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Robert Le Borgne

Psychologue au Centre Hospitalier Guillaume Régnier, Service G06, Dr Galinand, Rennes. r.leborgne chez ch-guillaumeregnier.fr

Transmission culturelle et distribution des rôles chez un jeune homme souffrant de schizophrénie

Résumé / Abstract

Cet article, à travers le cas d’un jeune homme diagnostiqué de schizophrène, s’intéresse à la façon dont ce trouble à la fois entrave et révèle la façon dont s’opère une transmission — entre générations ou entre pairs —, ainsi qu’à la question des rôles que toute situation sociale implique. Il développe également une hypothèse en ce sens concernant les « voix » que les malades entendent.



Introduction

Le présent travail se situe dans la suite d’une série d’articles déjà publiés qui ont tous en commun la psychose, plus particulièrement la schizophrénie [1]. Il se penche cette fois plus précisément sur deux questions. D’abord celle de la transmission (intergénérationnelle, mais pas seulement), à travers le cas d’un patient, Yannick, qui donne à réfléchir sur ce qu’une fragilité interne probable, exposée elle-même aux effets d’une paternité en délicatesse avec la transmission, engendre comme tableau clinique. De façon plus générale, il s’agit là de la relation entre les matériaux ou « bagages » nécessaires au futur avènement à la personne d’un enfant et produits par le groupe identitaire de référence, et les dispositions internes de cet enfant à les exploiter. Ensuite la question du ou des rôles, selon la définition qu’en donne la théorie de la médiation comme unités ethniques instituées, par rapport à quoi nous formulons une hypothèse sur le statut des voix chez les schizophrènes [2] [3].

1 Schizophrénie versus paranoïa, ou comment les cliniques s’apportent de mutuels éclairages

Le cas de Yannick, dont il sera principalement question ici, pour singulier qu’il soit, nous semble rapportable à celui d’autres personnes diagnostiquées elles aussi comme schizophrènes, au sujet desquelles nous avons publié des articles précédemment, et sur lesquelles il nous semble intéressant de revenir pour commencer. Les tableaux cliniques s’enrichissant, par ailleurs, de leur confrontation, nous proposons également la lecture contrastive d’un tableau de personne souffrant d’un trouble paranoïaque [4].
Chaque fois que nous avons eu à formuler des hypothèses sur des personnes schizophrènes (les cas Léa et Edouard, développés respectivement dans Morin et al. (1999) et Guyard (2004)), nous en sommes venus à parler de l’invariant que constitue pour eux la valse des points de vue permettant l’examen voire la constitution des situations. Ces « points de vue » ne sont pas affaire de conscience ou de logique mais de situation : comment on se situe temporellement, géographiquement, comment on analyse la stratification sociale – les trois dimensions étant simultanément soumises à la dialectique à flux continu de la divergence (ethnique) et de la convergence (politique) constituant la personne.

Léa était ainsi dans l’impasse chaque fois qu’elle était face à un choix : remonter les volets roulants de sa chambre puis aller prendre son petit déjeuner ou, au contraire, manger et ensuite seulement ouvrir ses volets ? La question des cadeaux de Noël était un problème inextricable : en offre-t-on uniquement aux membres de la proche famille, ou bien faut-il élargir ? dans ce cas jusqu’où ? faut-il inclure les amis ? Et comment faire avec un budget réduit, en tenant encore compte du degré de proximité familiale pour déterminer la somme à consacrer à chacun ? Ce n’était pas fini, il fallait évaluer la possibilité que tel ou tel ne lui fasse pas de cadeau, déterminer ceux qui n’en méritaient pas, mais au risque de rouvrir des contentieux…
Edouard lui ne pouvait examiner une situation sans en considérer tous les angles possibles, sachant que chacun privilégie des détails au détriment d’autres, fait courir le risque de négliger des indices pourtant pertinents. Sans cela il aurait craint de prêter le flanc au jugement d’une autorité (religieuse, militaire ou psychiatrique), qui aurait pu l’accuser d’occuper une place ou lui prêter des intentions qui n’étaient pas siennes.

Chez ces deux patients comme chez Yannick, nous avons cru trouver l’inévitable prédominance d’un emballement. Hubert Guyard aurait parlé d’« affolement de manège » – qui, une fois lancé, entraîne le vertige des points de vues. Un vertige corrélé à l’incapacité à organiser pour un temps donné une seule et même situation à l’intérieur de laquelle l’espace, le temps, le milieu seraient congruents [5] ; l’hypothèse étant ici que c’est cette congruence qui arbitre en nous – hors pathologie –, et qui permet provisoirement la clôture d’une scène. Pour isolable qu’elle soit, cette scène reste dynamiquement articulable à celles qui précèdent ou qui suivent, mais chacune tire les indices qui la fondent à être distinguable des autres scènes correspondant à d’autres situations avec lesquelles elles ne s’amalgament pas.
A défaut de pouvoir relativiser les saisies sinon les vécus des situations, ces patients, pour tenter de mettre un terme à ces valses de points de vue, peuvent soudainement se river à ce qu’ils sont persuadés d’avoir éprouvé comme une distribution aboutie où ils avaient une « réelle » place, un « authentique » rôle, une fonction « établie » dans une situation définissant aussi le rôle des autres protagonistes : des postures « sans ambigüité » sur les rôles dévolus en pareille circonstance. Ces situations étalons se cristallisent et deviennent alors princeps. Au point d’avoir à s’y cramponner !
Edouard avait ainsi figé ses lectures de Madame Bovary, ses écoutes de morceaux choisis de Charles Mingus. A l’opposé d’un paranoïaque ciblant la totalité encyclopédique d’un auteur ou d’une œuvre, il s’évertuait à n’en choisir toujours qu’un fragment ; et il était le spécialiste de l’anthologie très restreinte sur laquelle il jouait, lui, de la totalité de son savoir. Léa, elle, cherchait aussi des modèles de comportement, des sortes de mode d’emploi permettant de mettre fin à toute discussion : après avoir vu un cuisinier à la télévision et acheté son livre, elle pouvait décréter qu’aucun autre livre de cuisine n’aurait plus désormais sa place chez elle : comme s’il était impossible d’articuler dans une histoire commune la place relative de ces livres, pour nous complémentaire – le dernier rendant tous les autres caduques.
Yannick, Léa et Edouard nous ont tous trois fait nous questionner sur le statut du péremptoire [6]. Quelle est la fonction de ces assertions qui se présentent comme des litanies ? ne serait-elle pas de rester hors de portée de l’autre ? A ces valses incessantes de points de vue, les patients n’auraient-ils pas trouvé comme seule échappatoire celle de s’accrocher à des cristallisations – ou des positions réifiées – excluant une fois pour toutes toute négociation ?
Il n’est pas inutile de contraster ces tableaux avec une figure radicalement différente. C’est toujours de l’opposition contrastive entre des pathologies ou des troubles – tant que les observations sont faites avec le même cadre théorique – que leurs mécanismes sous-jacents peuvent le mieux être saisis.

Alain [7] est diagnostiqué paranoïaque. Il est sempiternellement en panne de relations d’altérité pacifiées [8]. Les conflits inhérents à nos intersubjectivités deviennent chez lui des espaces d’affrontements : tête contre tête, violence contre violence, animosité haineuse qui se met en boucle. Il n’est que rarement accessible à l’humour. C’est là aussi une signature qui donne une idée de ce qu’il craint quand il est dans un groupe, où les railleries peuvent fuser. Les tensions éventuelles inhérentes au voisinage sont, chez lui, peu graduables si tant est qu’il dispose d’une échelle de graduation : il en vient vite à se sentir menacé, et il est réciproquement vécu comme grandement menaçant.
Ce patient se caractérise par un rapport fusionnel à des tâches pour lesquelles il se croit mandaté, ce que nous lisons comme le produit de son inaptitude foncière à analyser les services rendus/attendus autrement que dans des enjeux de rapports de force quasi existentiels. A titre d’exemple, le supposé service rendu de balayer un local et d’y passer la serpillière va tourner au bras de fer et, au final, un soignant stagiaire passant dans le dos du patient qui exécute sa tâche va être physiquement pris à partie. Chez Alain, le tableau des plaintes tourne autour d’une lutte des places : ou il n’en a aucune, ou il en prend démesurément trop, mais rien ne vient jamais à se négocier. Il n’a aucune mesure étalonnée des étendues respectives de places qui, hors pathologie, sont chez nous dialectiquement négociées et donc distributives dans une dynamique toujours à refaire.

2 Yannick, un jeune homme en délicatesse avec l’histoire

2.1 En guise de présentation, pour situer la question dans un contexte plus général

Entre ce qu’un modèle théorique livre comme portraits supposés des formes de psychoses, avec parfois une certaine stéréotypie, et ce que la pratique clinique fait trouver comme « incarnation » de ces troubles, il peut y avoir de grandes différences. Cet article est aussi une invitation à parcourir cette distance. Le Dr Paul-Claude Racamier (1992) avait déjà montré en son temps que même si des patients psychotiques pouvaient avoir en commun, par exemple, d’être délirants, majoritairement hallucinés, toujours en peine avec les partenariats et en quasi-totalité en grande panne pour composer avec le réel quotidien, tous n’avaient pas les mêmes degrés de souffrance et n’avaient pas développé les mêmes formes de béquillage-compensation pour faire tenir « leurs solutions. »
Yannick nous oblige à constater qu’une fois posé le diagnostic de schizophrénie, on est loin d’avoir tout dit, qu’on n’a même finalement rien dit ; du moins rien de ce qui doit être inventé ensuite avec le patient pour être un peu soignant.
Faire « arrêt sur image » est parfois heureux, surtout si c’est pour se demander avec quelles lunettes on observe le monde, et pour en découvrir des indices que nous avions sous les yeux sans les voir. Cela permet parfois de se demander ce qui nous fait imputer si facilement la bizarrerie d’une situation au seul dysfonctionnement prêté au patient « en singulier » alors que la psychose n’est jamais lisible que dans un rapport (fut-il altéré) d’altérité. Jean Oury, chantre de la psychothérapie institutionnelle, n’avait de cesse de le rappeler : parler d’une personne réputée psychotique c’est toujours, en conséquence, avoir à parler d’une ou de plusieurs situations qui concernent toutes les parties en présence. Qu’est-ce qu’une situation, qu’est-ce qu’un statut, qu’est-ce qu’un rôle, qu’est-ce qu’une partie (comme dans l’expression « entre parties ») ? C’est bien plutôt cela qui est à examiner : nous y reviendrons.

