Hubert Guyard
Répulsion et Persécution : Les troubles de la Personne
Résumé / Abstract
Avertissement
Hubert Guyard m’a envoyé ce texte, en même temps que d’autres documents, quelques mois avant son décès, survenu en février 2009 à l’âge de 60 ans. Les informations disponibles suggèrent que sa rédaction date de l’année 1998, et qu’il s’agit de la version rédigée d’un cours délivré en 1996 en DEA de Sciences du langage à l’Université Rennes 2.
Il s’agit, comme le stipule Hubert Guyard dans son introduction, d’un projet d’article « programmatique », hypothétiquement cohérent et systématique, couvrant l’ensemble de ce que l’anthropologie clinique appelle les troubles de la personne et qui inclut, pour ce qui concerne le champ de la psychiatrie, les psychoses et les perversions.
Si l’armature conceptuelle du texte, telle que reflétée par l’organisation des parties et sous-parties, est complète, quelques paragraphes sont restés inachevés. Par ailleurs, en ce qu’il déroule systématiquement un modèle et n’a pas été explicitement abouti en vue d’une publication, le texte peut paraître, en certains endroits, aride ou elliptique au lecteur non familier de l’anthropologie clinique.
Néanmoins, la qualité et l’intérêt de ce projet d’article, par sa richesse et sa systématicité mêmes, m’ont paru largement dépasser ces possibles imperfections et justifier de le proposer à publication en ouverture du numéro 22 de Tétralogiques, certain que l’effort, pour le lecteur, en vaudra la chandelle.
Clément de Guibert
Mots-clés
clinique | personne | perversion | psychose | théorie de la médiation |
1 Questions posées à la psychiatrie
En quoi l’hypothèse d’un fonctionnement dialectique de l’analyse sociologique contraint-elle l’observation des psychoses et des perversions ? Cette question se situe dans le cadre d’une anthropologie clinique : la théorie de la médiation proposée par Jean Gagnepain [1]. Celle-ci articule a) un moment théorique, dans lequel il s’agit de conceptualiser les fonctionnements rationnels qui peuvent avoir un effet, spécifique ou incident, sur le langage, et b) un moment expérimental dans lequel les hypothèses théoriques sont mises à l’épreuve d’une observation dirigée des données cliniques. Notre travail participe du premier moment de cette démarche ; nous souhaitons contribuer à l’élaboration de portraits robots des troubles affectant la rationalité sociologique et la langue [2]. Il s’agit également de transposer à l’étude des troubles de la Personne, la conception de l’autolyse, développée à propos des troubles de la Norme : les névroses [3]. Ce travail, largement hypothétique, n’a d’intérêt que d’anticiper des études de cas [4] Pour établir ces portraits robots, nous aborderons successivement :
- Une rationalité diffractée,
- Une coercition implicite,
- Des communications explicites,
- Une démarche nosographique,
- Des portraits-robots.
1.1 Une rationalité diffractée
La théorie de la médiation, éprouvant l’impossibilité de réduire le langage à un seul déterminisme, fait l’hypothèse d’une diffraction de la rationalité en quatre déterminismes différents. Le langage en tant qu’il est message s’explique par une rationalité glossologique dont le modèle est le SIGNE. Le langage en tant qu’il est écriture, ouvrage, relève d’une rationalité ergologique dont le modèle est l’OUTIL. Le langage, en tant qu’il est langue, usage, relève cette fois d’une sociologie. Enfin, le langage, en tant que discours, suffrage, relève d’une axiologie. Elle postule également une analogie entre ces quatre plans d’analyse, ainsi que l’existence de pathologies spécifiques de chaque plan.
Science | Modèle | Pathologie | l’observable |
---|---|---|---|
glossologie | SIGNE | Aphasie | le message conçu |
ergologie | OUTIL | Atechnie | l’ouvrage produit |
sociologie | PERSONNE | Psychose & perversion | l’usage contracté |
axiologie | NORME | Névrose & psychopathie | le suffrage décidé |
En d’autres termes, la glossologie (modèle du Signe), l’ergologie (modèle de l’Outil), la sociologie (modèle de la Personne), l’axiologie (modèle de la Norme) constituent tout à la fois des analyses indépendantes et analogiquement comparables. Les propriétés de l’analyse restent donc les mêmes d’un plan d’analyse à l’autre, et la réflexion menée sur un plan peut être transposée aux autres. Nous prendrons en compte, dans cet article, l’une des caractéristiques de cette analyse : le fait qu’elle soit dialectique.
1.2 Une coercition implicite
Quel que soit le plan concerné, le propre de la rationalité est d’être dialectique. « Le phénomène contredit toujours l’instance qui permet de le poser. Nous passons de la dichotomie des substances à la dialectique contradictoire de l’instance et de la performance, et nous passons d’une scientificité de l’évidence à une scientificité du paradoxe [5] ». La dialectique de la Personne est dite ethnico-politique. Elle suppose une phase implicite d’acculturation structurale de notre sexualité et de notre génitalité ; cette phase est dite ethnique. Nos appartenances et nos compétences s’y trouvent structuralement définies par opposition mutuelle ou par contraste. Ethniquement, l’homme analyse sa condition et la soumet à une grille d’analyse dans laquelle chaque élément responsable ne se définit que d’être étranger aux autres. On obtient ainsi un réseau de rapports sociaux, dont l’étrangeté mutuelle devient définissable et quantifiable, parce que rapportés à une même échelle de mesure. Cette étrangeté, socialement calculable, s’inverse politiquement dans une recherche explicite mais également mesurable de communauté. L’analyse ethnique s’inverse politiquement en une négociation, c’est-à-dire en un partage contractuel de l’étrangeté. L’analyse sociologique, dans sa phase ethnique, réprime implicitement notre sexualité et notre génitalité naturelles ; elle y inscrit un vide formel, un secret, une discrétion ou encore une étrangeté. Cette coercition légale — la Loi — fait de notre sexualité une indécence, et de notre génitalité une violence. L’analyse sociologique est donc à la fois et contradictoirement étrangeté et communauté, appropriation et partage.
Cette coercition se dédouble ; par des limites de répulsion, une analyse ontologique nous impose des frontières d’intimité , tandis que par des limites de persécution, une analyse déontologique nous impose des frontières de dignité [6]. L’indécence et la violence se mesurent et nous deviennent respectivement plus ou moins ignoble, plus ou moins horrible. L’ontologie et la déontologie constituent une analyse respectivement de l’indécence et de la violence. — L’indécence elle-même se dédouble ; l’infraction ontologique se fait, taxinomiquement, mesure de l’obscénité et, générativement, mesure de la promiscuité. Ce qui nous fait sexuellement mâle ou femelle devient plus ou moins obscène ; et ce qui sexuellement nous accouple les uns avec les autres se transforme en une promiscuité plus ou moins dégoûtante. Nous proposons d’appeler distinction cette répulsion implicite de l’obscénité et discrimination [7] la répulsion implicite de la promiscuité. — La violence se dédouble également pour les mêmes raisons ; l’infraction déontologique devient, taxinomiquement, mesure de la cruauté, et, générativement, mesure de la grégarité. Ce qui nous fait génitalement dominateur ou dominé nous apparaît plus ou moins cruel ; et ce qui nous agrège à un géniteur se transforme en mainmise plus ou moins étouffante. Nous proposons d’appeler qualification et indépendance la persécution liée respectivement à la cruauté et à la grégarité.
Ontologie = une mesure implicite de l’indécence = une échelle d’intimité | Déontologie = une mesure implicite de la violence = une échelle de dignité | ||
distinction | discrimination [8] | qualification | indépendance |
répulsion implicite de l’obscénité | répulsion implicite de la promiscuité | la cruauté devient persécutrice | la grégarité devient persécutrice |
le statut = un ensemble inventoriable de signes particuliers | le notable = un ensemble recensable de personnes à charge | l’office = un ensemble inventoriable de services | l’établissement = un ensemble solidaire de services |
La distinction, conçue comme une répulsion implicite de l’obscénité, nous contraint implicitement à nous définir en nous opposant. La jeunesse n’est pas la même selon qu’on l’oppose à l’âge mûr, ou à la vieillesse. Il est impossible de définir la négritude sans prendre en compte ce à quoi elle s’oppose. L’identité est structurale et ne peut se réduire à un inventaire positif de signes particuliers. La virilité ne se définit que par opposition à la féminité ; l’inventaire des signes particuliers par quoi se reconnaît socialement un homme — sa carrure, sa voix, son anatomie, sa vêture, sa démarche, ses centres d’intérêt, etc. — n’est possible qu’en fonction de son opposition à l’ensemble des signes particuliers par quoi se reconnaît une femme. La définition de l’ensemble précède formellement son inventaire. Le modèle nomme cet ensemble un statut.
La discrimination [9]] conçue comme une répulsion implicite de la promiscuité, nous contraint implicitement non plus à nous opposer mais à nous séparer les uns d’avec les autres. Cette discrimination nous impose une distribution ontologique de nos appartenances. Qu’on prenne pour exemple l’assistance à un office religieux ; les hommes peuvent y être séparés des femmes. Dès lors on obtient deux ensembles dont le nombre reste constant quelle que soit la quantité de fidèles présents dans l’église. On peut aussi imaginer que les adultes occupent les chaises du fond pendant que les enfants prennent place sur les bancs devant l’autel. On obtient ainsi une nouvelle distribution des fidèles. Ce qui humainement se compte, c’est l’ensemble permettant le recensement de ses membres. On peut ainsi savoir s’il y a plus de femmes que d’hommes, plus d’enfants que d’adultes. La délimitation de l’ensemble (tous les hommes/toutes les femmes) précède formellement le décompte de ses éléments. Le modèle nomme cet ensemble un notable.
La qualification nous paraît à l’opposé d’un rapport de domination ou de soumission. Nous en faisons une persécution implicite qui nous pousse à éprouver comme cruel le moindre abus de pouvoir. Un étudiant peut se sentir persécuté par son professeur si celui-ci ne fait pas ce qu’il est supposé faire, préparer ses cours, répondre aux rendez-vous, passer des examens, effectuer des corrections, continuer à se former, renouveler son enseignement, etc. Inversement, un professeur peut se sentir persécuté si un étudiant se met, par exemple, à sécher ses cours, tricher aux examens. Ce que l’étudiant peut attendre de son professeur a pour exacte définition ce que le professeur peut attendre de son étudiant. Il y a là un respect qui mesure l’ensemble des responsabilités de l’un à l’ensemble des responsabilités de l’autre. C’est par opposition mutuelle que ces ensembles de devoirs, appelés offices par le modèle, se définissent.
L’indépendance nous paraît à l’opposé d’un assujettissement. Toute effraction de compétence, ou tout empiétement « sauvage » sur notre domaine de compétence peut s’éprouver comme un abus de confiance : soit une invasion, soit une défection. Invasion et défection ne cessent d’être sauvages qu’à la condition de se mesurer. Chacun peut ainsi mesurer jusqu’où il est son propre patron, et à partir de quand il cesse de l’être. Cette mesure ne s’obtient que si l’ensemble des devoirs de l’un est borné par l’ensemble des devoirs des autres. Cet ensemble de devoirs n’a donc aucune positivité puisqu’il ne s’obtient que par un jeu de frontières. Le modèle nomme cet ensemble un établissement.
1.3 Des communautés explicites
Si l’analyse, dans sa phase implicite, réprime implicitement en nous notre sexualité et notre génitalité, en nous imposant une mesure de l’étrangeté, elle s’inverse explicitement, dans sa phase explicite, dans une mesure de la communauté. Si l’analyse est dialectique, elle est tout à la fois et contradictoirement coercition et abrogation, fossé et pont. En d’autres termes, on ne peut abolir que les frontières qu’on s’est à soi-même données. Ne faut-il pas avoir posé une loi pour être à même de l’enfreindre ? La mesure de notre communauté (amour ou haine) se fonde dans le calcul de notre étrangeté. L’étrange et le commun sont les deux aspects, contradictoires mais l’un à l’autre nécessaires, d’une même dialectique. La mise en commun suppose donc un partage négocié de l’étrangeté, une abrogation contractuelle du secret. Ce contrat a deux aspects, l’un est actualisé et correspond à la part d’étrangeté que l’on rend publique ou commune, et l’autre reste virtuel et correspond à la part d’étrangeté que l’on garde privée. De sorte que tout contrat, chez l’homme sain, suppose un effet de seuil entre le public et le privé. À chacune des dimensions de l’étrangeté, nous faisons correspondre sa modalité contractuelle.
De la distinction à la séduction. La distinction ethnique s’inverse politiquement en une séduction. Si la distinction nous paraît se définir par une coercition implicite de l’obscénité, la séduction constitue un retournement de cette coercition, c’est-à-dire une recherche explicite d’une intimité partageable — mais non nécessairement partagée. Nous pouvons parler d’élégance ou de goût à la condition d’en faire le résultat d’une pudeur au terme de laquelle l’ensemble de ce que l’on dévoile ne s’obtient que par l’exclusion dynamique de l’ensemble de ce qu’on maintient voilé. La distinction, en tant que processus, participe d’un classement explicite de statuts, l’ensemble de ceux offerts (publiques) ne se définissant que par opposition à ceux gardés secrets (privés). On peut parler d’image, de look, d’emblème ou de blason, ou plus généralement d’état, à la condition d’en faire le résultat d’une dynamique de tri, c’est-à-dire d’un raffinement ou d’une élection.
De l’émancipation [10] à l’invitation. L’émancipation ethnique constitue une coercition implicite de la promiscuité, une tendance à la séparation. L’émancipation s’inverse politiquement en une invitation, c’est-à-dire en la recherche explicite d’une intimité partageable, plus précisément d’une complicité. Plutôt que de goût, on peut parler de couple, de club, de coterie, de cercle, plus généralement de partenaire, mais à condition d’en faire le résultat d’une dynamique, d’une convivialité se mesurant à la disponibilité de chacun à l’ensemble des autres.
De la qualification à la spécialisation. La qualification ethnique constitue une coercition implicite qui nous fait éprouver comme de la cruauté toute domination ou soumission. Elle s’inverse politiquement en une spécialisation. Celle-ci procède également d’une élection, ou d’une dynamique d’exclusion. On peut parler de talent, de don, de génie, plus généralement de charge, mais à condition d’en faire le résultat d’une dynamique d’exclusivité mesurant la concurrence. Le génie se mesure alors à la réduction de la concurrence.
De l’indépendance à la délégation. L’indépendance ethnique constitue une coercition implicite de la grégarité. L’indépendance s’inverse politiquement en une délégation, c’est-à-dire en la recherche explicite d’une souveraineté partageable. On peut parler de mandat, de mission, ou encore d’association, plus généralement de partie mais à condition d’en faire le résultat d’une dynamique procurative où la part de l’une des parties se mesure à la part attribuée aux autres. Cette dynamique atteint son terme quand le sort de tous dépend de la mission d’un seul.
Ces concepts seront repris dans le détail mais peuvent déjà se résumer sous la forme d’un tableau.
Distinction | Émancipation [11] | Qualification | Indépendance |
une obscénité ignoble | une promiscuité ignoble | une cruauté horrible | une grégarité horrible |
statut | notable | office | établissement |
Séduction | Invitation | Spécialisation | Délégation |
une élégance par élection | un club par complicité | un talent par exclusivité | une mission par procuration |
état | partenaire | charge | partie |
1.4 Une démarche nosographique
Jean Gagnepain peut ainsi déduire du modèle un renouvellement de la nosographie des perversions et des psychoses. « Cela suppose une attitude à la fois pragmatique, systématique et abstraite. Pragmatique ; le meilleur modèle n’est pas le plus vrai. (…) Le meilleur modèle est celui qui suggère le plus d’hypothèses. Systématique ; (…) les déductions sont absolument systématiques et logiquement cohérentes, et la pratique n’est jamais que le pôle qui contraint à inverser le modèle. (…). Abstraite ; (…) le modèle sera fructueux dans la mesure où vous l’aurez poussé jusqu’à son terme, quelle que soit votre capacité d’imaginer. Car on n’imagine jamais (…) qu’en fonction des théories antérieures » [12]. Cette démarche nosographique permet de projeter sur un observable clinique — déjà circonscrit par une observation psychiatrique et psychanalytique — une nouvelle grille d’analyse, cohérente et systématique.
Fusion ou autolyse ?
Pervers et psychotiques se trouvent aliénés [13]. Ils sont devenus, par défaut ou excès d’analyse, incapables de mesurer normalement l’infraction. L’homme sain est tout à la fois capable ethniquement de se donner des lois et politiquement de les enfreindre ; le calcul de la loi se retrouve entièrement dans le contrôle de l’infraction. Le malade, qu’il soit pervers ou psychotique, n’est plus capable d’une telle dialectique. Soit il positive l’infraction dans un défi incoercible des lois existantes, soit il réifie la coercition dans une hypostase du secret.
Certains pervers, ceux qui ont un trouble fusionnel, semblent provoquer leur prochain à seule fin que celui-ci leur impose les lettres d’une loi dont ils n’ont plus l’esprit. La coercition leur revient, en quelque sorte, de l’extérieur. « Le rapport du pervers à la Loi est particulièrement significatif. Loin de l’ignorer, comme on l’a dit parfois, en alléguant un quelconque défaut de Surmoi, le pervers provoque et défie la Loi. Par là, il s’assure de sa présence et de ce que quelqu’un se trouve toujours quelque part pour la lui rappeler (quitte ensuite à encourir des sanctions aussitôt dénoncées comme abusives) [14] ». Nous reformulerons ce propos en disant que, faute du principe de la Loi, le pervers se heurte aux lois existantes, et que celles-ci le précipitent dans des infractions incontrôlables. Au lieu d’une dialectique, le pervers ou le psychotique n’éprouve qu’un simple antagonisme entre amour et haine.
Par contre, et à l’inverse, les malades qui souffrent d’un trouble autolytique ne provoquent pas les lois en usage. Disposant du principe implicite de la Loi, mais réifiant son fonctionnement dialectique, ils éprouvent en leur for intérieur, simultanément et contradictoirement, une tendance à la coercition et une tendance à l’infraction, ou si l’on préfère une tendance à l’étrangeté et une tendance à la communauté. L’angoisse qui caractérise leur « crises » provient selon nous d’un paradoxe qui leur échappe, celui d’avoir à enfreindre les lois qu’ils se sont à eux-mêmes données. La répulsion de l’indécence et l’abjection de la violence ne leur viennent plus du dehors mais sont intérieurement éprouvées jusqu’à l’insoutenable, contraignant politiquement ces malades à une communauté de moins en moins publique, une communauté délirante.
Il résulte de cette opposition entre troubles fusionnels et troubles autolytiques qu’à chaque trouble fusionnel correspond un trouble autolytique équivalent. Cette hypothèse contraint l’observation dans la mesure où ce sont des oppositions de tableaux cliniques qui deviennent l’objet d’une démarche explicative, et non tel ou tel tableau clinique, considéré pour lui-même.
Intimité et dignité
L’analyse n’est pas seulement dialectique, elle est aussi réciproque ; l’analyse se clôt sur elle-même. En d’autres termes, il n’existe qu’une seule analyse reposant sur la non-coïncidence et la réciprocité de deux modes d’organisation du social. Intimité et dignité, conçues respectivement comme analyse respectivement de la sexualité et de la génitalité, ne sont pas deux analyses, mais deux modes d’organisation, ontologique et déontologique, d’une même et seule analyse ethnique. Ceci a pour conséquence que tout trouble affectant le contrôle de l’intimité doit avoir son équivalent dans le contrôle de la dignité, et inversement.
Confusion et amalgame
L’analyse se trouve également soumise à une bi-axialité. L’aléatoire est double, confusion et amalgame. Niant la confusion, une taxinomie nous contraint implicitement à classer nos appartenances et nos compétences. De même, une générativité nie tout amalgame et nous contraint implicitement à distribuer (ou segmenter) nos appartenances et nos compétences. Ceci a pour conséquence qu’à tout trouble taxinomique doit correspondre un équivalent génératif, et inversement. Un tableau nosographique hypothétique résume ces trois hypothèses caractérisant le fonctionnement du social. Le mérite d’un tel tableau réside dans sa systématicité. Il permet de mettre l’accent, non pas sur le contenu des cases — ci-dessous volontairement laissées en blanc — mais sur les frontières dont ces cases résultent. Si on tente d’expliquer les rapports entre 1 et 2, alors on doit pouvoir reconduire cette explication dans la comparaison des troubles 5 et 6., etc.
Troubles de l’intimité / Troubles ontologiques | Troubles de la dignité / Troubles déontologiques | |||
Fusion | Autolyse | Fusion | Autolyse | |
Taxinomie Classement | 1 | 2 | 5 | 6 |
Générativité Distribution | 3 | 4 | 7 | 8 |
Jean Gagnepain, dans le souci de valider cette nosographie hypothétique, lui fait correspondre les troubles psychiatriques suivants [15]. Il apparaît toutefois que ces correspondances n’ont qu’une valeur indicative ; il s’agit d’une première approximation, dans la mesure où l’interprétation et l’observation de ces troubles se trouvent complètement modifiées par le modèle hypothétiquement envisagé.
Troubles de l’intimité / Troubles ontologiques | Troubles de la dignité / Troubles déontologiques | |||
Fusion | Autolyse | Fusion | Autolyse | |
Taxinomie Classement | Exhibitionnisme & Voyeurisme | Fétichisme | Sadisme Masochisme | Narcissisme (Paraphrénie) |
Générativité Distribution | Donjuanisme Échangisme | Homosexualité [16] | Paranoïa | Schizophrénie |
La nosographie suppose des distinctions. L’exhibitionnisme et le sadisme sont deux troubles différents et opposables l’un à l’autre. Ceci implique l’impossibilité de passer insensiblement de l’un à l’autre. Il est bien évident que l’on peut, dans le cadre d’un même tableau clinique, constater des conduites exhibitionnistes et des conduites sadiques, mais il convient alors de distinguer symptômes et structures pathologiques. Si deux symptômes identiques apparaissent dans deux structures différentes, on en déduira, dans un premier temps, que ce symptôme, une fois rapporté à l’ensemble d’un syndrome, n’a pas la même valeur dans l’un et l’autre cas, puis, dans un second temps, que l’identité apparente du symptôme n’était qu’une première approximation, modifiable par une étude plus approfondie.
1.5 Des portraits-robots
Le cas pur, déduit du modèle hypothétique, précède toujours l’étude de cas. Il est donc important de préparer l’observation effective en élaborant les portraits-robots des troubles envisagés. Deux grands développements vont suivre. Le premier concerne les troubles fusionnels et le second les troubles autolytiques.
2 La fusion : une coercition exogène ?
Les pervers ou psychotiques souffrant d’un trouble fusionnel ne peuvent que se précipiter rageusement dans une infraction incontrôlable.
Le caractère fusionnel du trouble apparaît de plusieurs manières :
a. dans une infraction rageuse, un défi morbide aux lois : « Le pervers détruit et se détruit. Il détruit en lui et hors de lui l’œuvre de la famille et de la société. Dans tout comportement pervers, n’y a-t-il pas, outre une dénaturation de la nature, une désorganisation de la culture ? Dans la perversité, la nature refoulée fait retour sous forme de haine de la culture et, par conséquent, de haine de l’homme [17] ». La loi précipite le pervers ou le psychotique dans une infraction qu’il ne mesure plus.
b. dans une récidive de l’infraction : « La tristesse inconsolable du pervers n’a d’égale que son insatiabilité [18] ». Cette « insatiabilité » résulte d’un défaut d’analyse sociologique, lequel conduit implicitement le pervers ou le psychotique vers une variation ou une cumulation infinies de défis. La récidive, ou l’insatiabilité du pervers, ne fait que pointer le caractère pathologique des performances observées.
c. dans une dépravation induite : le pervers ne peut que se faire piéger par certaines situations qui blessent son amour-propre. Il s’agit là d’un narcissisme [19] dont il ne peut se déprendre. « Le pervers est pessimus, qui veut dire en latin très mauvais, et il est pessimiste : le pessimisme est une attitude méchante à l’égard de la nature humaine [20] ». Ces blessures d’amour-propre, différentes pour chaque type de malades, ne créent pas le trouble ; elles ne font qu’en précipiter les manifestations.
d. dans une transparence de la rencontre, le résultat en étant acquis d’emblée, sans distance : « Le pervers narcissique est quelqu’un qui désire s’approprier les qualités affectives et vitales de l’autre afin de maintenir une dépendance étroite dans la relation symbiotique. Tout paraît comme une illusion introduite par un lien omnipotent où l’un semble dire à l’autre : Tu devrais être fier de l’amour que j’ai pour toi. Au fond tu dois penser que si tu existes, c’est que je le veux [21] ». Il n’y a pas de place pour une réciprocité de la rencontre ; au mieux, on peut parler de mutuelle captation : « Une situation de faire semblant est proposée, où deux individus renoncent temporairement à leur propre identité, à leurs limites séparées, et tentent de créer une intimité du corps maximale de nature orgastique [22] ». Pris dans ses passions, le pervers oscille entre amour et haine. On ne note aucune relativité dans cet antagonisme. Il ne semble pas y avoir d’autre alternative que de tenir l’autre ou d’être tenu par lui. « La condition du lien pervers serait définie ainsi : tu me tiens, mais je te tiens [23] ».
e. dans une infantilisation des relations humaines. Par hypothèse, l’enfant n’émerge à la Personne qu’au moment de sa puberté ; avant, il n’est qu’un « pervers polymorphe » selon l’expression bien connue de Sigmund Freud. En d’autres termes, l’enfance est le temps de l’irresponsabilité. Elle s’oppose, chez l’homme sain, à l’état d’adulte, c’est-à-dire au temps de la responsabilité sociale. Il en résulte que l’homme sain est capable d’opposer l’une à l’autre, la mesure de l’irresponsabilité infantile ne pouvant être mesurée qu’à l’aune de la responsabilité adulte [24]. Il en résulte aussi que le pervers est incapable de cette mise à distance : le pervers « est l’enfant dénaturé, désenfanté », « le pervers nie sa naissance à la vie par un travail de mort et de plaisir. L’adulte pervers fait l’enfant qu’enfant il ne pouvait être, n’avait pas le droit d’être : l’enfant sale, le morveux, le merdeux, la pisseuse [25] ». Il nous parait également concevable d’envisager que, faute de cette distance, le pervers soit la première victime de sa propre enfance. Certaines conduites parentales, participant d’une intimité pathologique, peuvent-elles se transformer en pièges au moment de la puberté ? Les pervers, alors incapables de prendre une distance avec leur enfance, ne pourraient que se précipiter dans une répétition des mêmes infractions.
f. dans une attitude doctrinaire : bien qu’il défie constamment les lois, le pervers, paradoxalement, en dépend. Si le pervers s’intéresse aux lois, c’est pour en épuiser, sans jamais y parvenir, tous les manquements possibles. Nous sommes dans le domaine du code, c’est-à-dire celui d’une légalisation du légitime.
g. dans une démarche apologétique : « L’homme du défi (…) doit inventer son éthique, justifier ses actes par une théorie qui cherche à fonder des principes supérieurs à la loi [26] ». Les pervers écrivent. Ne s’agit-il pas, le plus souvent, de légitimer, par ces écrits, leur illégalité ? Dans une subversion des lois existantes au bénéfice d’une Loi naturelle, seule capable de résister à l’arbitrarité des lois humaines ? Nous sommes, cette fois, dans le domaine du transfert, c’est-à-dire celui d’une légitimation du légal — ou de l’illégal.
Ces sept points doivent se retrouver dans chacun des quatre troubles fusionnels envisagés par le modèle. Le tableau précise cette hypothèse et annonce les titres et les développements qui suivent.
Exhibitionnisme Voyeurisme | Donjuanisme Échangisme |
Sadisme Masochisme |
Paranoïa |
Ni distinction | Ni discrimination [27] | Ni qualification | Ni indépendance |
a. Obscénité rageuse. | a. Promiscuité rageuse. | a. Cruauté rageuse. | a. Grégarité rageuse. |
b. Récidive d’un outrage | b. Récidive d’une intrusion | b. Récidive d’une humiliation | b. Récidive d’une confiscation |
c. Une blessure narcissique | c. Une blessure narcissique | c. Une blessure narcissique | c. Une blessure narcissique |
Ni séduction | Ni invitation | Ni spécialisation | Ni délégation |
d. Transparence d’un ravissement. Entre admiration et répugnance | d. Transparence d’une connivence. Entre épatement et éviction | d. Transparence d’une fascination. Entre délices et supplice | d. Transparence d’une persuasion. Entre confiance et trahison |
e. L’enfant sale |
e. L’enfant indésirable | e. L’enfant méchant | e. L’enfant vulnérable |
f. Les attentats à la pudeur | f. Les cas de divorce | f. Les abus de pouvoir | f. Les abus de confiance |
g. Apologie de l’outrage | g. Apologie de l’intrusion | g. Apologie de l’humiliation | g. Apologie de la confiscation |
2.1 Exhibitionnisme et voyeurisme
Sur la base d’une même tendance morbide à l’obscénité, exhibitionnistes et voyeurs développent des stratégies de rencontre marquées par l’absence de toute altérité. Il n’y a ni distinction ethnique, ni séduction politique ; ces pervers réalisent une parade (sexuelle) sans mascarade (sociale).
a. Une obscénité rageuse
Dans l’exemple qui suit, on peut tout à la fois observer la crudité de l’exhibition, et le caractère non banal de la situation choisie. « Voici maintenant l’histoire forte écourtée d’un sieur X.., négociant, dont la prédilection pour une exhibition dans le lieu saint s’est affirmé à bien des reprises et d’une manière aussi nette que possible. Lui aussi avait choisi, comme le malade de Lasègue, l’église St. Roch. Il fut arrêté plusieurs fois pour avoir étalé ses organes génitaux devant des dames en prières. Ses nombreuses aventures judiciaires finirent par ruiner sa situation commerciale à Paris et il se vit obligé de quitter la capitale [28] ». Or, le plus étonnant est encore à venir ; le sieur X ne comprend pas ce qui lui arrive et n’éprouve, semble-t-il et dans ce cas précis, aucune joie mauvaise à outrager ces vieilles dames : « L’outrage public à la pudeur se produisant dans une église, cette obscénité révoltante consistant à se découvrir dans le temple, aux regards de dames agenouillées, acquiert une gravité particulière et semble résulter d’un cynisme provocateur qui ne saurait manquer d’attirer une sévérité spéciale sur l’homme capable d’une semblable profanation. Est-ce donc à ce sentiment qu’obéit le dégénéré impulsif en choisissant une église comme le lieu de choix de son exhibition ? On peut affirmer qu’il n’en est rien. Et, cependant, il est bien certain que ce n’est pas par le fait d’un simple hasard que les choses se passent ainsi. Un mobile guide l’exhibitionniste. Quel peut être ce mobile ? La réponse à cette question n’est pas facile [29] ». Le malade est lui-même dupe des forces qui le poussent ; il ne peut faire valoir aucune explication cohérente. « Les renseignements que nous fournit le malade à ce sujet sont, le plus souvent, vagues, incomplets ; comme dans toutes les affaires de cet ordre, il assure qu’il ne se rend pas bien compte pourquoi il va s’exhiber dans une église plutôt qu’ailleurs, mais il sent bien qu’il faut qu’il y aille [30] ». On a parlé d’acting out, voire même de comportements compulsifs ; le malade est effectivement agi par la nécessité impérieuse de mettre en scène un scénario obscène. Le plus souvent, il a une certaine conscience du caractère délictueux de son attitude, sans que cela ait un quelconque effet sur sa mise en œuvre.
