Thomas Périlleux

CriDIS, Université Catholique de Louvain. thomas.perilleux chez uclouvain.be

Se faire témoin. Pour une clinique des violences au travail

Résumé / Abstract

Quelle est la place d’un clinicien dans la rencontre clinique, quel est son rôle au-delà, quand il est témoin de violences qui viennent défaire les liens humains de travail ? Peut-il se faire avertisseur d’incendie et passeur de témoin pour inscrire la violence dans un conflit qui lui donne une histoire, sans parler à la place de ceux qui ont été réduits au silence par l’oppression ? L’auteur s’appuie sur une pratique d’intervenant en clinique du travail dans laquelle il a été interpellé par une multiplication de demandes concernant des passages à l’acte violents, ce qui le conduit à s’interroger sur des violences moins visibles mais non moins destructrices. Il identifie quatre modalités de la violence dans le contexte d’un management néolibéral : la persécution, l’urgence, le flou institutionnel et le mensonge. Dans chaque cas, il essaie de situer le rôle d’un témoin en ce qu’il peut faire barrage à la destruction et recomposer un monde commun. Face à la violence, un clinicien ne peut pas en rester à une neutralité qui signifierait une complicité envers un état de choses intolérable dans le milieu de travail. Il a à prendre position : l’article analyse quel peut être son engagement comme témoin.



En juillet 2012, à Santa Cruz del Sil en Espagne, sept mineurs décident « d’occuper » leur mine pour lutter contre sa fermeture et ils se fabriquent un campement de fortune à huit cents mètres de profondeur. Un mois après le début de l’occupation, ils accueillent Rocio Marquez, jeune chanteuse andalouse spécialisée dans les chants de la mine. Du fond de la terre elle vient chanter « pour que, de la situation présente et de sa douleur même, surgisse quelque chose comme un espoir politique poétiquement mis en rythme » (Didi-Huberman, 2014). Un des chants qu’elle tire du passé minier dit ceci :

« Depuis Santa Cruz del Sil
On entend un écho por minera
Lamentations venues de la terre
Car celui qui a grandi là
Ne peut vivre sans elle. »

Commentant cet épisode, G. Didi-Huberman insiste sur la catastrophe qui menace et qu’on ne voit pas venir parce qu’elle est illisible. C’est le coup de grisou qui laisse sans voix, la « fêlure silencieuse » qui réclame un « avertisseur d’incendie » (Löwy, 2001). Dans la mine, on utilisait des oisillons en cage pour avertir du danger de grisou, gaz incolore et inodore. (A Santa Cruz del Sil, les mineurs ont donné un nom ironique au canari : Engano, la tromperie). Il faut une voix pour faire lever une « rage poétique » contre l’apparente normalité de la situation, où tout se présente comme banal et évident. Une voix qui s’élève du fond de la terre mais qui porte ailleurs, au-delà du lieu même de la crise. Elle vient nommer la souffrance et l’inscrire dans une histoire de lutte collective.

Le travail de mineur et l’occupation de la mine s’inscrivent dans la grande tradition ouvrière, une culture de résistance qui contient la violence dans un antagonisme de classes. Tradition, culture et antagonisme qui disparaissent ailleurs, dans les représentations sinon dans les enjeux des conflits sociaux contemporains. La nécessité d’un avertisseur d’incendie n’en est peut-être que plus forte. Un passage de témoin est nécessaire pour que se brise la chaîne du silence.

Un clinicien doit-il se faire un tel passeur ? C’est la question que je veux aborder dans ce texte. Ma réflexion s’appuie sur une pratique d’intervenant dans une clinique du travail où j’ai été interpellé par une multiplication de demandes concernant des passages à l’acte violents, effectifs ou redoutés. Elle me conduit à m’interroger sur des violences sans doute moins visibles mais non moins destructrices, et sur ma capacité ou mon incapacité à les identifier pour travailler sur elles. Quelle est ma place dans la rencontre clinique, quel est mon rôle au-delà, quand la violence vient défaire les liens humains de travail ?