Yannick donne aussi, nous l’avons dit, à réfléchir sur la conjonction (la « collusion » peut-être) entre les effets d’une possible déficience structurale propre, qui le prédispose à décompenser sur un mode psychotique, et une défaillance paternelle, incapable de fournir la « compensation » à des vulnérabilités en puissance chez la personne en devenir qu’il était. Comment faire la part entre :

  • un trouble premier attribuable à cet enfant intrinsèquement mal équipé pour trouver un rôle, une place ou une fonction et en faire un apprentissage nourricier ;
  • le retentissement des incapacités répétées d’un père à lier son enfant aux histoires en cours et à l’y inscrire ?

Le concept d’histoire est à entendre au sens large :

  • filiation de nom mais, de façon plus générale, à une lignée ;
  • affiliation culturelle à des us et coutumes et commentaires destinés à faire lien par-dessus les modifications des conditions de cohabitation, que ce soit dans un cadre familial, ethnique, professionnel [9] ;
  • mise en partage des événements et péripéties de vie quotidienne – au nombre de quoi on doit compter la célébration des anniversaires qui installe ces faits dans une perspective historique que seuls les adultes sont en capacité de prendre à leur compte ;
  • événements ou incidents « subjectifs » (dents qui tombent, premiers pas, photos témoignages qui ancrent dans un processus de possible reprise ou commémoration, premier jour chez la nounou ou à l’école maternelle, dispute mémorable (justement !) avec un copain d’école…) qui constituent aussi une trame prétexte à ré-évocation au titre d’événements notoires, donc comptant pour le groupe d’appartenance.

Ce que nous savons de l’histoire du père de Yannick, d’origine malgache, c’est qu’il a semblé être assez solide tant qu’il a servi à l’armée et qu’il a été marié ; mais que divorcé, puis ayant quitté Madagascar et les drapeaux, il n’a cessé de se « déclasser ». A partir de son installation en France, où il n’a trouvé du travail qu’en tant qu’intérimaire, il s’est retrouvé, du fait de ses faibles capacités financières, à occuper des appartements dont le standing a sans cesse reculé. Assez vite, il n’a plus trouvé d’emploi que dans les abattoirs et même là, a été cantonné aux travaux les moins considérés ; le tout, sans espoir de gravir des échelons. Déclassé lui-même, cet homme s’est retrouvé à ne côtoyer que des personnes sans qualification et résignées, donc, au final, à être passablement déconsidéré par les employés un peu moins défavorisés. A cette dégringolade sociale a correspondu une rupture des liens avec sa propre lignée et, simultanément une altération certaine de l’estime de lui-même. Comme par glissements successifs, se sont surajoutées des fréquentations portées sur l’alcool. Yannick nous dira qu’à l’armée son père buvait déjà sans doute, mais que depuis son arrivée en France sa consommation avait empiré. Il nous a confié également avoir souffert énormément de constater comme son père oubliait régulièrement de faire les courses pour le recevoir, négligeait sa tenue comme celle de son appartement. Selon Bernard Couty, la relation entre la dégradation professionnelle et celle de sa position sociale est constitutive du fonctionnement sociologique : « le chômage, par exemple, perte de profession, affecte les conditions d’exercice de la responsabilité sociale, du métier, et en même temps induit un déclassement, un réaménagement de la parité » [10].
Même s’il a maintes fois surpris son père en train de « cuver » certains après-midis, et s’il redoutait de le voir se clochardiser, Yannick n’a cessé d’espérer le voir se ressaisir.

Chose intéressante, évoquant son épuisement de devoir sans cesse jeter les bouteilles trouvées chez son père, Yannick a pu dire qu’il aurait pu s’appuyer sur son beau-père. Le nouveau compagnon de sa mère après la séparation de ses parents lorsqu’il avait six ou sept ans, déjà père de deux enfants d’une précédente union avec lesquels Yannick a grandi, avait d’emblée été très attentif à lui, lui avait consacré du temps. Mais « ça n’avait pas été possible ». La difficulté aurait été qu’il était dans l’impossibilité de « se concentrer » et donc de se laisser enseigner « les bases de la vie » par ce beau-père, qui était un très bon parent pour ses deux propres enfants [11].
Difficile de savoir ce que pouvait recouvrir ce terme de bases… Au-delà des conflits de loyauté possibles de l’enfant qui aurait préféré n’être éduqué que par son géniteur, nous pouvons faire l’hypothèse de la précarité des dispositions internes du patient à se laisser enseigner par les adultes, au moins à être réceptif aux figures parentales – oncle, grands-parents et, bien sûr, déjà sa mère puisque celle-ci a toujours été présente [12]. Spontanément, on peut en effet se demander si un enfant dont le père défaille ne se « servirait » pas d’un beau-père comme figure, par suppléance, à qui « emprunter des matériaux » pour s’esquisser une identité. Il y a donc ici matière à se questionner sur cette incapacité à se saisir de figures paternelles de suppléances dans les environnements scolaires, de loisir, de voisinage, de grands copains du quartier, d’oncles de la lignée maternelle, d’éducateurs sportifs, etc.

2.2 Une « histoire » de vie qui se conjugue avec des histoires de soins

Yannick était âgé d’à peine 17 ans quand il a été admis en psychiatrie à Rennes. C’était l’enfant unique d’un couple séparé ; ses deux parents vivaient alors dans la même ville de Bretagne, où il était lui-même domicilié depuis peu dans un logement indépendant.
Ce jeune homme déscolarisé présentait des signes assez évidents de dissociation, des troubles du cours de la pensée, quelques propos diffluents ; il développait des arguments incohérents sur le choix de ses vêtements ; il présentait encore des attitudes d’écoute (donnant à supposer qu’il était en proie à des hallucinations ou des délires) ; il était très agité. Il alternait en quelques heures des phases d’euphorie (avec des rires « immotivés ») et des phases d’abattement avec des idées morbides, certaines à tonalité persécutrices : il se croyait la risée de son entourage ou poursuivi par la police. Les infirmiers avaient aussi noté des discordances : Yannick pouvait parler douloureusement de l’épuisement psychique de sa mère face à ses rechutes [13] et soudain s’esclaffer, partir dans un rire inextinguible sans pour autant avoir perdu de vue le sujet de ses propos.
Y compris durant son séjour hospitalier, Yannick ira jusqu’à consommer sept ou huit bières par jour, dans une visée essentiellement anxiolytique. A l’époque, il avait rompu avec le lycée, et buvait avec d’autres jeunes en rupture de scolarité, fumait du haschich. Il avait déjà été dirigé une première fois vers le Centre Hospitalier Guillaume Régnier. Le psychiatre qui l’y avait examiné en avait conclu à « une déstructuration psychotique, un automatisme mental, des mécanismes interprétatifs projectifs et des addictions plurielles ». Quand je le rencontrerai, Yannick sera passé par un autre hôpital, en Normandie, où le médecin chef aura lui aussi diagnostiqué une schizophrénie (« Troubles schizo-affectifs » dans les nomenclatures de référence de l’époque), jugeant même que son état mental justifiait l’octroi de l’AAH (Allocation Adulte Handicapé) et une mise sous tutelle renforcée.

Certains éléments ne pouvaient échapper à aucun soignant : affublé d’une casquette à longue visière, Yannick était sans cesse en mouvement, déambulant, incapable de simplement s’asseoir sur une chaise, de ne pas pencher la tête, de droite, de gauche, dans un irrépressible besoin de s’approcher et de s’éloigner, ne croisant que rarement le regard des interlocuteurs, enfin, la chose n’est pas négligeable, ne finissant quasiment aucune phrase. Un infirmier déjà âgé dira de lui : « Durant ma carrière je n’ai jamais entendu quelqu’un incarner à ce point ce qu’en psychiatrie on qualifie de discours empli de barrages » [14]. Yannick semblait lancé, il amorçait un développement et puis plus rien. Un silence ; un retrait. Ces coupures s’accompagnaient de balancements du corps, d’agitations des mains et des pieds, d’inclinaisons de tête brusques donnant à lire l’expression de souffrances et d’angoisses massives et comme livrées à l’état brut. L’entretien dans un bureau, le tête-à-tête singulier l’épouvantaient. Sur l’idée d’un infirmier nous avons commencé à plutôt marcher ensemble, faisant longuement le tour de l’hôpital. Au fil des huit années qu’aura duré ce suivi (avec des interruptions nombreuses, dont une où Yannick aura été hospitalisé à Blois), j’ai pu comprendre combien nous étions nombreux à nous « entretenir ». Nous étions souvent bien plus de deux, une multitude de voix intrusives/injurieuses, une foule de commentaires l’accompagnant quasi en continu : les uns lui intimant de se taire, d’autres de dire autrement ce qu’il venait de dire, d’autres encore le mettant en demeure de l’annuler tout simplement.

