du droit qui crée l’opposition du licite et de l’illicite, institue du social en transformant les rapports entre les petits et les adultes, par les frontières arbitraires du devoir : elle introduit des asymétries arbitraires entre ceux qui peuvent prétendre rendre des services et ceux qui peuvent prétendre en recevoir. Ces asymétries ou obligations ne sont jamais ni nulle part universelles. Elles sont arbitraires, elles sont à la base d’une exclusion effective. L’exclusion du jeu des services à rendre et rendus, équivaut à l’inexistence sociale : on ne compte pas, on ne participe pas au pouvoir, même si l’on vit et si l’on est capable d’engendrer et de protéger un individu humain.
L’exercice d’un métier en revanche, quel qu’il soit, implique une participation au pouvoir, en vertu de certaines compétences reconnues. Et le pouvoir est dangereux, potentiellement meurtrier : il est toujours possible de tuer quelqu’un sur la base de sa seule compétence professionnelle, même lorsqu’on n’est pas militaire mais plombier par exemple, ou boulanger ou psychanalyste. La chose remarquable est que l’on puisse tuer sans commettre un meurtre. Le meurtre n’a d’existence que du seul fait qu’ait été introduit implicitement un principe de décompte arbitraire : tuer qui compte, c’est commettre un meurtre, parce qu’agir comme si l’espèce n’avait pas été passée au crible arbitraire d’un décompte structural. Mais tuer qui ne compte pas, n’exclut pas le tueur de sa propre société : il a tué, oui, mais des congénères, et non des concitoyens ; il n’a pas tué des consorts, des membres de la même société constituée par des rapports de devoirs à autrui. Les tribunaux américains par exemple ne condamnent pas leurs soldats qui tuent l’ennemi étranger dans un combat régulier. Et les USA essaient même de les protéger contre des poursuites pour crime contre l’humanité par la Cour pénale internationale de la Haye, puisqu’ils n’ont toujours pas ratifié le Statut de Rome.
Ce qui fait une société, au regard du sexe comme au regard du pouvoir, c’est la loi : 1. la capacité d’instituer des frontières implicites qui bouleversent arbitrairement la différence entre le mâle et la femelle, et la différence entre les générations, et 2. la capacité de négocier ces frontières pour résoudre le conflit qu’elles créent, puisque nul ne saurait exister dans la pure absence à un organisme sexué capable de générer. Il faut être un bon névrosé pour parler à ce sujet d’interdit (Verbot), de renoncement (Verzicht), ou de refoulement (Verdrängung). La clinique de la vie en société est la clinique des perversions (pour la question de la sexualité) et la clinique des psychoses (pour la question du pouvoir).
J’espère cependant qu’on ne me mécomprenne pas : je ne plaide nullement pour une société immorale, je ne prétends pas que ceux qui exercent le pouvoir par exemple ne doivent pas se légitimer. Ce n’est pas plus mal si nous partageons quelque refoulement, mais justement : c’est une question morale, de bien et de mal, de réglementation de la jouissance. Je dis seulement que l’exercice du pouvoir est déterminé par une capacité de loi qui est en tant que telle indifférente à la question de cette réglementation qui transforme le plaisir et le déplaisir orientés mais hors cens, en plaisir et déplaisir mesurés. Ce ne sont pas les événements des derniers mois en Syrie ou en Ukraine, par exemple, ou plus banalement les quotidiennes manigances politiciennes de chez nous qui me feront changer d’idée là-dessus. Arrêtons de névrotiser quand nous pensons sociologiquement, quand nous explorons en tant que cliniciens l’asymétrie ontologique (sexuelle) et l’asymétrie déontologique (générationnelle).
Bibliographie
FREUD S., 1989 (1re éd. 1969), Studienausgabe, Band I-X, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag.
FREUD S., 1re éd. 1900, Die Traumdeutung.
FREUD S., 1re éd. 1908, Über infantile Sexualtheorien.
FREUD S., 1re éd. 1911, Psychoanalytische Bemerkungen über einen autobiographisch beschriebenen Fall von Paranoia (dementia paranoides).
FREUD S., 1re éd. 1912-1913, Totem und Tabu, Einige Übereinstimmungen im Seelenleben der Wilden und der Neurotiker.