En parlant d’une clinique du témoin, je me centrerai autant sur la position de témoin que sur l’objet du témoignage : une position par laquelle le témoin se forge dans son témoignage. La question qui m’anime porte sur ce que permet le passage d’un témoin, d’abord dans la rencontre clinique, ensuite sur d’autres scènes. Qu’en est-il de la portée du témoignage, de sa capacité à transformer la violence et de ses limites ?

La clinique cherche un dépassement de la violence mortifère, qui sidère le sujet par son aspect traumatique, vers un terrain où il peut devenir témoin de son expérience. Le passage d’un témoin serait nécessaire pour conjurer l’oubli, sortir de l’isolement, trouver un répondant et inscrire la violence dans un conflit qui lui donne enfin une histoire. Rien de cela ne va de soi… Nous pouvons aussi nous interroger sur ce qui ne peut se témoigner, en raison de ce qui serait un impossible à dire ou à faire entendre dans le témoignage. Impossible porté à l’extrême, ou davantage tangible, quand les violences perpétrées visent délibérément la déshumanisation et l’anéantissement, dans l’effroi et la terreur, au-delà de la détresse ordinaire, comme dans les agressions violentes, la torture, les crimes de masse (Roisin, 2010).

La violence économique, celle qui s’exerce sur les lieux de travail de manière directe ou « feutrée », n’est pas la violence politique des systèmes totalitaires qui manient la menace et le meurtre comme outils de gouvernement à large échelle. Elles n’ont pas la même visée ni le même mode opératoire. L’écrasement du travailleur au profit du fonctionnement productif capitaliste – ce qu’on peut appeler son effacement en tant que sujet de parole et de désir – répond à une logique qui n’est pas celle de la soumission à un bourreau qui veut détruire un « opposant ». Pourtant, leur rapprochement peut nous instruire, avec toute la prudence qui s’impose, sur des processus anthropologiques fondamentaux, car ces violences touchent à la même question humaine : ce qui permet aux humains d’être institués comme sujets d’un monde commun [1]. Elles normalisent l’intolérable, ce qui passe souvent par l’invisibilité de la destruction. Dans tous les cas, elles ont pour effet premier de paralyser la pensée.

Comment sortir de la sidération ? La présence d’un témoin apparaît indispensable. Pour celui qui a été pris dans un engrenage de violence, il est nécessaire de rencontrer – chez un autre mais aussi en lui-même – un témoin qui peut attester la réalité de son expérience et de ce fait contribuer à sortir du chaos et de la confusion. Il importe de se faire témoin de sa propre expérience, et plus radicalement encore témoin de ce qui est à dire, par le passage d’un relais qui réinscrit la violence traumatique dans un monde commun (là où elle était innommable et immonde).

En même temps, le passage de relais se heurte toujours aussi à une lacune que le témoignage comporte, un « intémoignable » auquel le témoin doit se tenir. Une fonction du témoignage serait de constituer le témoin dans cette lacune, au sens où ce que donne le témoignage, « c’est certes l’acte de témoigner de ceci ou de cela, mais aussi la puissance de le faire, c.à.d. soi-même et sa capacité d’initiative » : je témoigne de ce qui me tient (Pierron, 2006 : 15). J’évoquerai en conclusion la nécessité de se tenir à ce lieu où la lacune du témoignage peut se donner à entendre.

Attester l’expérience

Selon le dictionnaire, le témoin est la personne qui fait un témoignage, celui qui peut certifier quelque chose, qui est appelé à attester (en justice) un fait qui s’est accompli en sa présence. C’est aussi une personne qui assiste à un événement ou un fait et le perçoit en spectateur. De même que l’hôte est aussi bien celui qui donne que celui qui reçoit l’hospitalité, le témoin est le donateur ou le récepteur d’un témoignage qui donne corps à une réalité.