Yannick se voyait comme immature, imparfaitement achevé ; d’où, disait-il, qu’il puisse se mirer parfois très longtemps dans les miroirs. Dans quelques bribes de développement, il listait les aptitudes qu’il avait, déjà enfant, identifié comme lui faisant défaut. A l’école, il lui était reproché d’être distrait, de décrocher, de beaucoup bouger, de ne pas s’intégrer dans les jeux. Des sports collectifs il disait qu’il « n’entravait rien » des déplacements que son poste était supposé lui faire faire [15] ; il redoutait les heures de sport au collège. Il ne comprenait rien non plus aux cours d’histoire, pas plus de géographie. Pour illustrer cet inachèvement, Yannick disait n’être pas « comme les autres jeunes » : lui, par exemple, ne savait pas comment se conduire lors d’un repas familial parce qu’il ne savait pas à quelle voix obéir si l’une lui intimait de se lever et l’autre de s’asseoir. Discerner si une pensée était sienne ou venait de l’extérieur lui était difficile. Son embarras lui venait aussi de ce qu’il ne savait pas s’il devait obéissance à ces (ses) voix ou s’il pouvait les ignorer, comme tout un chacun qui cuisine avec une radio en fond sonore n’est pas aux ordres des animateurs ou des messages publicitaires (au risque donc que toute suggestion fasse ordre ou contrordre). Aujourd’hui encore il arrive qu’il soit submergé par ces tiraillements contraire de façon inopinée.
Yannick avait également un rapport étonnant aux mots, qui lui semblaient posséder des « clefs ». Il avait toujours dans les poches des listes de mots. Un jour il avait écrit « Fenêtre ; porte », persuadé que ces deux termes contenaient des informations cryptées, évidentes pour tout le monde mais lui échappant. Il se demandait si le F initial de « fenêtre » n’était pas mis pour une autre lettre. Si le E qui suivait n’avait pas une correspondance logique avec une autre lettre et si la série obéissait ou non aux mêmes règles d’un bout à l’autre – ce sans quoi le décryptage serait bigrement compliqué voire impossible.

Yannick était tout autant dans le brouillard s’agissant des codes, par exemple vestimentaires. L’achat de vêtements déclenchait chez lui de fortes angoisses parce qu’il n’avait aucune idée de la façon d’harmoniser les différentes pièces d’habillement – ce qui lui avait valu souvent d’être repris et moqué : « T’as vu ton look ? Tu es attifé comment ? Tu te fringues chez Emmaüs ou dans les braderies ? », etc. Paniquant de se sentir pressé par une vendeuse, il lui est arrivé de faire les achats les plus saugrenus.
D’autres acquisitions, il dira les avoir faites sur le seul mode du « copiage » [16] : « Comme je ne connais pas la base, comme on ne me l’a jamais apprise, je cherche alors des modèles à copier ». Comme si le recours à un certain mimétisme pouvait offrir momentanément une forme de suppléance [17]. Il lui est donc arrivé de prendre exemple sur son beau-père : d’acheter chemise et cravate bien que n’ayant jamais pu ensuite trouver à les mettre ; il lui est arrivé de prendre modèle (il ne s’agit pas de s’inspirer : il prend alors la panoplie complète) sur des groupes de rappeurs, et cette fois d’avoir porté tout de même les vêtements, mais d’avoir été dans le plus grand des embarras face aux regards qu’il interprétait comme hostiles. Hospitalisé, constatant que de jeunes infirmiers ou des internes, proches de sa tranche d’âge donc, portaient des jeans et des polos, il y aurait trouvé un apaisement puisqu’il avait dans sa propre garde-robe la même panoplie, et que le caractère passe-partout de cette tenue lui permettait de ne pas être questionné sur ce qu’il n’avait su s’approprier pour être « raccord » avec les groupes qu’il fréquentait.
S’agissant de ses postes de travail et donc aussi des charges à assumer, Yannick pouvait, dans l’ESAT [18] où il travaillait en cuisine, apprendre des gestes des moniteurs, et lister des pratiques, mais il peinait à distinguer ce qui tenait des recommandations conventionnelles d’école hôtelière de ce qui était inventé et perfectionné par l’initiative personnelle de ses pairs. Au retour des ateliers, il disait souvent : « Ils ont le programme de la confection et pas que les gestes quoi ! Moi je vois les gestes mais le programme m’échappe ».

Si l’arbitraire des costumes, des us, des modes ou des styles le travaillait, Yannick n’était pas moins travaillé par la question des origines. Qui donc a inventé les langues ? Et l’écriture ? et comment une telle diversité s’explique-t-elle ? Qui a inventé les noms (les patronymes) ? et les choix, les attributions, comment se sont-ils faits ? A qui attribuer l’invention des recettes de cuisine ? Qui a choisi le nom des pays ? Qui a inventé les protocoles et les cérémoniaux ? (Il avait vu la veille à la télévision un reportage sur les impairs à ne pas commettre quand on est entre personnes de la bonne société). Qui danse avec qui et quand met-on des gants ? Qui salue qui s’il y a une différence d’âge ? Parle-t-on aux parents de la cavalière ou pas ?

Pour Yannick, son père aurait failli à lui apprendre « les bases », et lorsque je l’ai rencontré, il essayait le plus souvent de faire tenir ensemble un monde organisé autour de sept choses, sept règles (bien étranges et singulières de mon point de vue) qu’il déduisait, soutenait-il, des comportements réels de son père. Ces « règles » restaient fixées sur ce nombre de sept mais elles pouvaient parfois être différentes dans leur contenu. Le jour où j’en ai gardé note, elles étaient énoncées dans cet ordre :

  1. On dit ce qu’on voit.
  2. On ne bouge jamais sans raison. On reste attentif (Son père supportait très mal l’agitation de son fils).
  3. Si on attend, on peut demander à l’autre « Qu’est-ce que tu fais ? » (Yannick avait un doute sur ce point, ayant constaté que cette question pouvait être adressée en d’autres circonstances).
  4. Il faut toujours savoir où l’on met ses affaires et dans quelle poche.
  5. On dit ce qu’on fait.
  6. On fait ce que l’on dit, donc on ne démissionne pas. On conduit ses projets à terme.
  7. On reste économe. Pas d’argent jeté par la fenêtre [19].

A son retour au Centre Hospitalier, Yannick nous parlait peu. Il lui a fallu des semaines pour ôter sa casquette et pour nous dire qu’il était assiégé, envahi de voix qui le contrôlaient, lui, et sur lesquelles il n’avait plus aucune prise [20]. Ce processus de confiscation avait commencé quand il était allé de lui-même (bien que sa mère ait dû l’y avoir contraint ou fortement invité) se dénoncer à la police comme consommateur de haschisch. Depuis, il entendait sans répit des menaces à son encontre proférées par des dealers bien connus dans la ville où il vivait.

Autre thématique majeure, parmi des idées délirantes, celle-ci : il croyait avoir deviné chez son père des intentions de tuer le mari de la sœur de sa mère (la tante de son père, donc), ceci en « hypnotisant » de l’eau (mais je n’en ai pas su plus).
Des thématiques relatives à des histoires d’envoûtement, de possession se sont souvent glissées durant les entretiens mais le patient s’en sera peu ouvert. Comme si d’en parler pouvait lui valoir ensuite des ennuis – ces idées-là devant être derechef chassées.
Ces thématiques d’emprise(s) n’étaient pas isolées ; elles étaient même récurrentes, sans toutefois que le patient n’en vienne à mentionner nominativement une personne pouvant lui en vouloir et désirant s’en prendre à lui. De fait, lui n’était certain de vraiment rien, n’ayant pu faire autre chose que collecter des indices (je n’ai jamais su lesquels), des signes qui n’avaient en commun que de le concerner lui, mais dont les messages restaient énigmatiques dans leurs intentions sinon vraiment destinées à le mettre en garde plutôt qu’à lui nuire. C’est là une distinction non négligeable avec la persécution chez des patients paranoïaques.
Voilà qui illustre cette surenchère et cette profusion s’emparant de Yannick : il s’arrêtait parfois net et disait : « On m’écoute », « On me parle » ou encore « C’est souvent que les oiseaux piaillent quand j’aurais à vous dire des choses » ; « Les feux qui passent au vert sont-ils des messages ? Je sais que ça m’est destiné mais je ne peux déchiffrer les messages », « Les néons qui crépitent sont-ils destinés à m’empêcher de rassembler mes idées et à contrarier mes réflexions ? », « Des voix me disent d’oublier les miens et de laisser mon père : qu’il ne compte pas… ». Or dans le même temps il ramassait dans des décharges des baguettes de bois destinées à faire des cadres pour les photos de ses proches et reprenait contact avec une cousine de son père qui pouvait lui donner des photographies de parents malgaches dont il ne savait rien, tant son père restait muet sur la lignée paternelle, établie pour majeure partie à Madagascar. Durant nos entretiens, Yannick disait alors : « Je prends tout », il l’a répété à l’envi durant quelques semaines.

Sur sa demande, nous avons alors fait trois ou quatre entretiens avec son père. Très content d’être invité, venu sur son 31, ce monsieur était toutefois fâché contre la psychiatrie car, dans un autre hôpital, il n’avait pas été reçu par le psychiatre contrairement à son ex-femme et le nouveau compagnon de celle-ci. Yannick avait pris, une de ces fois, la précaution de se munir d’une grande carte de Madagascar. Nous avons parlé des lieux d’enfance du père, des endroits où il avait travaillé, des parents restés sur l’île pour les situer géographiquement et savoir ce qu’ils faisaient, aimaient, etc.

Invité à s’initier à l’informatique, Yannick quittait souvent de façon soudaine les lieux de l’atelier. Les rires des autres restaient des énigmes pour lui et le déstabilisaient assez pour qu’il doive partir. Des voix le traitaient de « pauvre mec ». Les tentatives de pratiques sportives n’eurent pas plus de succès. Une infirmière travaillant avec le moniteur de sport le décrivit comme restant à la périphérie des groupes, persécuté et interprétant, très angoissé par les autres présents qui « le regardaient mal ». Il en sortait très déstabilisé, craignant que certains des patients ne sachent communiquer à distance entre eux via des ondes sinon via la lumière.
Chamboulé, très angoissé, il se questionnait sur sa capacité à deviner ce que les autres avaient pensé. Mais, inévitablement, l’inverse le tracassait : « Peut-on lire mes pensées ou peut-on pressentir ce que je vais dire ? » A cette question il aurait aimé que son père lui affirme que non ; or, selon Yannick, son père se disait « saoulé » par ses questions. Ce n’est pas anodin car Yannick se donnait comme mission de remettre toutes les fins de semaine de l’ordre chez son père ; il lui confectionnait de vrais repas – Yannick cuisine très bien –, jetait les bouteilles dont son père pouvait abuser les weekends, etc. Comme dans certaines situations familiales où un enfant « parentalisé » se responsabilise sur des prérogatives qui sont usuellement celles du parent, Yannick assume bien des responsabilités qui devraient essentiellement incomber à son père [21].