FREUD S., 1re éd. 1917-8, Vorlesungen zur Einführung in der Psychoanalyse.
FREUD S., 1re éd. 1917, Vorlesung 21. Libidoentwicklung und Sexualorganisationen.
FREUD S. , 1re éd. 1924, Der Untergang des Ödipuskomplexes.
FREUD S., 1999 (1re éd., 1986), Briefe an Wilhelm Fliess 1887-1904. Ungekürzte Ausgabe, S. Fischer Verlag, Frankfurt am Main.
LE BOT J.-M., 2010, Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique, Rennes, Presses universitaires de Rennes (Le sens social).
LEVI-STRAUSS C., 1967 (1re éd. 1949), Les structures élémentaires de la parenté, Paris, PUF.
NASIO J.-D., 2005, L’Œdipe. Le concept le plus crucial de la psychanalyse, Paris, Payot (Collection Désir).
ORTIGUES Marie-Cécile et Edmond, 1984 (1re éd. 1962), Œdipe africain, Paris, L’Harmattan.
ORTIGUES E., 2003, Sur la philosophie et la religion. Les entretiens de Courances, Rennes, Presses Universitaires de Rennes.
THERY I., 2007, La distinction de sexe. Une nouvelle approche de l’égalité, Paris, Odile Jacob.
Notes
[1] Freud S., Über infantile Sexualtheorien, in STA, Band V, Sexualleben, p. 175 ; et Bemerkungen über einen Fall von Zwangsneurose, in STA, Band VII, Zwang, Paranoia und Perversion, p. 721-74 ; Vorlesung 21. Libidoentwicklung und Sexualorganisationen, in Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, p. 331.
[2] Ce mot est d’habitude traduit par « moi ». Erreur à mon sens. Mieux vaudrait mettre « Je ». Une traduction alternative, également correcte, serait, me semble-t-il, « le sujet ».
[3] Le texte ici présenté fait partie d’un manuscrit de livre, consacré à la confrontation des Œdipes de Freud et de Sophocle, destiné surtout aux psychanalystes, et que je souhaite publier sous le titre Lost in Translation 1. D’un Œdipe à l’autre.
[4] Penchant ou « Neigung » est un mot que Freud utilise occasionnellement mais il y en a beaucoup d’autres toutefois : le « Trieb » ou pulsion et le « Wunsch » ou souhait étant sans doute les plus importants. Freud parle ainsi du « sexueller Wunsch » (souhait sexuel) et du « Todeswunsch » (souhait de mort).
[5] Freud S., Die Traumdeutung, in STA, Band II, Die Traumdeutung, p. 125.
[6] La névrose selon Freud, à distinguer de la psychose et de la perversion, chacune plus radicale qu’elle, est une affection psychogène qui résulte d’un conflit psychique entre les souhaits et les défenses du sujet, le refoulement plus exactement, qui n’est pas en tant que tel un processus pathologique, mais qui le devient s’il rate. Elle trouve selon Freud ses origines dans l’histoire infantile du sujet et ses symptômes constituant des compromis.
[7] J’ai hésité sur l’exact mot à choisir, et j’ai finalement opté ici pour « évoluer », et non pour « transformer » par exemple. Freud lui-même parle régulièrement d’« Entwicklung », mais d’un développement réversible : le progrès (Fortschritt) peut être arrêté, et même renversé en une régression (Rückschritt, Regression). L’humanisation implique pour Freud le dépassement d’un mode de fonctionnement psychique infantile ou archaïque qui pourtant persiste, et qui peut réaffirmer ses prétentions à l’hégémonie, en cas de maladie psychique. Par ailleurs, le lecteur d’aujourd’hui, enseigné par Lacan notamment, sera plus sensible à la question du seuil de l’humain, et ne parlera guère en termes d’évolution ou de progrès. L’usage du terme « régression » n’est d’ailleurs chez Freud lui-même pas réservé à la seule régression temporelle. Formellement, celui qui régresse, échange un fonctionnement psychique pour un autre, topiquement il se situe ailleurs, pour avoir cédé à la puissance dynamique d’un fonctionnement psychique au détriment des autres possibles, une fois un seuil franchi.