Cependant, la place du témoin n’est jamais assurée et le témoignage n’a pas de garantie ultime (un témoignage n’est pas une archive, écrit Agamben [2]). Le témoin n’est pas seulement celui qui se pose en tiers (terstis) dans un procès ou un litige ; c’est aussi celui qui a traversé de bout en bout un événement et lui a survécu (superstes). Il est prêt à mettre en jeu ce qui compte vitalement pour lui [3]. La possibilité de témoigner s’accompagne toujours de celle du faux témoignage dans des paroles trompeuses – faute de quoi la parole tombe sous l’ombre de la connaissance paranoïaque [4] – et le témoin s’avance comme à découvert.

Dans la pratique clinique, la question du témoin a partie liée à celle de la violence : agression physique ou verbale, directe ou indirecte, ponctuelle ou massive, manipulation perverse, soumission à la déshumanisation dans la violence institutionnelle ou la terreur politique… Qu’il en ait été agent ou victime, ou les deux à la fois, un sujet peut prendre le clinicien à témoin et même le prendre à partie. D’emblée se pose la question des relais de la clinique à la Justice, comme idéal et comme institution. La plainte se formule parfois dans une demande de réparation en droit. Quelle place occuper comme clinicien dans la rencontre clinique, dans la situation de travail elle-même et vis-à-vis d’instances tierces (justice, médecine du travail, instances syndicales et patronales, etc.), dès lors que le sujet fait état de violences graves ? En nous situant sur le terrain de l’écoute dans un colloque singulier, n’allons-nous pas désamorcer la révolte que le symptôme et la plainte contiennent également ?

Le premier pas est celui d’une attestation de l’expérience. Attester signifie reconnaître la réalité d’un fait, d’une situation, d’une expérience. Se constituer en témoin ou s’adresser à un interlocuteur comme témoin, c’est attendre la reconnaissance d’un passé qui n’est pas encore à-venir. Premier moment indispensable d’un travail clinique et politique de conversion de la violence, pour sortir du chaos, nommer des faits, passer du fait à l’événement tel qu’il a été vécu pour quelqu’un dans sa portée traumatique, désigner des motifs, retrouver prise sur la situation. La violence détruit les capacités de penser l’oppression et elle en efface souvent les traces [5]. L’événement traumatique suscite de la confusion dans les repères du juste et de l’injuste, du normal et de l’anormal. L’adresse d’un/à un témoin est nécessaire pour « réaffecter le parlêtre à sa tâche de penser » (Peterson, 2010 : 64).