Parmi des voix lui intimant de le suivre, Yannick livrait combat à deux injonctions particulièrement insistantes : « Montre-nous ça ! » (quand il soutenait pouvoir travailler un jour) et un « laisse-le tranquille ! », dont il ne pouvait rien dire sinon que lui-même aurait aimé que ces voix lui foutent la paix ! Le combat était parfois inégal et, pour les faire taire, il s’acharnait à leur répondre de façon définitive et péremptoire : « Il y a 20 cigarettes dans un paquet de cigarettes. J’ai dit 20 et quand je dis 20 ça n’est ni 19, ni 18 ! C’est 20 or, 20 c’est 20 ! Un point c’est tout ! »
Hospitalisé un temps à Blois, il aura expérimenté les retours récurrents des voix chaque fois qu’il recevait des courriers de sa mère. A leur suite, il entendait sans répit spécifiquement des voix de tous les cousins et cousines paternelles jusqu’à ce que les lettres chiffonnées soient mises à la poubelle. Les voix lui intimaient : « Oublie ton père ! » ou encore « Tu as le cheveu crépu ! Tu es arabe, tu parles arabe, tu es musulman même si tu soutiens le contraire et même si c’est faux ! » ; « Toi, tu te la fermes ! Tu te la fermes ! »
De la transmission paternelle faillie [22], Yannick parlera souvent en glissant des questions comme : « Si on a de la pitié pour son père, est-ce alors que ça masque de l’agressivité ? ». Il établissait un rapport avec le fait qu’au sortir des weekends, s’il ratait quelque chose de facile, dans ses cordes, des voix riaient de sa gaucherie et pouvaient alors engendrer, assurait-il, des perturbations du son de son poste de radio.

Peu à peu Yannick s’est mis à dire qu’il lui semblait être tout de même moins remarqué dans les rues malgré sa couleur de peau et son épaisse chevelure. A la même époque, il s’est mis à lister les opinions de son père sur le monde, avec lesquelles il était en désaccord. Il a pu dire qu’il avait très longtemps caché aux autres ses origines, mais aussi finalement surtout à lui-même, malgré leurs marques tangibles [23].
Après la confection de cadres pour y mettre des portraits des siens, il s’était intéressé à l’encadrement de photos de la nature, et il a fait la rencontre d’un infirmier d’une quarantaine d’années, sachant jardiner, bricoler, cuisiner, et, la chose comptait pour Yannick, qui faisait l’entretien de la moto sur laquelle il venait quotidiennement au travail.
Yannick va faire preuve de talents insoupçonnés en matière culinaire et sa perception de lui comme d’un être inabouti va alors s’estomper. Il ira jusqu’à réaliser un jour de bout en bout un menu pour tous les présents à l’hôpital.
Dans le même temps, il va commencer à regarder des reportages à la télévision sur Madagascar, à emprunter des livres, des revues – découvrant la médiathèque de sa ville – et à lire des écrivains des départements d’Outremer ou bien malgaches, ce qui était pour lui autant d’occasions de parler un peu avec son père. Il me dira finalement un jour : « Je ne cachais pas mes origines contrairement à ce que je vous disais les fois dernières. En fait, je me cachais que je ne savais rien sur mes origines (il mentionnait la lignée paternelle). Jusqu’il y a peu je pensais, quand j’étais au centre Alma [24], que tout le monde savait que j’ignorais tout sur mes ascendants, que tout le monde savait aussi que j’avais une allocation adulte handicapé et je pensais encore que tout le monde savait que des fois je vivais des terreurs. C’est assez terrifiant de ressentir physiquement qu’on nous prend nos forces, toutes nos forces même ».

Yannick allant mieux, il a commencé à se projeter et a demandé à visiter des ESAT, pensant qu’il pourrait déjà s’essayer à travailler dans les serres, faire du bouturage, puis peut-être dans la restauration si les espaces dans les cuisines lui permettaient de ne pas être dans trop de promiscuité, si aussi on ne lui mettait pas trop la pression : ce qu’il a fait.
La mobilisation [25] et motivation [26] du patient étaient telles qu’avant d’avoir un logement à Rennes, il s’est levé tous les jours aux aurores pour se rendre dans l’établissement où il venait se tester, d’abord quelques heures, puis des journées entières. Aujourd’hui, Yannick se rend toujours indéfectiblement à son travail et aimerait être bénévole dans un petit cinéma de quartier. Il commence à découvrir par ailleurs la forêt de Rennes où il s’est mis à courir à pied en club. Il court avec des gens qui connaissent la forêt, pense peut-être un jour prendre une licence pour avoir des rabais sur le prix des chaussures, mais ne veut pas du maillot du club, ni non plus ne prend le pot que les autres prennent après l’entrainement. Il ne se fait pas inviter. Il n’invite non plus personne chez lui. Il a repéré des enregistrements du Collège de France sur France Culture. Il écoute la radio très tôt, et adore les conférences de linguistes qui, dit-il, lui distillent des morceaux de réponse. Il a cependant toujours besoin d’être rassuré et s’il se met à douter, il chantonne du Yannick Noah, particulièrement un couplet : « C’est comme ça ! C’est comme ça et pas autrement ! » – où l’on retrouve son besoin de disposer de phrases péremptoires qui mettent fin à tout débat.
Il m’a appris qu’il écoutait comme son père le groupe sénégalais Touré Kunda, qu’il avait entendu à la radio la chanteuse malienne Rokia Traoré, qu’il possédait des disques et des enregistrements de musique africaine et qu’il avait fait l’acquisition de grandes poteries africaines de couleurs qui avaient, dit-il, pour propriété de faire magiquement capture des voix, au moins partiellement… Quand cela échouait, il lui arrivait mentalement d’essayer de les faire passer dans un ballon de basket ou encore dans l’anneau du panier de basket.
Dorénavant, lire un paragraphe dans un journal peut détourner ces voix. Le patient dit aussi que certains pains vendus en boulangerie ont le pouvoir de capturer certaines des voix qui l’assiègent (car toutes ne se laissent pas piéger de la même manière…).
Il se plaint encore de flashs qui font irruption dans sa tête mais maintenant les voix sont plus à commenter ce qu’il entreprend (« Tu prends le bus ; tu te sèches les cheveux ») qu’à l’injurier. Il se questionne encore sur la teneur des empreintes des autres sur lui, et se questionne encore sur l’importance des codes, sur ce qu’il convient de dire, de faire, sur les conduites à tenir lors des cérémonies de mariages, d’enterrement, etc. Mais d’évidence Yannick est plus serein. Avant que nous nous quittions, la dernière fois que je l’ai vu, il m’a dit : « Je gaspille beaucoup d’énergies et de force à questionner les évidences des autres. N’ayant pu me concentrer à l’école, je n’ai pas pu retenir ce que les autres apprenaient au fur et à mesure ».
De son identité, Yannick m’a dit un soir : « Auparavant, je croyais vraiment, du moins je me faisais cette idée, que je n’avais pas de personnalité, et que ça paraissait criant à tout le monde. Pour moi, la personnalité c’était l’addition des personnes qui avaient été mes enseignants puis des soignants. J’ai trouvé le mot qui est juste pour nommer ça ; un éducateur m’a dit que je pensais qu’une personnalité c’était comme une mosaïque. J’ai eu du mal à comprendre mais je crois qu’il a raison. C’est pour ça que j’ai encore besoin qu’on me protège. Est-ce que Céline Dion dit la même chose dans une chanson où elle déclare “On porte les costumes des autres sur soi” ? Le truc c’est de le faire machinalement ; parce que chez moi, une phrase même seule, une musique et puis voilà je suis éparpillé. Et des fois si je pars, je m’embarque très très loin. Quand on n’est pas vraiment soi on est quoi alors ? Ce serait quoi si j’inventais un style ou une ligne de vêtements qui me ressembleraient ? Vous pensez que l’on peut apprendre ça de quelqu’un ? Pour moi, c’est souvent du sable très fin qui s’envole avant d’avoir réuni de l’eau et du ciment… Comment amalgamer ce que l’on sait du jardinage et ce qu’on entend aux informations ? » [27]

2.3 L’appropriation de l’histoire : en défaut (pour psychose), en panne (par entrave), en (non) émergence (adolescente) ?