Il n’y a d’outrage qu’à la condition que les victimes s’éprouvent outragées. Peu importe que la mise en scène perverse corresponde ou non à ce qu’elle prétend être ; un scénario fictif peut tout aussi bien faire l’affaire pourvu que ses protagonistes soient effectivement outragées : « Il s’agit d’un jeune voyeur de vingt-deux ans (…). Sa compulsion voyeuriste incessante le conduisait à exercer ses talents dans les escaliers mécaniques des grands magasins et des aéroports. Son rituel pervers avait débuté d’une façon assez artisanale. Il avait fixé un petit miroir à l’extrémité d’un fil de fer qu’il dissimulait dans sa manche de veste. Armé de cet instrument optique, il poursuivait alors les femmes dans les escaliers. Placé derrière sa victime, il laissait glisser le fil de fer le long de son bras et observait ainsi, à loisir, pendant toute son ascension dans l’escalier mécanique. Le dispositif n’était pas très discret. Cela lui valut bon nombre de démêlés avec la police des grands magasins et des aéroports qui le conduisaient régulièrement devant la justice. L’important était sans doute de voir, mais tout aussi bien de prendre le risque d’être vu en voyant. Être vu en voyant est un des objectifs constamment poursuivi dans les conduites voyeuristes. Cette composante essentielle de la jouissance du voyeur consiste à chercher à hériter de la honte et de l’humiliation imaginées en l’autre qui est vu. Pendant ses observations, ce jeune voyeur se masturbait à la faveur de l’agencement particulier d’une des poches de son pantalon. Cependant toutes ses observations ne le conduisaient pas à l’orgasme, d’où la répétition inlassable de son rituel qui l’occupait plusieurs heures par jour. Pour qu’il jouisse, il fallait qu’un ensemble de conditions soient réunies. L’observation d’une femme en porte-jarretelles l’excitait beaucoup, mais jamais assez pour le conduire à l’éjaculation. En revanche, l’observation d’une femme sans slip le mettait dans tous ses états. Il la poursuivait alors avec obstination jusqu’à ce qu’il éjacule. Selon lui, cette occurrence était semble-t-il bien plus fréquente qu’on ne pouvait l’imaginer. Ainsi avait-il constaté de même que les fausses blondes étaient statistiquement bien plus nombreuses que les fausses brunes. Toutefois, faisant trop souvent l’objet d’arrestations par la police, ce voyeur a très vite amélioré son instrument d’observation. Bénéficiant des services d’un cordonnier complaisant, il s’était fait confectionner une « chaussure optique » (sic). Imaginez un petit miroir articulé et recouvert de cuir, qui épousait exactement la partie supérieure de l’extrémité de la chaussure. D’un coup de talon, le miroir se retournait et les images merveilleuses apparaissaient alors dans la plus grande discrétion. Il jubilait des services inestimables qu’il devait à cette invention. Pendant de nombreuses séances il me rapportait alors, dans le menu détail, le produit de ses multiples observations.
Un jour, il m’a toutefois semblé qu’il en voyait un peu trop ; plus exactement, qu’il en décrivait beaucoup plus qu’il n’en voyait. Je suis donc enfin sorti de mon propre aveuglement et je me suis livré à l’expérience cruciale suivante. J’ai disposé un petit miroir à mes pieds et je me suis aperçu qu’à hauteur d’homme l’étroitesse du champ optique ne permettait de voir quasiment rien, et surtout rien d’identique à la richesse des fantasmagories visuelles que ce patient me rapportait. Il va sans dire que je n’étais pas dans un escalier pour effectuer ma petite expérience cruciale. À la séance suivante, je lui confiais, à sa plus grande surprise, le résultat de mon observation. Il en fut tellement désappointé que ses pérégrinations visuelles cessèrent pendant plusieurs mois. Malheureusement, la renaissance de sa passion lui fut fatale puisqu’elle le conduisit en prison pour quelque temps. Je ne le revis jamais après son incarcération. Ce court fragment clinique nous indique très clairement que la jouissance de ce pervers ne résidait pas, à proprement parler, dans la vision des sous-vêtements ou du sexe des femmes. Elle se soutenait essentiellement de représentations imaginaires dont le miroir était le seul prétexte [31] ». Le pervers, en quelque sorte, se fait son cinéma ; l’indice de sa pathologie étant qu’il l’inscrit dans une obscénité incontestable [32].
La jouissance sexuelle n’est pas en cause, mais uniquement l’obscénité sur laquelle cette jouissance vient se greffer. L’exemple qui suit, toujours emprunté à Joël Dor, le démontre remarquablement. Tant que les victimes de cet exhibitionniste sont horrifiées de ses agissements, le pervers y trouve son compte. Mais qu’une victime annule l’obscénité de la situation ainsi imposée et le pervers se trouve mis en échec et dépossédé de son emprise : « Le pervers dont je vais vous parler était un exhibitionniste masturbateur, spécialiste des cabines téléphoniques, qu’il choisissait toujours soigneusement en raison de leur isolement. Le rite exhibitionniste se déroulait alors identique à lui-même. Le sujet attendait que sa victime parle au téléphone pour se présenter face à la porte d’entrée de la cabine le sexe en érection. Il se masturbait alors en fixant le regard de la femme. La plupart du temps, expliquait-il, ses victimes attendaient, terrorisées et sans chercher à sortir, qu’il ait conduit sa petite affaire à son terme. D’après lui les femmes ne pouvaient s’empêcher de regarder son sexe. C’est d’ailleurs cette fascination qui produisait en lui l’élément essentiel de son excitation. Lorsque sa proie lui paraissait être au point, c’est-à-dire au sommet de la terreur, alors il éjaculait contre la vitre de la cabine téléphonique. Un jour, toutefois, ce scénario a tourné court. Une jeune femme sans doute moins désemparée que les autres, a soulevé sa robe et s’est masturbée en même temps que lui. Alors, tout le processus de jouissance s’est inversé. De triomphante qu’elle était, la jouissance du masturbateur devint immédiatement honteuse. (…) Il poursuivit néanmoins son exhibition masturbatoire, tout en précisant cependant que la masturbation sauvage (sic) de cette femme avait ruiné toute son excitation [33] ». Sans outrage, sans infraction, la situation perd sa dimension strictement perverse.
b. La récidive d’un outrage
Le pervers, exhibitionniste ou voyeur, s’enferme dans un scénario qu’il répète, apparemment, à l’identique. Henri Ey nous dit du sieur X — ce pervers s’exhibant dans les églises — qu’il « se vit obligé de quitter la capitale. Il alla s’installer dans une petite ville de province. Peu de temps après son arrivée, il était arrêté dans une des églises où il était venu s’exhiber. Condamné à quelques mois de prison, il est à peine en liberté qu’il est arrêté de nouveau dans la même église, accomplissant le même acte de façon imperturbable au dire du bedeau. Enfin les pénalités accumulées le contraignirent à abandonner son commerce et X…, de plus en plus dévoyé, désorienté, regagna Paris. Il n’y était que depuis quelques semaines, lorsque le sacristain de S
c. Des blessures narcissiques spécifiques
Le pervers semble s’engluer dans des stigmates physiques et sociaux qui l’abîment et le déconsidèrent. C’est souvent une blessure d’amour-propre portant sur son intégrité physique qui cristallise sa dynamique morbide. « L’infériorité peut être plus imaginaire que réelle. Un de nos patients est depuis la tendre enfance le point de mire des quolibets de ses camarades et des récriminations de ses parents à cause d’une légère arriération mentale et d’une certaine maladresse. Il s’est toujours senti moins fort que les autres enfants dans le domaine intellectuel et moins brillant au point de vue sportif. Cependant, avec l’âge, ces sentiments s’étaient tassés et il menait une vie sans accrocs jusqu’au jour où il fut opéré d’une hernie inguinale. L’opération eut des suites fâcheuses. Le testicule droit s’atrophia, toute la région resta douloureuse. Dès ce moment ressuscitèrent tous les vieux fantasmes, et le jour où il entendit ses parents dire une fois de plus qu’il n’était bon à rien, le patient eut l’intuition incoercible qu’ils en avaient à ses capacités viriles. L’obsession naquit de prouver sa valeur, tant à soi-même qu’aux autres, obsession qui allait le pousser dans l’exhibitionnisme [35] ». Ces stigmates physiques, repris par l’entourage social, touchant la parade (les zones érogènes) mais non la mascarade (la parure), constituent des « pièges » spécifiques qui fonctionnent comme des catalyseurs ; sans doute ne créent-ils pas la structure perverse mais ils en précipitent les manifestations.
d. La transparence d’un étonnement. Entre admiration…
Garnier, cité par J. Lefebvre, fait les remarques suivantes : « En présence du langage étrange de quelques exhibitionnistes impulsifs, disait-il, on en arrive presque à se demander si quelque sentiment dominant, comme l’impression d’un vague réveil de l’ancien culte phallique en honneur à Rome et à Athènes, n’interviendrait pas dans la solennité avec laquelle ils s’exhibent. X… Habitué de l’église Saint-Roch, nous faisait cet aveu : — Mon bonheur est dans les églises, pourquoi ? C’est ce que je ne définis pas. Je sais pourtant que c’est là que mon acte est de toute importance. La femme est recueillie et doit bien se rendre compte que cet acte dans un pareil lieu n’est pas une plaisanterie de mauvais goût, ou une dégoûtante obscénité, et que si je viens là ce n’est pas pour m’amuser ! C’est plus grave que ça. J’épie l’effet produit sur le visage des dames auxquelles je montre mes organes. Je voudrais y voir une joie profonde, je voudrais en somme qu’elles fussent portées à se dire : que la nature vue ainsi est impressionnante ! — Est-ce l’idée d’une odieuse profanation qui me fait agir ? Ce serait plutôt le contraire, ajoutait-il [36] ». Ce n’est donc pas simplement l’exhibition des zones érogènes qui compte mais également et même surtout l’effet en retour que cette exhibition provoque. Il s’agit de s’étonner mutuellement, de parader. Dans ce cas, cet étonnement semble admiratif. Ceci n’est pas un cas isolé et nombre de malades s’imaginent faire plaisir à leurs victimes : « X. 36 ans (…). Un an plus tard arrivèrent les incidents exhibitionnistes, qui se renouvelèrent fréquemment par la suite. Par exemple, il a fait de l’exhibition dans un parc, devant des jeunes filles. Il s’imagine alors procurer un plaisir aux personnes féminines spectatrices [37] ». Le pervers subit la nécessité d’une emprise complète et immédiate avec un prochain qu’il lui faut absolument capter. Le pervers ne peut que subir certaines situations-pièges, celles où l’on se dévoile d’emblée l’un à l’autre, dans une sorte de transparence de la rencontre, les personnes ainsi élues ne pouvant pas avoir d’autres attirances que celles que le pervers leur prête.
… et répugnance
Le scénario pervers peut tout aussi bien chercher explicitement à outrager ses victimes. Entre admiration et répugnance, le combat n’est pas égal. Et la répugnance l’emporte le plus souvent. Celle-ci contamine la totalité de la vie du pervers. Cette répugnance est évidente dans cette observation de R. Lebovici rapportée par Gérard Bonnet. Il s’agit d’un jeune homme de 23 ans qui depuis longtemps semble-t-il « se sent trop grand et, de ce fait, ridicule ». « Les choses en sont arrivées à un point tel qu’il n’ose plus se montrer à qui que ce soit et qu’il reste enfermé chez lui ». Il écrit à ses parents une lettre « injurieuse qui abonde en termes scatologiques ». En cours de cure, le patient « insiste sur la nécessité pour lui de voir, et de voir des obscénités dont les femmes sont les actrices, pour entretenir ses masturbations ». Puis, « au cours de la troisième année apparaissent des fantasmes voyeuristes beaucoup plus précis : il imagine être dans un W.-C. dont la cloison, percée, lui permet d’observer les femmes en train d’uriner dans le W.-C. voisin ». « Le passage à l’acte voyeuriste proprement dit intervient au cours de la quatrième année de la cure et s’effectue selon le scénario élaboré dans le fantasme. Yves découvre dans un cinéma un W.-C. réservé aux femmes dont la cloison est effectivement percée d’un trou, ce qui lui permet d’observer les spectatrices quand elles viennent y faire leurs besoins. Il prend alors l’habitude de s’y poster régulièrement [38] ». Selon ce document la précipitation voyeuriste semble ne se mettre en place que pour répondre à une image dépravée de lui-même que le patient ne parvient pas à relativiser. Il nous semble que le document pourrait tout aussi bien s’interpréter comme une souillure plus ou moins rageuse, et de son entourage et de lui-même. L’admiration s’inverse en répugnance ; dans les deux cas la rencontre s’exerce de façon immédiate dans une sorte de contemplation instinctive. À défaut de mesure, amour et haine, exaltation et souillure, peuvent s’inverser rapidement, sans nuances.
Aucune négociation dans cette quête amoureuse ; les zones érogènes l’emportent sur le vêtement, la parade sur la séduction. Qu’il cherche explicitement à leur arracher admiration ou répulsion, le pervers n’a d’autres stratégies que de figer le profil de ses victimes. Celles-ci doivent rester anonymes et réagir selon le scénario prévu. Le pervers semble incapable de réaménager son identité en fonction des admirations ou des répulsions provoquées. Ce qu’il convient de dévoiler à l’autre, ou de lui montrer, n’est plus fonction d’un classement implicite et préalable de ses voiles [39], c’est-à-dire d’une sexualité qui, chez l’homme sain, est socialement travestie par la différence de ses appartenances, c’est-à-dire de ce que le modèle de la Personne appelle ses statuts. Nous pensons même que le figement de cette pseudo rencontre n’est pas une donnée statique mais une dynamique. Le pervers semble de moins en moins à même de redéfinir ce qu’il est ; il se montre incapable de séduction, c’est-à-dire d’intimité partagée, et ne cesse, en somme, de courir après son état [40].
Pour préciser le rapport dialectique du statut et de l’état, nous userons d’une métaphore. La garde-robe — dans le différentiel de ses costumes, robes, ceintures, cravates et autres chiffons — nous apparaît comme la métaphore d’un classement implicite et toujours disponible de nos appartenances : la robe est de chambre, de soirée, de mariage, etc. Nous pouvons considérer la garde-robe comme l’ensemble formel permettant un classement différentiel de nos statuts. C’est sur la base de ce classement implicite que nous pouvons explicitement — et par d’autres choix — mener des stratégies de séduction. Celles-ci font explicitement retour sur la garde-robe et nous permettent de choisir tel ou tel vêtement en fonction de telle ou telle rencontre ponctuelle. Pour aller au mariage de ma fille, faut-il mettre cette robe-ci, ou cette robe-là ? L’ensemble des robes que l’on aurait pu mettre, interchangeables sans qu’il y ait méprise sur la mère de la mariée, s’oppose à l’ensemble des robes exclues ; cet ensemble constitue la métaphore de notre état.
Le corps nu, sexué, est donc ethniquement et nécessairement habillé, ce qui fait que l’homme sain ne peut se voir autrement que vêtu ou dévêtu [41]. Ce qui est vrai de la garde-robe l’est également de toutes nos manières d’être, entre autres de notre façon de parler. De même que l’homme n’est jamais nu, de même il ne parle jamais cru, mais anglais, français, italien, ou latin, ancien français, français moderne, ou encore, selon les classes sociales, huppé, populaire, branché, rétro, etc. La distinction est ce processus qui, en travestissant notre sexualité naturelle, nous inscrit dans un classement d’appartenances sociales, toutes virtuellement disponibles, parce qu’opposables les unes aux autres. C’est précisément cela que le pervers n’analyse plus ; au nu de ses exhibitions vestimentaires correspond alors le cru [42] d’un parler ordurier. Nous y reviendrons.
e. Un enfant sale, taré, défiguré
L’enfant ne peut paraître impudique qu’à l’adulte qui dispose d’une pudeur. Par hypothèse cette pudeur échappe au pervers. Son enfance ne peut donc être mise à distance. Il est aujourd’hui le pervers qu’il était déjà. C’est pourquoi il ne peut que salir sa propre enfance. C’est un univers sans tendresse où il n’est fait mention que de ses vices, de ses tares tant physiques qu’intellectuelles. « Bien d’autres patients laissent entrevoir une anamnèse analogue. Il n’est pas rare qu’ils se souviennent avoir nourri, dès l’enfance la plus tendre, le fantasme que leur pénis était trop petit ou mal conformé. Un incident — un coup dans le bas ventre, par exemple — donne comme un coup de fouet à leur angoisse latente et les incite à prouver aux yeux de tous leur intégrité [43] ».
f. Les attentats à la pudeur
Nous pensons pouvoir faire l’hypothèse que le pervers se transforme volontiers en législateur. Toutefois, on peut imaginer que la seule loi qui l’intéresse, c’est la loi bafouée. Les convenances ne sont là qu’un prétexte pour varier à l’infini toutes les façons de les enfreindre. Le rappel de la loi ne se mue-t-il pas en une description complaisante et toujours à reprendre des divers attentats à la pudeur ? (À compléter… Nous manquons, ici, d’illustrations précises).
g. Apologie de l’outrage
Certains exhibitionnistes ou voyeurs ont écrit, peint ou photographié. Ces oeuvres ne constituent-elles pas une sorte de défense apologétique de leur perversité ? Il conviendrait de rechercher dans ces écrits les manifestations d’une apologie de l’outrage (À compléter… Nous manquons, ici, d’illustrations précises).
2.2 Donjuanisme et échangisme
Laissons à Molière le soin de formuler cette indécence impérieuse qui caractérise Don Juan : « On goûte une douceur extrême à réduire par cent hommages le cœur d’une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu’on fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l’innocente pudeur d’une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu’elle nous impose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et à la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs et présenter à notre cœur les charmes attrayantes d’une conquête à faire ». Molière exprime avec talent l’univers morbide du Don Juan pour qui la subornation, ou l’intrusion, constitue l’infraction privilégiée sinon exclusive. Si la littérature a largement exploité le personnage et le caractère de Don Juan — au point d’en faire le flambeau d’une subversion politique de l’ordre établi — il s’en faut de beaucoup que le Donjuanisme ait inspiré les cliniciens, l’échangisme encore moins. Or, il y a loin entre l’œuvre de fiction et la réalité clinique. Sur quelles données pouvons-nous nous appuyer ? La somme des perversions sexuelles établie par Richard von Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, contient 21 observations concernant l’exhibitionnisme, mais n’en contient aucune abordant explicitement le Donjuanisme ou l’échangisme. Les articles et ouvrages psychiatriques n’accordent que quelques lignes à ces deux perversions. Le manuel de psychiatrie d’Henri Ey ne mentionne le Donjuanisme que pour en donner la définition suivante : « recherche sans cesse renouvelée de conquêtes amoureuses ». Pour illustrer notre portrait robot, nous avons donc fait appel au très remarquable ouvrage de critique littéraire rédigé par Camille Dumoulé concernant « Don Juan ou l’héroïsme du désir » [44].
Puis nous avons tenté, avec toutes les réserves souhaitables, d’élargir cette perspective à d’autres perversions voisines, la pédérastie [45] par exemple. La pédérastie est, vraisemblablement, hétérogène et donc susceptible de correspondre à plusieurs interprétations nosographiques. Elle est parfois marquée par de la violence et de la domination — le viol, le meurtre parfois aussi, qu’on se réfère à Gilles de Rais ! —, ce qui l’apparenterait au sadisme. Mais il nous semble que, dans certains autres cas, on puisse évoquer une forme particulière de Donjuanisme. C’est cette éventualité que nous tenterons de formuler.
a. Une promiscuité rageuse
Selon Jean Gagnepain, c’est « l’effraction du propriétaire [46] » qui pousse impérieusement tout Don Juan à multiplier ses conquêtes ; il s’agit finalement moins de conquérir que de cocufier ou de suborner. La jouissance n’est pas en cause mais bien plutôt l’infraction sur laquelle elle porte. Nous faisons de la promiscuité l’équivalent exact de l’obscénité. Si l’exhibitionniste semble se précipiter, comme malgré lui, dans des outrages, des attentats à la pudeur, le Don Juan, naturellement charmeur, ne peut que suborner les femmes légalement déjà prises ; les autres ne l’intéressent pas : « toute femme est dérobée, arrachée à un lien légitime (le Ciel ou un homme) comme si la victoire sur le danger et la sanction étaient nécessaires pour que la femme fût convoitable. Ainsi que le remarque Freud [47] dans ses Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, ces femmes désirées uniquement si elles sont volées, arrachées à un lien légitime sont des représentantes de la mère arrachée au père [48] ». Cette infraction, réinterprétée comme défi à la loi, au Père, à la mort, est centrale dans le mythe de Don Juan. « Pour être humilié, le père n’en est pas moins indispensable au jeu et au défi. La puissance du Commandeur est dans sa mort ; sa victoire est dans sa seconde mort. S’il disparaît, et avec lui l’instance de la loi, la présence de l’interdit, il entraîne la disparition de Don Juan [49] ».
Il nous paraît possible d’envisager une pédérastie ancrée sur l’effraction de la famille, et donc, de ce seul point de vue, assimilable au donjuanisme. Le mineur n’a finalement d’intérêt, dans cette perversion, que d’être détourné. « Le désir de rapt qui traverse constamment le discours des pédérastes tient davantage de la stratégie, il est une sorte de polyorcétique amoureuse, puisqu’il vise à faire tomber, après un long siège, le corps désiré. Tomber amoureux de l’enfant c’est, tout d’abord, faire céder ses défenses. (…) Parlant de l’enfant, on reconduira donc le langage de la capture, de la conquête, où les métaphores empruntées à la chasse dominent (…) [50] ».
b. La récidive d’une intrusion
De la même façon que l’exhibitionniste se perd dans un rituel immuable, jusqu’à ce que les gendarmes le stoppent, de même Don Juan multiplie les conquêtes, sans possibilité de mettre lui-même une fin à cette infraction : « … Telle est la logique du défi dans son lien au désaveu pervers, pour être transgressée, la loi doit être reconnue ; elle est même la condition de possibilité de la transgression, voire sa finalité. En effet, l’acte transgressif s’adresse à la loi ou à son représentant, l’exige comme spectateur, et le provoque à regarder, souvent malgré lui. Cette présence d’un témoin est nécessaire pour assurer la jouissance perverse. On perçoit déjà l’ambivalence et les limites du défi. D’une part, il trouve sa justification dans l’idée que la loi est sans fondement, mais, d’autre part, il est indispensable qu’elle existe et même qu’elle résiste [51] ». La loi provoque le pervers parce qu’il n’en a pas le principe ; son caractère coercitif ne peut que lui venir de l’extérieur, dans une provocation constante. « Le défi pervers est finalement complice de la loi et contraint de s’affronter incessamment à une loi dont l’éternité est garante de sa possibilité, permet de maintenir l’existence même du transgresseur [52] ». Il est donc inexact de penser que Don Juan s’affranchit de la loi ; il y adhère tout au contraire, subissant malgré lui la coercition qui la caractérise : « On pourrait dire que le pervers, à son insu, cherche à se faire reconnaître par le père et que la provocation est un appel, une demande adressée à la loi [53] ». Le pervers, ce « chasseur pourchassé [54] » ne possède pas le principe de la Loi ; il s’agit d’un manque d’analyse qu’aucune provocation ne peut donc durablement combler.
Peut-on étendre cette perspective à d’autres pervers ? La pédérastie, dans certains cas, nous paraît soumise à une insatiabilité comparable à celle du donjuanisme. Le pervers n’en a jamais fini de détourner les mineurs. L’accumulation de pseudo-partenaires ne vient-elle pas compenser ce qu’il n’a pas, à savoir le principe légal du partenariat ? Il est le premier client des services spécialisés sur Minitel, technologie dont l’avantage est de multiplier les proies et de faciliter les contacts. Il préfère les grandes villes car les adolescents isolés y sont en plus grand nombre. Il va volontiers vers les pays de grande prostitution infantile exploitant un « marché » dont le caractère quasi inépuisable semble constituer cela même qui précisément l’attire. L’enfant, une fois tombé, est tout aussitôt rejeté, au bénéfice du suivant, indéfiniment. Si donc le pédéraste tient l’enfant, c’est à sens unique, sans que lui-même ne soit en rien tenu par cet enfant.
c. Des blessures narcissiques spécifiques ?
De même que l’exhibitionniste semble achopper sur certains stigmates qui le déconsidèrent et précipitent les manifestations de sa perversion, de même il nous faut faire l’hypothèse de pièges spécifiques du Don Juan ou de l’échangiste. Quels pourraient être ces pièges ? Peut-on les chercher dans des situations d’évincement, de mise à l’écart ? De promesses non tenues ? S’est-il lui-même laissé abuser ?
d. Transparence d’une connivence. Entre épatement…
Don Juan a naturellement du charme ; son succès auprès des femmes tient de l’évidence. « Don Juan est un homme auquel les femmes ne peuvent résister. Il ne faut pas confondre Don Juan avec le Grand Séducteur. Le Grand Séducteur connaît l’art de conquérir les femmes, il sait comment les séduire. Don Juan, au contraire, les séduit toutes, sans rien faire pour cela ; sa seule présence les attire. Le mécanisme est si élémentaire qu’il en est incompréhensible, presque magique. (…) Le mot magique est la renommée, et celle-ci pouvait être aussi bien militaire qu’érotique [55] ». L’amour du partenaire est supposé partagé, acquis, avant même que d’avoir été déclaré. D’une certaine façon, le Don Juan, jouant le simulacre de l’amour, conforte son partenaire dans sa capacité d’attachement. « Reste que Don Juan n’existerait pas sans les femmes et que leur existence à elles, leur désir, leur jouissance, sont conditions de la sienne ». En d’autres termes, chaque victime est redevable à Don Juan d’un défi ; elle va se montrer capable de se l’attacher. Il est supposé être « son homme » comme elle est supposée être « sa femme ». Il n’y a, ici, d’amour que de prendre l’autre à son propre piège. « L’équivalent de Don Juan dans notre monde moderne est le play-boy, riche, connu et séduisant. Celui qui passe son temps à conquérir les femmes et qui les attire comme les phalènes la lumière. Hugh Hefner a découvert le secret. Il est devenu le play-boy parfait, le don Juan absolu. Dans les pages de sa revue, il a montré nues, chaque mois, les femmes qui étaient ses maîtresses. Des millions d’Américains l’ont envié et des millions d’Américaines étaient prêtes à coucher avec lui pour paraître dans son magazine. Mais ce serait une erreur de croire qu’elles étaient attirées par le seul calcul et qu’elles misaient sur lui pour faire du cinéma. La clé était la même que celle qui fonctionnait déjà au temps de la Princesse de Clèves et du duc de Nemours, ou du vicomte de Valmont : la renommée, l’irrésistible attrait du numéro 1, du meilleur, du vainqueur qui mène la danse collective. (…) La célébrité qui désigne, qui valorise, qui rend irrésistible celui qui s’en pare, et qui se communique à celle qui l’accompagne [56].
Certains pédérastes nous paraissent avoir, avec le tableau précédent, quelques points de convergences. L’adolescence est parée de toutes les vertus à condition qu’elle soit sans loi, c’est-à-dire, sans parents. « L’enfant, pris comme symbole, comme image, dans un système de représentations où on ne lui demande pas son avis, ne saurait se présenter devant l’adulte s’il n’a, au préalable, revêtu les affûtiaux que ce dernier espère lui voir porter. Travesti en petit prince, en jeune éphèbe ou en gavroche, l’enfant doit d’abord devenir une figurine, s’il veut que l’adulte lui accorde un intérêt [57] ».
… et éviction
Aussitôt conquise par le Don Juan, la femme subornée perd sa place d’élue. La conquête s’inverse en éviction. « Faire la femme, donner à une femme, par la rhétorique et le jeu séducteur, l’illusion qu’elle est la Femme est la meilleure manière de la tromper et de la perdre. À la faveur de cette illusion, qui la livrera à l’amertume, le séducteur dénie sa jouissance à elle et assure sa position de maître, ainsi que sa propre jouissance [58] ». La subornation ne peut même se poursuivre que dans la mise en scène de son éviction. Pas de réelle rencontre chez ce supposé séducteur, car il ne s’agit que de circonvenir son partenaire, en lui niant toute autonomie, toute disponibilité à d’autres que lui-même. A contrario, cette perversion permet de définir ce que Brackelaire nomme le partenaire [59]. Tout partenariat suppose contrat. La part d’autonomie qu’un partenaire accorde à l’autre ne se mesure contractuellement qu’à la part d’autonomie que cet autre lui accorde. Dans la perversion, la totale interchangeabilité des « victimes » constitue une totale négation de ce partenariat.
Peut-on avoir un raisonnement analogue en abordant la pédérastie ? À en croire les écrits des pédérastes, l’enfant est merveilleux, aimable. Mais cet amour n’a-t-il pas son envers ? « Les pédérastes sont les interlocuteurs de choix, les élus d’un Dieu fait garçon. Dès lors, toute parole est inutile et l’on peut revendiquer pour l’enfant le droit “de fermer sa gueule”. Il est bien vrai que dans les livres des pédérastes, les enfants ferment leurs gueules, qu’il sont des amants silencieux : c’est même en quelque sorte la règle ; tout ce qu’ils disent est convenu d’avance. On n’échappe pas, en outre, aux clichés les plus éculés, comme le sadisme des enfants, qui de la comtesse de Ségur à Tony Duvert continue à faire fortune [60] ». Non seulement l’enfance est réduite à des clichés, mais encore ceux-ci peuvent être choisis de façon à faire apparaître les supposés mauvais côtés de l’enfance.
e. L’enfant indésirable
Le pervers reconstruit-il son enfance de l’intérieur de sa perversion ? S’éprouve-t-il comme un enfant-intrus, un enfant indésirable, un « enfant kleenex », jetable à merci ?
f. Les cas de divorce
Souffrant d’un trouble de la discrimination [61], le pervers ne tend-il pas à énumérer tous les cas de divorce, tous les cas de subornation du mariage, ou de tout partenariat légal ? Il faut légaliser le Donjuanisme, par exemple, par l’instauration d’une polygamie.
Un certain Georges-Anquetil publie en 1923, aux Éditions nommées Georges-Anquetil un ouvrage de 477 pages consacré à La maîtresse Légitime — Essai sur le mariage polygamique de demain. L’auteur affirme d’emblée que « ce livre est venu à son heure apportant une bouffée de logique à ceux qui se lamentent de voir la société étouffer dans l’hypocrite monogamie légale et purement conventionnelle ». On trouve, dans une préface rédigée par un certain Victor Marguerite, les précisions suivantes : « Voici un très curieux et vivant livre, qui, présenté sous forme d’essai sociologique, est une importante contribution à cette perpétuelle tentative de réfection des codes, à laquelle s’acharnent les rêveurs, c’est-à-dire, au demeurant, les véritables réalisateurs, soucieux d’accorder le déséquilibre évident des lois et des mœurs. (…) Georges Anquetil, directeur du Grand-Guignol (…) qu’on poursuivit sous le fallacieux prétexte d’outrage au mœurs (…) est un de ces révoltés nécessaires ».