[8] Malinowski B., Sex and Repression in Savage Society, publié en 1927. Ses thèses ont été contestées notamment par Géza Roheim.
[9] Les Ortigues observent 1. que les névroses obsessionnelles sont extrêmement rares en milieu traditionnel africain, alors que des traits de comportements obsessionnels sont nombreux dans les coutumes rituelles, mais 2. que les troubles profonds, comme la schizophrénie, existent en Afrique aussi bien qu’en Europe (voir Ortigues E. et M.-C., Œdipe africain, p. 270 et 276-9).
[10] Idem, ibidem, p. 9, p. 269 et p. 274.
[11] Ortigues E., Sur la philosophie et la religion. Entretiens de Courances, p. 39 et suivantes, et p. 111-2.
[12] Ortigues E. et M.-C., Œdipe africain, p. 278, et Ortigues E., Sur la philosophie et la religion. Entretiens de Courances, p. 39 et suivantes, et p. 111-2.
[13] Ortigues E. et M.-C., Œdipe africain, e. a. p. 12 et p. 269, p.274.
[14] Idem, ibidem, p. 278.
[15] Ortigues E., Sur la philosophie et la religion. Entretiens de Courances, p. 111-2.
[16] Ortigues E. et M.-C., Œdipe africain, p. 9.
[17] Idem, ibidem, p. 9.
[18] Idem, ibidem, p. 9.
[19] Ortigues E, Sur la philosophie et la religion. Entretiens de Courances, p. 11 et suivantes.
[20] Pour la religion en tant que système de droit, d’avant la séparation de la religion et du droit, et pour le « droit » en tant que système d’obligations et d’allégeances, à distinguer de la morale, voir Ortigues E. ibidem, p. 70 et suivantes.
[21] Ortigues E. et M.-C., Œdipe africain, p. 273.
[22] Je pense plus particulièrement à la thèse de doctorat en médecine de Lacan, au séminaire III (Les Psychoses), au séminaire IV (La relation d’objet et les structures d’objet) et aux articles Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, Une question préliminaire à tout traitement de la psychose et La direction de la cure et les principes de son pouvoir.
[23] Cité dans Ortigues E., Sur la philosophie et la religion. Entretiens de Courances, p. 124 (repris au livre Que cherche l’enfant dans les psychothérapies ? édité sous la direction des Ortigues en 1999).
[24] Ortigues E. ibidem, p. 123-127.
[25] Ortigues E. et M.-C., Œdipe africain, p. 10.
[26] Idem, ibidem, p.279.
[27] Pour une critique du substantialisme, psychologisant en particulier, voir Ortigues E., Sur la philosophie et la religion. Entretiens de Courances, p. 48 et suivantes, et p. 113.
[28] Lévi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, p.10 et p. 29.
[29] Théry I., La distinction de sexe. Une nouvelle approche de l’égalité, p. 156, et p. 163.
[30] Idem, ibidem, p. 158-9.
[31] Idem, ibidem, p. 156, p. 172-3, p. 190 et suivantes.
[32] Idem, ibidem, p. 199.
[33] Le sociologue Jean-Michel Le Bot, Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique, entreprend de critiquer la notion d’échange lévi-straussienne à partir de diverses typologies actuelles des rapports sociaux, notamment celle d’Alain Testart, Critique du don. Etudes sur l’échange non-marchand (2007), p. 29-37, et celle de Philippe Descola, Par-delà nature et culture (2005), p. 37-39.
[34] Dans le cas des peuples étudiés par les Ortigues, cette loi prend la forme plus concrète d’un « droit » coutumier, hérité des ancêtres ou pères morts. C’est ainsi qu’on en parle traditionnellement. Mais cela ne devrait pas pousser à la conclusion que le pivot central d’un pareil « droit » soit l’interdit ou son envers, la permission. Je préfère réserver le mot « droit » à la seule problématique de la légitimation des plaisirs, par exemple sous la forme des interdits et des permissions codifiés, socialement partagés.
Jean-Claude Schotte« Pour une critique de l’Œdipe de Freud », in Tétralogiques, N°20, Politique et morale.