Selon mon hypothèse, Yannick, jeune déjà, était donc en défaut d’« équipement » pour saisir les situations autrement que pulvérisées ; ce qui explique que ne réussissant pas à s’y situer, il restait à la porte. Son cas me semble pouvoir être contrasté avec celui de Peace, évoquée par Uwineza et Brackelaire (2014). Peace est une jeune rwandaise de 25 ans, survivante du génocide des Tutsis. Bébé, elle a été déposée dans la brousse par sa mère ou ses parents sur le chemin de l’exil ou avant leur mise à mort, et elle a été recueillie par une jeune de 18 ans, devenue ainsi sa « mère ». Elle est victime non d’un déficit acquis précocement, mais d’une forme d’empêchement, lié à son histoire traumatique. Chez elle, une « greffe » reste possible et va s’opérer grâce aux « mères » et « parents » qui vont s’occuper d’elle et qu’elle va se donner progressivement, dont les thérapeutes rencontrés, même si, « fille de tout le monde », elle souffre surtout d’être « fille de personne ». Elle est dans l’embarras d’un vide historiquement surdéterminé qui questionne les voies par lesquelles peut passer un héritage. Elle interroge « les conditions nécessaires et certains processus constitutifs d’une transmission transgénérationnelle des événements traumatiques qui ne soit pas répétitivement traumatique et/ou transitivement traumatisante » (Uwineza et Brackelaire, 2014, p. 154). « Une telle transmission transgénérationnelle, poursuivent-ils, engage de part et d’autre un travail et une opération d’appropriation personnelle de ce qui a été subi dans le trauma psychosocial, de ses enjeux (in)humains et de ses effets, appropriation transformatrice et créatrice de soi et d’autrui, impliquant un processus de désappropriation et de réappropriation de ce qui est transmis du trauma, contre sa tendance inhérente à la sidération, la contagion, l’empiètement, l’envahissement, l’anéantissement, ... » (ibid.). Yannick et Peace nous posent ainsi l’un et l’autre, mais de façon très différente, des questions sur les « bagages » concernés par la transmission, donc sur ce qui s’hérite.

Si l’adolescent est « celui qui émerge à l’histoire en se donnant un parti pris sur elle », selon une formule de Jean-Claude Quentel, nous pouvons peut-être dire que c’est une période où celui qui émerge à l’adulte est amené à élaborer une progressive remise en histoire des expériences qui ont compté pour lui.
La théorie de la médiation propose de distinguer entre :

  • individu, ou processus d’individuation ; on présuppose des interactions réciproques entre tout individu vivant et son milieu ambiant, on peut ici, parler des empreintes ;
  • sujet, construction gestaltique, soma, incorporation, qui donne à éprouver un centre : de l’intérieur/de l’extérieur, du proche/du lointain, du familier/du non familier, du connu/de l’inconnu, du passé lointain/du présent proche, du moi/non moi, bref une construction qui en passe par des frontières déjà incorporées et, ici se posent sans doute déjà des frontières définissant de l’avoir et de l’être, des aptitudes à se laisser marquer par les pairs [28] ;
  • personne, qui renvoie à une dimension culturelle de capitalisation, de « récapitulation » par appropriation. Au milieu ou bain dans lequel est l’individu, à l’environnement où se déploie le sujet, l’homme substitue culturellement une analyse de sa condition, une analyse de ses places, de ses rôles, de ses fonctions dans une situation sociale : ainsi que l’écrit Jean Gagnepain, « à la différence de l’animal qui dispose simplement du territoire, de la périodicité, de l’élément de son espèce, nous avons, nous, historiquement à les créer » [29]. Accéder à la personne c’est toujours émerger à de l’instituant et de l’institué, l’une et l’autre liées. Concomitamment, le jeune adulte fait alors siennes à la fois les questions de ses appartenances/affiliations sociales (ou de ses identités elles-mêmes puisque rapportables à ses « cercles » de fréquentation) et les questions de ses contributions sociétales (services et métiers) donc de ses responsabilités et compétences mises en partage sinon négociées avec ses contemporains.

Sur ce plan de rationalité particulier qui concerne l’homme en tant qu’il se donne culturellement des appartenances négociables et des champs de services contractualisables [30], qui le fonde à s’octroyer une histoire, deux phases sont toujours dialectiquement concernées selon ce modèle : l’une, ethnique, d’appropriation, qui nous arrache à la stricte condition naturelle en introduisant du discontinu (du vide structural) partout où la nature semble loger du continuum, l’autre phase, politique, qui nous contraint conventionnellement à exercer en situation des places et des rôles « investis » ou éprouvés, des places localisables, des fonctions incarnées et datées, des rôles distribués, partagés et pas seulement distribuables.
Yannick se pose-t-il comme bien d’autres adolescents des questions relatives à son lien de filiation à ceux qui l’ont engendré (ou qui se sont impliqués dans son éducation) ? Si aucun enfant n’échappe au fait d’être marqué ou « tracé » par ses emprunts à ses groupes de fréquentation, il n’empêche qu’aucun n’est passivement une éponge se gorgeant des ambiances qui sont dans son environnement. De surcroît, il lui faut bien, adolescent accédant à la personne, pour s’approprier ses expériences, une aptitude à les faire siennes : là où personne ne peut dire « je » à sa place, pour reprendre une formule d’Edgar Morin.
D’un bout à l’autre de son suivi, Yannick est venu nous questionner sur ce qui lui était propre et ce qui venait d’autrui, sur le statut de ces voix lui donnant des ordres souvent contradictoires. Durant des années, il est venu en entretien avec des questions sur une transmission en panne sinon en faillite : celle-ci portant essentiellement sur ce qui, de l’héritage paternel, lui valait tourments et entraves. Et, la chose n’est pas négligeable, ces formes d’embarras-là étaient autant imputables à ce que lui jugeait comme des carences éducatives paternelles sur des savoirs faire basiques non transmis qu’à des héritages selon lui toxiques que son père lui léguait bon gré mal gré : une couleur de peau, une coiffure, un nom, des habitudes de boisson et une telle stigmatisation.
Comment négocier avec ses pairs et ses contemporains ceux qui de ses traits identitaires le singularisent tant dans son lycée et ceux qui de ses traits peuvent partiellement le rendre universel ? La « seconde génération » n’est pas tant une revendication des adolescents eux-mêmes mais un regard collectif sur eux qu’il convient d’assumer, d’étudier pour le transformer, pour en faire aussi une force, une nouvelle créativité.

3 Rôles, voix et essai de création d’une partie

Si l’entendement des situations sociales a ses raisons, l’inscription dans ces situations sociales a les siennes ; discerner intellectuellement une distribution de places est une chose, assumer sociologiquement un rôle et donc historiquement le négocier pour l’acter en est sans doute une autre.

3.1 Statut et positionnement : l’exemple du vêtement

Bien des patients schizophrènes sont affublés de tenues « à part » : moins que de témoigner d’une quête d’originalité revendiquée, leur accoutrement est certes parfois le fait de certaines formes de négligence ; mais d’autres fois leur tenue relève du quasi contre-emploi ! En plein été et par forte chaleur, il peut arriver à un des patients connus de mon service de déambuler avec un tricot de corps, un sweat, un pull, une veste, un pantalon de velours ; à un autre de venir en chemise hawaïenne et en short à une sortie automnale très fraîche à Saint Malo.
Si bon nombre de patients réputés schizophrènes chroniques arborent des coiffures étranges et peu soignées, si certains portent des chaussures trouées voire aux semelles raccommodées à coup de fil de fer, si d’autres empilent les couches de vêtements et dorment ainsi, si d’autres enfin portent des chemises tachées sans souci des convenances, Yannick, lui, n’a pas rompu avec le sociétal au point de prendre ce qui s’offre à lui de « fringues » à l’heure d’enfiler quelque chose. De ce point de vue, il n’est pas totalement dans l’ignorance des usages ou à rebours des pratiques. Il sait qu’il y a du protocolaire à ne pas enfreindre ; mais il ne cesse de se demander où en sont les « marqueurs » qui lui donneraient les clefs de ce qui reste bien énigmatique pour lui.
Pourquoi Yannick est-il à ce point en quête de marqueurs visibles, tangibles, qui lui certifieraient que les protagonistes d’une scène donnée (identifiée et délimitée) sont bien en conformité avec ses attendus ? Peut-être y recherche-t-il des points qu’il cherche fixes, comme des cristallisations, alors qu’ils ne sont sans doute que relatifs chez nous [31] ? Pourquoi Yannick est-il en alerte maximale sur cette question des tenues qui sont supposées être adéquates à ce qu’une situation considérée exige de tous les protagonistes ? Qu’est-ce que le recours au « copiage » vient dire d’une possible quête de suppléance ? Même si celle-ci ne réussit que très partiellement à le rassurer. Comment, en d’autres termes, se compte-t-il parmi les autres ?

Chez Yannick fonctionne bien cette aptitude à repérer des classements statutaires : c’est-à-dire cette analyse qui permet d’apprécier qualitativement ce que nous sommes par rapport aux autres. Le vêtement, on le sait, peut renseigner sur les appartenances, identifier des corps de métier. On peut trouver au sein d’un type d’établissement ou d’une même profession des insignes distinctifs d’une hiérarchie qui trouve une matérialité ostensible : les usagers sont supposés comprendre qui occupe quelle fonction et à quel niveau de responsabilité. Dans un garage concessionnaire, par exemple, on trouve des mécaniciens en bleu de travail, d’autres qui ont des blouses grises, d’autres qui portent des blouses blanches…
Ethniquement, le statut oppose jeune et ancien, enfant et adolescent, célibataire et marié, de tel ou tel clan, de la famille ou étranger, etc. Envisagé sous cet angle formel, il n’a pas de contenu historiquement arrêté, « positivable » ; c’est uniquement un principe et il semble bien que Yannick soit attentif à ces formes-là de classement [32] .

Nous appelons position, à la suite de Brackelaire (1995, p. 197) [33], ce qui fonde l’unité ethnique (de l’un et de l’autre). Il s’agit d’un ensemble virtuel de positions où chacune tient son unité propre d’avoir des frontières avec toutes les autres et avec lesquelles elle engendre formellement des entités segmentales de partenariat. Comme il s’agit d’un rapport entre personnes, se poser et poser l’autre dans un rapport partenarial, c’est tout un. Il s’agit d’un principe d’analyse que nous mettons tous en œuvre quelle que soit la position qui nous est assignée et à toutes les échelles de groupement de notre vie sociale : qu’il s’agisse du « moi », du couple, de la famille, de l’entreprise.