Cet auteur s’efforce de réunir dans son ouvrage les arguments nécessaires à une modification de la loi et à l’instauration d’une polygamie légale en France. Quels sont ces arguments ? — Le premier concerne le caractère conventionnel de la pudeur, variable selon les pays ; cette variabilité est supposée démontrer « le fatras de mensonges dont la prétendue civilisation et une fausse éducation ont imprégné, dès l’enfance, son cerveau trop malléable ». Toutes les pudeurs, des mots, du corps, des actes, et surtout « la notion factice de cette fidélité conjugale » ne sont que des conventions, c’est-à-dire des hypocrisies. — Le second argument concerne la variabilité des jugements rendus par les tribunaux en matière de polygamie : « Qu’est-ce donc que ce crime dont le coupable se voit, dans le même pays, tantôt absous par une Cour, tantôt sévèrement condamné par l’autre ? Qu’est-ce que ce courant d’opinion qui semble se dessiner chez les magistrats populaires jurés, et qui les incite à acquitter cinq fois sur huit (…) ? ». — Troisième argument : la polygamie est « une idée dans l’air », la preuve en est qu’on peut citer des faits et articles de journaux la concernant dans des pays extrêmement divers. D’ailleurs ne le retrouve-t-on pas dans la littérature ? Si l’opinion en parle , « c’est bien parce que cette idée répond sans doute à des nécessités présentes, à des besoins peut-être d’abord inconsciemment ressentis. C’est le devoir de ce livre de les analyser et de les indiquer ». — Quatrième argument : les femmes sont plus nombreuses que les hommes. Or, le célibat forcé ne peut avoir que des effets néfastes sur les femmes. On peut, pour le prouver, faire appel à quelques sommités savantes : « Les professeurs Erb, Brôse, Lanzoni, Descourlitz, citent les effets fâcheux de la continence chez la femme. Ils considèrent comme hors de doute qu’un grand nombre de femmes non mariées, d’un certain âge, élevées dans les principes d’une morale sévère, sont devenues malades ou maladives. Les perturbations et maladies qui se manifestent par suite de la continence chez la femme sont ordinairement : la chlorose, les douleurs hypogastriques, l’irritabilité nerveuse et capricieuse, les crampes, l’hystérie, l’insomnie, l’épilepsie, les hallucinations, la neurasthénie, des troubles menstruels, en un mot toutes sortes de perturbations émotives et génésiques ». Le célibat est la cause de tous les maux. — Cinquième argument : des grands noms ont donné leurs avis et opinions en la matière, Napoléon, Montesquieu, Le Pape Grégoire II, Voltaire, Diderot, etc. — Cinquième argument : trois théorèmes permettent d’apprécier la femme. Le premier nous est donné par une citation de Schopenhauer : « Les femmes ne sont que des êtres inférieurs et séduisants, dont la mission est de conspirer aux fins de la nature en assurant, par l’attrait qu’elles exercent sur l’homme, la perpétuité de l’espèce ». Le second par une citation de Balzac : « Les nations disparues, la Grèce, Rome et l’Orient ont toujours séquestré la femme : la femme qui aime devrait se séquestrer d’elle même ». Enfin le troisième par Mirabeau : « C’est nous qui faisons les femmes telles qu’elles sont ; c’est pourquoi elles ne valent rien ». Il résulte de ces trois théorèmes que la femme est, à l’évidence, faite pour la polygamie. Quant au mariage, tant de grands noms ont dénoncé ses méfaits ! Plusieurs citations viennent, là encore, renforcer cette affirmation. Citons, entre autres, Byron : « Le mariage vient de l’amour comme le vinaigre du vin ; c’est un breuvage de tempérance peu agréable et âpre, à qui le temps a fait perdre son céleste bouquet ». Qu’il s’agisse de la femme, ou du mariage, tout s’inscrit donc contre la monogamie. — Sixième argument dans lequel on « entre dans le vif du sujet ». Le mariage suppose la fidélité ; comme celle-ci est impossible, elle condamne l’homme au mensonge : « la monogamie actuelle aboutit à une polygamie déguisée et hypocrite ». Etc… Nous n’avons exploité qu’un tiers de l’ouvrage. Au terme de tous ces arguments, une seule conclusion s’impose : modifier l’article du code pénal, Livre III, Section IV, Art. 340. Quiconque étant engagé dans les liens du mariage en aura contracté un autre avant la dissolution du précédent sera puni de la peine des travaux forcés à temps. « Il suffit de remplacer le mot Quiconque par ceux de Toute femme qui et d’accorder au féminin engagé et puni »…
g. Apologie de l’intrusion
Certains pervers, Don Juan ou échangiste, écrivent. On peut considérer qu’il s’agit d’écrits apologétiques, de discours visant à légitimer l’absence de légalité. Le partenariat est la cible. Certains thèmes fonctionnent et focalisent les justifications perverses. Ces thèmes sont constitués par l’aspect conventionnel des couples ou des institutions, le mariage par exemple. Promettre un mariage pour amener la victime à capituler, suborner une femme fraîchement mariée, rompre un couple dont la réputation d’harmonie conjugale semble bien établie, voilà autant de thèmes auxquels le Don Juan ne peut résister. Le mariage, dans son aspect le plus conventionnel, est systématiquement mis en pièce. La domesticité constitue une autre cible de choix, avec tout le jeu que permet la présence sous le même toit d’un maître et de servantes, d’une maîtresse de maison et de serviteurs. Ne disposant pas de documents cliniques, nous sommes allé en chercher quelques succédanés dans la littérature de type pornographique. L’une de ces revues publie des lettres rédigées par des lectrices « inspirées ». En voici un extrait exemplaire : « Je déteste les petits couples sages où les mecs se font tyranniser par leur rombière. J’ai honte d’être femme quand je vois ces ménagères empâtées, pas sexy pour deux sous, qui envoient balader sèchement leur époux. Ça me rend hargneuse et ça ne me met en tête qu’une seule idée : leur piquer leur mec et partir avec lui, destination septième ciel ». La mise à mal du mariage se justifie du caractère peu aimable de l’épouse, de sa tyrannie, etc.
Assez différent des justifications précédentes, on trouve le thème de l’amour dit libre, dans lequel le renouveau des partenaires est supposé vaincre la monotonie et constituer un élément essentiel dans une dynamique de groupe : « Le thème de l’amour libre était largement à l’honneur dans les cercles anarchistes européens du XIXe siècle. C’est Fourier qui, dans son système de l’Harmonie, place au premier plan l’amour libre sans entraves [62]. (…) Il veut des communautés enthousiastes dans lesquelles sentiments et perceptions soient exaltés, sans que se perde jamais leur vigueur malgré l’usure du temps qui passe. La pratique de l’amour collectif était encouragée en Harmonie, car Fourier jugeait que la relation à deux était égoïste. Quoique non interdit, le mariage devenait une institution secondaire. Les enfants devaient être élevés par la communauté. Deux, trois ou quatre couples pouvaient se lier pour former un quatuor, sextuor ou octuor érotique, ce que Fourier lui-même appelait des orchestres passionnels. (…) Fourier voulait que tous puissent bénéficier de la richesse amoureuse. Les beaux devaient donner leur amour aux laids, les jeunes aux vieux. Tous devaient être éduqués à développer leur érotisme dès l’enfance. Harmonie voulait être une société de la volupté sans limite et pour tous [63] ». Le problème est de savoir si ce « communisme érotique » participe d’une tendance échangiste, c’est-à-dire d’une tendance perverse au « viol du propriétaire », ou s’il relève d’une tendance davantage paranoïaque, supprimant, au sein d’un groupe, toute propriété autre que celle du collectif ou du leader ? « Comme dans de nombreuses communautés issues de Mai 68, dans les communautés utopiques fouriéristes ou anarchistes, l’élaboration idéologique de l’état naissant prend un sens panérotique. Le communisme, toujours présent, est poussé jusqu’au communisme érotique, jusqu’à la fusion érotico-physique [64] ».
Les œuvres écrites de certains pédérastes peuvent se lire comme une apologie de leur perversion. Premier argument, les pédérastes sont les meilleurs alliés de l’enfance ; ne font-ils pas obstacles à tous les préjugés de la société ? « Faire découvrir le plaisir et parfois l’amour à un(e) adolescent(e) est aussi important, et fécond, que de lui faire découvrir un livre ou une musique, ou un paysage [65] ». Mais cet adulte « en situation d’être en proie aux enfants [66] » est un adulte irresponsable. C’est ce que souligne certains auteurs : « Parmi les défenseurs de l’enfance, les pédérastes ne sont pas les moindres ; ils ne cessent de revendiquer pour elle, d’appeler la victoire du monde enfant [67]. On les écouterait volontiers si, par ailleurs, ils nous laissaient entendre des adolescents libres de toute tutelle, de toute béquille ou dont la complaisance n’aurait pas été achetée. (…) On imagine l’adulte redécouvrant avec l’enfant une érotique purement ludique où le plus jeune aurait l’initiative et ferait sortir son partenaire de l’obsession de la normalité [68] ». Second argument, les pédérastes ne peuvent rendre pervers des enfants qui, par nature, le seraient déjà. « La polymorphie devient en quelque sorte le paradis perdu de la sexualité que tout adulte, fatigué d’une génitalité trop contraignante, aimerait investir. Lisons, par exemple, le dithyrambe d’un pédéraste canadien : « La polymorphie pulsionnelle et fantasmatique, l’indétermination ludique et l’importante précocité sexuelle de l’enfant le prédestinent à la fonction d’inventeur de l’érotique, et c’est ce qui subsiste de l’inventivité enfantine dans l’adulte qui distingue l’humain de la brute [69] ». (…) Le discours sur la sexualité rejoint ici l’habituelle glorification de la liberté de l’enfance, indifférente, paraît-il, aux codes sociaux, merveilleusement souveraine, dégagée des lois. Enfance probablement sans géniteurs, née spontanément dans les choux, dans un monde où, à la différence du nôtre, la famille n’existerait plus, même au titre d’un idéal provoquant la nostalgie des orphelins [70] ».
2.3 Sadisme et Masochisme
En parlant de qualification, nous insistons non sur un défi d’indécence (infraction ontologique) mais sur un défi d’incompétence, c’est-à-dire un abus de pouvoir (infraction déontologique). L’hypothèse d’un trouble déontologique proposée par Jean Gagnepain nous écarte d’une intimité pathologique pour nous situer dans le registre d’une dignité morbide [71]. Le pervers, qu’il soit sadique ou masochiste, ne peut s’empêcher de défier toute délicatesse en brutalisant ses victimes. Les exemples de sadisme abordés dans la littérature sont tous, en raison du primat accordé à la sexualité chez Freud, des exemples de sexualité perverse. Pourtant, les psychiatres ont depuis longtemps reconnu l’hétérogénéité des contenus sur lesquels le sadisme peut s’exercer. Ceci amène, par exemple, Henri Ey [72] à une sorte de présentation de compromis en deux temps. Dans le premier temps, on décrit un sadisme avec contenu sexuel : « Le sadisme consiste dans la recherche et la provocation de la douleur chez le partenaire pour obtenir la satisfaction sexuelle. Bien des degrés peuvent en être décrits, depuis le crime (Barbe-bleue, Jack l’éventreur, le vampire de Düsseldorf), jusqu’au plaisir furtif des « piqueurs » de seins ou de fesses, en passant par des flagellations, tortures, enchaînements, brûlures, morsures, etc. ». Puis, dans un second temps, on étend la définition du sadisme à d’autres contenus : « Le sadisme peut se dégrader [73] en conduites symboliques, dont la composante sexuelle n’apparaît pas à l’esprit du sujet : c’est le « sadisme moral », que l’on retrouve dans nombre de comportements personnels, éducatifs ou sociaux (violences, châtiments corporels, abus de puissance, etc.) ». La question est donc de savoir si l’on peut retirer le sadisme et le masochisme de la sexualité perverse pour l’introduire dans le cadre des troubles de la responsabilité ou de la dignité.
a. Une cruauté rageuse
Certaines situations violentes précipitent certains pervers dans des attitudes brutales. Il s’agit de sadiques ou de masochistes. Là où l’homme sain éprouve normalement une répulsion de la brutalité, ces pervers n’éprouvent qu’une excitation incoercible ; ils ne peuvent s’empêcher de commettre des infractions. Ils démontrent, a contrario, que l’homme sain est capable de considération, ou de qualification. Chacun a sa dignité, c’est-à-dire un seuil en deçà duquel il se trouvera plus ou moins profondément humilié. Cette humiliation tient moins dans une souffrance physique infligée que dans une négation de toute qualification, ou, si l’on préfère, de toute considération.
Voici, par exemple, un scénario masochiste décrit par Richard Von Krafft Ebing : « Observation 120. — X.., 38 ans, ingénieur, marié, père de trois enfants, ne peut pas résister à l’envie d’aller de temps en temps chez une des prostituées instruites par lui, et d’y jouer comme préliminaire d’un coït la comédie masochiste suivante. Dès qu’il est entré chez la fille, celle-ci le prend par les oreilles et le traîne ainsi par la chambre, avec ces injures : « Que fais-tu là ? Ne sais-tu pas que tu devrais être à l’école ? Pourquoi ne vas-tu pas à l’école ? Elle lui donne des gifles et le bat, jusqu’à ce qu’il se mette à genoux et demande pardon. Elle lui met alors un petit pain garni de pain et de fruits, comme on le donne aux enfants qui vont à l’école ; elle lui tire les oreilles vers le haut et lui renouvelle son exhortation d’aller à l’école. X… joue le récalcitrant jusqu’au moment où, sous le stimulant du tiraillement des oreilles, des coups et des injures de la fille, il parvienne à l’orgasme. À ce moment il crie : J’y vais ! J’y vais ! et consomme le coït. On ne sait rien d’autre sur sa vie sexuelle [74] ».
Il apparaît assez nettement qu’il s’agit, pour ce masochiste, de se placer dans une situation d’irresponsabilité, celle de l’enfant indiscipliné qui se fait réprimander par la maîtresse d’école. La mise en scène est nettement celle d’une humiliation particulière, puisqu’elle débouche sur la mise au pas de l’insoumis, sur l’obligation « d’aller à l’école ». La coercition exercée par la prostituée ne fait que souligner le manque dont souffre ce pervers ; elle rétablit une loi, ou un seuil de dignité, qui lui échappe. Le fait que la jouissance sexuelle soit également convoquée dans cette observation nous paraît secondaire par rapport à la punition mise en œuvre, au terme de laquelle force doit rester à la loi.
b. La récidive d’une humiliation
Si l’exhibitionniste tend à ritualiser son scénario obscène, le sadique tend également à ritualiser la cruauté d’un même scénario abject. Il s’agit d’un scénario d’humiliation dans lequel la partenaire se trouve systématiquement rabaissée. « Il s’agit d’un cas de comportement sadique associé à une pratique ondiniste. (…) Le fragment clinique que j’évoquerai concerne un homme qui s’était rendu l’auteur d’un scénario complexe dans la mesure même où sa jouissance perverse résultait d’un montage « en étapes ». (…) Très tôt attiré par des pratiques d’ondinisme, ce patient avait fixé son scénario pervers de la façon suivante. Lorsque sa « crise » le prenait — c’est ainsi qu’il qualifiait lui-même son montage pervers —, il se rendait chez des prostituées ou chez des compagnes de fortune complaisantes, auprès desquelles il se livrait toujours au même rite sexuel. À l’aide d’un spéculum, il urinait dans leur vagin ou leur rectum. Cette pratique ondinique le mettait dans un état d’excitation tel qu’il pouvait alors différer sa jouissance pendant plusieurs heures, à condition, toutefois, que la victime susceptible de l’y conduire soit sa femme. Alors se développait un scénario dont le moindre détail était parfaitement étudié. Il imposait à son épouse de boire à la suite deux à trois litres d’eau. Sa jouissance s’amorçait à l’idée de la faire attendre le plus longtemps possible, avant de l’autoriser à uriner. Il déambulait ensuite avec elle, pendant plusieurs heures, en voiture ou dans les rues afin qu’elle ne puisse pas uriner. Ces savantes pérégrinations les ramenaient régulièrement devant leur domicile, où l’épouse épuisée le suppliait de s’arrêter. Il la faisait attendre, tout en raccourcissant les circuits. Et ceci, jusqu’au moment inévitable où l’épouse, ne pouvant plus se contenir, commençait à uriner dans son slip. Alors s’amorçait la troisième étape du scénario. Ils rentraient chez eux. Il insultait sa femme en la couvrant des pires injures obscènes. Il lui interdisait d’uriner tant qu’elle n’avait pas d’abord léché le fond de ses sous-vêtements, qu’elle devait ensuite laver. Enfin, en dernière extrémité, il lui accordait l’autorisation d’uriner devant lui. Mais à peine le faisait-elle, qu’il interrompait immédiatement la miction en la sodomisant brutalement. Seulement après cette intronisation sauvage, l’épouse, enfin délivrée de ses sévices torturants, pouvait uriner sur son sexe en érection, provoquant ainsi son éjaculation [75] ».
Ce rituel possède l’apparence d’une reprise à l’identique du même scénario. Cependant, nous sommes conduit à penser qu’il ne s’agit que d’une apparence et que le pervers est en quête d’une invariance qui lui échappe. Par l’adhérence à la lettre d’une infraction ritualisée, le pervers sadique ou masochiste ne compense-t-il pas, à son insu, l’identité d’une dignité dont l’esprit lui manque ? Cette ritualisation n’est-elle pas affaire de structure, l’indice d’une identité problématique ?
c. Des blessures narcissiques spécifiques ?
Certains meurtriers pervers, qu’on nomme des « serial killers », semblent effectuer de nombreux meurtres. Or, la ressemblance des circonstances, des victimes, des mises en scène, fait plutôt penser à une reprise illimitée du même crime. Dans certains cas, le scénario pervers, dans sa thématique elle-même, paraît pouvoir se rapporter à une blessure narcissique initiale. Ainsi, cet homme américain, destiné à une carrière politique brillante, éconduit par une jeune femme blonde, d’un milieu socialement élevé et dont il pouvait attendre des appuis dans sa carrière, se livre à des meurtres en série ; ses victimes sont toutes de jeunes femmes inconnues mais blondes, ayant une forte ressemblance avec celle qui l’a humilié. Au-delà de ces cas extrêmes, peut-on qualifier le type de piège propre à réveiller la dynamique sadique ou masochiste d’un pervers ?
d. Transparence d’une fascination. Entre délices…
Comme dans toutes les perversions on observe une oscillation, ou une alternance, entre amour et haine. L’amour est total, sans réserve, et se soutient précisément de cette totale emprise d’un maître vis-à-vis de son esclave. Ce qui est délicieux, semble-t-il, c’est de réduire l’autre à merci, c’est-à-dire d’effacer toute dissonance entre le maître et l’esclave. Le maître n’est tel que de faire taire toute velléité de révolte chez l’esclave ; l’esclave n’est tel que de faire taire toute démission chez son maître. C’est ce que l’on peut penser à la lecture d’un ouvrage d’Havelock Ellis [76] sur l’histoire de Florrie, un cas de masochisme féminin.
Florrie a 37 ans et se présente comme une femme robuste et solide. Elle a « un air de matrone ». Elle allie une « timidité » avec « un grand calme », et un « parfait contrôle de soi ». Elle vient consulter le psychiatre pour des tendances masochistes, « centrées sur le besoin de se fouetter ». Plutôt que de lui parler, elle lui écrit des lettres. Le document propose plusieurs extraits de ces lettres : « Le monde extérieur me voit sous la forme d’une femme ordinaire, normale, qui aime sa famille et son mari, vit d’une manière très morale, est plutôt calme et tranquille. Si j’ai dû me soumettre aux circonstances en arrangeant ma vie, personne n’en sait rien, ni n’en a cure. Le fait que j’ai perdu mon temps terriblement et me suis abîmée ne leur apparaît pas. Sans doute, parfois, je me dégoûte de moi-même ; en ce moment, j’essaie de me délivrer de mes erreurs. Je pense toujours et je sais qu’aimer un homme n’est pour moi qu’être son esclave. J’éprouverais du plaisir sexuel, des sursauts de jouissance s’il me donnait des ordres et me punissait. L’égalité n’a pour moi aucun charme sexuel. Être traitée en enfant, sentir que celui qu’on aime possède votre corps, pour le frapper selon son bon plaisir, éprouver sa force supérieure quand il vous empoigne… Oh ! tout cela serait délicieux ! ». « Chose étrange mais vraie, le plaisir le plus aigu (si l’on peut ainsi parler ) arrive quand les coups sont donnés contre votre volonté et ont dépassé la limite de l’endurance ».
… et supplice
Mais c’est le supplice qui le plus souvent l’emporte. Le pervers ne semble pas pouvoir résister au vertige de la cruauté. Il ne cesse de parfaire ses supplices dans une surenchère de l’horreur. On cite volontiers Gilles de Rais : « non moins instructive est l’histoire du maréchal Gilles de Rais (ou Rays), qui fut exécuté en 1440 pour avoir violé et tué plus de 800 enfants en huit ans. Ainsi qu’il l’avoua, l’idée lui était venue, par la lecture de Suétone et la description des orgies de Tibère, de Caracalla, etc., d’attirer des enfants dans ses châteaux, de les souiller en les martyrisant, et ensuite de les tuer. Les cadavres de ces malheureux enfants étaient brûlés, et seules, quelques têtes d’enfants particulièrement belles avaient été gardées… comme souvenir [77] ». L’important est de montrer que l’horreur est visée pour elle-même ; l’innocence de ces enfants est ce qui attire le plus le sadique. La cruauté semble se nourrir de l’innocence et de la fragilité de ses victimes, l’une étant le quasi miroir de l’autre.
Dans l’observation suivante, certains détails vont dans le même sens. « M. X, 25 ans. (…) Il ne lui suffisait plus dès lors de voir couler son propre sang. Il était avide de la vue du sang de jeunes femmes, surtout de celles qui lui étaient sympathiques. Souvent, il put à peine s’empêcher de blesser deux cousines et une femme de chambres. Mais des femmes, qui par elles-mêmes ne lui étaient pas sympathiques, éveillaient ce besoin, si elles le charmaient par une toilette particulière, par leurs bijoux, et surtout par une parure de corail. (…) Souvent d’autres imaginations cruelles lui venaient aussi. Ainsi, il se voyait dans le rôle d’un tyran faisant mitrailler le peuple. Il lui fallait se représenter une ville prise par les ennemis, qui violaient, torturaient, tuaient ou enlevaient les vierges [78] ». Ce sont donc les femmes qui lui paraissent les plus sympathiques, les plus belles, celles qui portent les parures qu’il préfère, les vierges, qui déclenchent les fantasmes sadiques ; la cruauté est d’autant plus grande qu’elle s’exerce sur des victimes délicates et adorables. Torture et adoration sont présentes l’une à l’autre, les deux aspects d’une même fascination.
Aucune négociation dans cette fascination ; le sévice l’emporte sur le service. Qu’il recherche explicitement à adorer ou à torturer, le pervers n’a d’autres stratégies que celles de l’asservissement. Ses victimes ne sont jamais assez adorées ou torturées, c’est-à-dire dépossédées de toute possibilité de se situer contractuellement de part et d’autre de cette ligne qui, chez l’homme sain, lie le prestataire de service à son client. Ce figement nous semble parfaitement illustré par le contrat masochiste, lequel n’est qu’un leurre puisqu’il inclut l’incapacité des contractants de revenir sur les clauses mêmes du contrat. On peut donc dire que le pervers court, ici, après la prise en charge [79], sans jamais l’atteindre. Ce qu’il détruit c’est ce que Jean Gagnepain nomme la symmélie [80] du contrat. Ce contrat peut, chez l’homme sain, mettre en concurrence plusieurs professionnels ; effectuer un escalier en colimaçon, par exemple, opère un tri chez les menuisiers ; ne seront contractuellement retenus que ceux ayant les compétences pour concourir. Or, ce que le pervers supprime, n’est-ce pas précisément le jeu contractuel de la concurrence ?
e. L’enfant méchant
Il est probable que les sadiques construisent leur enfance sur un mode pervers. Que retiennent-ils de leur enfance ? Se voient-ils comme des enfants méchants, constamment punis ?
Lorsque Florrie évoque son enfance, ce n’est que pour y inscrire des épreuves dégradantes. Ainsi, vers 6 ans, elle dit avoir subi les assauts d’un ouvrier de 16 ans environ qui aurait essayé, en vain, de soulever ses jupes : « Elle en eut tant de honte qu’elle n’en parla à personne ». Florrie insiste surtout sur les punitions corporelles infligées par son père qu’elle dit avoir simultanément redoutées et acceptées : « Étant enfant, elle fut fouettée de temps en temps par son père pour des sottises. Elle aimait son père, elle acceptait ses punitions, mêmes douloureuses, comme conformes à l’ordre des choses, mais elle aurait résisté si une femme, fût-ce sa mère, avait tenté de la fouetter ». Le récit qu’elle fait de ces séances nous paraît, en lui-même, de nature perverse. La cruauté ne relève pas simplement de la dureté des coups de fouet, donnés par le père, et demandés par la gouvernante « qui préférait ses frères et la détestait », mais aussi et surtout dans l’attitude des tourmenteurs vis-à-vis de son désarroi : « il donnait ses coups de cravache d’autant plus vigoureusement que l’enfant criait davantage et demandait davantage pardon, menaçant de la fouetter jusqu’à ce que le sang giclât, bien que la douleur fût telle que l’enfant ne pouvait s’empêcher de hurler ». « Puis il la renvoyait toute sanglotante à sa gouvernante qui ne manquait jamais de lui dire : Si vous ne cessez pas vos grimaces immédiatement, je vous ramène en haut ». Si sa haine se focalise sur la gouvernante « ignorante et imbécile », en revanche Florrie éprouve pour son père des sentiments où se mêlent la honte et l’affection : « Je me rappelle maintenant, écrit-elle, le sentiment curieux de honte et de timidité que j’éprouvais en le rencontrant après ; je me détournais et tâchais de cacher mon visage tout rouge parce que j’avais honte d’avoir été battue, puis je retrouvais la joie quand il me prenait dans ses bras ». Il est à remarquer que la sévérité de la punition est disjointe de la sévérité des « sottises » de l’enfant, et que la mesure de l’une et de l’autre ne semble pas définie avec précision. C’est la gouvernante qui amène l’enfant à son père, — « Quand la petite fille avait fait quelque chose qui lui déplaisait, elle devenait folle de rage, la secouait avec violence et l’entraînait, malgré sa résistance forcenée et ses cris, jusque dans la chambre du père » — et celui-ci « sans même poser de questions, prenait un air féroce qui effrayait davantage encore l’enfant intimidée, prenait une cravache de dame, en s’imaginant peut-être que plus la cravache était petite, moins la douleur serait grande alors que, selon Florrie, c’était l’instrument de supplice le plus douloureux qu’on pût choisir ».
Nous considérons que cette enfance est reconstruite de l’intérieur du masochisme. Florrie qui « désirait être traitée comme un enfant méchant » n’évoque de son enfance que des épisodes dégradants ou honteux. Cette évocation fait apparaître une certaine disjonction entre l’inconsistance des infractions et la cruauté des punitions. Enfin, l’irresponsabilité liée à l’enfance semble constituer un point important. Si on fait de l’enfant un irresponsable, alors la perversion peut-être comprise comme un retour impérieux et morbide à cette situation d’irresponsabilité infantile. « Dans ces rêves, elle se représentait l’attitude de l’Homme semblable à celle qu’il aurait pu avoir vis-à-vis d’un enfant qu’on frappe, corrige et caresse, un sentiment de propriété. Elle éprouvait un sentiment délicieux quand elle pensait qu’il la regardait ainsi comme lui appartenant, qu’il pouvait faire d’elle ce qu’il voulait, lui dire ce qu’il pensait. La sensation d’être ainsi possédée, le fait que l’Homme osait la fouetter, était l’attraction suprême [81] ».
f. Les abus de pouvoir
Nous pouvons penser que les pervers, sadiques ou masochistes, soutiennent apparemment la loi. Ne sont-ils pas ceux qui pointent avec la plus grande minutie la moindre infraction déontologique ? Ce rappel vétilleux des lois est cependant biaisé, car il s’agit moins de contraindre le crime que de se complaire à sa description.
L’une des nouvelles de Sade, Eugénie de Franval, décrit un père assez pervers pour élever sa fille à seule fin de la séduire. Non content de cet inceste longuement mis en scène, Sade imagine un meurtre dont l’infamie semble le retenir dans les moindres détails : il s’agit de faire assassiner Mme De Franval, son épouse, par sa propre fille dont il est l’amant. Or, cette nouvelle commence de la façon suivante : « Instruire l’homme et corriger ses mœurs, tel est le seul motif que nous nous proposons dans cette anecdote. Que l’on se pénètre, en la lisant, de la grandeur du péril, toujours sur les pas de ceux qui se permettent tout pour satisfaire leurs désirs ! Puissent-ils se convaincre que la bonne éducation, les richesses, les talents, les dons de la nature, ne sont susceptibles que d’égarer, quand la retenue, la bonne conduite, la sagesse, la modestie ne les étayent, ou ne les font valoir : voilà les vérités, que nous allons mettre en action. Qu’on nous pardonne les monstrueux détails du crime affreux dont nous sommes contraints de parler ; est-il possible de faire détester de semblables écarts, si l’on n’a le courage de les offrir à nu [82] ? ». La loi n’est évoquée que pour mieux lui opposer l’horreur de toutes ses transgressions, si bien que ces dernières occupent pratiquement la totalité de la scène. La loi enfreinte, voilà ce qui intéresse exclusivement le pervers.
g. Apologie de l’humiliation
Sadiques et masochistes, lorsqu’ils écrivent, font l’apologie respectivement de la domination et de la soumission.
Georges Bataille, Gilles Deleuze, Jean Genet figurent parmi les auteurs les plus contemporains et les plus généralement cités.
2.4 Paranoïa
Réduire la paranoïa à un simple descriptif, aussi rigoureux qu’il puisse être, de formes déviantes s’est progressivement révélé comme une impasse de la démarche explicative. Distinguer, par exemple, le délire de persécution du délire de revendication, le délire de jalousie de l’érotomanie n’a aboutit qu’au constat d’une pulvérisation des observables. Toutefois, Tanzi fait remarquer que les élaborations de ces malades ont en commun d’être des constructions altruistes : « Les thèmes du délire paranoïaque sont très peu nombreux et ils nous font penser aux trames démodées du roman d’intrigue. Trame que le paranoïaque applique à lui-même, dont il devient le protagoniste et qu’il finit par croire véridique [83] ».
a. Une grégarité rageuse
Au-delà des délires d’interprétation, de revendication, de jalousie, érotomaniaques, prophétique, etc., il paraît possible de définir une invariance. Qu’ils soient égocentriques et persécutés (délires de persécution) ou ambitieux et persécuteurs (délires quérulents), les paranoïaques ont en commun cette dimension de l’intrigue, du complot, de telle sorte que la persécution, plus ou moins directement exprimée, constitue le fond de cette psychose. Cette persécution — en cela se reconnaît un trouble fusionnel — leur (re)vient de l’extérieur. C’est une invasion à laquelle on ne peut répondre que par une (re)conquête.
b. La récidive d’une confiscation
« Si le voisin porte une cravate rouge, si le chef de bureau a un pantalon noir, si la fille du préfet change de coiffure, c’est pour démontrer au paranoïaque qu’on l’accuse d’anarchie, qu’on a voté sa mort, qu’on le considère comme vaniteux. D’autres fois, par contre, il s’agit d’une persécution bien plus grave : le paranoïaque est menacé d’empoisonnement, atrocement calomnié, on veut le faire passer pour un fou, sa maison sera attaquée et incendiée, la vie de ses enfants n’est pas en sécurité, quelqu’un cherche à les corrompre, à les monter contre lui, leur volte-face est un fait accompli, ils ont peut-être été matériellement modifiés par des moyens criminels et mystérieux, peut-être que ce ne sont pas ses enfants, il y a une fiction universelle qui déforme les personnes et les choses et le rapport entre personnes et choses. Par l’opération de ses ennemis, le paranoïaque est sujet à l’assoupissement de la pensée ; on lui provoque la parole secondaire au moyen du télégraphe sans fil et la police s’en sert pour de l’espionnage et des avertissements réciproques [84] ». Cette longue citation nous est apparue intéressante dans la mesure où elle souligne l’impossibilité pour le paranoïaque de donner une borne, un seuil à cette invasion. Celle-ci gagne insidieusement du terrain, contamine tout son environnement ; elle échappe à toute mesure et réduit à néant toute son autonomie. Ce n’est donc pas tant la persécution qui caractérise le trouble mais l’incapacité du paranoïaque à la mesurer.
c. Des blessures narcissiques spécifiques
La susceptibilité du paranoïaque est excessive. On le décrit comme un sensitif. La moindre blessure d’amour-propre semble pouvoir relancer le processus délirant. Peut-on caractériser ces blessures d’amour-propre ; ont-elles quelque chose de spécifique ?
d. Transparence d’une persuasion. Entre loyalisme…
Comme dans tous les troubles fusionnels, on note une oscillation entre amour et haine, l’un et l’autre évidents et absolus. La passion se fait, ici, fidélité dans l’ambition. Celle-ci constitue « le délire fondamental des paranoïaques car, mieux encore que le délire de persécution, il résume leur égocentrisme incorrigible. L’ambition du paranoïaque apparaît aussi dans les délires pseudo-scientifiques, religieux et érotiques. Toujours franchement orgueilleux, ces délires changent de nom mais non pas de nature lorsqu’ils assument leur titre spécifique, (…) les délires généalogiques, politiques et romanesques [85] ».