Une responsable des ressources humaines d’une PME consulte à la clinique du travail sur le conseil de son médecin traitant. Il s’agit d’une professionnelle d’une cinquantaine d’années, qui assume sa fonction sans le titre ni le statut (elle est employée, il n’y a pas de cadre dans l’entreprise).
Amenée à procéder à des licenciements collectifs à plusieurs reprises, avec des procédures brutales à la limite de la légalité, elle évoque un climat de peur, un directeur tyrannique et une absence complète de respect pour le personnel. Sommée de licencier des ouvriers sous des formes expéditives, elle se dit prise « entre le marteau et l’enclume ». Elle raconte notamment le licenciement d’un ancien ouvrier, qui avait eu un accident de travail à l’usine et à qui la direction précédente avait promis le maintien à son poste jusqu’à sa retraite. La patiente est sommée de le licencier séance tenante. Appelé dans son bureau, l’ouvrier réclame que ce soit le patron lui-même qui lui annonce son licenciement. Appelé à son tour, le directeur descend, furieux, pour signifier sa décision. La patiente se dit alors témoin impuissante de l’altercation violente qui a lieu devant elle.
Quand je lui demande comment elle a fait pour tenir jusque-là, elle me répond que « Quand on travaille dans un service du personnel, on doit faire abstraction » et « les symptômes sont arrivés petit à petit… ».
Sa place sociale est ambiguë, sa position subjective est devenue indécise : est-elle l’instrument de la direction, la responsable des actes qu’elle pose, le témoin impuissant de décisions qu’elle réprouve ? Elle décrit une confusion croissante dans les repères qui orientent sa boussole morale et pratique. Les dilemmes dans lesquels elle est plongée, faute d’avoir été dits, la prennent à la gorge. Jusqu’à un point d’insupportable. Alors s’ouvre la protestation muette, puis le moment de la mise en cause. « J’étouffe ». « Est-ce normal ? », demande-t-elle.
La question même est surprenante, car il a fallu l’arrêt de travail pour qu’elle l’ouvre enfin. Cela manifeste un état actuel des relations de travail où les antagonismes de classes paraissent avoir disparu et où la violence s’avance sans résistance apparente, au travers de fonctions de « gestion des ressources humaines » peu légitimées et instrumentalisées par l’encadrement supérieur.
Sur quoi porte sa question ? Sans doute à la fois sur ce qu’elle est en train de faire, sa capacité de le faire, les incidences sur elle de ce qu’elle fait, la norme de ce qui est à faire. Commencent à sourdre une inquiétude et l’amorce d’une protestation : elle ne peut plus supporter d’être complice, simple exécutante, même si la mise en cause reste indécise. Elle dira par exemple : « C’est difficile de digérer que la situation ne soit pas normale… Les autres y arrivent… »
On peut affirmer que tout l’exercice professionnel reposait sur une banalisation de la violence et une normalisation de l’insupportable, contre lesquels le corps symptomatique fait objection. La patiente a provoqué l’amorce d’un changement en devenant témoin d’une décision qu’elle avait à appliquer sans pouvoir la reprendre à son compte. La position de témoin qu’elle adopte, en me prenant à témoin, est ambivalente et déchirée, divisée entre l’observation et l’action, entre la loyauté à l’entreprise et le caractère insupportable d’une complicité à l’injustice. Il a fallu une prise de position de ma part – Non, ce n’est pas « normal » de travailler de la sorte – pour que la protestation prenne la parole et que s’ouvre un espace d’élaboration des contradictions du travail.

La reconnaissance d’une violence intolérable par le clinicien peut autoriser le patient à adopter pour son compte une place de témoin, ambivalente et divisée, dans un écart entre sa situation et qui il est. La résistance signifie alors la possibilité pour le sujet d’assumer une position où il s’engage, souvent dans la solitude, en en passant par la construction d’un rapport au juste – comme justesse et comme justice – et l’affirmation de valeurs personnelles.

L’invisible, l’inaudible, l’indicible

Les violences qui se rencontrent dans les milieux de travail ont ceci de particulier qu’elles s’exercent souvent à bas bruit, hors des cadres conflictuels antérieurs où se manifestaient les antagonismes sociaux (la violence est un échec de la conflictualité sociale), dans un univers du management néolibéral devenu apparemment consensuel.

La brutalité de directeurs tyranniques qui usent de sourdes menaces et l’agressivité des salariés dans leurs relations quotidiennes n’ont pas disparu des milieux de travail. Nous rencontrons des cas où une violence directe est avérée. Pourtant, c’est comme s’il manquait aux protagonistes des clés de lecture et une « grammaire du conflit », ce qui rend la violence innommable et même indécelable.
Dans le nouvel Empire du Management [6], la violence des méthodes de gestion est difficile à identifier. Elle tient d’abord au caractère indiscutable des dispositifs de production, c’est-à-dire à l’étouffement des critiques qui pourraient leur être adressées : par exemple, il est loisible à chacun de discuter de ses objectifs, il ne l’est pas de mettre en cause le principe de l’autoévaluation ni celui de l’urgence des réponses à apporter aux demandes des clients.

La bureaucratie avait cultivé une « violence de l’indifférence » (de Nanteuil, 2009), le nouveau management induit la violence de méthodes « anti-agonistes » [7], d’autant plus brutales qu’elles reposent sur le consensus forcé. Sa formule serait : Vous ne pouvez pas ne pas être d’accord. (Mais quand un travailleur s’oppose à la bienveillance du système d’auto-évaluation, par exemple, une sanction parfois brutale ne tarde pas).