3.2 Le rôle et son investissement

Ethniquement, accéder au rôle [34], unité instituée, c’est analyser un cadre de quantification de compétences ; c’est donc se donner formellement des échelles de responsabilités contributives qui pourront, politiquement, prendre figure dans des services (ou des emplois [35]). Là encore rien n’a de contenu établi ou définitif, c’est ethniquement du « jouable » avant d’être peut-être politiquement « joué » en une situation incarnée.
Yannick ne nous a jamais semblé négliger, encore moins ignorer, les classes ou contributions qui se déduisent des analyses respectives des appartenances ou des compétences ; il connaît ces questions. Par contre, ce qui le met dans l’embarras c’est d’avoir à être un acteur en interaction (ajustée) avec les autres, avec qui il faudrait construire dynamiquement une scène sociale sinon plusieurs (chaque situation étant une unité) qui peuvent se succéder voire se côtoyer.
Yannick m’a souvent parlé de ses embarras à lire les situations sociales, souvent sources d’angoisses puisqu’il lui manquait les grilles de lecture pour s’y situer : qu’attendait-on de lui ? Où devait-il se tenir dans les pièces ? Vers qui devait-il aller ? Devait-il au contraire attendre d’y être convié pour adresser ses salutations ? Que dire ? Et par quelles formules dire qui on est, demander à l’autre qui il est pour se présenter mutuellement ? Et une fois les présentations faites, qu’engager comme développement pour nourrir un brin d’échange ? Que faire de son corps quand on est dans un espace de travail ? A quelle distance faut-il se tenir du chef ou de l’enseignant, des autres employés ou stagiaires ? A défaut de cet « usage du monde », Yannick s’est souvent senti mal, au point de fuir les réunions, qu’elles soient mondaines, de chantier, de famille, sportives ou entre copains.
Il semble ainsi capable de cerner intellectuellement une certaine distribution des rôles dans une scène sociale – au point même de la formuler comme une énigme –, mais reste totalement désarmé dès qu’il s’agit d’entrer socialement dans la négociation pour y circonscrire une situation (dont le corollaire est la distribution de rôles à assumer) où il est acteur parmi d’autres acteurs : les paramètres relatifs qui la définissent lui échappent alors [36].
Toujours à titre d’hypothèse, nous avons pu nous demander si la seule boussole à sa disposition pour précisément « se situer » n’était pas alors d’en passer par ce qu’il pouvait répertorier visuellement, dans les costumes portés, dans les postures emblématiques mises en scènes concrètement par les autres, dans les charges (missions) effectivement affichées à un instant précis : autant de signes tangibles des personnages mis en scène par ceux qui ont été initiés aux règles du jeu. Yannick dit souvent que personne ne lui aurait livré un tel enseignement, et c’est à ce moment qu’il le reproche à son père ; mais nous pouvons aussi y voir une reconstruction rationnelle dans l’après-coup, qui impute à une carence éducative son ignorance des principes du social mis en acte. Personne ne les lui a-t-il enseignés, ou bien ne pouvait-il en recevoir l’enseignement ?

Le cas de Yannick nous donne donc à réfléchir sur les concepts de fonction, de charge, de rôle et de parties tels que définis par la théorie de la médiation. Le rôle, qui relève de la compétence, suppose une aptitude à délimiter une responsabilité contributive vis-à-vis d’un tiers. La partie, qui le réinvestit, « consiste à réorganiser les rôles en fonction de la situation, autrement dit, à les distribuer entre les deux parties. Chacune d’elles est une, quel que soit le nombre de rôles qu’elle contient et elle n’est ce qu’elle est que de s’articuler contractuellement avec une autre. Collaborer, c’est ainsi restructurer l’ensemble des rôles qui composent la scène autour du contrat que nous déterminons avec une autre partie » [37].
« En niant toute dépendance, au nom de l’indépendance absolue, poursuit Brackelaire (ibid.), le schizophrène ne parvient pas à négocier sa responsabilité donc à l’inscrire en partage dans des relations d’échange où elle serait sans cesse délimitée, partagée, distribuée entre lui et les autres. Il ne parvient pas plus à l’assumer comme “moi” qu’à l’imputer à un autre à qui il a affaire en tant que “toi’, et qu’à l’attribuer à d’autres, auxquels ils se réfèrent ensemble comme à autant de “lui” [38] ». On peut comprendre dès lors la prégnance du vide et l’excès d’autonomie ou d’indépendance, ainsi que l’hermétisme qui font la signature de ces troubles. « Tel est le trouble du schizophrène : de ne pouvoir réinvestir dans la réalité de la situation, c’est-à-dire en communiquant avec une autre partie, le rôle dans lequel il se prend, dont il devient l’“objet”, et le monde avec lui » (ibid.).
Ce propos est à croiser avec celui de Guyard et al. (2006) dont voici un extrait : « L’urgence abstraite de cerner un “jusqu’où” peut s’exercer la compétence s’impose implicitement au patient qui ne semble se donner, fût-ce sur un mode délirant, un maximum de pouvoirs potentiellement abusifs que pour mieux se contraindre à ne pas les exercer. (…) La schizophrénie constituant ici le passage à la limite de cette capacité humaine, éminemment sociale, de conquérir une “part” de responsabilité ».
Le patient, nous semble-t-il, pose d’un bout à l’autre et sans répit la question du rôle à jouer (de l’établissement ou d’un partiel, que ce rôle se configure dans un lycée, un hôpital, une caserne ou une équipe au travail) et ce chaque fois qu’il est confronté à une situation.

3.3 Les voix sont-elles assimilables à des rôles ?

Ces voix qui font irruption chez bon nombre de personnes souffrant de schizophrénie, et les assaillent, souvent sans ménagement, peuvent-elles être comprises comme d’authentiques rôles selon la définition que nous en avons donnée ? Désolidarisées d’une situation à laquelle elles ne ramèneraient plus, elles seraient dès lors condamnées à surgir au coup par coup comme si chaque cas d’espèce s’était désatellisé ? Cela permettrait d’expliquer leur caractère éclectique, disparate, épars, saugrenu aux yeux des autres, du moins de prime abord, puisque chacune sur son orbite propre
Pas plus que le sème, dans le langage, n’a de contenu fixable ou fixé, aucun rôle n’a non plus d’autre définition que structurale et donc n’est jamais cernable qu’à partir des frontières qu’il entretient (par contraste) avec les autres rôles avec lesquels il ne saurait se confondre. Si la grammaire instaure de la polysémie, la phase performantielle de la grammaticalité tend à combattre cette impropriété inhérente au sème : l’opération (mathématique, militaire, bancaire, chirurgicale, « mains propres » ou autre, qui tient à la polysémie dans le signe) peut alors « circonstantiellement » désigner précisément une stricte action concertée d’agriculteurs commandos, par exemple. Sur le plan sociologique qui nous intéresse ici, un rôle, pure virtualité ethnique contractualisable, peut néanmoins trouver à prendre corps politiquement dans une scène et dans une partie qui dès lors vont l’une et l’autre donner un cadre de contrainte pesant sur ce qui est strictement réinvesti de postures performatives : dans cette situation-là, effective, qui concerne les acteurs aux prises à cet instant-là donné.
Hors pathologie, le réinvestissement politique vient restreindre le champ des rôles que l’ethnique a ouvert comme virtualité. Hors pathologie, une situation partagée (donc réinvestie) produit de la « mise en réserve » d’un ethniquement jouable potentiellement, mais qui se trouve écarté de l’incarnation politique in situ. La voix, elle, ne trouverait pas à s’éteindre, dans une valse ininterrompue des points de vue à laquelle aucune mise en partage politique ne viendrait faire l’obstacle d’un réinvestissement.

Si la théorie de la médiation nous permet avantageusement de relire un certain nombre d’hypothèses théoriques, il va sans dire que celles-ci ne peuvent être retenues que si les cliniques, dont elles sont supposées pouvoir rendre compte dans leur diversité, trouvent à prendre corps dans les tableaux psychiatriques qui sont régulièrement les nôtres.

J’ai pu avoir entre les mains les écrits volumineux d’un patient de l’hôpital qui tentait, vaille que vaille, d’y « liquider » tout ce qui pouvait, de sa terminologie mystérieuse, encore être à portée d’un tiers. Ce patient avait inventé une comptabilité délirante qui se nourrissait d’elle-même et avait rédigé un type délirant de fermage qui ne correspondait à aucun contrat passé réellement [39]. Il avait simultanément entrepris une sorte de récit. Ce récit était écrit dans une langue totalement opaque, qui nous tenait à distance, et montrait un impénétrable sans cesse en train de surenchérir ; un espéranto à l’envers, car il y avait mis certes des racines latines, grecques, celtes mais en les recombinant mille fois à sa manière, une « non-langue » donc, qui pour systématisée qu’elle ait pu être un jour, avec des règles et des constantes de vocabulaire et de syntaxe, se trouvait engagée comme un point de fuite constant avec elle-même, tant le patient n’avait de cesse de reprendre et traduire son propos pour encore le vider des scories qui auraient pu donner un peu prise à un lecteur qui serait tombé dessus [40]. Il tenait ces écrits dans une poche de veste dont il ne se séparait jamais, y compris durant son sommeil. Ce patient montrait ce paradoxe apparent de nous donner à voir quotidiennement son besoin de faire exister un autre, mais un autre avec lequel il lui fallait nécessairement consommer de la rupture.
Dit autrement, cet homme, aussi retranché qu’il était et aussi forclos, s’employait en permanence et avec énergie à éradiquer ce qui restait de reliquat d’un code possiblement partageable, qui donnerait de ce fait matière éventuelle à une emprise par un tiers. En dépit du labeur déployé depuis des dizaines d’années, cet homme se retrouvait chaque matin avec un reste dont il se devait de se détacher : le processus de détachement n’étant finalement jamais total ou abouti. C’est pourquoi j’ai cité Racamier en introduction de cet article : bien que sans doute affectés par les mêmes troubles dans la communication, nos patients nous donnent à vivre des degrés de rupture qui sont alors sur des échelles très différentes : si des patients souffrant de schizophrénie témoignent bien de graves troubles chaque fois que des « échanges » ou des « contrats » sont en jeu, tous ces patients n’ont pas autant déserté l’altérité que cet homme créatif d’univers où fermages et écrits lui faisaient poser des obligés dont lui seul était le créateur. Au risque de ne régner finalement que sur un royaume formel et toujours vide. Cette question de la création et des origines est centrale chez bon nombre de psychotiques, qui s’inventent des filiations, créent des machines délirantes, ou inventent des services dont eux seuls sont les tenants.