La passion s’illustre dans tous les délires, mais est plus manifeste encore dans l’érotomanie. Le délire érotique est « une variété du délire d’ambition qui se distingue par une série de particularités qui fondent un diagnostic infaillible. (…) Pour se croire aimés, les paranoïaques n’ont besoin ni de promesses ni d’actes légaux, ni d’expansions amoureuses, mais ils se contentent d’un signe allégorique : un éventail que la main de la femme adorée agite d’un mouvement rapide ou une fleur au décolleté de la robe, si le sujet est une femme et l’homme l’objet d’amour. La conviction de la correspondance du sentiment amoureux est inébranlable : lorsque la femme ou l’homme qui ont la disgrâce d’allumer ces amours paranoïaques rencontrent l’amoureux inconnu et ont l’occasion de lui montrer leur indifférence, leur antipathie ou leur dédain, le paranoïaque ne se fâche pas, ni ne s’en étonne. Dans sa sérénité imperturbable il a toujours une explication toute prête qui lui donne satisfaction : la scène odieuse est l’effet d’une calomnie qu’on va bientôt démasquer, ou c’est une contrainte scélérate, ou alors une mise en scène pour éviter les attaques des envieux. Enfin, lorsque ça ne va pas, la faute revient toujours à la famille ou à la méchanceté du monde, mais jamais à la belle au bois dormant ou au prince mystérieux. Ceux-ci étant toujours, dans l’imagination du paranoïaque consentants, ingénus et enthousiastes [86] ». L’accord est donc acquis d’emblée, avant même que d’avoir été négocié ; son évidence s’impose au-delà de tous faits contradictoires. Cette ambition passionnée s’accompagne, quel que soit le type de délire, d’une confiance inébranlable en soi : « Une très haute estime de soi est un signe d’accompagnement constant du délire de quérulence. Les malades se considèrent comme exceptionnellement honnêtes et travailleurs, et regardent de très haut, de ce fait, leurs ennemis. Ils ont une certaine idée d’eux-mêmes et trouvent cela particulièrement accablant que justement, “alors qu’ils sont des pères de famille”, on les prive de la justice [87] ». La fidélité est totale, sans nuances.
… et trahison
De l’ambition on passe sans transition à la haine fanatique, plus précisément à la trahison. On la retrouve dans le délire de revendication décrit par Sérieux et Capgras : « Dans le délire de revendication prennent place des esprits exaltés, raisonneurs et outranciers, des fanatiques qui sacrifient au triomphe d’une idée dominatrice. Ces individus sont, pour la plupart, des persécuteurs et des persécuteurs d’emblée ; dès le début, ils choisissent une personne ou un groupe de personnes qu’ils poursuivent de leur haine ou de leur amour maladifs [88] ». L’ambition rencontre ici un pessimisme outrancier. Personne n’échappe à la défiance ; tout le monde est pourri, vendu. « Les juges, disent-ils, sont des vendus, leurs propres avocats sont payés par leurs adversaires, les témoins ont accumulé mensonge sur mensonges, on a violé la loi ; c’est une comédie indigne de la justice [89] ». La trahison est partout…
Elle fait partie intégrante de la dynamique terroriste. Ainsi, Zitouni, chef du G.I.A., l’un des groupes islamiques parmi les plus violents, auteur de l’attentat contre les sept moines français en Algérie, revendique la responsabilité de ces assassinats et les justifie d’une simple phrase : « La France nous a trahi ».
La jalousie est la haine du rival, de celui qui pourrait donc consommer la trahison de l’être aimé. « Celui qui s’imagine que la femme qu’il aime se prostitue à un autre ne s’attriste pas de l’obstacle que cette infidélité peut dresser entre sa passion et lui, mais il est forcé d’unir à l’image de ce qu’il aime, l’image du sexe et des excrétions de cet autre. À cette vue, il prend cette femme en haine, et c’est la jalousie qui consiste en un trouble de l’âme obligée d’aimer et de haïr à la fois le même objet [90] ». Cette citation sert à Henri Ey pour introduire le délire de jalousie propre à certains délires paranoïaques. L’amour n’est éprouvé que sous l’angle de tous ses manquements, cette totalité n’étant jamais assez cernée : « Le jaloux veut savoir par tous les moyens : il ouvre les lettres, surprend les rendez-vous, les œillades, examine le linge, scrute l’emploi du temps, calcule la vraisemblance, suppute les probabilités, vérifie les allées et venues, surveille ou fait surveiller, épie les gestes, les moindres mots, dissèque les attitudes, les lapsus, poursuit le mensonge et le flagrant délit. Sans cesse sur le qui-vive, il vit un monde tout entier dirigé contre son bien et son droit. Un seul être menaçant de ne plus répondre et de se plier à son amour et tout est peuplé d’ombres, de mystères, de complots, d’intrigues et de conspirations. Pour soutenir son propre personnage, le jaloux a besoin de donner une consistance à ceux de l’infidèle et du rival et ainsi, toujours comme le cocu magnifique, parvient-il à créer la situation que ses soupçons construisent et que sa persévérance, dans la démonstration pièce par pièce, inlassablement exige [91] ». Cette citation nous intéresse parce qu’elle montre la dynamique « pessimiste » que le paranoïaque, à son insu, ne peut s’empêcher de poursuivre.
Qu’il soit dans l’absolu d’une fidélité ou d’une trahison, le paranoïaque s’enferme dans un scénario où il est le seul à jouer, sans réaménagement des associations. Cette part d’indépendance qu’on abandonne, par délégation contractuelle, à ses associés perd, ici, toute mesure respective. Là où l’homme sain verrait des repères susceptibles de réaménager un contrat associatif, le paranoïaque demeure figé, bloqué sur l’infidélité ou la trahison, incapable de réaménager contractuellement le rapport qui le lie à son associé. La passion est ici pathologique en ce qu’elle se rigidifie abusivement. Le paranoïaque ne peut que camper sur ses positions et rendre toute modification de l’association impossible. Aucune négociation dans cette quête qui lie le paranoïaque à ses associés ; la surveillance l’emporte sur le mandat. Qu’il cherche explicitement à leur attribuer loyalisme ou trahison, le pervers n’a d’autres stratégies que de se focaliser sur l’accord qui le lie ponctuellement à ses associés, par une surveillance jamais assez complète de tous ses manquements possibles. Cet accord est positivé, il a perdu sa dimension contractuelle. Le paranoïaque semble incapable du principe de délégation et ne cesse, en somme, de courir après ses associations [92].
e. L’enfant ingrat ou jaloux
« En reconstituant son passé, le paranoïaque retrouve, jusque dans les plus petites contrariétés de l’enfance, les traces d’un danger constant, diffus, insurmontable : une punition injuste, un jouet qui s’était cassé tout de suite après l’achat, une boisson trop chaude, un geste partial, les notes obtenues à l’école [93] ». Cette fois, le caractère nettement délirant des évocations est suffisant pour convaincre l’observateur clinicien que l’enfance dont parle le paranoïaque est entièrement reconstruite par sa pathologie. Comment éprouve-t-il cette enfance ? Quel enfant était-il ? On peut faire l’hypothèse que l’ingratitude constituera le thème central de ces évocations. Est-ce le cas ?
f. Les cas de trahison
Là aussi, on note une tendance morbide à se faire législateur. Bien que présente dans tous les tableaux, cette tendance s’illustre parfaitement dans ce qui a été nommé la « quérulence processive » du paranoïaque : « L’intelligence et la mémoire des quérulents semblent au départ intactes ; on est même en général étonné de l’exactitude avec laquelle ces malades peuvent intégralement répéter des extraits de codes, d’audiences, des énoncés de loi [94] ».
D’autre part, certaines œuvres de paranoïaques offrent d’autres exemples d’un tel décompte des délits de trahisons.
Charles Fourier, par exemple, né en 1772, mort en 1837 « fabriqua 810 caractères humains qui représentent, selon lui, toutes les combinaisons possibles des passions humaines et doivent se trouver réunis dans une société parfaite, de même que toutes les variétés de roses doivent se grouper selon les rapports de leurs nuances pour faire un jardin harmonieux [95] ». En d’autres termes, Charles Fourier fut l’auteur d’un projet politique dans lequel chaque membre de la communauté était régi par une simple combinatoire d’un nombre fini de paramètres. La distribution des rôles est, bien évidemment, entièrement dans les mains de Fourier lui-même. L’harmonie qu’il préconise n’est ni plus ni moins qu’une transparence immédiatement acquise, sans négociation, dans laquelle les membres de son « phalanstère » n’ont aucune autonomie. « Il imagina autant d’êtres distincts qu’il avait su définir de caractères, il les groupa dans un phalanstère idéal, il leur donna des noms, les logea, les nourrit, les maria, les regarda vivre, procréer et mourir. On peut dire vraiment qu’il vécut en leur compagnie, une compagnie si absorbante que ceux qui l’entouraient, parents et disciples, étaient pour lui moins vivants que les êtres de son rêve [96] ». Le caractère pathologique de cette élucubration réside dans la conviction absolue de Fourier ; il est le détenteur de l’harmonie universelle : « Avant moi l’humanité a perdu plusieurs mille ans à lutter follement contre la nature ; moi le premier, j’ai fléchi devant elle, en étudiant l’attraction, organe de ses décrets ; elle a daigné sourire au seul mortel qui l’eut encensée, elle m’a livré tous ses trésors. Possesseur du livre des destins, je viens dissiper les ténèbres politiques et morales, et sur les ruines des sciences incertaines, j’élève la théorie de l’harmonie universelle [97] ».
Mais le plus pertinent, selon nous, dans l’œuvre de Fourrier, c’est sa tendance à tout dénombrer, plus particulièrement tous les cas de trahison possibles. « Si les modernes, dit-il, ont persisté si longtemps à admirer la civilisation, c’est parce que personne n’a procédé, selon le conseil de Bacon, à l’analyse critique des vices de chaque profession et institution ». Il décortique, par exemple, toutes les causes d’ « anarchie dans le commerce » ainsi que toutes les raisons d’« anarchie dans le mariage ». Parmi celles-ci, l’adultère est la douzième des « disgrâces conjugales ». D’où un petit volume, rédigé avec un sérieux absolu, consacré à la « hiérarchie du cocuage ». Le cocuage est subdivisé en 72 « espèces ». Parmi celles-ci, on peut citer 1. Le cocu en herbe, 2. Le cocu présomptif, 3. Le cocu imaginaire, etc… 75. Le cocu préféré, 76. Le cocu avorton, 77. Le cocu quiproquo, 78. Le cocu implacable, 79. Le cocu par indivis, et, enfin, 80. Le cocu séditieux [98]. L’idéal d’un univers harmonieux n’est que le prétexte à un dénombrement systématique, processif, et toujours à reprendre, des divers manquements aux lois en vigueur. Il répétera la même démarche dans un autre ouvrage concernant tous les cas de faillite commerciale.
g. Apologie de la confiscation
Prendre des otages, c’est confisquer n’importe qui à sa propre cause. L’apologie du terrorisme nous semble relever de cette démarche. La prise d’otages ne compte pour rien au regard des enjeux (À documenter).
3 Autolyse : une coercition endogène ?
Les pervers ou psychotiques souffrant d’un trouble autolytique inversent les tableaux précédents ; ils en constituent les négatifs. À un défaut d’analyse correspond, cette fois, un excès d’analyse. Le caractère autolytique du trouble apparaît de plusieurs manières :
a. dans une répression implicite de la sexualité et de la génitalité. L’analyse sociologique, dans son mouvement de négation de la sexualité et de la génitalité, se fait trop contraignante. Cette répression ne leur vient pas de l’extérieur dans un défi permanent aux lois en usage, mais elle est éprouvée de l’intérieur ; elle les rend étranger à eux-mêmes autant qu’aux autres.
b. dans une relance constante d’un tel combat. L’intimité et la dignité ne se trouvent jamais assez définies ou circonscrites. Ce n’est pas que l’intimité ou la dignité soient incalculables, mais que l’échelle qui permet d’établir ces seuils est sans cesse revue à la hausse. Les mailles du filet sont de plus en plus serrées. Le calcul — bien que toujours possible — est toujours à refaire. La sexualité et la génitalité, parce que toujours agissantes, se transforment en crise interne entre indécence et intimité, entre violence et dignité.
c. dans des situations-pièges, qui nous paraissent encore liées à la sexualité et la génitalité, auxquelles ces malades réagissent d’autant plus vivement qu’ils sont devenus sensibles à la moindre indécence ou à la moindre violence.
d. dans un renversement politique de plus en plus étriqué. Politiquement, pervers et psychotiques ne renouent avec eux-mêmes ou avec les autres que sur le mode délirant. En d’autres termes, l’intimité et la dignité politiquement partageables deviennent de moins en moins publiques.
e. dans une reconstruction de l’enfance. Ne disposant que trop d’une analyse sociologique, ces malades peuvent s’opposer à leur enfance. Celle-ci apparaît comme une enfance indécente ou violente. La sexualité et la génitalité, infantiles ou irresponsables par définition, se trouvent ainsi mises au banc. On peut donc s’attendre que chaque type de malades, à sa manière, projette sur sa propre enfance l’irresponsabilité qu’elle réprime.
f. dans une démarche de législation. Lorsque le trouble est fusionnel, les pervers se font législateurs. Ils n’évoquent la lettre de la loi que pour en pervertir l’esprit. La loi n’est qu’un prétexte pour énumérer complaisamment tous ses vices. Nous pensons qu’en cas de troubles autolytiques, le rapport s’inverse.
g. dans une démarche apologétique. Pervers et psychotiques écrivent ; ces écrits tentent de légitimer leurs aspirations délirantes. Lorsque le transsexuel, par exemple, écrit sa biographie, c’est pour défendre la cause du transsexualisme. Ceci peut se généraliser à tous les autres troubles. Lorsque Wolfson écrit son livre, Le schizo et les langues, c’est pour légitimer une démarche consistant à mettre toutes les langues au service d’une même mission, la destruction de sa langue maternelle, l’anglais. Ces documents posent un problème d’interprétation dans la mesure où ils reflètent très certainement leur structure psychopathologique mais aussi le savoir psychiatrique du moment.
Ces sept points doivent se retrouver dans chacun des quatre troubles autolytiques envisagés par le modèle. Le tableau précise cette hypothèse et annonce les titres et les développements qui suivent.
Fétichisme Transsexualité | Homosexualité | Paraphrénie | Schizophrénie |
Jamais assez de distinction | Jamais assez de discrimination [99] | Jamais assez de qualification | Jamais assez d’ indépendance |
a. Répulsion de l’obscénité | a. Répulsion de la promiscuité | a. Persécution de la cruauté | a. Persécution de la grégarité |
b. Une distinction ineffable | b. Une discrimination [100] non recensable | b. Une qualification indéfinissable | b. Une indépendance inattaquable |
d. L’élégance l’emporte | d. L’amitié l’emporte | d. Le génie l’emporte | d. La mission l’emporte |
Jamais assez de séduction | Jamais assez d’invitation | Jamais assez de spécialisation | Jamais assez de délégation |
c. Secret d’un ravissement. Entre élégance et dégoût | c. Secret d’une connivence. Entre complicité et rupture | c. Secret d’une fascination. Entre génie et monstruosité | c. Secret d’une persuasion. Entre mission et abdication |
e. L’impureté de l’enfance | e. La promiscuité de l’enfance | e. La cruauté de l’enfance | e. La grégarité de l’enfance |
f. Des modèles d’élégance | f. Des modèles de complicité | f. Des modèles de génie | f. Des modèles de mission |
g. Apologie des élégances | g. Apologie de l’hospitalité | g. Apologie de l’utopie | g. Apologie de l’expédition |
3.1 Fétichisme et transsexualité
Jean Gagnepain fait du fétichisme le trouble autolytique du statut, c’est-à-dire de l’identité ontologique. Outre le fétichisme, nous pensons pouvoir étendre cette conception au transsexualisme, peut-être aussi à la cleptomanie.
a. Une répulsion implicite de l’obscénité
Si l’exhibitionniste défie les lois par des obscénités, d’autres pervers se trouvent dans une situation inverse : les fétichistes (1), les cleptomanes (2), et vraisemblablement aussi (3) les transsexuels dont le phénomène pourrait être dû, en partie, aux possibilités contemporaines de la chirurgie. Dans tous ces tableaux cliniques, il nous paraît possible de repérer une répression abusive de l’obscénité.
1. Le fétichisme
Si le fétichiste éprouve de l’obscénité ce n’est que sous la forme d’un dégoût. Voici un exemple de fétichisme décrit par Karl Abraham : « Il éprouvait une forte aversion pour les plaisirs masturbatoires que s’octroyaient les autres jeunes gens de son âge. (…) À quatorze ans, il commença à se ligoter ; il répétait cet acte chaque fois qu’il se trouvait chez lui. Il se complaisait à des lectures traitant de ligotage, en particulier à des histoires d’indiens où les prisonniers sont attachés et torturés. (…) Peu après, il s’intéressa aux corsets. À seize ans, il s’empara d’un vieux corset de sa mère, le laça étroitement et le porta plusieurs fois sous son complet. Sa description est caractéristique : lorsque je vois des femmes et des jeunes filles étroitement lacées et que j’imagine la pression du corset sur la poitrine et le ventre je parviens à des érections. À plusieurs reprises j’ai éprouvé le désir d’être une femme pour être bien lacé dans un corset, porter des souliers à hauts talons et demeurer sans être remarqué, devant des magasins de corsets. Comme ce n’est pas possible, l’un de mes désirs les plus chers serait de porter des vêtements féminins, des corsets et des chaussures de femme. (…) De tout temps le patient a imaginé des situations où il lui faut se retenir. Ainsi, il s’imaginait ligoté par des Indiens, attaché au poteau du martyre et contraint de garder le contenu de sa vessie et de son intestin. De même une de ses représentations privilégiées était celle d’une expédition polaire, où un froid effroyable empêchait, même pour un instant d’écarter les vêtements pour se soulager. Ses thèmes influençaient les essais de ligotage ; précisément ils étaient exécutés aux W.-C. … [101] ». Ainsi, le fétichiste nous paraît-il mettre en œuvre le négatif d’un scénario obscène. Le corset n’a pas de sens en lui-même ; il n’en prend que si on le rapporte au dégoût des fonctions urinaires et excrémentielles que le patient lui associe.
Claude Brodeur nous rapporte les propos d’un autre patient fétichiste. Ses confidences nous paraissent remarquables tant elles soulignent la répression de l’obscène qui s’y trouve implicitement à l’œuvre. « Le sujet en analyse raconte un jour une fantaisie qu’il affectionne beaucoup et qu’il produit à répétition. — On a aménagé pour moi seul une petite chambre, dont la fenêtre donne secrètement sur la scène d’un spectacle continu d’un cabaret. On y voit des danseuses à talons hauts : elles marchent, dansent et s’assoient. La fenêtre ne laisse voir que les jambes et les pieds. Je suis seul dans mon lit ; et quand j’ai le goût d’un orgasme, je me le procure en levant les yeux sur ces pieds de femmes. Mon lit est placé au niveau du plancher, de sorte que je regarde de bas en haut [102] ». Là encore, la jouissance n’est pas en cause, mais bien plutôt ce sur quoi elle se greffe. C’est une scène érotique, mais dont la crudité se trouve gommée. C’est ce que souligne Claude Brodeur : « Il y a donc eu regard secret sur cette scène du sexe féminin. Mais ce regard fut immédiatement cadré, de telle manière qu’on n’y voit que les pieds et les jambes dans un mouvement de bas en haut [103] », lequel suggère mais ne montre pas. La situation, pour érotique qu’elle soit, reste parfaitement pudique. D’autres propos vont dans le même sens : « Je suis sous le pupitre de l’institutrice (la maîtresse). Elle est elle-même assise et fait tout ce que je veux pour me donner du plaisir. Elle a une jupe courte et des talons hauts. Ce qui m’excite le plus, c’est quand elle pointe les pieds ». Également : « Je suis avec une femme. Nous sommes au sommet du bonheur. En marche vers un château, nous allions escalader une montagne ; mais nous nous sommes arrêtés au pied de cette montagne ». La pudeur, comme obscénité réprimée, est remarquablement présente, ce que souligne l’auteur de l’article : « Toujours le même arrêt au pied (ou à la jambe), afin de ne pas apercevoir, au sommet, un sexe féminin qui prendrait alors la forme d’un magnifique château [104] ». À ces rêves d’un érotisme feutré répondent d’autres rêves où s’exprime la même pudeur : « Cela se passe à la campagne. Je suis un chemin abrupt, un sentier qui conduit vers une colline. C’est noir, lugubre. Je me dirige vers une maison où il y a trois femmes, toutes vêtues de noir ; ma mère, ma tante et la dame de la maison. Cette dernière est une espèce de fantôme. Il s’agit de la maison de mon enfance » ; « Je me vois tout à coup dans un lit, un lit d’enfant. Je dois conduire ma mère à l’extérieur de la maison. Il y a un autre lit dans un coin de la chambre. Je vois ensuite passer ma tante, qui va se coucher. Elle a un long nez de sorcière. Je suis moi-même couché sur le dos, les jambes ouvertes. C’est alors que revient ma mère ; elle se tient à mes pieds, j’en éprouve un violent choc, ma jambe se décompose, des rats montent sur moi. Tout mon corps va se pétrifier » ; « Je me réveille en sanglots ». Ce n’est pas faire preuve de trop d’imagination que d’imaginer ce que peut représenter le « sentier qui mène à la colline », ni le « noir, lugubre » qui s’y associe. Au-delà, c’est une certaine intimité infantile avec sa mère et sa tante qui se trouve ainsi soumise à un tel dégoût incoercible qu’il le fait se réveiller « en sanglots ».
2. La cleptomanie
Freud lui-même rapproche la cleptomanie du fétichisme. L’exhibitionnisme apparaît principalement chez les hommes tandis que la cleptomanie est plus fréquente chez les femmes. On sait que fétichisme et cleptomanie peuvent être associés dans le même tableau. G. de Clérembault analyse plusieurs cas de fétichisme associé à une kleptomanie : « Au moment de voler un peu de soie, j’éprouve une angoisse. Je me défends. J’éprouve ensuite une jouissance [105] ». Peut-on retrouver, dans certains cas, cette même répulsion de l’obscène ? La kleptomanie comme comportement manifeste peut apparaître dans des tableaux névrotiques. Mais il est possible, selon L. Massion-Verniory, d’isoler à coté d’une « kleptomanie-névrose » une « kleptomanie-perversion ». De cette dernière l’auteur dit qu’elle « est celle où le voleur retire de son vol une excitation ou une jouissance sexuelle. Il s’agit dans ce cas d’une déviation dans le choix objectal. Chez le pervers, l’objet volé acquiert une valeur symbolique de même signification que le fétiche [106] ». L’auteur cite alors le cas décrit par M. Boss qui lui semble correspondre à cette dernière définition.
« Il s’agit d’une femme ayant eu une enfance et une jeunesse malheureuse et désolée, le père alcoolique ayant entraîné la chute sociale de la famille. La mère dut tenir une pension de famille qui, peu à peu, tourna à la maison de passe. À l’âge de 7 ans, la patiente dut participer aux orgies des clients tous les soirs, jusqu’à une ou deux heures du matin. À neuf ans, elle fut placée dans un couvent où elle présenta de fortes crises de colère réactionnelles, mais après deux ans, elle s’adapta à cette vie disciplinée et religieuse. À onze ans, elle fut intégrée dans la famille d’un oncle devenu riche, dont l’étiquette était sévère, et elle fut tenue à l’écart des garçons. À dix neuf ans, elle épousa un fonctionnaire beaucoup plus âgé, mais dès le premier rapport sexuel, elle fut frigide et éprouva même de la répulsion envers son mari, bien qu’elle aimât et admirât ce dernier. Mariée depuis six mois, elle éprouva un besoin impérieux de voler de l’argent dans le secrétaire du bureau de son mari. Elle n’en avait pas besoin, car elle était comblée à tout point de vue. Cette obsession lui causait du remords, mais elle se faisait de plus en plus urgente. À la fin, elle y céda et déroba une petite somme de monnaie. Au moment du vol, elle éprouva un violent orgasme sexuel. Celui-ci fut suivi de regrets, d’un sentiment de déchéance morale ; elle se fit des reproches [107], mais n’avoua pas son larcin. Deux mois plus tard, elle vola de l’argent à une de ses servantes et éprouva au cours du vol le même orgasme. Dans la suite, au cours des dîners qu’elle donnait, montait en elle l’obsession du vol avec lutte anxieuse, mais dès la fin du repas, elle se précipitait à l’office ou à la cuisine pour voler les pourboires des domestiques, au risque d’être surprise. Chaque fois, elle éprouvait pendant le vol des vertiges, du tremblement et un orgasme de courte durée. Elle se jurait de ne plus recommencer, mais chaque fois le besoin était le plus fort. Dans le cas de cette femme, la kleptomanie provient d’un amour profond pour un oncle, qui jouait le rôle de séducteur dans ses orgies d’enfant. L’analyse montra qu’elle ne fit aucun rêve de kleptomanie, mais qu’elle rêvait souvent que son oncle lui offrait des pièces d’or et des robes dorées. Elle rêva au moins une fois d’une scène d’amour complète avec son oncle [108] ». Le vol est indélicat, certes, mais pudique ; la jouissance sexuelle qui lui est associée réprime des souvenirs orgiaques, des rapports sexuels avec son mari, et gratifie un oncle jugé austère.
3. La transsexualité
Cette perversion est mieux étudiée que la précédente. Le transsexuel n’est pas en accord avec sa sexualité naturelle [109] ; le transsexuel, bien que sexuellement mâle, s’éprouve humainement comme femme [110], ou inversement. De ce fait il positive la notion de genre.
La difficulté pour assimiler la transsexualité au fétichisme et à la kleptomanie pourrait provenir de l’âge très avancé où cette perversion peut survenir. Robert J. Stoller, par exemple, semble affirmer l’existence de très jeunes enfants transsexuels : « Il y a des mâles normaux au plan anatomique et physiologique qui, au moment où vous les examinez, sont les mâles les plus féminins d’aspects que vous ayez jamais vus. Dans leur comportement quotidien, on ne peut les distinguer des filles et des femmes jugées féminines par notre société. Cette description est vraie à quelque âge que vous les voyiez : petite enfance, enfance, adolescence, première partie de l’âge adulte, âge mûr, ou sénescence [111] ». Mais d’autres semblent situer ce profil dans le récit même des transsexuels : « Les transsexuels racontent tous à peu près la même chose concernant leur enfance. Ils ont tous lu les journaux, les ouvrages médicaux et les autobiographies des transsexuels qui se sont fait opérer. Ils savent tous que c’est dès la toute première enfance, dès l’âge de trois ans, qu’un transsexuel a le sentiment qu’il n’appartient pas au sexe, ou plutôt au genre (masculin ou féminin ) qu’on lui a attribué. Il réagit comme il peut. Il y a là tout le problème des jeux auxquels il se livre, jeux de garçon, jeux de fille, etc. ; certains d’entre eux déjà dès cette époque se donnent un faux prénom. Il y a le moment où le garçon commence à se déguiser, à s’habiller en fille, à chiper les affaires de ses sœurs. Les parents, les médecins disent en général que ce sont des enfantillages, que cela n’a pas d’importance, alors que c’est peut-être une période tout à fait cruciale, au contraire, au point de vue thérapeutique : et peut-être, en particulier, pour une thérapeutique analytique [112] ».
Le « vrai sexe [113] » du transsexuel pose donc question ; si tout le monde s’accorde pour dire qu’il ne se confond pas avec le sexe anatomique, sa définition « phallique » ou culturelle reste hypothétique. Plusieurs auteurs [114] ont pu faire valoir que la notion de genre (masculin ou féminin) proposée par Robert J. Stoller n’était que le reflet du trouble observé, plus précisément une hypostase de la masculinité ou de la féminité caractérisant la nature même de cette perversion. Que refuse le transsexuel ? Son sexe naturel ? Ou l’obscénité qu’il ne peut s’empêcher de lui associer ? « Chez la plupart des sujets que j’ai vus, c’est la haine du pénis et de la masculinité qui est apparue comme le véritable moteur du désir de transformation [115] ». Par exemple, quand un transsexuel, mâle, se contraint à perdre les attributs apparents de son sexe, ce n’est pas pour prendre ceux du sexe opposé ; ce qu’il souhaite c’est, selon la formule de Joël Dor, accéder à un « être sans sexe [116] ». Chez les transsexuelles, on ne sera donc pas étonné d’observer un profond dégoût vis-à-vis de toutes les fonctions naturelles qui signent une appartenance à leur sexe. « Béatrice se sent homme jusqu’au plus profond de soi-même mais reconnaît aussi qu’il a un corps de femme ; il ne peut le nier, il ne délire pas ; il s’efforce d’en modifier autant que possible l’aspect par les manipulations indiquées plus haut, et il sait que seule une action hormonale et chirurgicale pourraient lui conférer le corps d’homme qu’il souhaite avoir. Ce corps de femme reste une prison insupportable pour son moi. La période des règles tout particulièrement lui est source de souffrances majeures car elle inscrit de façon sanglante, dans sa chair même, qu’elle a un corps de femme bien que sans cesse, et parfois avec une fureur et un acharnement inouïs, elle tape dedans, selon ses propres termes ». Voici ce que dit Béatrice : « Je me dégoûte tellement que rien que de sentir mon lit sous moi me rend fou de rage ; j’ai envie de me détruire, je me tape dedans jusqu’à la nausée, à la limite jusqu’à la perte de conscience ; je veux arracher ma peau, mon sexe, mes seins, mon ventre, faire exploser tout ce qui est en moi et qui me fait si mal, et je me tape dedans, je me tape dedans [117] … » Chez les transsexuels, le dégoût se manifeste principalement pour le corps dévêtu parce qu’il fait réapparaître une sexualité obscène : « Les transsexuels refusent d’ordinaire de se déshabiller pour faire l’amour. Son corps nu révélerait à Gabriel qu’il ne peut assumer les charges sexuelles que son apparence tout à fait masculine (après opération) promet de remplir. Elle ne peut supporter l’idée que l’aimée voie que cet homme proclamé homme, qu’elle est devenue, ne puisse l’honorer [118] ». Se dévoiler est ainsi intolérable.
b. Une distinction toujours à redéfinir
« Observation 164 — X…, 35 ans, s’est fiancé. Il a pourtant des craintes au sujet de sa puissance, car il souffre d’une faiblesse nerveuse dans les rapports sexuels. Il lui arrive ce qui suit : il a beaucoup fréquenté les prostituées, et il le fait encore à l’occasion, mais il est toujours impuissant, lorsque la fille est dévêtue. Quand elle se déshabille, et surtout lorsqu’elle est couchée dévêtue à son côté, l’érection la plus forte cesse immédiatement, tandis qu’il garde sa puissance avec la femme habillée. (…) Il veut se marier malgré tout, parce qu’autrement, il compromettrait trop sa fiancée. Il croit aussi amener celle-ci à ce qu’elle ne fasse pas d’objection à pratiquer le coït habillée ; ainsi, l’harmonie se ferait dans le ménage. Toutefois, il n’éprouverait pas, pour la fille de son choix, des sentiments aussi forts qu’auparavant [119] ». Plus la femme est dévêtue et plus l’impuissance augmente. Il y a là un effet de seuil qui échappe à ce fétichiste des vêtements ; où commence l’indécence ? Jusqu’où la répulsion de la nudité s’impose-t-elle ? Le seuil n’est pas simplement poussé plus loin que chez la moyenne des gens sains, il est instable, toujours à redéfinir, d’une fois sur l’autre.
Lorsqu’un transsexuel, poussé par une distinction abusive, refuse ses habits d’homme, lorsqu’il refuse sa voix, les poils de son torse, l’apparence de sa peau, les conversations, les jeux et activités de son sexe, etc., il ne fait que parcourir jusqu’à l’absurde un inventaire ; il cherche à annuler, un par un, la totalité des indices qui le font passer pour homme. Or, la masculinité n’a qu’une définition structurale ; elle se définit par opposition à la féminité ; le transsexuel, faute de stabiliser cette opposition, semble n’avoir d’autre recours que d’en contrôler inlassablement les contenus respectifs. D’où une certaine focalisation des transsexuels sur l’ablation chirurgicale des attributs sexuels ; ils y voient un point d’arrêt à cette quête inépuisable de leur identité. Mais l’opération ne les stabilise qu’un temps ; il arrive que l’abus de distinction qui définit leur perversion relance une répression incoercible de leur sexualité.
c. Des situations-pièges spécifiques ?