C’est une violence qui ne repose pas sur l’intention de détruire des opposants ; elle ne s’applique pas immédiatement sur les corps pour attaquer ce qu’il y a de plus essentiel en eux. Ses effets de désubjectivation n’en sont pas moins puissants : elle contribue à désamorcer les résistances potentielles des travailleurs et à effacer leur contribution singulière dans la production – tout en proclamant l’inverse.

Pour entrer davantage dans le détail et sans prétendre être exhaustif, je distinguerai quatre modalités de la violence dans les milieux professionnels de travail. Ces violences ont en commun d’empêcher un rapport tenable à soi, aux êtres et aux choses. Elles détruisent les lieux où se construit un rapport humain, c’est-à-dire un rapport de responsabilité permettant de prendre en charge un monde commun. Je développerai davantage la première modalité parce qu’elle contient déjà, pour le témoin, des enjeux présents dans les suivantes, quoique différemment. Dans chaque cas, j’essaierai de situer le rôle du témoin en ce qu’il peut faire barrage à la destruction et contribuer à recomposer ce qui permet aux humains d’être sujets dans leur histoire et leur travail.

Persécution

La première modalité des violences au travail est celle de la persécution qui s’exerce dans les relations interpersonnelles. La persécution est une atteinte à l’identité, elle fixe celui qui la subit, autant que celui qui l’exerce, à une identité méprisable. Elle transforme l’altérité en une petite différence insupportable. Chez le sujet qui en est la cible, elle provoque une atteinte narcissique qui empêche le mouvement vital du narcissisme, celui de la réflexion par laquelle le sujet revient sur soi et se relance dans la dynamique de la vie pulsionnelle (Fierens, 2016). Elle réduit à néant l’écart nécessaire du sujet à son image, de soi à autrui, de l’être à la chose.

Une patiente, ouvrière en atelier industriel, raconte en consultation comment elle a été prise en photo, de dos, la photo circulant ensuite à son insu parmi ses collègues, via les réseaux sociaux, accompagnée d’un commentaire à connotation sexuelle. Arrivée à la cantine, ignorant l’existence de la photo qui vient d’être diffusée, elle ne comprend pas les allusions qui circulent à son égard mais éprouve la violence qui s’exerce sous couvert d’un humour « léger ». Une fois découverte, la séquence de la photo fait littéralement arrêt sur image et la blesse dans son honneur.
La patiente dit qu’elle adore son travail, très physique et demandant beaucoup de dynamisme. Elle mentionne l’existence de clans dans l’atelier et fait part de son impression qu’elle n’était « pas la bienvenue ». « Je suis mise à l’écart ». Le déclencheur des hostilités a été l’évaluation individuelle des performances : la sienne, très bonne, a suscité des jalousies, des moqueries, des blagues derrière son dos.
Elle ne veut pas répondre à l’agressivité, « ensuite ça reste au fond de moi et ça me ronge », ce qui renvoie à son histoire singulière tramée aussi sur l’Autre scène. Faut-il alors s’en tenir à la préconisation, souvent mal comprise, d’une abstention d’intervention dans la réalité sociale ? Cette question entre en résonance avec une phrase qui cristallise la difficulté clinico-politique : « Je me sens parfois attaquée mais je ne veux pas me défendre ».