Conclusion


Lors du congrès des Croix Marines à Pau en 2011, Jean-Philippe Pierron [41] disait à propos de la famille comme « sources et ressources » : « Quand tout se passe bien dans un groupe familial, il ne se sédimente ou ne se fige rien mais il arrive que dans ce qui est reçu en héritage survienne ou comme du vide ou comme du trop et, là-dessus, il faudra néanmoins à l’adolescence prendre parti. » Yannick nous invite à revenir sur ce travail, possible ou impossible, d’appropriation du ou des vécus. Si tant est que quelque chose puisse être reçu passivement durant la prime enfance, qu’est-ce qui de cette re-prise (encore faut-il qu’il y ait eu prise) peut venir se dévoiler à l’heure de l’adolescence ?
Aux tableaux cliniques de Léa, Edouard et Yannick, qui ont de très nombreux points de convergence, nous avons opposé celui d’Alain. Cette opposition nous donne matière à contraster ce qui relève de la fonction et du rôle chez les personnes souffrant de schizophrénie et ce qui relève cette fois de la charge et de la partie dans la paranoïa. Yannick, Léa, Edouard sont surexposés majoritairement à ce qui tient du vide ou à ce qui découle de l’abstraction corrélative de la formalisation ethnique (difficile de se situer pour eux tant est grande la pulvérisation des angles d’entrée dans un scénario ou une situation). A l’opposé, chez Alain, les places sont trop vite installées. Un « déjà distribué » dans lequel tous les protagonistes (lui y compris) se trouvent « enrôlés » malgré eux sans alors avoir pu négocier la partie ainsi engagée.
Pour des personnes souffrant de schizophrénie, devoir se situer à l’égard, par exemple, de pages lues, ou d’un document visuel, devoir se situer donc dans des scènes vécues, et donc s’y retrouver, cela semble constituer autant d’épreuves sinon autant de mises à l’épreuve, équivalentes à ce que représente chez les névrosés de devoir prendre position à l’égard de ce qui relève de la rêverie, de la fantasmagorie, de l’imagination ou du fantasme.
Est-ce ce qui expliquerait qu’un patient puisse se sentir autant persécuté par ce qu’il a entendu au journal télévisé que par le passage inopiné d’une interne qui a pu surgir dans son champ visuel en se rendant à une réunion ? Pris au dépourvu, débordé par tant de « sollicitations » chargées sans doute d’érotisme, le patient disposait-il d’autres recours pour se remettre à distance que de vociférer, à l’encontre de cette intruse, qu’elle devait déguerpir ? Le télescopage du « moi », du « toi », du « il » ou du « on » pourrait-il expliquer que, par la suite, il ait demandé des crèmes afin de soulager ce « feu au cul », ces brûlures que la survenue d’une jeune femme lui occasionnait au niveau du siège ? [42]
A titre d’hypothèse à propos des confidences de Yannick, nous avons repris le rapprochement proposé par Jean-Luc Brackelaire entre « rôle (s) » et « voix ». Il est fréquent d’entendre des patients clairement identifiés comme schizophrènes dire que des voix leur font le procès d’être de potentiels pervers : pédophiles, voyeurs, sadiques, gérontophiles, zoophiles, alors que dans leur comportement aucun n’a jamais été acteur de déviance ou d’outrage. Pour peu que de tels scénarios aient été vus à la télévision par exemple et pour peu que ces scénarios aient pu susciter un quelconque intérêt (ne parlons même pas d’excitation), ces patients – comme submergés par un telle surexposition – en arrivent pour certains à penser se donner la mort parce qu’ils se jugent monstrueux, parfois potentiellement incestueux, et donc hors humanité. Ce sont des questions qui restent ouvertes. De nouvelles études cliniques pourront peut-être y apporter des réponses.

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Notes

[1Morin, Marseault, Le Borgne, Guyard (1999) ; Guyard, Le Borgne, Morin, Marseault (2006) ; Guyard (2004), qui résulte d’un travail réalisé en collaboration avec Michel Morin, psychiatre, ainsi que Robert Le Borgne et Frédérique Marseault, psychologues.

[2Cette hypothèse, selon laquelle une voix est un rôle, nous a été proposée par Jean-Luc Brackelaire pour analyser le cas de Yannick.

[3L’auteur remercie Laurence Beaud, Jean-Luc Brackelaire, Gilles Clerval, Bernard Couty et Patrice Gaborieau, sans qui ce travail ne serait pas ce qu’il est.

[4Nous parlons davantage de la paranoïa telle qu’elle se trouve définie dans les travaux d’Emil Kraepelin que de celle dite « sensitive » d’Ernst Kretschmer.

[5Au sens de Carl Rogers, dans ses travaux sur « l’entretien psychologique », qui mentionnait par là qu’entre le dire en mots, l’intonation, le postural et l’analyse en cours de la situation relationnelle il devait y avoir un ciment, une cohérence unitaire : « convergence » dirions-nous.

[6Edouard : « Le jazz ne s’apprend pas à l’école, il n’y a pas d’école de jazz » ; « Une analyse dure sept ans » ; « Tous les solistes de jazz sont intrinsèquement supérieurs aux musiciens classiques qui pratiquent le même instrument » ; « On ne dit pas à un psychanalyste ce qu’on dit à un prêtre. On ne dit pas à un psychologue ce qu’on dirait à un analyste. On ne dit pas à un infirmier ce qu’on dit à un psychologue » ; « Notre patrimoine génétique surdétermine notre destin : entre deux spermatozoïdes, l’un donnera un Adolphe Hitler ou un Jacques Mesrine, l’autre donnera un Wolfgang Mozart ou un Camille Pissarro ». (Certains de ces jugements semblent attribuables à des tiers ; en l’occurrence, Edouard attribue cette dernière pensée au Dr B. psychiatre et psychanalyste).

[7Ce cas clinique est développé dans Le Borgne, 2015.

[8Un rapport paranoïaque donne à construire et vivre haineusement de l’abus de pouvoir, avec sa contrepartie l’infantilisation (c’est le rapport qui est infantilisant. Le paranoïaque s’infantilise également lui-même, quoique, n’ayant plus la mesure de l’étendue du pouvoir pris sur l’autre, il infantilise autrui en confisquant les responsabilités, sans négociation aucune des places attribuées). La haine se met vite aux commandes dans ces univers-là et elle se communique vite.

[9Il s’agit de mentionner ici ce nouage, cette initiation de l’enfant par l’adulte qui l’inscrit dans un collectif où de l’identitaire vient l’imprégner. Moins que de ressentir émotionnellement les intérêts ou motivations des adultes, il s’agit pour l’enfant de vivre (de l’éprouver existentiellement bien plus que de seulement le ressentir) ce qui les mobilise et ce qui les fonde à se poser, donc ce qui les pousse aussi à revendiquer, à s’opposer, à se reconnaître d’un parti ou d’un groupe autant qu’à s’en tenir étranger.

[10(2011, p. 358). C’est lié, explique-t-il, au fonctionnement suivant : « La “contribution” (plan 3), est l’analogue sociologique de la “marque” (plan 1, rationalité du Signe) : en se fondant sur le changement corrélatif dans l’enchainement des confrères, on trouve une frontière déontologique de métier. La “rémunération” est l’analogue sociologique de la pertinence : en franchissant une frontière sociologique de métier on trouve une frontière ontologique de classe. »

[11Les humains ayant une certaine propension à refaire leur histoire dans l’après-coup, il leur arrive bien après leur enfance de convoquer des causalités explicatives dont il est difficile de savoir si ces raisonnements les habitaient à ce degré enfants, en tout cas au point d’avoir une influence déterminante sur leurs choix.

[12De la part de la mère de Yannick, nulle carence ou défection dans ses responsabilités parentales n’est à déplorer.

[13Elle disait de ce fils déscolarisé qu’il ne se mettait réellement à l’école de personne, même s’il n’y était pas non plus identifié comme rebelle.

[14Voir, dans ce numéro, le texte d’Hubert Guyard, « Répulsion et persécution. Les troubles de la personne », qui emploie lui aussi le terme au sujet de la schizophrénie.

[15Ici c’est bien l’incapacité à faire du rôle en tant qu’il est lié à une construction collective d’un service (défendre une zone, jouer le hors-jeu, jouer une attaque placée) qui est en cause. Bernard Couty le décrit fort bien à propos du basket (op. cit., pp. 319-320).

[16Mot qui convient mieux qu’emprunt, l’emprunt supposant une possible restitution, une possible dette et alors une possible réciprocité.

[17Ceci pouvait momentanément apaiser ses tourments mais, le plus souvent, cela ne faisait que relancer ses questions. Comme si rien ne pouvait faire compromis et venir clore une situation.

[18Etablissement et Service d’Aide par le Travail.

[19Le patient cherchait-il à se constituer « un protocole » pour que ce qui devrait aller de soi soit l’équivalent d’un habitus ? C’est l’hypothèse qui m’a été suggérée par Gilles Clerval (communication personnelle).

[20Voir, dans ce numéro, le texte d’Hubert Guyard, où il explique que non seulement la persécution du schizophrène est liée à une dislocation de la personnalité, mais elle a comme spécificité l’influence.