Quelles sont les situations-pièges susceptibles de relancer la dynamique morbide du fétichiste ou du transsexuel ? Les documents que nous avons pu parcourir ne nous ont pas paru, sur ce point, suffisamment précis.
d. Le secret d’un ravissement. Entre exaltation…
Il ne suffit pas de montrer que le fétiche constitue le négatif d’une obscénité ; il faut encore pouvoir rendre compte de son aspect emblématique. Fétichiste, l’homme va se focaliser sur les emblèmes de la féminité, parfum, sous-vêtements raffinés, plissés, etc. La splendeur de la rencontre se trouve portée à son point le plus haut. Le fétichiste, dans l’épure toujours à reprendre de son emblème, n’en a jamais fini de le définir. Lorsque le fétichiste, poussé par une distinction abusive, réfute la femme dévêtue pour ne la tolérer qu’habillée, lorsqu’il se désintéresse de la femme habillée pour simplement retenir l’habit qu’elle porte, puis l’habit lui-même pour seulement un mouchoir, puis un mouchoir pour seulement un mouchoir à grands carreaux, etc., il ne fait qu’exploiter la possibilité de détacher un élément « féminin » de l’ensemble des attributs possibles de la féminité. Le fétiche « se détache de la représentation d’ensemble de la femme et prend une valeur indépendante [120] » ; il y a entre le fétiche et l’ensemble dont il se détache un rapport d’élément à inventaire. Tout ce qui évoque la femme reste secret, à l’exclusion du fétiche. « L’objet vestimentaire est d’autant mieux chéri que, tout à la fois, il voile et pourvoit la femme de ce qui est supposé lui manquer. En ce sens, il ne peut appartenir qu’à une femme unique, choisie, puisqu’il institue à lui seul son attribution phallique. Le fétichiste peut alors s’offrir le luxe d’une jouissance orgastique en le contemplant, en le touchant. Seule la marque féminine intériorisée dans l’objet (l’odeur, la forme, la taille, etc.) suffit à gouverner sa jouissance phallique [121] ». Joël Dor cite alors le peintre John Kacere qui, « depuis vingt cinq ans, sublime son fétichisme dans la reproduction de sous-vêtements féminins [122] » : « Même si la mode, chaque année impose à la femme de nouvelles obligations et contraintes, j’adore toujours les sous-vêtements qui la rendent sexy. J’ai d’ailleurs une commode dont les tiroirs débordent de petites culottes de toutes sortes, de porte-jarretelles de toutes matières, de bas multicolores. Je possède une collection innombrable de sous-vêtements, de la petite culotte en satin uni, au kimono richement décoré. Mais je ne suis jamais satisfait, je n’en possède jamais assez ». « Je ne pense pas que mes peintures soient érotiques ou sexuelles. La sexualité, l’érotisme s’expriment dans l’action. Il n’y a aucune action dans mes peintures. Seulement une contemplation. Celle d’un désir persistant, d’un désir sans fin, que je m’efforce de traduire. Ainsi n’y a-t-il pas de terme à ma poursuite de ce désir ». La séduction, hypersocialisée, touche ici à son maximum d’absence dans la mesure où la rencontre est à ce point désincarnée — hors sujet en quelque sorte — que séduire le « parapluie de la belle [123] » se substitue à la belle elle-même.
Dans la kleptomanie, il faut relever la dimension du vol. Le seul fétiche qui compte, c’est celui que l’on n’a pas, et que l’on dérobe. « Le plaisir de se faire prendre sur le fait, ou de risquer de se faire prendre, est d’ailleurs patent chez ces délinquantes ; et ce plaisir témoigne du fait qu’elles reconnaissent la loi, si elles la dénient ». La sélection de l’objet dérobé est extrêmement précise, car il s’agit, en général, d’un seul et même fétiche, par exemple un morceau de soie, lequel perd tout son intérêt aussitôt que le vol est terminé.
Chez le transsexuel, la séduction se fait encore plus élective. Le transsexuel non seulement ne cesse de réprimer son corps d’homme, de le considérer comme étranger à lui-même [124], mais il tend à se transformer en femme. Cette femme à laquelle il s’identifie n’est pas une femme quelconque, anonyme, mais « La Femme » parfois conventionnelle jusqu’à la caricature ou raffinée jusqu’à la sophistication : « Cette femme que le transsexuel veut devenir, ce qualificatif femme qu’il attribue à ce qui est doté de la beauté, de l’unité, de la complétude, génitrice universelle, tout en un, cette femme-là se présente comme LA femme, soit l’un des Noms-du-père, ce qui achèverait de me convaincre du caractère d’excellence psychotique de ce avec quoi nous avons à faire [125] ». À l’indéfini de la répression de son sexe, c’est-à-dire à l’abus de distinction [126], correspond l’indéfini des emblèmes de la féminité. La séduction s’abstrait, cette fois, si complètement de la sexualité que le transsexuel tend à se confondre avec la figure qu’il séduit. Il séduit le plus totalement possible, par sa transformation même, la Femme qu’il sait pourtant ne pas être [127]. Le vêtement, par toutes ses métamorphoses, lui impose de redéfinir constamment son état.
….et dégoûts
Mentionnons l’observation 371 du Dr Richard von Krafft Ebing : « Une femme qui porte une fourrure ou du velours, ou bien les deux, m’excite bien plus vite et bien plus fort qu’une autre, qui ne porte ni de l’un ni de l’autre. (…) L’effet le plus fort est produit par la réunion des deux matières. Je suis de même excité sexuellement par les vêtements féminins de velours et de fourrure, vus ou touchés sans être sur la femme. (…) — La fourrure est tellement pour moi un objet d’intérêt sexuel, qu’un homme qui porte une fourrure efficace fait sur moi une impression extrêmement désagréable, contrariante et scandaleuse, à peu près comme le ferait sur tout individu normal un homme ayant le costume et l’attitude d’une ballerine. De même, la vue d’une femme vieille ou laide avec une belle fourrure me répugne. (…) Enfin, l’effet fétichiste appartient encore, à un degré très affaibli, à d’autres matières lisses, satin, soie, tandis que les étoffes rudes, drap rude, flanelle, ont une action directement repoussante [128] ». L’endroit du fétiche a donc son envers, si bien que les plus grandes exaltations font aussi les plus grands dégoûts.
Dans d’autres cas, on observe des fétiches choisis pour leurs caractéristiques repoussantes. Par exemple, au lieu de sous-vêtements féminins choisis pour leur raffinement (la soie, la dentelle, etc.), le pervers choisit des sous-vêtements les plus souillés et les plus malodorants possibles. Doit-on faire l’hypothèse que le fétiche puisse aussi bien se fixer sur un contenu exaltant que sur un contenu dégoûtant ? Ou bien faut-il inclure les fétiches repoussants dans le même cadre nosographique que l’exhibitionnisme ou au voyeurisme ? La manipulation d’emblèmes souillés participe-t-elle de cette rage obscène qui caractérise ces deux dernières perversions ? Nous sommes assez portés à le croire, d’autant que le diagnostic ne nous semble pas devoir porter sur la présence ou l’absence d’un fétiche mais sur le rapport du pervers à l’obscénité. La dissociation des plans ergologiques et sociologiques peut expliquer que chaque perversion ait tendance à s’équiper techniquement. Toutes les perversions peuvent éventuellement s’accompagner d’une technique particulière. Si le morceau de soie évoque le fétichisme, le fouet appartient assez nettement au sadisme ; il est ainsi moins important de noter l’apparition privilégié d’un équipement que de noter à quelle dynamique perverse celui-ci peut servir [129].
e. L’impureté de l’enfance
Par hypothèse — et comme dans tous les troubles autolytiques — le fétichiste est capable d’opposer le pur à l’impur. La sexualité infantile est donc opposable à celle de l’adulte. On peut s’attendre à ce que ce pervers ne cesse de réprimer cette part de sexualité infantile qui subsiste en lui. Est-ce le cas ?
Paul Lemoine nous rapporte le cas d’un jeune homme de 28 ans, fétichiste, qui ne pouvait « faire l’amour que s’il dessinait sur la poitrine de sa femme des traits avec un Bic. (…) Par ce moyen, l’érection qui lui faisait défaut dès qu’il la pénétrait pouvait se maintenir. Ces tatouages avaient valeur de fétiche ». Or, l’entretien apporte toute une série d’associations. Première association : il y a un rapport entre ces tatouages et un incident au cours d’une fête foraine. Il s’était perdu, parmi les auto-tamponneuses. Et sa mère a le propos suivant : « Si je perdais un de mes fils dans la foule, je le reconnaîtrais parce qu’il a un grain de beauté sur le bras ». Or, il ne peut pas être le fils visé par cette expression « un de mes fils » ; il s’agissait de son frère aîné. Seconde association : il s’applique sur le corps des tampons encreurs pris sur le bureau de son père, il grimpe à un arbre pour jouer à Tarzan, puis revient dans le bureau de son père se masturber. Troisième association : avec un ouvrier de son père — lequel était ostensiblement tatoué — « ils allaient uriner ensemble contre le mur de l’usine ». Quatrième association : il s’agit du souvenir d’une « scène où, étant resté tard au lit, sa bonne, qui faisait le lit de son frère cadet, lui dit : Si tu chies au lit, je t’en barbouillerai. Et son frère cadet d’ajouter : Moi, je te peindrai avec ma peinture ». Il nous paraît frappant de voir dans ces quatre associations autant d’épisodes infantiles dans lesquels la reconnaissance de sa virilité — avoir ou ne pas avoir un tatouage — est liée à un éprouvé obscène. « La consistance des tatouages varie au gré des événements et s’allège, on l’a vu, quand il marque sa femme au Bic. Mais on ne peut pas ne pas ne pas être frappé par leur caractère franchement anal. Quand il imprime lui-même les textes littéraires qu’il écrit, il en appelle les caractères des incunables. Ou quand il parle de tatouer, il s’agit d’inculquer un dessin sous la peau [130] ». On peut comprendre ces associations comme résultant d’une répulsion implicite d’une sexualité infantile éprouvée après-coup comme impure.
f. Une légalisation de la pudeur.
Peut-on poursuivre la même démarche que pour les troubles précédents. Les fétichistes ont-ils une tendance à se faire les porte-paroles de la pudeur, des bonnes manières ? Quelle action ont-ils vis-à-vis du code ? S’efforcent-ils de légaliser leur pudeur ? Si l’exhibitionniste n’évoque la pudeur que pour mieux lui opposer l’extrême crudité de ses faits ou gestes, on peut s’attendre au rapport inverse chez le fétichiste. Les dégoûts ne devraient y être jamais complaisamment exposés, mais à peine suggérés, ne servant que de contrepoint à l’élaboration d’un code des bonnes manières. Est-ce le cas ? Le dandysme, par exemple, ne nous apparaît pas hors-norme, mais hors-banalité, c’est-à-dire comme une manière d’être visant, de façon systématique, à légaliser un maximum d’originalité. « Le dandysme à partir du XIXe siècle (Brummel) tirera toutes les ressources fétichistes de l’art vestimentaire comme affirmation d’une singularité hors norme créatrice d’un style [131] ». L’amour courtois nous apparaît comme une autre tentative pour légaliser un seuil de pudeur : « C’est ainsi que toute littérature courtoise, en exaltant les grâces de la Dame, énumère les blasons du corps — ce qui devient un véritable genre jusqu’au XVI e siècle [132] ». Certains transsexuels ont écrit l’histoire de leur combat pour faire reconnaître la cause transsexuelle. Patricia Mercadier, après en avoir étudié une douzaine, remarque « la monotonie » de ces biographies. « Cet effet de monotonie provient essentiellement d’une tendance au conformisme, tendance qui se manifeste dans deux directions : d’une part, ces textes se présentent dans leur grande majorité comme concordants avec la définition médicale du transsexualisme vrai ; d’autre part, dans leur grande majorité aussi, ils mettent en avant une définition aussi normalisante et rigide que possible de ce qu’est un homme ou une femme [133] ». Il s’agit là d’un combat politique, au terme duquel il s’agit de faire reconnaître la légalité d’une condition transsexuelle, c’est-à-dire non seulement la possibilité de recourir légalement à la chirurgie, mais aussi et surtout la délivrance légale d’une nouvelle carte d’identité : « Qui suis-je ? Moi, je suis Jeanne. J’ai soixante-quatre ans. Je mesure 1 mètre 66, je suis blonde, le plus souvent je porte des pantalons et des chemisiers, parce que c’est plus pratique ; avec la vie que j’ai vécue je suis indépendante, j’aime être libre de mes mouvements. Mais parfois aussi je porte des tailleurs, tailleurs de tweed, jupes à plis plats, le genre classique. (…) Regardez ma carte de Sécurité sociale : je suis Jeanne Nolais. Eux, ils ont compris. Voici mon carnet de chèques : pour la banque je suis Madame Jean Nolais. Jean, c’était mon premier prénom, autrefois. Et puis ce n’est pas mal, parce que Jean, dans les pays anglo-saxons, c’est un prénom de femme [134] ».
g. Une apologie des élégances
On relève dans la littérature des évocations du fétichisme qui nous paraissent finalement moins constituer un esthétisme qu’une apologie de l’élégance.
3.2 Homosexualité
[Le concept de pathologie, ou de trouble, à propos de l’homosexualité, mérite ici une précision. Ce concept désigne ici une particularité au regard du général – certains diraient, actuellement, une variante au sein de l’espèce –, au même titre que toute autre particularité, mais ne désigne en aucun cas une « anormalité », un « défaut à corriger », que ce soit sous l’aspect d’une déviation à conformer ou d’une souffrance à soulager. Brièvement, sous le concept de pathologie ou de trouble, repris à la tradition médicale, s’amalgament au moins trois réalités distinctes. La première, celle qui est concernée ici, désigne donc une spécificité par rapport au générique de l’espèce, une simple variation, de surcroît instructive pour la compréhension du général (la variation dissociant et exagérant ce qui est constitutif aussi du général). Cette spécificité est socialement et axiologiquement neutre. Par ailleurs, cette spécificité peut ou non constituer une singularité ou déviation, socialement instituée et négociée, par rapport à un usage. L’homosexualité peut ainsi, comme d’autres spécificités, selon les territoires, époques ou milieux, être plus ou moins socialement assumée et stigmatisée. Enfin, cette spécificité peut ou non faire préjudice, donner matière à souffrance, et donc à « thérapeutique », par rapport à un « bien-être ». L’homosexualité peut ainsi, comme d’autres spécificités là encore, selon les contextes, être « heureuse » ou « malheureuse ». Le concept précis défini ici ne recouvre, par ailleurs, que de façon partielle ce qui est usuellement désigné par le terme « homosexualité ».].
a. Une répulsion implicite de la promiscuité
La démarche de l’homosexuel a une partie visible, le choix d’un partenaire du même sexe que lui ; elle a une partie cachée, l’éviction de tout partenaire du sexe opposé. Or, c’est de ce côté, que nous pensons pouvoir saisir cette répression implicite de la promiscuité envisagée plus haut [135].
N’importe quel homme sauf une femme ; l’homosexuel positive le principe social de discrimination [136]] en le dissociant de la dualité naturelle des sexes. Se trouve ainsi hypostasiée la complicité entre partenaires, sous toute ses formes. Pour l’homosexuel homme, la femme « est monolithique, ange ou démon. Souvent dans l’imagerie homosexuelle la femme représente la laideur, la pesanteur, celle qui inspire le dégoût ; ou bien, comme Aphrodite Pandémos, à la fois le désir et le mépris [137] ». Ce n’est pas tant la jouissance qui compte, mais plutôt la condition du partenaire avec lequel on la recherche. Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre ; l’univers homosexuel est ségrégatif. La complicité nous paraît être à l’homosexuel ce que la pudeur est au fétichiste. Si la pudeur constitue une répression de l’obscénité, la complicité constitue une répression de la promiscuité. L’homosexuel, sauf dégoût insurmontable, ne saurait laisser à la dualité naturelle des sexes la moindre emprise sur l’adoption de ses partenaires.
L’amour « entre-soi » va donc dépendre de ce qui se trouve attribué à ceux dont on se sépare. Si, par exemple, l’homme attribue au sexe opposé l’exclusivité de la tendresse, alors il ne pourra qu’installer entre lui et son partenaire un amour « viril », sans tendresse apparente. L’homosexuel ne porte-t-il pas toujours en lui, dans sa propre mise en scène, le négatif de ce dont il s’émancipe ? Le partenaire est donc lui-même déjà cerné par la discrimination. C’est aussi ce qu’évoque plus clairement Lucien Israël lorsqu’il remarque : « Lorsqu’un homme adresse ses hommages à un autre homosexuel homme, il y va pratiquement à coup sûr. Il ne peut pas savoir s’il sera bien ou mal accueilli, mais ce qu’il sait, c’est qu’il s’adressera à un autre homosexuel. Ça ne veut pas dire que cet éventuel amant ne va pas un jour le tromper mais il a de fortes chances de rester dans la même espèce, dans le même genre. Un couple d’homosexuels hommes ne se trompe pas pour une femme ou avec une femme [138] ».
b. Une discrimination toujours à refaire
La discrimination est un processus, une dynamique implicite de répulsion. L’hypothèse d’un trouble autolytique nous conduit à envisager une discrimination agissante, ne cessant de réprimer toujours davantage la promiscuité. À quoi peut correspondre cette instabilité de l’intimité ?
c. Des situations-pièges spécifiques
Des situations-pièges peuvent-elles être définies qui seraient spécifiques de l’homosexualité ?
d. Le secret d’une connivence. Entre complicité…
Charles Melman tente de définir la complicité qui lie l’homosexuel à son partenaire en mettant l’accent sur « une réciprocité » du partenariat, permettant aux homosexuels « de s’aimer presque parfaitement dans l’autre et de jouir de soi-même [139] ». Ceci constitue une proposition peu commode à maîtriser. Nous lui préférons le concept de disponibilité mis en avant par Lucien Israël, et qui fait de chacun des partenaires le perpétuel invité — et non le captif — des autres. L’invitation n’est, par principe, jamais figée et constitue donc très exactement l’inverse d’un attachement. « Je vous renvoie pour plus de détails à un roman écrit par trois jeunes femmes homosexuelles vivant ensemble, Toutes trois. L’auteur est désignée sous les trois prénoms de Lisa, Liu et Gro [140]. Ce livre décrit le passage permanent de l’une à l’autre en même temps qu’il indique comment s’ébauche le repérage de cette castration. (…) Ce qui importe, c’est, selon ces femmes sexuées : On ne peut pas prévoir. (…) Ce n’est pas fait exclusivement — je ne dis pas que ça ne soit pas un bénéfice secondaire important — pour torturer les hommes — c’est pourtant ce qu’ils croient et peut-être aussi parfois ce qu’ils éprouvent — mais pour maintenir ouverte cette déchirure narcissique, cette béance dans le narcissisme qui permet l’issue du désir ». « Le désir est toujours disponible pour tout ce qui vient délivrer de ce pseudo-désir envahissant, emprisonnant de l’homme toujours prêt à poser son bouchon [141] ». Cette disponibilité s’exprime aussi dans l’hospitalité, la convivialité. Les homosexuels sont considérés comme hypersociables.
… et rupture.
L’invitation nous paraît culminer dans cette sorte de vertige qui pousse parfois l’homosexuel dans une recherche ininterrompue de partenaires successifs. À la chasse du Don Juan s’oppose la drague de l’homosexuel : une jouissance où chacun renonce à s’attacher. Cette drague suppose la réciprocité d’un non-attachement, ou, si l’on préfère, l’acmé d’une complicité, aussi brève que totale, un flash. La rupture n’est pas absente de l’univers homosexuel ; elle ne fait que souligner la surenchère d’une tendance incoercible à l’autonomie, ou à l’érémitisme [142]. Le dénombrement des partenaires s’emballe et, nous semble-t-il, égare certains homosexuels en crise, comme si le seul partenaire possible ne pouvait être qu’au-delà de tous ceux effectivement rencontrés. La place du partenaire semble ne pouvoir être que celle d’une chaise vide, rarement occupée parce qu’indéfiniment maintenue disponible. L’homosexuel positive le partenariat, au-delà même de l’infinité des partenaires possibles.
e. La promiscuité de l’enfance.
Il est fréquent d’entendre l’homosexuel évoquer son enfance pour y situer l’histoire d’une intrusion réprimée, par exemple l’arrivée d’un frère ou d’une sœur venant rompre la complicité entre l’homosexuel enfant et sa mère. Soit le cas suivant rapporté par Joël Dor [143], dans lequel nous croyons reconnaître un cas d’homosexualité.
Cet homme, lorsqu’il était enfant, avait une mère qui l’adorait et qui n’aimait pas se séparer de lui. Par exemple, elle retarde autant qu’il est possible son entrée à l’école maternelle. À l’inverse, le père est surtout absent, complètement pris par son travail. Il insiste sur une intimité particulièrement étroite. « Elle s’habillait devant lui ; prenait son bain avec lui ». « Au nom de l’amour, caresses et attouchements réciproques étaient le lot quotidien de cet enfant ». Le premier temps du récit est donc celui d’une forte intimité ; le père est l’absent de cette relation exclusive. Une seconde étape du récit est constituée par l’arrivée d’un petit frère, d’un égal, qui vient casser l’intimité préalablement établie : « Et maintenant, il ne se passât pas une journée sans qu’elle exhibât son ventre, en invitant son petit homme à le caresser longuement ». Cette arrivée est vécue comme une intrusion, redoublée par l’arrivée d’une servante chargée de s’occuper de lui à la place de sa mère. Or, cette servante va accentuer et confirmer l’indécence ; elle « l’entraîna dans sa chambre, le déshabilla, se dévêtit complètement à son tour et se caressa devant l’enfant que ce spectacle laissa interdit ». Le secret requis par la servante vient souligner l’indécence de cette relation : « Elle lui imposa, alors, le secret le plus absolu », d’autant que l’indécence touche à son comble « le jour où elle s’accoupla véritablement avec lui, en le chevauchant ». La troisième étape coïncide avec les départs de sa mère à la maternité et de la servante : « il vécut le départ de sa mère à la maternité comme un abandon quasi conjugal. Fort de son bon droit, il lui fit, au retour, d’indescriptibles scènes de jalousie qui se prolongèrent pendant plusieurs mois ». La séparation d’avec sa mère se trouve bientôt consommée : « le corps de sa mère lui devint petit à petit un objet de répulsion. Son sexe lui inspira un dégoût grandissant ». Les femmes finissent par le dégoûter ; corrollairement, le père n’est plus l’absent, mais la victime des lois des femmes. Le récit, et la cure, s’arrêtent sur cette conclusion.
Il nous semble que cette enfance est reconstruite de l’intérieur de l’homosexualité. Ce que cet homosexuel met en scène nous semble correspondre à une répulsion implicite d’une intimité infantile, rapidement éprouvée comme indécente.
f. Une légalisation de la condition homosexuelle
On a pu parler, particulièrement aux États-Unis de société Gay. Les homosexuels se sont politiquement regroupés pour faire valoir leur mode de vie et l’inscrire dans la légalité d’un fonctionnement social.
g. Un discours apologétique
De nombreux homosexuels ont écrit sur leur condition. Il nous paraît possible de considérer certains de ces écrits comme une légitimation de l’homosexualité.
Michel Tournier, par exemple, parle avec René Zazzo des personnages de son roman Les Météores [144]. « L’oncle Alexandre est l’oncle scandaleux parce que homosexuel. L’interprétation gémellaire que je donne de l’homosexualité n’est pas la mienne. C’est celle de Paul qui est le jumeau qui pense, qui fait des théories gémellaires. C’est un roman, n’oubliez pas que je n’y exprime pas mes idées, j’exprime les idées de mes personnages. Paul interprète donc l’homosexualité de son oncle en disant : « il n’a pas de frère jumeau, il en cherche un » — « C’est un jumeau imaginaire en quelque sorte [145] ». Michel Tournier propose, comme modèle de l’homosexualité, la gémellité, à cause de la complicité qui unit les jumeaux : « … entre jumeaux la relation sexuelle est rassurante, c’est le même avec le même, c’est moi-même. Une sexualité pas du tout aventureuse, c’est le comble de l’endogamie, et sans risque. Le frère avec le frère, la sœur avec la sœur, rien ne peut arriver. (…) Et puis alors vraiment, dans une telle relation, je suis chez moi ». Cette complicité a son envers, une répulsion de la promiscuité qui nous paraît constituer le principe sociologique de la discrimination [146]] : « Dans votre livre il y a une phrase terrible, une phrase d’un de vos jumeaux à propos du mariage de son frère. Je l’ai notée : Quand on a connu l’intimité gémellaire, toute autre ne peut être ressentie que comme une promiscuité dégoûtante ».
Quelques extraits du roman, Les Météores, de Michel Tournier précisent « cette merveille » du monde gémellaire : « Écoute cette merveille. (…) Ces mouvements du fœtus double — que j’imagine lents, rêveurs, irrésistibles, à mi-chemin du tractus viscéral et de la poussée végétale — pourquoi les interpréter comme une lutte ? Ne faut-il pas plutôt voir la vie douce et caressante du couple gémellaire ? Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Je me demande ce que les sans-pareils [147] peuvent entendre à ce commandement primordial de la morale chrétienne. Car il n’est déchiffrable que dans ses trois derniers mots. Comme soi même ? Est-ce à dire que chacun doit s’aimer d’amour véritable, de charité généreuse, noble, désintéressée ? Inintelligible paradoxe pour le sans-pareil qui ne peut concevoir d’amour de soi que dans une restriction à l’épanchement vers les autres, dans un mouvement de retrait, d’avare retenue, d’égoïste revendication de son intérêt personnel. (..) Tandis que moi je dispose d’une image vivante et absolument vérace de moi-même, d’une grille de déchiffrement qui élucide toutes mes énigmes, d’une clé qui ouvre sans résistance ma tête, mon cœur et mon sexe. Cette image, cette grille, cette clé, c’est toi, mon frère-pareil ».
3.3 Paraphrénie
Nous sommes redevable à Jean-Luc Brackelaire d’avoir fait de la paraphrénie le tableau clinique correspondant à un trouble autolytique de la taxinomie déontologique. « Nous avons proposé de voir dans la paraphrénie le trouble en question, ce qui redistribue les psychoses autolytiques entre schizophrénie et paraphrénie [148] ». Une autre dissociation, toujours selon Jean-Luc Brackelaire, serait à considérer : « Nous proposons, en effet, d’expliquer par la différence des axes, c’est-à-dire par la différence entre paraphrénie et schizophrénie, la double modalité de dissociation du corps dans la psychose : par partialisation ou par morcellement [149] ». Nous nous proposons de poursuivre cette perspective en la situant par rapport aux tableaux précédemment décrits.
a. Une persécution de la cruauté
C’est Kraepelin [150] qui propose le concept de paraphrénie ; il distingue la paraphrénie systématique et la paraphrénie expansive. Il est clair que la persécution fait nettement partie aussi bien de l’une que de l’autre : « Le patient devient pour des raisons tout à fait insignifiantes excessif et hostile. Il montre une haine amère et de l’antipathie pour les êtres qui l’entourent, souvent pour ses plus proches parents. Des idées de jalousie sont particulièrement fréquentes. Au fils des ans, un délire de persécution devient toujours plus évident, le patient remarque qu’il est l’objet de l’attention générale. Lorsqu’il paraît, les voisins chuchotent, le suivent du regard, l’observent. Dans la rue, les gens le regardent bouche bée, des inconnus le suivent, échangent des regards, se font signe. Des agents de police sont partout en faction. Dans les restaurants qu’il fréquente son arrivée est déjà annoncée. Il y a des allusions à sa personne dans les journaux. Le sermon le vise. Il doit y avoir quelque chose derrière tout ça ».
En quoi cette persécution est-elle différente de celle affectant la paranoïa ? Elle s’accompagne d’une « élévation du rang social du patient lui-même », et d’une compétence fantastique. Un premier malade « fait remarquer qu’il est salué par des hommes de la noblesse, que les sentinelles lui montrent des marques de respect, qu’on le traite avec une distinction particulière ; le policier qui voyage partout avec lui est nommé par l’Empereur pour le protéger. L’un ou l’autre l’appelle Comte ou Prince ; les serveurs le traitent d’Altesse, de Grand Électeur. Dès qu’il commence à manger, les lumières s’allument. Il se rend compte que l’Empereur s’intéresse à lui, que des princes sont également mêlés à l’affaire, que des dames de l’aristocratie lui envoient des lettres et des cadeaux, qui, pour des raisons infâmes, ne lui parviennent pas ». Un autre patient « croyait avoir vu de ses yeux les dames jeter des lettres dans sa boîte. Quelqu’un fait savoir au patient qu’il existe des pièces frappées à l’image de ses ancêtres ; il entend des allusions et apprend par le téléphone qu’une lettre de noblesse lui a été accordée, qu’à minuit il sera publiquement proclamé Comte de l’Empire. Il devient évident pour lui qu’il est d’origine noble, que ses ancêtres ont joué un grand rôle, qu’il possède de grands mérites et des droits. Il peut faire preuve de qualités et de connaissances considérables, se sent un homme politique de premier plan, membre de la chambre des Pairs et vice-chancelier de l’empire, apparenté à la maison régnante, et en vérité le souverain de plein droit du pays ». Un troisième patient « déclara qu’il était l’Empereur et le Pape en une seule personne, souverain du monde entier, et dit ensuite qu’il était immortel, qu’il avait éliminé les possibilités de décomposition de son corps avec du sel, et qu’il était un être unique parmi les êtres humains ». La persécution pousse donc ce malade à se mettre hors de sa portée par une ennoblissement de son identité. C’est donc le rapport de la persécution et d’une promotion sociale que le malade s’applique à lui-même qui constitue le trait spécifique de cette paraphrénie. La persécution n’est, ici, que l’envers d’une considération ou d’une qualification.
En poussant l’analyse plus loin, il nous paraît possible de caractériser la persécution elle-même. Ne correspond-t-elle pas à des abus de pouvoir, à des humiliations ou à des tortures ? Kraepelin nous en donne un exemple où le patient s’éprouve comme pitoyable : Un patient « répétait une quantité de longues conversations, relatives à ses droits sur un héritage, mot par mot et avec un tel luxe de détails, qu’on ne trouve pas dans les hallucinations vraies, mais qui sont caractéristiques des falsifications de souvenirs. Je cite un exemple de ses nombreuses notes de conversation qu’il prétendait avoir entendues au sujet de ses droits : “Le 2 Février, j’étais à l’enterrement de A., au cimetière d’A. Il était une heure et demie quand j’arrivais. Au sud de l’ancienne morgue, quatre personnes me précédaient. Tout à fait à gauche, il y avait Joseph R., puis sa femme, à côté d’elle Madame S. et tout à fait à droite un homme inconnu de moi en manteau brun. Je marchais seulement à quelques pas derrière eux et j’entendais tout ce qui se disait. S. dit : — Oh, le pauvre P. (nom du patient) a mauvaise mine ; c’est une vraie pitié. Dire qu’il a été un ouvrier si capable ; comme on l’a brisé, c’est une injustice abominable. — R. : Et maintenant, on veut le priver de son argent, en plus, et il en a tant besoin ; il n’y a qu’à le voir, sa mine est pitoyable. Bien sûr, ils ne voudraient pas lui donner son argent ; ils disent qu’il n’en a pas besoin, mais ils devront certainement le lui donner ; cela viendra au grand jour et alors ils seront bien punis. — L’homme à droite : Ne sait-il donc rien de l’affaire ? — S. : Si, il sait quelque chose, mais pas très exactement ». Un second exemple est encore plus explicite ; l’abus de pouvoir s’y trouve abondamment étayé : « On peut se faire une idée des luttes que mènent les patients d’après ces fragments de lettres que l’un d’entre eux avait jetés par-dessus les murs de l’asile pour attirer l’attention des passants sur son cas : « Comme il ressort de mes lettres, plaintes, etc., la liberté m’a été retirée dans cet asile, principalement dans le but, bien que jusqu’ici sans succès, de détruire de toutes les façons possibles ma santé mentale et physique, et de ce crime sans précédent, les personnes qui ont pris part sont responsables. L’asile d’aliénés est utilisé abusivement pour les plus grands crimes et sert spécialement les intérêts particuliers de médecins sans scrupules. Je vis ici au milieu de gens complètement dépravés, qui pour la plupart évitent le travail, dont plusieurs, ainsi que les soi-disant infirmiers, gagnent leur vie en m’importunant et en m’inquiétant continuellement par toutes sortes d’inconduites et de bruits… Le directeur de cet asile recule de moins en moins chaque jour devant les pires moyens pour troubler continuellement ma paix et essaie, quand c’est possible, d’avoir l’occasion de me violenter toujours plus. Tous les sentiments et le respect humain sont foulés au pied. Les médecins font souvent semblant d’avoir perdu la raison et de me confondre avec une autre personne. Dans l’intérêt de l’ordre et de la justice, je supplie chacun de s’intéresser à mes affaires et de les soumettre à un débat public ». Face à cette persécution particulière, entièrement constituée d’abus de pouvoir, le paraphrène mène son combat, lequel prend l’aspect d’une révolte. « Ils couvrent d’injures un agent de police, tout à coup donnent des gifles à un voisin inoffensif, parce qu’ils s’imaginent être injuriés, lancent des pierres aux passants et finalement attaquent violemment leur persécuteurs supposés ». Cette persécution peut prendre des aspects « extraordinaires » ; elle instaure une sorte d’inventaire délirant de tous les supplices, de toutes les tortures possibles et imaginables : « Les patients se trouvent dans un repère d’assassins ; se sentent importunés de toutes les manières possibles, sont massacrés jour et nuit, violentés, espionnés avec un microphone, chloroformés, tourmentés par Satan, suffoqués par du courant électrique qui pue, et par des rayons électriques empoisonnés. Les médecins sont complices de leurs persécuteurs ; on leur inocule la syphilis ; on leur fait venir des varices et des furoncles ; leur os sont rompus électriquement ; on leur provoque des pollutions, on attente à leur vie avec une fureur sans scrupules ; ils sont anesthésiés par des oreillers empoisonnées ».