Selon les cliniciens du travail, des « pathologies du harcèlement » se multiplient et doivent être mises en rapport avec une dégradation dramatique des conditions de la vie en commun dans les collectifs de travail (Dejours, 2006). Le harcèlement est une pratique de soumission à de « petites attaques réitérées ». Le mot harceler est une variante de herseler, diminutif de herser, employé du XIe au XVe s. au sens de « malmener » (Rey, 2006, p. 1685) – la herse étant cet outil qui sert à « briser les mottes », on pourrait dire : écraser les résistances. Selon C. Dejours, ce qui est nouveau dans le monde du travail actuel, c’est moins le harcèlement comme tel, que la fragilisation des gens vis-à-vis des manœuvres de harcèlement. Les pathologies qui sont associées (syndromes dépressifs et confusionnels) seraient liées à la déstructuration des ressources collectives de défense psychique et de solidarité sociale (Dejours, 2006, p. 127).

Quoiqu’on pense de son usage sur la scène sociale, la question du harcèlement apparaît toujours en consultation dans un récit où l’abus de la force questionne l’histoire singulière du sujet. « Il savait très bien ce qu’il faisait, dit une patiente à propos de son directeur : écraser s’il n’atteignait pas son objectif. L’entreprise, ils ne représentent plus que ça : soit les gens s’écrasent, soit ils partent. Moi, j’ai un caractère à ne pas me laisser faire ». « Il y a du mépris, du sadisme par rapport à moi, toute l’institution est comme ça, dit une autre patiente. Je sais que les racines, le nœud sont dans le fait que je n’ai pas acquis de posture pour pouvoir dire : Ça ne me convient pas. J’ai dû assez vite correspondre à ce qu’on attendait de moi pour obtenir de l’amour. Dans le travail, c’est la même chose : je reprends la place qu’on attend de moi ».

Entre écraser et refuser de s’écraser, se pose la question d’une résistance à ce qui pourrait aller jusqu’à un anéantissement subjectif. S’écraser, dit le dictionnaire, c’est « se taire, renoncer à poser une question, à protester, c.à.d. supprimer ce que l’on s’apprêtait à formuler ». Quel est alors le rôle du témoin ? Il ne peut pas être seulement spectateur, au sens d’un observateur neutre et désengagé. Face à une violence persécutrice, nous ne pouvons en rester à une « neutralité » mal comprise qui signifierait une abstention, un consentement, et finalement une complicité à l’état des choses dans le monde du travail. Il n’est pas neutre d’intervenir mais pas davantage de s’abstenir devant des conduites perverses et destructrices (Kammerer, 2014, p. 24).

Le premier rôle du témoin est celui de l’attestation. La persécution est une violence directe mais elle peut aussi prendre des formes insidieuses et fuyantes. Elle appelle à témoin [8], pour la saisir dans sa dimension destructrice et identifier là où le sujet a pu en être complice, à son insu, même lorsqu’il en a été victime, notamment en ne parvenant pas à s’opposer ni à « se respecter soi-même », pour reprendre les termes d’une patiente. Le témoin prend position en reconnaissant la gravité de la persécution encourue (Roisin, 1995), afin que s’ouvre un espace où aborder « le reste » de ce qui est à dire. Il reconnaît aussi la volonté de vengeance et le désir de meurtre qui peuvent animer le patient pour éviter qu’ils se retournent de façon mortifère sur lui.

Une telle reconnaissance suppose que le clinicien se situe à la place de celui ou celle qui s’est défaussé de son rôle, dans la situation professionnelle, au moment de la violence : le collègue ou le proche qui aurait dû s’y opposer mais qui a regardé ailleurs quand il n’a pas participé activement à la persécution [9]. Il s’agit parfois de nommer la violence (subie, agie) pour le patient, lorsque celui-ci n’est pas capable de le faire : dire par exemple qu’un humour apparemment léger peut être un masque d’agissements persécuteurs. « L’efficace d’une cure passe toujours par la restauration, chez l’analysant, de la fonction de témoin. Et cela peut demander à l’analyste de se porter témoin pour l’analysant, au moment où celui-ci est encore dans son aveuglement » (Kammerer, 2014, p. 39). C’est le sens d’une intervention où nous pouvons dire de la banalisation de la violence : « Non, ce n’est pas normal » (cf. supra).