[21Nous faisons cependant l’hypothèse que Yannick s’empare sans doute moins d’un rôle qu’il ne réagit à la honte terrible qu’il ressent à voir son père ne plus savoir « se tenir », au sens du maintien qui va de pair avec une tenue vestimentaire propre, un appartement lui aussi tenu, donc rangé et dans lequel les visiteurs ne tombent pas sur des poubelles empilées, un évier plein de vaisselles et des cannettes de bières au sol. Est-ce que la honte, ressortissant pour nous à une analyse située sur la face de l’instituant, ne pousse pas toute personne à construire une exigence de ressaisissement portant sur son style de prestation devant les congénères ? Est-ce que le seul fait d’être en situation et alors de devoir être en société n’a pas systématiquement pour contrepartie l’invention d’un style qui est, lui, toujours aux prises avec la considération d’un certain maintien honorifique ? Yannick n’est-il pas en alerte sur un seuil de prestance minimale exigible pour lui tout autant que pour son père ? Se relâcher sur ses prestations-là, n’est-ce pas au risque d’un recul dans le classement social sinon d’une forme de déclassement ?

[22Son père en venait – de façon paradoxale au moins en apparence – à l’attaquer, lui lançant sans ménagement qu’il le décevait, qu’il n’était pas fier de lui, qu’enfant il était bon élève et que lui, son père, était déçu qu’il ne soit pas devenu pilote de chasse. Qu’il s’agisse d’une technique ou d’une théorie transmise, celui qui est passeur est dans la nécessité de réinventer, certes, mais celui qui est à la place de l’enseigné est aussi dans la même nécessité de réinventer. Donneur et receveur sont donc tous les deux contraints de composer aussi avec de la perte sauf à fétichiser les objets « intacts » supposés changer uniquement de mains. Entre celui qui fait appel au parcours d’expérience de l’autre et cet autre qui a déjà cheminé, il faut peut-être même paradoxalement que surgisse de l’intransmissible. L’héritage n’est sans doute pas un bien en soi. Il est sans doute aussi un lien qui transmute.

[23Sortir du brouillard, c’est aussi, pour le patient, dans le bureau du psychologue, émerger à cette aptitude à opérer des séparations dans une somme de pensées jusque-là par trop amalgamées, entre celles qu’il revendique et assume en conséquence comme plutôt siennes, et celles héritées pouvant être au moins partiellement toxiques à ses yeux.

[24Un grand centre commercial de Rennes.

[25Mobilisation : sur le plan sociologique de la théorie de la médiation. Un parent qui se lève la nuit si son enfant cauchemarde ou s’il est malade le fait au titre d’une responsabilité qu’il assume et à laquelle il ne saurait se dérober sauf à défaillir dans sa mission de parent.

[26Motivation : liée au désir et aux intérêts, la motivation est plus une question d’intentionnalité donc d’ordre axiologique.

[27Comme l’a suggéré Bernard Couty (communication privée) : « l’Ego demeure mais il ne se réinvestit pas dans le flux des rencontres, des mœurs, des habitus ».

[28L’empreinte parle aussi du sujet qui la reçoit : ce dernier n’est pas que passivement « oblitéré ». Il reste qu’il ne faut pas confondre « empreinte » et « emprunt », seul ce dernier présuppose qu’il puisse être rendu : entre partenaires capables de dettes mutuelles.

[29Gagnepain (1991, p. 42).

[30Dans les deux cas il y va de nos identités puisque se fabriquer d’éventuels partenaires peut se faire en se liant avec des égaux ou pairs – analyse des degrés d’appartenances par filiation et complicité, comme dans un clan ou une association (instituant) – mais peut se faire aussi en se construisant des étendues de composition professionnelle – analyse des échelles des compétences, analyse des gradients des diverses collaborations/contributions négociables avec les autres membres d’une équipe professionnelle (institué). Au sein de l’hôpital où j’exerce, si nous avons ce minimum commun d’être dans un établissement de soins, nous exerçons cependant dans différents services, différentes villes autour de Rennes, différents pavillons ou unités et, bien qu’ayant parfois les mêmes qualifications, les mêmes diplômes ou titres universitaires, nous ne construisons historiquement ni les mêmes emplois ni par conséquent les mêmes conflits voire frictions. Pour étudier les tâches effectuées et les services rendus dans un lieu donné, il conviendrait aussi d’avoir circonscrit une période précise et même une situation délimitée, car les services rendus, ceux explicitement accomplis et peut-être bien visibles sont sans doute toujours lourds (en creux, implicitement) d’actes, de gestes, de postures qui restent en réserve, qui sont « muets », mais qui disent cependant ce qui découle de l’analyse des frontières mutuelles des missions partagées entre les différents personnels d’un plateau ou d’une équipe. Dit autrement, les champs de compétence locaux ou individuels et les secteurs d’interventions singuliers se distribuent aussi corrélativement à une visée plus vaste et plus globale d’une mission de soins, visée qui, pour un temps donné, donne cohérence unitaire (plus universelle) à cette chaîne plurielle de services-charges apparemment additionnables ; mais de cette visée, tout professionnel aura tôt fait d’apprendre sa coloration toute « locale », puisqu’en faisant l’expérience d’être affecté dans un pavillon voisin de celui où il travaillait, il constatera que ni les patients ni les collègues n’attendent de lui en poste les mêmes strictes prestations « de service » que celles qui font ponctuellement loi dans le service de soins où il exerçait auparavant.

[31Nous pouvons être « en phase vestimentaire » avec une population donnée à14h mais ne plus l’être du tout à 15h30 si une cérémonie fait alors conventionnellement appel à une autre présentation. « Changer de peau » ou pas suppose un décryptage des contraintes sociétales pesant sur nos accoutrements.

[32« La classe, en d’autres mots – pour qui ne la limite pas à ce que l’on pourrait appeler un ghetto politique – n’est pas plus un vice du groupe que le refoulement, axiologiquement, n’est une maladie. Le contenu, certes, en peut varier ; elle peut selon les cas se clore en caste ou s’amplifier. On en chercherait désespérément l’origine puisqu’elle n’est que la nôtre et qu’on ne peut espérer lui survivre. Il convient donc d’en réexaminer attentivement le concept plutôt que de continuer, sans autre forme de procès, à l’identifier performantiellement à cette partition sociale qui tend à se substituer, notamment depuis l’avènement de ce qu’on appelle « l’industrie », au pays ou à la nation » (Gagnepain, 1991, p. 41).

[33Gagnepain (1991, p.53) parlait lui de notabilité : « Il est bien évident que nous détenons implicitement en nous la capacité de compter. (…) Seul le notable en nous est kyrios ; seul il porte le nom, seul il est maître de ses biens, seul il jouit de la pleine citoyenneté ».

[34Voir notamment Le Bot, 2010, p. 140 et suiv. et Braclelaire, 1995, pp. 224-225.

[35Nous l’avons plusieurs fois mentionné, Yannick a souvent fait montre de son désir de travailler. Sur cette question des analyses abstraites qui discriminent les charges respectives mais qui permettent aussi de possibles collaborations (hors pathologie s’entend), je renvoie le lecteur aux chapitres « Le réaménagement déontique de l’usage et communication », « La polymélie de l’office et la symélie de la charge (réaménagement identitaire), la polycratie de l’établissement et l’automélie du rôle » de Couty (2011).

[36« La situation constituée peut éventuellement être analysée consciemment (c’est alors un phénomène dans la conscience), ce n’est pas un phénomène de conscience. Toutefois, il ne faudrait pas croire que le décor une fois constitué serait planté une fois pour toutes : la situation historique est un flux constant dans la mesure où, consistant en ce que l’on pourrait appeler ethniquement – et non pas logiquement – « un point de vue », elle se négocie dans le cadre de nos divergences et de nos convergences, et dans la mesure où nous pouvons également nous en constituer quantité d’autres qui serviront de cadre à nos échanges » (Couty, 2011, p. 335).

[37Brackelaire (1995, pp. 224-225).

[38Voir également Couty (2011, p. 328) : « Si (…) la frontière structurale de l’ego consiste non pas à nous entendre avec l’autre mais, mais bien à partager avec lui la totalité de la personne, nous éliminer tous deux provisoirement et asymptotiquement en tant qu’ “autres”, cela interdit de considérer par exemple “moi” et “toi” comme deux personnes distinctes et conduit à les considérer par commodité descriptive comme deux avatars distincts et transitoires d’une même Personne analysée : indépendamment du fait que nous soyons physiquement un ou deux, en m’attribuant la Personne et en te l’attribuant, implicitement, “j’efface” conjoncturellement l’altérité qui nous sépare ».

[39Il réclamait des impayés à de supposés locataires et, pour évaluer leur dû, additionnait des hectares de parcelles, faisait des estimations de récoltes, avait établi l’équivalent d’un plan cadastral, et donc dessinait sur du papier millimétré des superficies plantées en blé, en seigle, en avoine, en betteraves, etc. Il tenait une comptabilité très avancée sur les gains des fermiers à qui il prétendait avoir vendu telle ou telle denrée.

[40Ce patient texte était bien accompagné d’un apparent glossaire, en annexe de ces écritures, mais celui-ci était incroyablement raturé, produisant un quasi palimpseste : il portait ainsi les traces de son remaniement acharné, comme si les clefs codées inventées hier par le patient pour rester son seul possible traducteur devaient sans cesse être remises sur l’établi pour qu’il reste maître de l’opacité recherchée. Au final, il lui était sans doute bien compliqué de relire et de décrypter ce qu’il avait pu rédiger deux ans plus tôt : le processus de fuite en avant enclenché s’opérant tout de même au risque de se retrouver lui-même aussi étranger que nous face à ses idiolectes successifs toujours en mutation.

[41Croix Marines : Fédération d’aide à la santé mentale. L’auteur, qui avait donné pour titre à son intervention « Le lien familial à l’épreuve de la maladie psychique », a depuis écrit Où va la famille ? (2014).

[42De la même façon, on a vu ce patient insulter des jolies femmes, leur reprochant de lui donner des démangeaisons urticantes géantes.


Pour citer l'article

Robert Le Borgne« Transmission culturelle et distribution des rôles chez un jeune homme souffrant de schizophrénie », in Tétralogiques, N°22, Troubles de la personne et clinique du social.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article75