L’un des traits marquants de cette paraphrénie est qu’elle n’affecte pas la totalité des contacts du patient : « La perception des patients n’est jamais perturbée. En dehors des interprétations causées par leurs délires, ils perçoivent clairement leur environnement et leur situation. (…) Il est vrai que beaucoup de patients peuvent continuer à vivre pendant des années dans leur cadre habituel, sans troubles particulièrement graves. (…) La capacité de travail des patients peut être conservée pendant longtemps de manière satisfaisante. (…) En dépit de tout ceci, les malades demeurent, même après que leur maladie a duré 20 ou 30 ans, clairement conscients dans l’ensemble du temps et du lieu, ainsi que de leur situation, dans la mesure où leurs délires ne jouent aucun rôle, et aussi rationnels dans leur comportement, là encore mises à part les influences du délire. Ils sont capables de s’occuper, de prendre position sur les événements qui se déroulent autour d’eux, ils sont même accessibles et agréables avec les étrangers qui n’ont aucun rapport avec leur délire ; ils donnent des renseignements de manière cohérente et complète. Mais par-dessus tout, ils ne paraissent pas idiots, inertes, mais sont toujours intéressés, gais, vifs ».
b. Une qualification constamment à redéfinir
La qualification, comme répression implicite de la violence, ou de la cruauté, n’est jamais stable. Elle se redéfinit constamment ; le délire de ces paraphrènes est évolutif. « La paraphrénie systématique se caractérise par le développement extrêmement insidieux d’un délire de persécution, dont l’évolution est continue, auquel s’ajoutent par la suite des idées de grandeur sans désintégration de la personnalité. (…) Le début de la maladie consiste souvent en une transformation très lente de l’être du malade. Il devient peu à peu silencieux, timide, parfois plus rêveur et absorbé, parfois plus méfiant et sombre. Il se replie sur lui-même et à l’occasion tient des propos bizarres et incompréhensibles. Il se fait remarquer par son comportement imprévisible, il est capricieux dans ses actes. De temps en temps apparaissent une grande sensibilité et une grande irritabilité ». « Quand le délire de persécution a duré un certain nombre d’années en un développement lentement progressif, ou bien plus rarement déjà peu après l’installation ou le début du mal, le malade présente aussi quelquefois assez soudainement des idées de grandeur. Au début, elles peuvent se tenir dans des limites assez modestes ». De même, quand, dans son délire, un malade s’ennoblit, il est fréquent de constater une progression de ses quartiers de noblesse. On peut dire que la qualification réprime tout asservissement en contraignant le malade à une qualification de plus en plus subtile des seuils déontologiques de compétences. La moindre domination ou soumission est mesurable et devient illégale. Au-delà de toute rencontre effective, cette échelle instaure implicitement des degrés différentiels de responsabilité, de l’irresponsabilité la plus monstrueuse à la responsabilité la plus prodigieuse.
c. Des pièges spécifiques
A quelles situations pièges ces malades réagissent-ils ? Il semble que la moindre blessure d’amour-propre soit suffisante pour relancer le processus morbide. Peut-on définir des pièges spécifiques ?
d. Le secret d’une fascination. Entre prodige…
Sur la base d’une échelle déontologique des compétences extrêmement différenciée, le paraphrène se spécialise à l’extrême. Il ne retient que les compétences les plus prodigieuses, ou les plus monstrueuses. Et plus cette échelle ethnique devient contraignante, plus la « grandeur » des charges politiquement assumées ou attribuées devient fantastique, c’est-à-dire hors de toute concurrence possible. On aboutit à une sorte d’absolu de l’exclusivité, le paraphrène ne pouvant être que le seul prestataire de services à rendre, ou le seul client à revendiquer un service d’une si grande qualité.
Kraepelin, à côté de paraphrénies systématiques, parle aussi de paraphrénies expansives, plus rares, et qui sont caractérisées par « le développement d’une mégalomanie exubérante avec prédominance d’idées de grandeur et d’une légère excitation ». En fait, les malades s’accordent des responsabilités et des compétences quasi illimitées. « Les patients remarquent qu’on parle d’eux comme on parle des Saints ; le pasteur annonce en chaire qu’ils le sont ; l’ostensoir s’incline ; ils ont souvent un halo autour de la tête. Ils reçoivent de l’inspiration et des révélations de Dieu, ont le don de prophétie, ont des rapports avec le Christ, sont sans péché, sont les médiateurs entre Dieu et l’humanité, sont l’instrument et la fille de Dieu, peuvent faire des miracles ; ils ont reçu une grâce spéciale, doivent participer à la Rédemption du monde dans la catastrophe finale. Une patiente se disait l’épouse du Ciel, attendait la venue d’un époux ange : elle déclarait qu’elle serait prête, qu’elle était en vérité la troisième personne de la divinité. Une autre assurait que pendant sept ans et demie elle avait été enceinte du Saint-Esprit ; mais Dieu avait annoncé qu’il ne souhaitait pas venir au monde dans un asile ; dès qu’elle en sortirait cela se produirait aussitôt ». La compétence du paraphrène se fait ainsi prodigieuse. Voici une malade qui s’octroie la responsabilité de lutter contre Satan pour sauver le monde : « Ainsi il arriva que Satan ne me laissait plus en paix la nuit, et je recommençais la lutte avec lui… C’était une dure bataille. Mais la croix lumineuse de mon Sauveur et toutes les croix de mes souffrances (qui représentent aussi les souffrances du monde) l’ont tué, car j’ai poignardé son coeur avec toutes les épées-croix invisibles. Il était là, mort, le dragon, la bête, le monstre. Mais, je me dressais face à lui, tenant haut ma dernière croix dans ma main droite au-dessus de son gros ventre et criais trois fois d’une voix forte : « Ô mort où est ton venin ? Ô enfer, où est ta victoire ? Et quand le serpent entendit ces choses, il vint en rampant lentement et tristement, car il n’avait plus de forces ; il les avait prêtées à Satan pour qu’il puisse me conquérir, et quand je le vis je lui perçais la tête avec ma dernière épée-croix et il ne bougea plus lui non plus ». Le paraphrène en arrive à engendrer la totalité de l’univers, y compris lui-même, n’ayant ainsi de compte à rendre qu’à lui-même.
… et monstruosité
De la même façon que le paraphrène peut s’octroyer les plus grandes responsabilités, il peut aussi les conférer à toutes autres entités dont il ne peut alors que subir les influences les plus funestes. « Les patients se plaignent de douleurs et de dysesthésies de toute nature ; ils sont torturés, fouettés et déshonorés ; ils sentent des douleurs pénétrantes dans la jambe, la tête, la poitrine, des brûlures dans l’urètre, des fourmis dans le pénis. (…) On leur prend leurs pensées, leur mémoire avec des artifices de spirites, des procédés malhonnêtes, de la sorcellerie, par des opérations magiques, des persécuteurs invisibles restant cachés ». La torture peut être logée partout. « Leur famille est coupée en morceaux, leur père a étranglé ses deux fils, dans la remise, on égorge chaque jour deux cent personnes. Dans la maison, il y a une machine pour décapiter les gens ; beaucoup ont déjà sacrifié leur vie ; des poisons et des soporifiques sont vendus aux propriétaires pour le donner à leurs hôtes ». L’horreur rejoint donc ici le prodige dans la même exagération morbide : « Il existe une entreprise internationale qui vous débarrasse des gens par le moyen d’ascenseurs dans des hôtels qui descendent tout à coup dans des cachots souterrains. Il y a là une machine à faire des saucisses avec tous les gens assassinés ; depuis six ans, il y a eu déjà des milliards de personnes tuées chaque jour ; des villes entières sont vides ; c’est un crime diabolique ».
e. La cruauté de l’enfance
Dans la mesure où la paraphrénie est un trouble autolytique, quelle répression de la génitalité infantile peut-on s’attendre à observer ? Les délires de filiation pourraient constituer un commencement de réponse. Le paraphrène se placerait sous la compétence d’un père, faute de pouvoir supporter la cruauté de ses géniteurs.
Les délires de filiation nous semblent, sans que cela soit très précisément établi, appartenir aussi bien à la paraphrénie qu’à la schizophrénie. Si tel était le cas, nous faisons l’hypothèse que la filiation délirante des uns ne correspond pas à la filiation délirante des autres.
f. Une légalisation du génie
Si l’homosexuel tend à légiférer, c’est-à-dire à se donner légalement les moyens de vivre son homosexualité, peut-on envisager que le paraphrène, à sa façon, puisse mettre en œuvre une légalisation de sa condition particulière ?
g. Une apologie du salut
Certains paraphrènes ont écrit. On cite, comme exemple d’écrit paraphrénique, les Mémoires d’un névropathe du Président Schréber. Peut-on considérer ces écrits comme une légitimation de sa condition paraphrénique, plus précisément comme une apologie de la créativité, de la découverte ?
3.4 Schizophrénie
« Dans la masse des maladies mentales graves qui entraînent une modification profonde et durable de la personnalité, le groupe des Schizophrénies comprend la plupart des cas d’aliénation mentale caractérisés par un processus de désagrégation mentale qu’on a appelé tour à tour démence précoce, discordance intrapsychique, ou mieux dissociation autistique de la personnalité [151] ». « Il faut entendre par ce mot la constitution d’un monde propre (Eigenwelt de Wyrsch) qui tend à se clore sur lui-même. Dans leur action complémentaire, les structures négative et positive de la schizophrénie vont construire ce monde propre, impénétrable, véritablement aliéné [152] ».
a. Une persécution de la grégarité
Le tableau schizophrénique est difficile à décrire. Certains concepts tentent cependant d’y parvenir : l’ambivalence, la bizarrerie, l’impénétrabilité et le détachement. « Ces caractères généraux, nous les retrouverons tout au long de la maladie et dans toutes ses variétés. Ils composent au tableau clinique schizophrénique une sorte de fond caractéristique. C’est à eux que l’on songe surtout quand on parle de discordance [153] » — « L’ambivalence consiste dans l’expérience d’un antagonisme simultané ou successif de deux sentiments, deux expressions, deux actes contradictoires : désir/crainte, amour/haine, affirmation/négation, etc. Les deux termes opposés sont vécus conjointement et éprouvés séparément dans une sorte de juxtaposition ou de mélange inextricable [154] ». Ce n’est pas l’opposition qui se trouve d’abord concernée (l’un ou l’autre), mais bien le fait de pouvoir en saisir les termes soit séparément (l’un sans l’autre) soit conjointement (l’un avec l’autre). « La bizarrerie résulte de la distorsion de la vie psychique, dont la gêne et la perte d’unité aboutissent à des contournements étranges ou fantastiques qui donnent l’impression d’une recherche baroque, d’une suite de paradoxes capricieusement enchaînés [155] ». C’est moins l’enchaînement des événements qui crée la bizarrerie que le mode de découpage de ces événements. « L’impénétrabilité caractérise l’incohérence du monde de relations du schizophrène, sa tonalité énigmatique, l’hermétisme de ses propos, de ses conduites ou de ses projets. Le détachement évoque le retrait du malade vers l’intérieur de soi, le retournement centripète de la conscience et de la personne, l’invasion du subjectif et l’abandon à la rêverie intérieure [156] ». Ces concepts vont dans le sens d’une « désagrégation » de la personnalité. Cette approche a permis d’isoler la schizophrénie ; elle a aussi le mérite d’indiquer que cette pathologie se trouve liée à notre capacité de nous séparer, de nous dissocier d’autrui. La psychiatrie parle généralement de spaltung, de dissociation, ou de dislocation. Si la persécution de la paraphrénie a pour effet de pousser le malade vers une considération ou une qualification sociale maximale, la persécution de la schizophrénique a pour effet de pousser le malade vers une division sociale extrême. Le schizophrène, à son corps défendant, instaure de l’étrangeté par un fractionnement toujours à reprendre de son temps, de son espace, et de son milieu. Ce fractionnement, à laquelle nous avons donné le nom d’indépendance, est à son maximum dans l’expérience de corps morcelé telle que Mélanie Klein [157] l’a d’abord observé, puis, à sa suite, Gisela Pankow.
C’est dans les termes de la Gestalt que Gisela Pankow analyse l’expérience de corps morcelés des schizophrènes ; la relation des parties au tout se trouve profondément modifiée. « La dissociation de l’image du corps peut apparaître sous des aspects différents ; ou bien une partie prend la place de la totalité d’un corps de telle manière qu’il puisse encore être reconnu et vécu comme un corps limité ; ou bien, il se produit la confusion spécifique de la psychose, entre le dedans et le dehors. Ainsi, des débris de l’image du corps réapparaissent dans le monde extérieur sous forme de voix ou d’hallucinations visuelles. Par le terme de dissociation, je définis donc la destruction de l’image du corps telle que ses parties perdent le lien avec le tout pour réapparaître dans le monde extérieur. Cette absence de lien entre le dedans et le dehors caractérise la schizophrénie ; il n’y a pas de chaînes d’associations permettant de retrouver le lien entre les débris de tels mondes détruits [158] ». « Véronique », est une schizophrène « négativiste, âgée de 20 ans » qui rapporte en séance l’un de ses rêves, lequel met en scène une « jambe dans le frigidaire » : « J’avais une maison dans laquelle il y avait un frigidaire. Sur un rayonnage de ce frigidaire, il y avait une jambe. Elle était blanche, coupée en morceaux et l’on pouvait encore voir des poils d’homme. Un homme vint et posa une jambe de bois à la place de la jambe d’homme dans le frigidaire car il était près de mourir de faim. C’est pourquoi il avait coupé sa propre jambe et l’avait mise comme provision dans le frigidaire ». « Comme par la suite, j’expliquai à la malade, que de toute évidence, cette jambe avait une existence indépendante, elle me dit que depuis deux ou trois ans (…) elle avait souvent l’impression qu’un de ses bras vivait en Afrique, l’autre en Amérique, une jambe dans le midi et l’autre on ne sait où ». « Mon corps était morcelé, mais les morceaux séparés de mon corps n’avaient plus de rapport entre eux ». Ce rêve permet à Gisela Pankow de préciser sa conception. « Si la malade Véronique rêve, par exemple, d’un homme qui, après avoir coupé sa propre jambe, la met dans le frigidaire pour lutter ainsi contre la faim, cette jambe n’a plus de lien avec le corps vécu. Sans doute, dans le monde psychotique, pareille jambe devient une chose tout autre : une nourriture pour combler un vide. Pour cette malade, il n’y a que le vide et la nécessité de le combler sans qu’il existe un lien logique entre la jambe coupée et le corps mutilé de l’homme. Mise au frigidaire et à jamais séparée du corps vivant, la jambe a pris une toute autre signification. C’est justement cette faille, cette impossibilité de rétablir un lien entre les parties et la totalité du corps que désigne le terme de dissociation [159] ».
Lors de la 44e séance, donc après tout un cheminement, Véronique réussit à lier son expérience de dislocation à l’expérience d’une violence paternelle, confirmant par là le fonctionnement autolytique d’une répression déontologique de la violence, plus exactement le fonctionnement d’une indépendance, elle-même conçue comme une persécution implicite de la grégarité. Voici ses propos : « Je ne peux pas vivre à la fois dans ma tête et dans mon corps. C’est pourquoi je ne réussis pas à être une seule personne. Quand je suis dans ma tête, j’oublie aussitôt mon corps. (Silence) Tout dépend de l’atmosphère dans laquelle je me trouve. (Silence) Je suis capable de sentir une multitude de choses à la fois. Je suis incapable de saisir qui je suis. (Silence) Il se peut que je puisse faire quelque chose. Il se peut que je puisse être quelqu’un. Je suis la chose que je vis. Mais ce quelque chose peut vivre ou être seulement un objet. C’est pourquoi je suis toujours fatiguée. (Silence) Tout m’intéresse. Il n’y a rien qui ne m’intéresse pas. (Silence) Je ne suis pas morte. Je suis vivante, vous savez. Le plus beau jour de ma vie est le jour où se passa l’événement suivant : on avait déménagé du mobilier et sous un meuble, je vis se faufiler rapidement un crabe bleu. J’eus l’impression que je vivais dans le crabe. Ses mouvements étaient extraordinaires. (Silence) Ma mère, longtemps après, disait qu’elle n’avait jamais vu mes yeux briller de la sorte. (Silence) Son corps vibrait tout entier. Oh ! et ces jolies pinces ! Comme il les dressait ! Formidables. (Silence) Non, non, je ne suis pas morte. (Silence) Mon entourage peut me détruire. C’est pourquoi il m’arrive d’avoir cet aspect bizarre. Quand l’atmosphère qui m’entoure est bonne, je suis transformée tout d’un coup. (Silence) Un jour mon père avait affreusement battu mon frère. Mon père ne savait pas ce qu’il faisait. Son père frappait aussi. Je déteste mon père, parce qu’il a battu un jour mon frère jusqu’au sang avec une courroie de nylon. (Silence) C’est dangereux de mettre ma famille en colère. Ils deviennent dangereux. (Silence) J’avais peur de mon père. Et pourtant, c’est moi qu’il préférait [160] ». Vivre dans un crabe, à l’abri d’une carapace et de pinces fièrement dressées, constitue une sorte de réponse à une famille éprouvée comme destructrice.
Lors de la 45e séance, un autre rêve propose un rapport analogue : « Dans la séance suivante, l’état de séparation entre le corps et la tête est encore plus approfondi, et Véronique raconta que la nuit précédente, dans un cauchemar, elle avait eu l’impression d’être deux personnes. Elle roulait en bicyclette, en pleine nuit. Véronique employa l’expression « foncer », par laquelle est exprimé le fait de percer la nuit. On lui avait crié : Attention à la mer, la mer me prend. (…) Elle perd ses jambes et ses bras après être tombée dans la mer. Sa tête surnage et est mangée par des poissons ; une partie du corps échoue sur la route. “C’est effrayant de me voir ainsi coupée en plusieurs morceaux” ». La réponse à la violence d’être prise par la mer — « Ma mère est une énigme. (…) Elle fouillait, elle fouillait. (…) Ma mère nous étouffe » — semble être, encore une fois, la dislocation d’un corps, suffisamment dédoublé pour qu’il y ait toujours un élément capable d’en réchapper.
Non seulement la persécution du schizophrène est liée à une dislocation de la personnalité, mais elle a sa spécificité : l’influence. « La forme la plus fréquente de ce délire est représentée chez le schizophrène par l’expérience d’influence : le malade est soumis à une série de communications, d’effractions ou de téléguidages de la pensée. On le devine, on lui soustrait sa pensée, on la lui impose. Des fluides, des ondes, des radars la captent et la contraignent. Cette expérience est généralement associée à un contexte plus ou moins riche d’hallucinations acoustico-verbales, sensitives, psychomotrices. Lorsqu’il passe auprès de telle personne ou tel objet, il sent le fluide ou bien entend prononcer des paroles. La pensée est répétée (ou la lecture, ou l’écriture : écho de la pensée). Les gestes sont commentés, énoncés par une voix intérieure (commentaires des actes) [161] ». Le malade ne s’appartient plus ; il est possédé soit par le Diable, soit par des animaux (lycanthropie). On complote contre lui ; on le poursuit pour le détruire. « J’ai l’impression que le monde extérieur pénètre dans mon corps [162] » révèle Véronique, l’un des malades de Gisela Pankow. — Si la persécution du paraphrène nous paraît s’appliquer à la cruauté (inventaire des supplices) celle du schizophrène nous paraît s’appliquer à la grégarité (décompte des influences).
Le langage est profondément atteint ; il instaure de l’étrangeté. Il est fréquent d’observer une dislocation de la pensée : « L’un des phénomènes marquants, presque pathognomonique, est le barrage : le débit s’arrête brusquement, pour quelques secondes et sans que le malade en marque de gêne, la pensée subit une éclipse, elle est comme suspendue ; puis la conversation reprend sur le thème précédent ou sur un autre brusquement apparu. Une forme atténuée du même fait est le fading mental dans lequel les propos se ralentissent comme si le malade se détachait pour un instant de ce qu’il dit ». L’entretien est profondément modifié. Il ne tient pas compte de l’ici et maintenant du dialogue. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’un dialogue, ni même d’un monologue, dans la mesure où le propos ne se construit pas au fur et à mesure mais semble constamment repartir sur d’autres bases, sans jamais s’achever ni tenir compte du déjà exprimé. C’est le langage commun qui se trouve frappé de néologie, soit par l’apparition de mots nouveaux, soit « en employant des mots existants dans un sens nouveau ». Nous aurons à y revenir. Cette néologie n’a pas pour effet de rehausser la considération due au malade, comme c’est le cas dans la paraphrénie, mais de le rendre plus indépendant.
b. Une indépendance toujours à redélimiter
L’indépendance est un processus d’analyse qui, chez le schizophrène, fonctionne abusivement. En d’autres termes, les limites de son autonomie ne sont jamais stables, mais au contraire sans arrêt reculées. Ceci peut s’éprouver dans la dynamique même du trouble. La discordance suit son cours, inexorablement ; elle fait en quelque sorte boule de neige, enfermant le malade progressivement mais sûrement dans un univers de plus en plus retiré. Le retrait du malade semble se nourrir des interpellations de son entourage. L’indépendance semble comme relancée à chaque tentative d’entrer en contact.
Au contact affectif, par exemple, le schizophrène répond par une « exclusion systématique de la vie affective. Son attitude va consister à détruire en même temps la réalité extérieure et intérieure, à nier les ressorts de son être et à en bouleverser les données pour les rendre méconnaissables. Il se veut et se sent insensible, indifférent et froid ». Ce n’est pas l’affectivité qui se trouve supprimée, mais le contact affectif. On comprend alors que l’affectivité, toujours présente, puisse s’exprimer mais elle ne l’est que sur un mode discordant : « D’où les fixations et les répulsions bizarres, les amitiés tyranniques et les inimitiés absolues, les brusques sautes de sentiments, les illusions et désillusions, les fausses reconnaissances et les méconnaissances, les colères, les passions, les accès de froideur et de haine. Telles sont les énigmes de cette ambivalence affective ». Le schizophrène, toujours capable de réagir affectivement, ne le fait qu’à contre-temps : « Les manifestations émotionnelles qui expriment ce chaos sont déconcertantes et, comme on dit, immotivées, car elles jaillissent d’une couche affective impénétrable et secrète [163] ». Ce n’est donc pas l’indifférence qui caractérise la schizophrénie, mais bien plutôt le fait que le malade ne réagit jamais selon les conventions : « Telle jeune femme reste indifférente devant son enfant qui l’appelle mais est antérieurement dévorée par l’inquiétude de le perdre. Telle autre manifeste une peur intense devant le café ou les pommes de terre, tandis qu’une troisième éclate de rire à l’annonce de la mort de sa mère. Les fameux fous rires des schizophrènes sont une des manifestations de cette « mécanisation subjective » des rapports intra- et interpersonels auxquels le “génie” de la maladie ôte toute valeur signifiante ». Ce qui est vrai de l’affectivité peut s’étendre à bien d’autres contenus, logiques, techniques, éthiques. La dissociation des plans d’analyse que propose la théorie de la médiation permet ainsi de comprendre que l’invariant du trouble puisse se trouver dans un fonctionnement autolytique de l’indépendance, et prendre pour contenu aussi bien des phénomènes de représentation que des phénomènes moteurs ou techniques, ou encore des phénomènes affectifs ou moraux. Tous ces phénomènes ont en commun d’illustrer le renforcement de l’hermétisme, ou de l’autarcie délirante et morbide du schizophrène ; le fossé se creuse partout et la perte de contact s’effectue globalement quelque soit le contenu particulier où on peut le décrire. Ceci s’oppose donc à la paraphrénie. Les paraphrènes, à l’exception de leurs délires sur lesquels beaucoup restent discrets, ne perdent pas le contact avec leur entourage alors que les schizophrènes s’isolent toujours davantage. Si le délire du paraphrène se caractérise par sa diplopie [164], il n’en est pas de même du schizophrène.
c. Des situations-pièges spécifiques ?
« Beaucoup d’événements contemporains du début de la psychose, et souvent indiqués par l’entourage comme cause morale (échecs, deuil, surmenage, accouchement, émotions) ne jouent qu’un rôle de précipitation ». C’est surtout à l’adolescence que le trouble semble survenir, c’est-à-dire à l’époque où, sorti de l’enfance, l’adolescent advient à la responsabilité sociale. Peut-on gagner en précision et définir des situations-pièges spécifiques ?
d. Le secret d’une persuasion. Entre le cosmos…
Le schizophrène constitue alors le négatif de la paranoïa. Selon Jean-Luc Brackelaire, si « le schizophrène s’enferme dans un rôle sans partage, le paranoïaque partage entièrement les rôles des autres [165] ». Nous reprenons cette formulation à notre compte, non toutefois sans la modifier quelque peu : là où le paranoïaque confisque (ou se voit confisquer) des rôles faute de pouvoir contractuellement les partager, le schizophrène contradictoirement multiplie les rôles en même temps qu’il en rend contractuellement le partage de plus en plus complexe, ou complet. À l’infini des étrangetés va répondre l’infini des communautés ; là où implicitement l’indépendance subdivise les rôles, une diplomatie explicite, mais contrainte, va tendre à les réunir. Bref, le schizophrène se voit politiquement obligé de recoller les morceaux qu’il a lui-même ethniquement instaurés. Plus le malade se trouve soumis à la dislocation, — ou mieux à l’indépendance, — et plus il se voit contraint de lier ses parties dans un seul et même contrat, fût-ce au prix d’un délire. À l’abus de l’indépendance va correspondre un fonctionnement abusif de la délégation.
Ce contrat universel, ou cosmique, se retrouve dans l’observation d’un cas de négativisme rapporté par J. Paquay [166]. « Jean X (…) est une vieille connaissance (…). Il se croit fait autrement qu’un autre et se pense atteint de toutes les maladies imaginables ; même la lèpre, dit-il (…). Le négativisme domine ; il refuse de s’alimenter et, quand il sort de son mutisme, il semble soumis à un délire d’influence. Il est “commandé”, dit-il. Il refuse de faire quoi que ce soit et, si on le déplace quelque peu, prend des attitudes catatoniques qu’il peut conserver longtemps ; il refuse de se laver et on doit le forcer pour l’alimenter. On note des grimaces de la figure, parfois un sourire, et souvent il se repose sur un oreiller tout psychique (…), sa tête suspendue repose dans le vide à 15 cm de son oreiller ; sa figure est parcourue de grimaces qui s’échelonnent du sourire au rictus le plus affreux. Les yeux, parfois grands ouverts, souvent clos, n’expriment nulle vie et l’immobilité du corps est déconcertante. Il se refuse à parler et semble même ne pas entendre. Peine perdue. (…) Refus complet de se laver et, quand on le transporte de force au lavabo, il se sauve immédiatement dans son lit sans avoir fait sa toilette. (…) Nulle communication n’est possible ; sa famille s’y essaie lors de ses visites, et il semble que ses efforts ne trouvent comme récompense que la grimace la plus significative ».
La situation va tout de même finir par s’améliorer au point qu’il devient possible de faire sortir le patient du milieu hospitalier. Sur demande du médecin, il rédige alors son auto-observation et décrit ce à quoi il pensait pendant sa période de négativisme. Le document étant trop long, nous allons en extraire les passages les plus significatifs. « Mon état mental pathologique était tout entier basé sur un système d’idées fixes et d’obsessions qu’il ne m’était pas possible de contrôler expérimentalement ni de réfuter en me basant sur l’avis du monde extérieur ; puisque je vivais dans le mutisme le plus absolu, je ne pouvais jamais poser de questions explicatives. L’essentiel de ce cadre d’idées fixes reposait sur quelques idées maîtresses parmi lesquelles : d’une part, la certitude qu’il existait à l’état normal une transmission généralisée de pensée — et ceci était vrai pour quiconque ; et d’autre part, l’obligation dans laquelle je me trouvais de réagir constamment sur mes propres pensées. (…) Et de déduction en déduction, de même qu’en me basant sur certains regards particulièrement pénétrants de personnes que j’avais rencontrées antérieurement, j’étais arrivé à la certitude qu’il existait une communication de pensée réelle et totale, et cela non seulement entre les diverses personnes de mon entourage, mais aussi avec celles de l’extérieur se trouvant même en pays étranger ». La délégation fonctionne abusivement, puisque toutes les pensées, bien qu’étrangères les unes aux autres, ne cessent de communiquer entre elles.
Jean X. raconte alors que toutes ces parties non seulement parlent entre elles, mais lui parlent de façon suffisamment personnelle pour qu’il s’oblige à répondre à chacune d’entre elles, sans exception. « Par ailleurs, j’attribuais à toutes les conversations que j’entendais, y compris les cris inarticulés poussés par certains malades, un double sens : d’une part, un sens propre, courant, et d’autre part, un sens figuré ; toutes ces conversations étant dans mon esprit établies, en partie en faisant allusion à ma situation et m’étant de toute manière destinées. Ma réaction, puisque réaction il fallait, consistait donc à répéter toutes les paroles que j’entendais prononcer et en ayant soin de les faire suivre du mot “pas”, lequel, placé après chacun des mots que je répétais, signifiait mon non-acquiescement. Ceci s’étendait aux paroles de toutes les personnes que je pouvais entendre, c’est-à-dire se trouvant dans la salle, et l’on conçoit que, quand plusieurs personnes parlaient simultanément, l’exercice auquel je me livrais et consistant à répéter en pensée, indistinctement toutes les paroles entendues, constituait un sport des plus fatigants ». Il doit donc, même par la réitération de réponses négatives, soutenir une conversation générale.
Ceci se retrouve ailleurs, par exemple lorsqu’il entend certains mots, mort par exemple. Si l’on parle de mort, c’est nécessairement de la sienne que l’on parle, et si c’est d’une autre, sa responsabilité se trouve engagée. Là aussi, la responsabilité est globale, dans une solidarité quasi absolue : « J’entendais souvent, me semblait-il, prononcer dans la salle le mot “mort”, et j’en avais conclu que non seulement ce vocable s’adressait à moi, mais aussi qu’il s’appliquait à mon cas. Aussi, chaque fois qu’il était prononcé, je croyais moi-même mourir, soit qu’il y ait eu erreur de ma part lors de la répétition des phrases que j’avais entendues, soit encore que j’aie interverti l’ordre des personnes dont je m’efforçais de répéter les paroles : mais comme chaque fois je continuais en fait à vivre, j’en déduisait que moi-même je ne mourrais pas parce qu’un autre se substituait à moi et mourrait à ma place dans un autre pays, par exemple en Allemagne, en Chine ou aux Indes (régions plutôt populeuses) et que tout le détail de ce commerce, si l’on peut dire, était réglé dans la vie courante par la communication de pensée ». On ne peut rêver plus grande solidarité, puisque la responsabilité de l’un engage la responsabilité de tout un chacun à travers le monde : « Lorsque j’écoutais les nouvelles de la radio, — et je les entendais presque chaque jour, — je me sentais responsable de tous les malheurs, catastrophes ou décès annoncés, ce dont je m’empressais de demander pardon, par la pensée, aux chefs d’Etats intéressés. Par ailleurs, je me réjouissais de toutes les bonnes nouvelles — comme la signature d’un traité d’amitié ou le rétablissement d’un malade illustre (comme par exemple quand le Souverain Pontife tomba malade brusquement en décembre 1954), et je m’en attribuais partiellement le mérite tout comme pour les morts, mais cette fois dans l’autre sens, en manière de récompense pour les durs efforts que je fournissais ».
… et le néant
À l’absolu de la responsabilité ne peut-on faire correspondre sa totale disparition ? Peut-on, chez les schizophrènes, observer une sorte de délire du rien, du néant ?
e. La grégarité de l’enfance
Comme dans tous les troubles autolytiques, l’enfance, et l’irresponsabilité qui s’y rattache, ne peut être qu’implicitement réprimée. Nous faisons donc l’hypothèse que le schizophrène ne peut que nier ses géniteurs. Ne peut-on pas réinterpréter les délires de filiation dans ce sens ? Une paternité délirante se construirait en contre-dépendance des parents-géniteurs. Le plus généralement, il semble que le schizophrène se donne un père protecteur, dont la responsabilité lui apparaît sans faille.
f. Une légalisation de l’indépendance
Peut-on admettre que le schizophrène se fasse législateur, qu’il tente de légaliser sa manière d’être ? La schizophrénie ne serait que le symptôme d’un dysfonctionement de la société ; en transformant celle-ci on se donne les moyens de supprimer le trouble.
Certains auteurs, Georges Devereux par exemple, pensent que la schizophrénie constitue une réponse en soi normale à un dysfonctionnement de la société occidentale. Il en veut pour preuve que certaines civilisations ne semblent pas connaître la schizophrénie. Il parle alors de « psychose fonctionnelle » produite par « inculcation du modèle schizoïde », lequel lui semble correspondre à l’individualisme de notre civilisation industrielle. Dès lors, l’étude de la schizophrénie est mise au service d’un nouveau projet pour la société.
L’antipsychiatrie, dans ses tendances les plus absolues nous paraissent constituer une tentative analogue (À développer ).
Moins extrémiste, la psychothérapie institutionnelle nous paraît aussi aller dans ce sens (À développer).
g. Une apologie de la mission
Certains schizophrènes ont écrit ; ne peut-on pas interpréter ces œuvres comme un essai pour légitimer leur façon d’être ?
4 Études de cas
4.1 Peut-on parler d’une forme de Sadisme ?
Antoine, âgé de 53 ans, est incarcéré pour abus sexuels sur deux de ses enfants. L’une de ses victimes est sa fille aînée ; c’est elle qui a porté plainte. Sa vie affective est agitée, instable. À la maison vivent deux « amies ». L’une de ces dames est zoophile ; il dit ne participer à ces jeux que « pour l’aider ». A été également évoqué, lors de l’instruction, un trafic de cassettes vidéo de nature pornographique. Lorsqu’il parle de son rapport aux femmes, c’est pour en souligner le caractère normal. Il est fier de « ses femmes ». Il a eu des enfants avec plusieurs d’entre elles. Lorsqu’il s’agit de divorcer, il déclare normal de « séparer les enfants en deux » pour qu’aucune des deux parties ne puisse se sentir lésée. En entretien, il parle de ses « jeux » sexuels pour en souligner la banalité, ce qui l’amène insideusement à les décrire ; son interlocutrice ne peut que freiner une conversation qui « dérape » en permanence. Par exemple, le plus banalement du monde, il se met à parler de son écriture ; il en vient à s’étonner de sa façon d’écrire les « s ». Puis, pour mieux se faire comprendre, il propose à son interlocutrice un exemple de ses s, apparemment pris au hasard ; il lui montre le mot fesse.
Très bavard, cet homme parle très vite, sans jamais redonner la parole à son interlocuteur, ne tenant aucun compte de ses remarques pour infléchir ses propos. Ceux-ci visent d’une part à démontrer sa bonne foi et d’autre part à défier le Juge. Il exprime son sentiment d’injustice : « Il se vengera ». Il imagine un suicide grandiose, grâce auquel il démontrera au Juge qu’« il n’a pas baissé culotte ». Son interlocutrice joue un rôle dans cette mise en scène : « Après ma mort, vous témoignerez que je ne suis pas fou ! » Dans sa défense, il fait valoir des conceptions politiques et éducatives extrêmement rigides : « Une femme doit savoir éduquer ses enfants ! ». Très imbu de lui-même, il aime exposer ses idées sur l’éducation des enfants : « Je les filmais sans qu’ils le voient ; je pouvais ainsi leur démontrer qu’ils mentaient ». S’il dit sa fierté d’avoir de telles compagnes, c’est pour exprimer des compliments qui cachent mal son profond mépris ; l’une est « son pot de colle », « son garçon manqué ». Son mépris prend pour cible l’admiration que ses femmes peuvent avoir de lui, et dont il ne doute pas un instant : « elles font exactement ce que je veux ».
Il se vente de ses conquêtes : « il a l’œil » ! Il peut savoir instantanément, « au premier coup d’œil », quelles sont les femmes susceptibles d’entrer dans son jeu. En prison, il s’est trouvé une fonction auprès des autres détenus. Il fait le scribe et se montre surtout très habile dans la rédaction du courrier intime ; ce qui ne l’empêche pas d’être méprisant pour les codétenus qui font appel à ses services. Quels qu’ils soient, ses partenaires ne trouvent jamais grâce ; ils semblent d’ailleurs interchangeables. Lorsqu’il parle d’un membre de sa famille, ou de son entourage, il est toujours difficile de savoir de qui, précisément, il est en train de parler. Son interlocuteur s’y perd rapidement ; lui-même ne semble pas s’en soucier.
Antoine a aussi rédigé ses pensées ; il en est fier et tient à les faire connaître. Il les a recopiées patiemment, à la main, en cinq exemplaires. En voici quelques échantillons parmi les plus représentatifs.
1. « La vraie vie. La vraie vie, c’est cette femme, sous la douche, qui est nue derrière ce rideau transparent et ce savon qui a cette chance extraordinaire, cette chance qui est de courir sur sa peau. La vraie vie, c’est moi installé dans un coin de cette salle de bain et cette femme presque dans la pénombre en train de se laver. J’en effeuille cette fabulation proposée par l’eau, le savon, ses mouvements et mes yeux… La vraie vie, c’est l’envie qui monte en moi, ce discours qui ne sort pas, tout ce que j’ai envie de lui dire, que je lui dis avec les yeux qu’elle ne voit pas. La vraie vie, c’est cette femme qui pense à moi, qui sait que je suis là, de l’autre côté de ce rideau en train de penser à elle et qui sait ce que j’ai envie de lui dire. La vraie vie, la vie, la vraie, c’est ce qui se passe dans ma tête, mes mains qui s’approchent du rideau, moi à pas très lent pour ne pas qu’elle m’entende, alors qu’en réalité elle me sent. La vraie vie, c’est moi qui agite un peu ce rideau, ce rideau, elle qui le retourne, me regarde comme surprise et qui me dit gentiment « Qu’est-ce que tu veux ? »… La vraie vie, c’est mon courage. Je suis bien avec toi, te toucher, tout de suite te serrer, t’embrasser, te palper, me frotter, etc… La vraie vie, c’est elle qui me regarde et me dit « Viens ! », l’eau qui coule, j’entre sous la douche avec mes habits sur le dos, elle est nue avec du savon, ça me donne envie de passer mes mains sur son corps, sur ses seins, ses reins… La vraie vie, c’est moi qui tombe le pantalon, les vêtements que je jette tout humides. La vraie vie, c’est elle qui m’embrasse, me serre contre elle, ce savon qui habite nos corps et cette érection, cette putain d’érection… La vraie vie, c’est l’après, quand je la soulève avec mes mains et…. La vraie vie, c’est ça, c’est ce que nous voulons, désirs et pratiques. La vraie vie, c’est nous deux chamboulés dans cette douche qui coule, qui n’est pas forcément à la température que j’aurais choisie… La vraie vie, c’est ce putain de savon qui me pique les yeux et cette érection que je suis en train de satisfaire et cet ego qui prend son pied… La vraie vie, c’est cette femme qui sous cette pluie contrôlée me murmure à l’oreille qu’elle m’aime. La vraie vie, c’est moi peut-être qui lui dis “Moi aussi, je t’aime et t’aimerai toujours”. Antoine ».
On peut interpréter ce morceau de bravoure comme un rêve auto-érotique. Mais on peut y voir aussi, nous semble-t-il, la mise en scène d’une contrefaçon, ou plus exactement d’une domination. Cet amour merveilleux, idyllique, si sublime, ne résiste cependant pas à « cette douche qui coule, qui n’est pas forcément à la température que j’aurais choisie… », ni à « ce putain de savon qui me pique les yeux ». Ce texte, tout comme les suivants, met en rapport l’exaltation d’une ??? [167] supposée sans faille, et d’autre part la cruauté, l’agressivité, qu’elle ne peut réussir à masquer. La température et le savon jouent, ici, les agresseurs et ruinent, à eux seuls, toute atmosphère amoureuse.
Le document suivant propose un scénario d’humiliation plus rageur encore que le précédent. Le rapport de couple, s’y trouve, avec acharnement, mis à mal. Ceci transparaît dans le titre ; les femmes, au pluriel, s’y trouvent amalgamées dans une seule approche : « Femmes, je t’aime ». Le respect d’autrui y est réduit à l’extrême : « Sans moi, t’es foutue ! », mais même ainsi réduite à rien, sa partenaire n’a toujours pas d’emprise sur lui : « Ne t’appuie pas trop sur moi, on ne sait jamais ». À la réciprocité du rapport social, au respect mutuel des protagonistes, se substitue, ici, l’univocité d’une domination, la transparence d’un ascendant.
2. « Femmes, je t’aime… Misogyne, Moi ? Tu râles tout le temps. Tu portes des jugements sur moi. Mais quand je suis là, tu es là ? Est-ce que tu sais pourquoi, quand je suis là, tu es là ? Parce que je te suis indispensable, parce que sans moi, t’es foutue, n’est-ce pas ? Je suis ce type tour à tour gentil, méchant, agressif, sans doute ce type que tu aimes dans le plus profond de ton cœur, n’est-ce pas ? Mais tu ne veux pas te l’avouer, tu voudrais que je sois ta conscience, sauf si je peux t’apporter un truc et qu’on peut se toucher les mains, à moins qu’on ne s’embrasse… Quand je suis là, tu te dépêches, tu t’empresses parce que tu sens que je suis là, ça vient faire du bien, ça va faire du bien à cette existence de merde que tu te fabriques et dont tu voudrais que les autres soient responsables, sans moi, personne ne te laissera causer, tu sais ? Personne n’écrira quoi que ce soit sur toi, sauf si tu donnes dans le fait divers, sauf si tu te donnes dans l’extravagant, mais tu n’es pas sûre de donner dans l’extravagant, n’est-ce pas ? Sans moi, t’es foutue. Qui va écouter tes jérémiades, tes histoires de tous les jours, tes problèmes de mixeur, de cor au pied et de mal de tête, tes problèmes existentiels, personne ! On t’écoutera à partir du moment où tu seras un gros chiffre, un bon pourcentage et ça, tu le sais, n’est-ce pas ? Moi, je suis sur ce tabouret, je te regarde virtuellement et te méprise à certains instants, je me moque de toi, mais je suis là, je te donne cette possibilité, cette couverture, je te dis “Viens, viens tenter, mais méfie-toi, je suis comme la vie, je peux te mordre, te jeter par terre, te cracher dans les cheveux (images), comme t’embrasser, te serrer contre moi et… presque t’aimer, tu as remarqué ? Sans moi, t’es foutue, personne ne s’intéresse à toi, tu n’es qu’un chiffre. D’où vient ce chiffre ? Personne ne le sait, il sort des ordinateurs, des enquêteurs, tous ces gens que tu n’as jamais rencontrés et moi non plus. Ces histoires, que tu ne racontes même pas à tes ami(e)s, parce que ces gens t’aimeraient, soit-disant ! Ils ne sont pas prêts à plonger le corps tout entier dans tes problèmes, sans moi t’es foutue, t’es perdue, ta langue peut rester collée dans ta bouche. Sans moi, tu ne comptes pas, mais… ne t’appuie pas trop sur moi, on ne sait jamais… Antoine ». Il y a, nous semble-t-il, un effet de parcours dans l’exploration de « toutes » les raisons de déprécier sa partenaire. Il n’y a plus « rien » qui puisse être mis en avant par sa partenaire !
Au-delà de ses proches, c’est toute fierté, toute noblesse qui se trouve rageusement pourfendue. Les plus grands de ce monde sont rabaissés, soumis à un avilissement tel qu’ils en perdent tout respect. Dans le même temps, Antoine s’octroie sur ces grands hommes l’emprise la plus totale possible. La loi n’est sollicitée que pour en montrer le ridicule, l’hypocrisie.
3. « P.Q. Il n’y a pas d’autres produits de la société de consommation qui reflète mieux l’absurdité de l’esprit humain. Cet objet est nécessaire à tout le monde. Nul ne saurait s’en passer, justement parce qu’il répond à une fonction essentielle du corps, et pas l’une des plus flatteuses. Nous savons que l’esprit humain a tout fait pour que l’aspect de cet objet rappelle le moins possible la nature de son utilisation. Il en a même fait un peu trop, puisqu’il faut se donner beaucoup de mal à l’heure actuelle pour trouver plus ridicule qu’un rouleau de papier Q. D’abord la couleur ; il aurait été de bon goût de donner au papier de toilette une teinte sombre, à condition d’éviter le marron, le jaune foncé évidemment. Au lieu de ça, le papier vendu dans n’importe quelle grande surface est en grande majorité rose, assez souvent vert, plus rarement blanc ou orange. Bref, des couleurs aussi voyantes que peu naturelles qui font remarquer de fort loin un produit qui se voudrait être discret, d’autant plus qu’ainsi des paquets de 10 à 12 couleurs font office dans un supermarché de bornes lumineuses. On peut se demander tout autant l’intérêt de se torcher avec un carré de papier fluo. Des indices nous sont fournis pour le choix ; certains fabricants parfument leurs produits d’essences de fleurs. Ces subtiles odeurs sont fort agréables, mais elles sont aussi déplacées qu’inutiles. D’abord parce que, quelle que soit l’odeur du papier avant son utilisation, il est destiné à en avoir une toute autre après. Ensuite parce que j’imagine assez mal la ménagère se griser de ces parfums en plaçant chaque papier sous son nez avant de leur faire suivre un tout autre chemin. Toutefois, ce système révèle la véritable angoisse de l’être humain ; ce n’est pas la nature pâteuse ou la chose qu’on essuie, ni son aspect général dégoûtant qui pose problème, mais ce sont les odeurs nauséabondes qui en résultent, de ce fait le fabriquant choisit parfums et couleurs qui évoquent fleurs des champs, nature printanière. C’est ridicule mais ça marche. Enfin, dernière aberration, la douceur, le moelleux de leurs papiers toilettes. S’il est vrai que nous avons tous été traumatisés dans notre petite enfance par l’immonde papier de verre, distribué dans les écoles, les mots douceur et moelleux semblent un peu fort. On a l’impression que l’on peut rester des heures assis sur ce papier, on a même envie de dormir dedans. On en arrive à penser qu’il s’agit d’un objet de luxe qui assure un torchage quasiment confortable. Non ! Nous avons atteint là le sommet du ridicule, maintenant je vais terminer, mais avant de finir, je vous répéterai qu’il s’agit là du chemin vers la vérité, le seul ! Imaginez un grand de ce monde, politicien, ministre, top modèle ou autre sur le Trône, le visage crispé par l’effort, voyez ce visage se détendre en une expression de soulagement, tandis qu’un petit “plouf” brise le silence… Repassez-vous cette scène plusieurs fois de suite dans votre tête ; lorsqu’elle aura tellement l’air réaliste, que vous y croirez presque, vous pourrez vous enorgueillir d’avoir vu Dieu..! On se passe de religion, mais jamais de P.Q. Notez que je n’ai fait aucune allusion à la solidité quelques fois douteuse… Antoine ».
Ainsi, Antoine ne peut s’empêcher d’enfreindre la dignité. Bien plus, selon lui, celle-ci relève d’un total ridicule qu’il se propose de dénoncer, jusqu’à épuisement. Les secrets des uns ou des autres sont évidents, si grands ou si mystérieux qu’ils puissent être. « Notez que je n’ai fait aucune allusion… ». Il aurait pu continuer son long travail de sape ; il aurait pu en (mé)dire davantage ! Au niveau du langage, la conférence se fait insulte, c’est-à-dire mise à mal de toute convention fondée sur le respect mutuel.
4.2 Un cas de schizophrénie
Nous nous proposons d’étudier le cas d’une jeune femme présentant des symptômes psychotiques. On y trouve des éléments classiques de la psychose : délire de persécution, hallucinations visuelles et auditives, apragmatisme, automatisme de la pensée, etc. Peut-on envisager une schizophrénie ?
A. Description
a. Le dossier
Avant de réinterroger ce corpus sous l’angle des questions issues de ce modèle, il est nécessaire de résumer les éléments d’observation issus du dossier médical. Nous voyons Madame. S. à 24 ans. Elle vient d’être hospitalisée au CHSP [168] de Rennes à la suite d’un nouvel épisode délirant. Le médecin qui l’a vue à son entrée évoque un délire persécutif et envisage une psychose. Mais les difficultés de cette jeune femme remontent à plusieurs années en arrière. Vers 17 ans, le dossier mentionne l’existence d’un épisode dépressif, sans hospitalisation, mais cependant marqué par un repli sur soi, un refus de l’école et un apragmatisme. Des peurs apparaissent, liées à certains professeurs ou à certaines disciplines. Le sport lui fait peur ; tout essouflement lui rappelle la mort récente d’un camarade de classe. Ce premier épisode dépressif n’est malheureusement pas sans suite. Elle a 18 ans lorsqu’elle doit être placée en milieu hospitalier. L’observation d’alors mentionne une certaine propension à l’interprétation, des attitudes d’écoute, une « sensitivité relationelle marquée ». Elle est à l’affut de ce que l’on peut dire ou penser d’elle ; elle est ainsi persuadée d’être l’objet de moqueries de la part de ses camarades. Un an plus tard, à 19 ans donc, elle est à nouveau hospitalisée. Le tableau s’est aggravé ; elle restera cette fois internée près de six mois. Elle est décrite comme dépressive. Elle exprime des idées de mort. Elle peut, à l’occasion, se montrer violente et fait plusieurs « crises de nerf ». Les heurts avec sa mère sont très fréquents. Les médecins parlent d’une tendance à « la mécanisation de la pensée » ; ils parlent d’une sorte de « dévidement explicatif » qui s’accompagne d’auto-commentaires sur la pensée. Madame S. est surtout décrite comme « explosive » ; elle reste très intolérante vis-à-vis de tout empiètement. Elle ne sort de l’hôpital que pour entrer dans une clinique privée, dans laquelle elle va pouvoir poursuivre ses études. Elle y obtient un BEP et un CAP de secrétariat. Mlle S. obtiendra même son premier certificat de travail avant qu’une nouvelle rechute ne vienne tout interrompre ; celle-ci va survenir au moment du décès de son père. On retrouve Madame S. à 21 ans. Elle multiplie les vagabondages. Elle avale des médicaments. Les heurts avec sa mère se font de plus en plus violents. Elle se réfugie dans un foyer qui l’oriente vers une clinique. Les psychiatres qui la voient parlent alors d’incohérence du discours, de diffluence de la pensée, de propos logorrhéiques, d’hallucinations auditives et visuelles, le thème de ces propos et de ces hallucinations étant à prédominance sexuelle. Elle est toujours violente ; à la suite d’une altercation un peu trop vive avec le personnel de la clinique, elle est orientée vers le C.H.S.P. Le diagnostic est encore repris mais il confirme les descriptions précédentes. Elle apparaît comme nettement délirante, soumise à des interprétations où dominent les idées persécutives. L’existence d’une psychose ne semble plus faire de doute. Cette hospitalisation va durer un peu plus de 10 mois ; elle est alors orientée vers un foyer ; elle s’inscrit à des cours de remise à niveau et effectue quelques stages. Pendant tout ce temps, elle a, huit mois durant, rencontré l’un de nous, en entretien, selon un rythme de deux rencontres hebdomadaires. Après une interruption de 5 mois, elle a repris contact et a souhaité reprendre ces entretiens, après avoir été « habitée » par la sensation tenace de la présence « proximale » d’un ancien camarade pourtant perdu de vue depuis plus de 3 ans. Elle est très avide de rencontres ; elle sollicite régulièrement les professionnels de l’aide sociale ou des services de santé ; elle dispose, un peu partout, de tout un circuit relationnel dans lequel « elle tourne » et qui paraît contribuer à la stabiliser. Le visage poupin et l’allure gamine du début ont fait place à une apparence plus mature, en accord avec son âge. Elle se maquille et s’habille normalement. Ses propos sont aussi plus construits et plus cohérents.
b. Les premiers entretiens
Lors des premiers entretiens, Madame S. se plaint d’être en proie à une extrême dispersion. En même temps qu’elle esquisse un point de vue, elle ne peut s’empêcher, nous dit-elle, de parcourir d’autres points de vue possibles sur le même sujet, puis d’autres points de vue encore sur sa propre opinion. Viennent encore embrouiller les choses les opinions prêtées à sa mère, ses frères, sa sœur, les infirmiers, les médecins. Il n’y a pas de point fixe. Tout lui apparaît envisageable sous plusieurs angles à la fois, sans que l’un puisse prendre le pas sur les autres. Madame S. parle d’une « valse » permanente. Elle vit une « tourmente ». Elle attrape « le tournis » ; tout se déplace autour d’elle. Ainsi : « Je commence la journée par me demander s’il me faut enlever ma robe de chambre avant de me laver les dents… Mais je n’ai pas encore développé cette idée qu’il me faut composer avec une autre possibilité, à savoir commencer la journée par des soins de peau ». Et encore : « Simultanément, je suis parasitée par l’histoire des horaires de douche, ce qui m’amène à hésiter entre descendre prendre mon petit déjeuner puis me laver au lavabo ou alors prendre d’emblée une douche… Ce qui complique encore les choses, c’est de ne pas vouloir me changer si les stores sont relevés. Or, il arrive souvent que les infirmières entrent dans les chambres, au moment du petit déjeuner, pour relever les stores ». Elle résume ainsi cette situation : « Vous voyez comme je suis ; il en est ainsi à chaque instant. Tous mes actes, toutes mes pensées, toutes mes décisions, quand j’arrive à en prendre, font l’objet de mille et un détours ». « Je ne sais pas où je vais ; c’est réellement affreux d’être comme ça ; je ne sais plus comment je m’embarque ni dans quelle direction je vais ! ».
Il n’y a pas un seul entretien avec Madame S. qui ne pose explicitement la question de la confidence. Que faut-il dire ? Dois-je tout dire ? Est-ce que j’en ais trop dit ? Dans quelles circonstances est-il bon de se taire ? Pourquoi est-ce une fois que j’en ai parlé que je me rends compte que j’aurais dû me taire ? Si Mme S. se plaint de ne plus pouvoir contrôler ce qu’il est bon ou non de garder pour soi, elle éprouve simultanément une profonde aversion pour ceux qui lui confient des secrets. « J’en ai réellement marre des infirmiers, des patients, des amies, des parents qui veulent me conseiller et me donner des exemples qu’ils prennent dans leur vie personnelle. Faudrait après que je les garde pour moi ; seulement voilà, je les répète dans le pavillon et alors je – et on – me reproche de ne pas tenir ma langue ». Pour décrire son mode de fonctionnement, Madame S. utilise une métaphore. Elle se compare à un aimant ou à un capteur. Un aimant ne fait pas de choix ; il prend tout ce qui passe à sa portée. Sa propension à entendre tous les points de vue de son entourage est telle qu’elle se surprend en plein mimétisme : « Si un malade se plaint de la vue, je ne peux m’empêcher de vérifier si moi-même je ne vois pas flou ». « Si quelqu’un se plaint des oreilles, je vais commencer à me tester pour savoir si j’entends bien ». « Si un patient souffre des sinus, il me faut alors me moucher pour vérifier si tout fonctionne ». Ce qu’elle résume ainsi : « C’est terrible et même terrifiant ce que je peux m’annexer les embarras des autres ».
c. Dans le service…
L’observation des comportements de Madame S. dans le service va dans le même sens. Elle ne sait jamais si elle s’adresse au bon interlocuteur, ni si elle a choisi le bon moment d’aborder telle ou telle question. Elle vient voir le psychologue avec des imprimés destinés à l’assistance sociale ; elle va voir la surveillante du pavillon avec le carnet de santé réclamé par l’interne. Et ainsi de suite… Si Madame S. ne semble pas savoir à qui s’adresser ni définir les services remplis par les uns ou les autres, ce n’est pas par désintérêt ou par éloignement. Elle est au contraire décrite comme « collante » par le personnel du service. Elle accapare son entourage, se mêle abusivement de tout et se montre « épuisante » aussi bien pour le personnel que pour les autres pensionnaires qu’elle ne « lâche pas ». Chacun, à tout moment, peut devenir son interlocuteur ; celui-ci se trouve rapidement noyé par un flot de paroles où il aussi bien question de la dernière réunion familiale, rapportée jusque dans les moindres détails, que des derniers événements relatés par les médias. Madame S. le sait. Elle se montre consciente des désagréments qu’elle inflige à son entourage. Elle a elle-même le sentiment qu’elle ne devrait pas « être comme un livre ouvert » ; mais cette prise de conscience reste sans effet sur son comportement et elle se montre toujours incapable de mettre un frein à cet épanchement permanent. Elle exprime bien la crainte de devenir « transparente » mais malgré cela, elle ne peut que tout dire à tout le monde.
d. Quand tout s’embrouille
Dans un rêve, Madame S. se voit en train de pêcher à la ligne. Un poisson a enfin mordu et elle relève sa ligne. Elle s’aperçoit alors que son fil est complètement embrouillé avec ceux d’autres lignes. Le poisson qu’elle a pris ne peut alors plus être le sien. Ce rêve reflète assez bien bon nombre d’observations ponctuelles.
Madame S. parle des siens, de ses parents, de ses frères et de sa sœur. Elle se dit très sensible aux conflits familiaux ; elle cherche désespérément des réponses qui conviendraient à tout le monde. Mais la situation est plus complexe et ne se réduit pas à une simple recherche de consensus. Quand elle est sur la voie du conflit ouvert, elle minimise les différents et joue les médiatrices. Mais, inversement, lorsque l’heure est à la réconciliation, elle ne peut s’empêcher de ranimer les anciennes querelles et d’ouvrir à nouveau les hostilités.
Madame S. dit être animée par le désir de faire plaisir à tout le monde, y compris, nous précise-t-elle, lorsque les points de vue s’opposent. Le jour de Noël, il convient de faire des cadeaux à chacun. Mais comment concilier : i. ses ressources financières, assez limitées. ii. un soucis d’équité (ne pas faire de jaloux). iii. un soucis de vérité (ne pas être hypocrite dans ses goûts). iv. les conseils entendus ici et là sur les voeux de chacun ? « Celle-ci, je n’ai que peu d’estime pour elle… Si j’étais sincère je ne lui offrirais qu’un petit cadeau (rires)… Ça ne se fait pas, hein ! Elle s’apercevrait forcément qu’elle n’a pas vraiment une grande place dans mon cœur… C’est incroyable, mais l’idée me vient que je pourrais lui offrir un cadeau plus cher… Quelle hypocrite je serais ! Qu’est-ce que vous feriez à ma place, vous, sachant que je n’ai pas d’argent ? Faut-il offrir des cadeaux aux enfants des cousins ? Jusqu’à quel degré de parenté on offre des cadeaux à Noël ? » Toute cette journée, Madame S. a demandé à ce que nous l’aidions à dresser d’une part la liste des personnes à qui offrir des cadeaux et d’autre part à établir la liste des objets susceptibles de leur être remis. Aucun parti pris n’était réellement satisfaisant. La moindre remarque remettait tout en cause et relançait la valse des éventualités.
En présence de Madame S., il est bien difficile de ne pas ressentir un certain agacement « professionnel ». Elle n’aborde un sujet que pour s’excuser de l’avoir fait, quitte à passer aussitôt à autre chose. Il lui arrive même de solliciter un entretien simplement pour demander quelle robe ou quel ensemble elle pourrait porter ce week-end. Une autre fois, arrivée dans le bureau, elle demande à ce qu’on ouvre la fenêtre parce que la température y est trop élevée. Elle n’a pas fini d’énoncer sa demande qu’elle se confond déjà en excuses, demandant alors à ce qu’on maintienne les fenêtres fermées, tout en conservant sur elle écharpe et manteau. Elle indique elle-même le côté stupide et contradictoire d’un tel comportement, ce qui ne l’empêche pas de le renouveler à l’occasion. Le leitmotif, dans une telle situation devient : « Je ne voudrais pas me brouiller avec vous ! »
e. Une grégarité étouffante
Père et mère sont étouffants ; ils ne cessent d’empiéter sur son domaine de compétence.
Elle évoque une première confidence de son père. Restée en tête à tête avec son père, celui-ci lui fait remarquer qu’il a eu droit à un verre de vin supplémentaire. Et d’ajouter, sous le sceau du secret, qu’il en est ainsi à chaque fois que lui et sa mère ont fait l’amour. Une autre fois, toujours en l’absence de sa mère, Madame S. découvre lors d’une partie de pêche avec son père que celui-ci crache beaucoup de sang. Son père lui confie que le médecin du travail à détecté un cancer mais qu’il ne faut surtout pas en parler à sa mère. Troisième souvenir de cet ordre : Madame S. s’entend confier par son père que depuis déjà longtemps il ne s’entend plus avec sa mère et qu’ils n’ont plus de relations sexuelles. Autre épisode du même type ; Madame S. apprend que sa grand-mère apporte en cachette du vin à son père. Elle doit garder le secret et ne rien révéler à sa mère. La patiente recense, en entretien, toutes les fois où son père s’est montré déontologiquement insuffisant, c’est-à-dire toutes les occasions où il lui a dit ces secrets que des adultes responsables ne confient pas à un enfant : « Entre-t-il dans le rôle des enfants d’être dépositaire des secrets parentaux ? »
Madame S. parle beaucoup de ses rapports avec sa mère : « Est-ce que c’est ma mère qui me demande des comptes ou est-ce que c’est moi qui ne peut m’empêcher de lui en rendre ? » Madame S. reproche vivement à sa mère d’être un vrai panier percé et de mettre sur la place publique des propos qui auraient dû rester entre mère et fille : « Elle vient à l’hôpital parler de moi avec les infirmiers rencontrés dans les couloirs ; elle est même venue une fois avec l’album photo ». Sa mère l’a ainsi « trahie » à plusieurs reprises : « Elle lit mes cahiers intimes qu’elle a trouvés en fouillant dans ma chambre et elle en parle à mes frères et à ma sœur ». Sa mère prend des initiatives déplacées : « Elle a abordé un jeune homme dans un jardin public et me l’a présenté, simplement parce que je lui avais dit que ce type avait de l’allure et du charme ». Dans le même ordre d’idées, sa mère est encore accusée de lui avoir confié des secrets qui ne la regardaient en rien : « Elle m’apprend qu’elle n’a guère éprouvé de plaisir physique avec mon père ». « Elle m’apprend ce qui s’est dit entre elle et mes frères à mon propos pendant mes absences ». « Elle invite à venir à la maison des patients de l’hôpital… Elle en héberge même et elle vient ensuite me raconter ça ! » « Elle part en vacances et croit me faire plaisir en me disant qu’il n’y aura pas d’homme ; comme si ça me regardait ! ». « Elle prend mon mouchoir dans ma poche et se mouche dedans ». « Elle se baigne dans la même eau de bain que moi ». « Elle voudrait que je parle au chien sur le même ton qu’elle ». « Elle commente les médicaments que je prends et elle fait des diagnostics sur mon cas ». « Elle va là où je vais et sympathise avec les gens ; après elle me raconte tout ce qui s’y est dit ». Cette liste n’est nullement exhaustive ; on peut dire que Madame S. utilise une grande partie de ses entretiens dans l’énumération des erreurs déontologiques de sa mère.
Si Madame S. projette sur son père et sa mère des manquements à la déontologie parentale, elle peut, tout aussi bien retourner sur elle-même ce vertige du délit. Elle dit être bouleversée par certaines lectures. Elle cite, par exemple, un écrit d’Anatole Le Bras intitulé La légende de la mort qu’elle avait étudié en classe de 3e. Elle en retient le fait de pouvoir provoquer la mort de quelqu’un en plaçant sur son passage une bourse en cuir aux pouvoirs maléfiques, pouvoirs terribles rendus possibles par la présence de morceaux d’ongles, d’araignées et autres objets magiques. Ce pouvoir de vie et de mort la fascine. Ainsi, les couteaux ne sont pas des objets neutres et utilitaires ; ils ont un pouvoir de mort. S’en prendre à des enfants et leur faire subir des sévices de tous ordres (y compris sexuels) a constitué le thème central de plusieurs de ses cauchemars.
f. Des passages à l’acte
Madame S. peut, à l’occasion, faire preuve d’une certaine violence. Elle se met rapidement en colère. L’histoire de ses diverses hospitalisations en témoigne. Ces violences peuvent aller des invectives auprès de certains membres du personnel, aux jets d’objets divers sur les murs, jusqu’à l’agression physique d’une surveillante. À plusieurs reprises, il lui est arrivé de jeter des couteaux en direction de ses frères, et de sa mère ; avec l’idée toujours présente d’avoir éventuellement à retourner la lame contre elle-même.
B. Interprétation
a. L’absence d’un point de vue
Madame S. adhère à la multiplicité des opinions avec la nécessité de les réunir, quitte à rencontrer leur incompatibilité comme obstacle majeur. S’agit-il d’un trouble fusionnel, c’est-à-dire d’une paranoïa ? Écholalique, elle serait dans toutes les conversations faute d’avoir un point de vue à elle ; faisant à la fois les demandes et les réponses, n’exprimant des exigences propres que pour les annuler aussitôt. On comprendrait aussi qu’elle colle aux différents membres du groupe ; qu’elle se montre incapable de garder une confidence, qu’elle aille même jusqu’à se culpabiliser d’être incapable de garder pour elle les petits secrets d’autrui. S’expliquerait encore son mimétisme et cette tendance incontrôlable à s’annexer les embarras d’autrui. Elle semble très instable et varie au gré des rencontres et des opinions reçues. Personnage fragile et caméléon, elle serait consciente de ses difficultés mais incapable de les vivre. Ses colères ne seraient que l’expression de son impuissance à négocier ses velléités d’indépendance. Son agressivité d’un côté, ainsi que sa tendance exagérée à s’excuser pour tout et n’importe quoi de l’autre, seraient les deux aspects symétriques de la même difficulté à « savoir ce qu’elle veut ».
b. Une réunion toujours à reprendre
Une autre approche nous paraît plus explicative ; elle est strictement l’inverse de la précédente. Selon cette seconde interprétation, Madame S. est parfaitement capable de définir les différents points de vue de son entourage, et surtout d’en apprécier leur plus ou moins grande compatibilité. Elle n’est pas sans finesse pour entrer dans la perspective de tel ou tel. Elle comprend les différends enjeux et ne se montre pas incapable d’une certaine stratégie dans ses démarches. Mais elle se voit toujours poussée à réunir tous les propos tenus, tous les points de vue envisageables, sans exceptions. Il suffit que Madame S. entende une opinion supplémentaire pour que celle-ci soit immédiatement la cause d’une nouvelle réunion des parties en présence. La patiente est donc encore capable de politique, plus précisément de délégation, mais alors abusivement. Elle est toujours en mission, chargée de réunir tout et tout le monde. S’explique ainsi ce qu’elle appelle « la valse » des idées dont elle se plaint. Car elle contrôle encore la nécessité, selon son expression, « de s’embarquer », c’est-à-dire de prendre une position et de s’y tenir, mais elle ne peut échapper à la façon toujours renouvelée de poser le problème de cet embarquement. Comment s’embarquer quand le quai continuellement se dérobe ? Quelle mission accomplir quand la réunion des parties perpetuellement se transforme ? D’où l’apparence d’un univers instable, quasi éclaté, multiforme. Elle n’est pas dans un amalgame de mondes possibles, mais plutôt dans un monde sans arrêt élargi par d’autres possibilités de réunion. Elle fait preuve d’une activité exacerbée, toujours au four et au moulin, à ceci et à cela. Toujours en mission, Madame S. n’a finalement jamais la possibilité de démissionner. On comprend aisément que, dans cet univers toujours en quête de mission, elle puisse éprouver des difficultés pour se repérer.
c. Une déontologie parentale en crise
Cette seconde hypothèse nous paraît cohérente avec ses projections — sur ses parents et sur elle-même — d’une déontologie délictueuse. Ne faut-il pas avoir le principe de la loi pour en mesurer les infractions ? Et quelle mesure ! Madame S. s’épuise — et épuise son interlocuteur — à énumérer tous les manquements possibles à la déontologie parentale. Tout y passe, jusqu’à la saturation. Ne peut-on pas penser que ce dénombrement se trouve structuralement nécessité par l’obligation déontologique d’éprouver la totalité des services que suppose la responsabilité parentale ?
L’hypothèse d’une schizophrénie, c’est-à-dire d’une autolyse de l’établissement et de la partie, ou encore de l’indépendance et de la délégation, nous paraît pouvoir être retenue. La moindre opinion supplémentaire se trouve analysée, comptée séparément et ajoutée aux autres (= l’indépendance), contraignant Madame S. à inverser politiquement cet éclatement des parties dans la recherche épuisante d’une mission commune (= délégation), mission introuvable et donc toujours à reprendre.
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Notes
[1] Jean Gagnepain, Du Vouloir Dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines, II – De la Personne, De la Norme, Paris, Livre & Communication, 1991. [Cet ouvrage est, depuis, disponible en édition numérique : Du Vouloir Dire II, Institut Jean Gagnepain, Matecoulon-Montpeyroux, 1991-2016 – édition numérique – v.1, http://www.institut-jean-gagnepain.fr] (toutes les notes entre crochets sont de la rédaction de Tétralogiques)
[2] Nous poursuivons donc le travail entamé par Jean-Luc Brackelaire (La personne et la société, Bruxelles, De Boeck, 1995), à qui nous avons beaucoup emprunté. Nous avons également tenu le plus grand compte de l’ Introduction à la sociolinguistique et à l’axiolinguistique écrite par Jacques Laisis (Service Universitaire d’Enseignement à Distance, 1996, Rennes 2).
[3] En cela nous transposons à l’étude des troubles de la Personne la réflexion effectuée par Joël Guyard et Hubert Guyard sur les névroses. [Approche clinique de la Norme. Un exemple de probation sans correction. L’hystérie en cause, Tétralogiques, 9, Questions d’éthique, 1994, 115-163 ; Les troubles autolytiques. Quelques propositions pour comprendre l’obnubilation névrotique, Tétralogiques, 11, Souffrance et discours, 1997, 73-114 ; À qui la faute ? Tétralogiques, 12, Paternité et langage, 1999, 175-200. Voir aussi : H. Guyard et R. Le Borgne, Perdition ou effondrement. Quelques éléments pour distinguer deux hystéries, Tétralogiques, 11, Souffrance et discours, 1997, 137-154. H. Guyard et M. Morin, Incarcéré pour escroqueries. Discours psychopathique ou hystérique ?, Tétralogiques, 11, Souffrance et discours, 1997, 155-172].
[4] [Depuis la rédaction de ce texte en 1998, ont été effectivement publiés : H. Guyard, R. Le Borgne, M. Morin, F. Marseault, Schizophrénie et distribution des compétences. À propos de l’histoire clinique d’un patient, L’information psychiatrique, 80 (5), 2004, 371-8 ; H. Guyard, Mesure et démesure de l’altérité, L’information psychiatrique, 82 (7), 2006, 595-604 ; H. Guyard et C. de Guibert, Langue, pouvoir et politique au regard de la schizophrénie et de la paranoïa, dans : M. Gauchet et J.C. Quentel (Dir.), Histoire du sujet et théorie de la personne, Rennes, PUR, 175-189, 2009. Voir aussi : M. Morin, F. Marseault, R. Le Borgne, H. Guyard, Je te tiens, tu me tiens… Confrontation de trois cas de psychose et de perversion, Tétralogiques, 12, Paternité et langage, 1999, 141-174].
[5] Jean Gagnepain, Séminaire du 1er décembre 1983, Les conditions de l’expérimentation, séminaire inédit, 1983-84.
[6] Le terme de dignité a l’avantage de faire le pendant de celui d’intimité. Il nous paraît tout à la fois désigner les responsabilités professionnelles et la considération qui s’y rattache. En termes plus techniques, le modèle parle d’instituant et d’institué.
[7] [Ce concept de discrimination ne semble en réalité pas tout à fait fixé, puisque Hubert Guyard y substitue plus loin, parfois, le concept d’émancipation].
[8] [Ou émancipation].
[9] [idem
[10] [Ou discrimination].
[11] [Ou discrimination].
[12] Jean Gagnepain, Les conditions de l’expérimentation, séminaire inédit, 1983-84. Séminaire du 1er décembre 1983.
[13] « Le pervers est au premier chef la victime de son propre montage. Il en est le jouet au titre des déterminations psychiques qui l’y condamnent. Les perversions nous renvoient à la logique singulière d’une organisation psychique, c’est-à-dire à une strucure. Cela récuse l’idée que les déviations perverses soient machiavéliques » (Joël Dor, Clinique psychanalytique, Denoël, 1994, p. 119).
[14] Jean Clavreul, Article « Perversion », in Encyclopaedia Universalis, t. 14, 1985.
[15] [Ces hypothèses sont notamment développées dans le séminaire inédit de 1983-1984 déjà cité, Les conditions de l’expérimentation].
[16] [Que l’homosexualité soit considérée ici comme un trouble, une « pathologie », peut actuellement surprendre. Ce point sera précisé en 3.2].
[17] Patrick Vignoles, La perversité, Hatier, 1988, p. 56.
[18] Masud Khan, Figures de la perversion, Gallimard, trad. fr. Claude Monod, 1979/81, p. 24.
[19] Les gens « qui se font valoir aux dépens d’autrui » et qui s’enferment dans une « auto-vénération » peuvent être dits narcissiques (Alberto Eiguer, Le pervers narcissique et son complice, Dunod, 1989).
[20] Patrick Vignoles, op. cit., p. 57.
[21] Alberto Eiguer, op. cit. p. 141.
[22] Masud Khan, op. cit., p. 31.
[23] Alberto Eiguer, op. cit., p. 44.
[24] « Lorsqu’on parle de sexualité infantile, on prend irrésistiblement le point de vue de l’adulte, imputant au creux de l’enfant un vécu qui n’est pas le sien et décrivant son être sexuel en le déformant totalement » (Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Seuil, 1975, p. 374).
[25] Patrick Vignoles, op. cit., p. 55.
[26] Camille Dumoulé, Don Juan ou l’héroïsme du désir, PUF, 1993, p. 28.
[27] [Ou émancipation].
[28] Henri Ey, Étude N°12, in Études psychiatriques, Desclée de Brouwer, 1950, p. 224-25.
[29] Ibid.
[30] Ibid.
[31] Joël Dor, Clinique psychanalytique, p. 121.
[32] « Les perversions sont plus proches du rêve que la formation névrotique de symptôme. (…) Le moi du pervers met son rêve en acte (…), il ne parvient pas non plus à sortir de son sommeil. C’est alors que nous sommes confrontés à une tâche thérapeutique particulièrement difficile dans le traitement du pervers : à savoir comment s’y prendre pour le sevrer, le réveiller, pour le faire sortir de cette attitude qui lui est propre et qui consiste à mettre ses rêves en scène. Nous nous trouvons face à l’inaccessibilité du pervers, à un changement et à une influence au travers de ses relations d’objet. Aucun être au monde, ou presque, ne peut véritablement lui venir en aide car il pourrait bien être, comme le dit le Tweedledee de Lewis Carroll only a sort of thing in his dream, « seulement une sorte de chose dans son rêve » (Masud Khan, Figures de la perversion, p. 40).
[33] Joël Dor, Clinique psychanalytique, p. 128-29.
[34] « Le partenaire, en somme, — et c’est là l’essentiel — n’est plus celui que la nature nous offre, mais celui que notre statut nous permet ; soror, la femme de chez soi n’est pas uxor, celle qu’on y amène et le privilège du mâle également disparaît non, comme cherchent sans rire à le faire croire certains analystes qui souhaiteraient nous voir accoucher, du fait de l’inversion — fût-elle symbolique — des rôles, mais du passage ainsi réalisé du sexus au nexus, c’est-à-dire à une taxinomie où la particularité organique le cède aux traits fort variés du registre qui structuralement la conteste et dont les identifications arbitraires nous classent socialement en fonction, non point de nos qualités naturelles, mais exclusivement de nos appartenances » (Jean Gagnepain, Du Vouloir Dire t. II, De la personne. De la Norme, p. 40).
[35] J. Lefebvre, La personnalité de l’exhibitionniste, Acta Neurologica et Psychiatrica Belgica, 59, 1959, pp. 253-267.
[36] Ibid.
[37] Richard von Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, trad. fr. René Lobstein, Éd. Climat-Garnier, 1990, p. 406.
[38] Gérard Bonnet, Le couple voyeurisme exhibitionnisme : relectures, essai d’interprétation, Psychanalyse à l’Université, 1, 1975, pp. 153-84.
[39] Ce que l’on habille n’est pas un corps anatomique, mais un corps social. « L’homme comme la femme se couvre de dentelles et de plumes. La mascarade remplace la parade » (Eugénie Lemoine-Luccioni, La Robe. Essai psychanalytique sur le vêtement, Seuil, 1983, p.42).
[40] « C’est cette analyse ethnique en termes de statuts qui, en nous situant sans cesse par rapport à tout ce que l’on peut être, c’est-à-dire à tout ce que l’on est et à tout ce que l’on n’est pas, nous force à définir toujours à nouveau ce que nous sommes socialement, notre état. Nous proposons en effet de parler d’état pour désigner sur cette face l’identité politique, à savoir le réinvestissement de cette analyse dans la situation, son aménagement en fonction de la conjoncture » (Jean-Luc Brackelaire, La personne et la société, p. 191).
[41] Jacques Laurent, Le nu vêtu et dévêtu, Paris, Gallimard, 1979.
[42] Claude Lévi-Strauss, L’homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 307.
[43] J. Lefebvre, La personnalité de l’exhibitionniste, Acta Neurologica et Psychiatrica Belgica, 59, 1959, pp. 253-267.
[44] Camille Dumoulé, Don Juan ou l’héroïsme du désir, 1993, p. 28.
[45] « Dans un sens très étroit, (…) il s’agit de tous ceux qui avouent (vivent) leur amour des garçons (de onze à seize ans) et qui se distinguent ainsi des pédophiles, qui semblent ne retenir que les enfants pré-pubères, ou des koréphiles, que leur ardeur pousse vers les petites filles » (J.-L. Pinard-Legry et B. Lapouge, L’Enfant et le pédéraste, Seuil, 1980, p.15).
[46] Jean Gagnepain, Les conditions de l’expérimentation, séminaire inédit, 1983-84.
[47] Sigmund Freud, La vie sexuelle, PUF, 1970, p. 47.
[48] Camille Dumoulé, Don Juan ou l’héroïsme du désir, 1993, p. 30.
[49] Ibid., p.39.
[50] J.L. Pinard-Legry & B. Lapouge, L’enfant et le pédéraste, Seuil, 1980, p. 50.
[51] Camille Dumoulé, op. cit., p. 28.
[52] Ibid., p.28
[53] Ibid., p.35.
[54] Michel Berve, Article « Don Juan », Encyclopaedia Universalis, pp. 637-640.
[55] Francesco Alberoni, L’érotisme, Pocket, 1986/90, pp. 125-26.
[56] Ibid, p. 126.
[57] J.-L. Pinard-Legry & B. Lapouge, L’enfant et le pédéraste, 1980, p. 66.
[58] Camille Dumoulé, Don Juan ou l’héroïsme du désir, 1993, p. 49.
[59] « Ce dont il s’agit politiquement, ce n’est plus, en effet, de se démarquer ethniquement mais d’établir un lien avec un partenaire dans une conjoncture donnée. Le partenaire définit ainsi l’unité d’échange, le segment politique. (…) C’est donc définir qui est notre partenaire et qui nous sommes dans ce rapport avec lui » (Jean-Luc Brackelaire, op.cit., p. 200).
[60] J.-L. Pinard-Legry & B. Lapouge, L’enfant et le pédéraste, p. 85.
[61] [Ou émancipation].
[62] Charles Fourier, Vers la liberté en amour, Gallimard, 1975.
[63] Francesco Alberoni, L’érotisme, Pockett, 1986/90, pp. 115-16.
[64] Ibid., p. 118.
[65] Gabriel Matzneff, Les Passions schismatiques, Stock, 1977, p. 150.
[66] René Schérer, Une érotique puérile, Galilée, 1978, p. 67.
[67] Paul Chamberland, L’Amour, mesure parfaite, toujours à réinventer, in Luc Benoît et al. (Dir.), Sortir, Ed. de l’Aurore, Montréal, 1978, p. 56.
[68] J.-L. Pinard-Legry & B. Lapouge, L’enfant et le pédéraste, Seuil, 1980, p.80.
[69] Paul Chamberland, op. cit., p.71.
[70] J.-L. Pinard-Legry & B. Lapouge, L’enfant et le pédéraste, p.56.
[71] « À première vue, il est surprenant de trouver ici le sado-masochisme car il est habituellement conçu en lien à la sexualité et présenté comme une perversion. Or les troubles de l’institué, c’est-à-dire de la paternité et donc du pouvoir, renvoient plutôt à ce qu’on appelle les psychoses. Mais c’est précisément l’originalité de Gagnepain de le ressaisir comme étant essentiellement un trouble du pouvoir et non de l’amour ou de la sexualité. Il s’agit, selon lui, d’une domination pathologique. Disons que le sadique ou le masochiste, plutôt que de définir et d’exercer sa charge par rapport à autrui, se donne prise sur lui ou lui donne prise sur soi. Ils franchissent tous les deux les frontières qualitatives de la responsabilité comme le voyeur et l’exhibitionniste, sur l’autre face, traversent par effraction celles de l’intimité » (Jean-Luc Brackelaire, op. cit., p. 216).
[72] Henri Ey, P. Bernard, Ch. Brisset, Manuel de Psychiatrie, 5e Ed., Masson, 1960/78, p. 391.
[73] Dégradation dont on ne voit pas le mécanisme.
[74] Richard von Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, p. 283.
[75] Joël Dor, Clinique psychanalytique, pp. 133-34.
[76] Havelock Ellis, Sur le mécanisme des déviations sexuelles, Analytica, 62, 1990.
[77] Richard von Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, p. 147.
[78] Ibid., pp. 167-68.
[79] « La charge désigne ainsi l’identité non plus professionnelle mais contractuelle ». Jean-Luc Brackelaire parle de « l’exercice d’une charge » ou « de la prise en charge » pour désigner le fait que le « client » négocie la part de compétence qu’il attend d’un prestataire de service auquel il s’adresse, tout autant que le prestataire de service négocie avec son client ce qu’il attend de lui.
[80] « Il se peut, par exemple, que divers offices fortuitement convergent dans un même emploi et que l’épicier soit aussi gargotier, exprès et sacristain ; nous parlons, dans ce cas, de symmélie » (Jean Gagnepain, Du Vouloir Dire, t. II. De la personne. De la Norme, p.71).
[81] Havelock Ellis, Sur le mécanisme des déviations sexuelles, Analytica, 62.
[82] D.A.F. de Sade, Eugénie de Franval, in Les crimes de l’amour, Le livre de Poche, 1799/1972, p. 163.
[83] Eugenio Tanzi, Paranoïa, in Classiques de la paranoïa, Analytica, 30, 1982.
[84] Ibid., p. 71.
[85] Ibid., p. 73.
[86] Ibid., p. 78.
[87] Emil Kraepelin, La folie systématisée, in Classiques de la paranoïa, Analytica, 30, 1982, p.99.
[88] Paul Sérieux et Joseph Capgras, Délire de revendication, inClassiques de la paranoïa, Analytica, 30, 1982, p.100.
[89] Emil Kraepelin, La folie systématisée, in Classiques de la paranoïa, Analytica, 30, 1982, p.101.
[90] Spinoza (Éthique, Livre III, théorème 35), cité par Henri Ey, Étude N°18, Jalousie morbide, in Études psychiatriques, Desclée de Brouwer, 1950.
[91] Henri Ey, Étude N°18, Jalousie morbide, in Études psychiatriques, Desclée de Brouwer, 1950, p.487.
[92] Jean-Luc Brackelaire, pour désigner la même réalité, ne parle pas d’association mais de partie : « C’est ce concept de partie que nous suggérons pour désigner l’unité déontique, le segment contractuel (…) Politiquement, nous tentons en effet d’établir un contrat avec une autre partie. Et cela consiste à réorganiser les rôles en fonction de la situation, autrement dit, à les redistribuer entre les deux parties. Chacune d’elles est une, quel que soit le nombre de rôles qu’elle contient, et elle n’est ce qu’elle est que de s’articuler contractuellement avec l’autre. Collaborer, c’est ainsi restructurer l’ensemble des rôles qui composent la scène autour du contrat que nous déterminons avec une autre partie » (La personne et la société, p. 223).
[93] Eugenio Tanzi, op. cit., p. 71.
[94] Emil Kraepelin, La folie systématisée, in Classiques de la paranoïa, Analytica, 30,1982, p. 38.
[95] René Maublanc, Fourier et les cocus, in Analytica, 61, 1990. p. 17.
[96] Ibid.
[97] Ibid.
[98] Charles Fourier, Hiérarchie du cocuage, in Analytica, 61, 1990.
[99] [Ou émancipation].
[100] [idem].
[101] Karl Abraham, Psychanalyse d’un cas de fétichisme, inŒuvres complètes, I, 1907-1914, Payot, 1910/1965, p. 147.
[102] Claude Brodeur, Au sujet du fétichisme. Les destins d’un événement, Revue Française de Psychanalyse, 24, 1982, pp. 304-13.
[103] Ibid.
[104] Ibid.
[105] Gaëtan de Clérambault, Questions psychiatriques diverses, in Œuvre psychiatrique, PUF, 1942, pp. 599-709.
[106] L. Massion-Verniory, La kleptomanie, Acta Neurologica et Psychiatrica Belgica, 57, 1957, pp. 869-89.
[107] On perçoit également la difficulté d’établir un diagnostic différentiel entre perversion et obsession, difficulté qui pousse l’auteur de l’article à parler « d’obsession-impulsion ».
[108] Ibid.
[109] « Qu’est-ce qu’un transsexuel ? C’est un sujet qui a la conviction profonde et irréversible d’appartenir à l’autre sexe, et qui désire être aidé dans son changement d’état civil par les médecins ou les psy » (Henri-Pierre Klotz, Le transsexualisme, problème médical, Ornicar ?, pp. 22-23, 1981).
[110] Les « transsexuels secondaires mâles » représentent « une catégorie fourre-tout constituée d’hommes demandant un changement de sexe dont l’histoire est différente du transsexuel primaire en ce que le comportement correspondant à l’autre genre ne commence pas dans la toute petite enfance, est ponctuée d’épisodes de comportement banalement masculin, et (à de rares exceptions près) est additionnée d’expériences de plaisir en provenance des organes génitaux mâles » (Robert J. Stoller, Masculin ou féminin ?, PUF, 1985/89, p. 46).
[111] Ibid., p. 45.
[112] Henri-Pierre Klotz, Le transsexualisme, problème médical.
[113] Jacques Lagrange, Le vrai sexe du transsexuel, Psychanalyse à l’Université, 17, 1992, p. 97-116.
[114] « La théorie de Stoller oppose le sexe qui renvoie à des connotations physiologiques et le genre qui relève de critères psychologiques ; elle rationalise et estampille, en quelque sorte, la séparation entre sexe et genre revendiquée par le transsexuel. Certains transsexuels seraient réellement dotés d’une psyché féminine, thèse qui objectivise le discours manifeste, la soi-disant conviction d’avoir une âme de femme dans un corps d’homme. Évacuant la pulsion de sa compréhension, comme le transsexuel l’évacue de sa vie, Stoller propose une théorie-reflet (Oppenheimer, 1988) qui redouble la croyance transsexualiste (…) » (Agnès Oppenheimer, Le désir d’un changement de sexe : un défi pour la psychanalyse ? Psychanalyse à l’Université, 66, 1992, p. 117-34).
[115] Ibid.
[116] Joël Dor, Structure et perversions, Denoël, 1987, p. 245.
[117] Elisabeth Croufer-North, Le cas Sébastien, Ornicar ?, 22-23, 1981.
[118] Eugénie Lemoine-Luccioni, La robe. Essai psychanalytique sur le vêtement, p. 26.
[119] Richard von Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, p. 349.
[120] Ibid., p. 351.
[121] Joël Dor, Clinique psychanalytique, p. 147.
[122] Ibid.
[123] « Il s’agit d’une hypersocialité de l’appartenance, du statut, c’est-à-dire une hypersocialité des emblèmes, à tel point que tout ce qui est en rapport avec l’être aimé se trouve tenir lieu de lui ; autrement dit, c’est une négation telle de la sexualité que le parapluie de la belle finit par rendre les mêmes services » (Jean Gagnepain, Les conditions de l’expérimentation, séminaire inédit, 1983-84, p. 42).
[124] Un des patients de C. Chiland s’exprime ainsi : « Qu’on m’ôte cette horrible chose, ce morceau de bidoche qui pendouille entre mes jambes et ne me sert à rien » (C. Chiland, Enfance et transsexualisme, La psychiatrie de l’Enfant, vol. XXXI, 2, 1988, p. 330).
[125] Marcel Czermak, Précisions sur la clinique du transsexualisme, Le Discours psychanalytique, 3, 1982, p. 19-22.
[126] « Aussi bien, autant le transsexuel masculin s’efforce-t-il d’être identifié à LA femme, autant la femme transsexuelle cherche à s’identifier à Un homme. D’un côté comme de l’autre, c’est toujours relever le défi d’une identification impossible. Et c’est cette impossibilité qu’ils essaient précisément de neutraliser par un changement de sexe dans la réalité » (Joël Dor, Structure et perversion, p. 254).
[127] « Ils savent qu’ils sont biologiquement mâles » (Robert J. Stoller, Masculin ou féminin ?, PUF, 1985/89, p. 45).
[128] Richard von Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis, p. 378.
[129] Pour reprendre une formule de Gérard Bonnet, il est important de passer des perversions sexuelles à la perversion de la sexualité (Gérard Bonnet, Des perversions sexuelles au sexuel pervers, Psychanalyse à l’Université, 1994, 19, 74, pp. 73-90).
[130] Paul Lemoine, L’homme au Bic, Ornicar ?, 28, 1984, pp. 107-131.
[131] Paul Laurent Assoun, Le fétichisme, PUF, p. 105.
[132] Ibid.
[133] Patricia Mercadier, L’illusion transsexuelle, L’Harmattan, 1994, p. 218.
[134] Catherine Rihoit, Jeanne Nolais, Histoire de Jeanne transsexuelle, Mazarine, 1980, p. 19.
[135] « Et l’horreur du féminin ? D’abord l’horreur de la féminité des mecs… Ces mecs qui sentent la femme. Et regard féroce sur les femmes : ces femmes (les passantes), ces corps de femmes qui ont enfanté, c’est affreux, affolant ; elles ne croient à rien ! » (Daniel Sibony, Perversions, Grasset, 1987, p. 218).
[136] [Ou émancipation
[137] Jean-François Bargues, L’homosexualité masculine, aspects cliniques et mythologie, L’évolution psychiatrique, 34, 2, 1969, pp. 313-336.
[138] Lucien Israël, Désir à l’œil, La perversion de Z à A, Les cahiers d’Arcane, 1994, p. 91.
[139] Charles Melman, Article Homosexualité, Encyclopaedia Universalis, 1985, p. 617.
[140] Lisa, Liu, Gro, Toutes Trois, Seuil, 1975.
[141] Lucien Israël, op. cit., p. 93.
[142] Il lui faut « Payer par le désert quotidien les minutes flamboyantes de (ses) extases sexuelles » (Daniel Sibony, Perversions, pp. 214-21).
[143] Joël Dor, Structure et perversions, pp. 163-72.
[144] René Zazzo, Le paradoxe des jumeaux, Stock, 1984.
[145] Ibid., pp. 50 et 51.
[146] [Ou émancipation
[147] Ceux qui n’ont pas de jumeaux, donc les non homosexuels.
[148] Jean-Luc Brackelaire, op.cit., p.216.
[149] Ibid., p.219.
[150] Toutes les citations qui suivent sont extraites de Emil Kraepelin, Les paraphrénies in La clinique franco-allemande, Analytica, 19, 1980.
[151] Henri Ey, P. Bernard, Ch. Brisset, Manuel de Psychiatrie, 5e Éd., Masson, 1960/78, p. 535.
[152] Ibid.
[153] Ibid., p. 575.
[154] Ibid., p. 574.
[155] Ibid.
[156] Ibid., p. 5 75.
[157] Mélanie Klein, Contributions of Psychoanalysis, 1921-1945, London, Hogarth Press, 1950.
[158] Gisela Pankow, L’Homme et sa psychose, Aubier Montaigne, 1969, p. 121.
[159] Ibid., p. 120.
[160] Ibid, pp. 154-55.
[161] Henry Ey et al., ibid., p.583.
[162] Gisela Pankow, ibid., p.159.
[163] Henry Ey et al., ibid., p. 579.
[164] « Ce qui frappe le plus dans l’observation clinique de ces délirants, c’est le contraste saisissant entre les conceptions paralogiques et la mythologie du Délire et une correcte (et parfois parfaite) adaptation au réel. L’image du Moi reste par exemple insérée dans la réalité avec son développement historique véritable ; elle interfère seulement avec l’image délirante du Moi métamorphosée dans une sorte de diplopie très caractéristique. De même, les Délires les plus fantastiques de catastrophes cosmiques, d’événements fabuleux n’empêchent pas le malade d’être très bien inséré dans la réalité de l’existence quotidienne. Les capacités intellectuelles, la mémoire, l’activité laborieuse, le comportement social demeurent remarquablement intacts » (Henry Ey et al., ibid., p. 525).
[165] Jean-Luc Brackelaire, La personne et la société, p. 224.
[166] J. Paquay, À propos d’un cas de négativisme, Acta Neurologica et Psychiatrica Belgica, 56, 1956, pp. 476-486.
[167] [Hubert Guyard n’a pas précisé le terme manquant. La logique conceptuelle présentée précédemment à propos du sadisme suggère ici le concept de fascination, voire ceux de délicatesse ou adoration].
[168] [Centre Hospitalier Spécialisé en Psychiatrie].
Hubert Guyard« Répulsion et Persécution : Les troubles de la Personne », in Tétralogiques, N°22, Troubles de la personne et clinique du social.