Un deuxième pas consiste à ne pas laisser le patient répéter la persécution dans le moment de la rencontre clinique. C’est un passage délicat parce qu’une métamorphose de la violence suppose aussi, pour le clinicien, d’accepter de l’entendre, c’est-à-dire d’en être le destinataire dans le transfert pour qu’elle puisse être symbolisée. Mais symbolisation ne signifie en aucun cas complaisance. Après la nomination de la violence, le témoin peut être celui qui oppose un refus : ne pas se faire complice d’une jouissance de la persécution dans le récit qui est en fait [10].

C’est le cœur de notre difficulté clinico-politique. Cliniquement, nous sommes engagés dans un travail pour ne pas laisser le sujet être la proie des « passions tristes » du ressentiment : rage impuissante, désir inassouvi de vengeance, retournement de la destruction sur soi-même… Politiquement, nous ne voulons pas éteindre les étincelles de révolte que la plainte contient contre des situations intolérables – même si les critères de l’intolérable sont toujours à questionner. Or nommer la persécution, c’est aussi faire violence quand nos mots imputent des responsabilités en accusant un agent à l’origine de la violence (agent individuel, collectif ou systémique) [11].

La clinique ne peut pas devenir un huis-clos et nous ouvrons avec le patient la possibilité de recours à des instances externes : syndicats, médecine du travail, conseillers en prévention, instances judiciaires. Nous ne voulons pas nous substituer à ces instances, pas plus qu’à l’initiative du patient et à sa décision éventuelle de constituer sa plainte en cause commune. Nous ne sommes pas en position d’expertise et la scène clinique se différencie de la scène sociopolitique (Périlleux, 2015a). Pourtant nous ne pouvons ignorer, dans le travail clinique lui-même, ce qui se trame dans la réalité sociale ni notre complicité à l’injustice si elle n’est pas dénoncée alors qu’elle a été normalisée au point de devenir invisible.

Nous travaillons avec le patient sur les qualifications expertes de l’événement (Que signifie pour lui la catégorie de « harcèlement » ? Qu’entend-il dans le diagnostic de « troubles anxio-dépressifs » ou de « burn out »… ?). En retour, il est possible que nous fassions entendre notre voix auprès des experts et que nous accompagnions les patients dans certaines de leurs démarches en justice, pour autant que les conditions de la transmission aient été garanties [12]. Il n’y a pas de formule-type : le chemin est à chaque fois singulier et exige un discernement pour éviter que le passage de relais soit opéré par les intervenants à la place du patient.

Sur ce chemin, il importe aussi d’aller au-delà d’une reconnaissance d’un mal subi appelant réparation, si reconnaissance et réparation concernent seulement la blessure narcissique (parfois dévastatrice) infligée par les agissements persécuteurs. De ce fait, comme témoins nous sommes nous-mêmes divisés. Nous sommes divisés entre d’une part un travail de reconnaissance de la persécution, qui conforte le sujet dans son narcissisme, et d’autre part l’ouverture d’un questionnement sur ce que signifie un « respect de soi », au-delà du narcissisme, qui puisse être celui de la vie et des valeurs qui nous traversent (Vasse, 2006, pp. 82, 84).

La persécution fixe le sujet à l’image du corps qu’il a, elle l’enferme dans le cercle vicieux du Moi/Eux. Cependant le corps résiste et proteste, de manière étouffée et douloureuse, par la voix des symptômes, contre sa relégation (Périlleux, 2015b). Il s’agit alors d’ouvrir la protestation à une autre dimension que celle de la restauration d’un « point d’honneur » – entendu comme la « considération due à mon image » (Vasse, 1991, p. 47) : l’ouvrir à la parole « qui témoigne en moi de l’Altérité qui me fonde comme sujet », selon les termes de D. Vasse – pour relancer le mouvement du sujet qui se découvre effet de son interrogation, de sa recherche (Fierens, 2016).

Urgence

Il peut sembler étonnant d’associer l’urgence à la violence jusqu’à en faire une modalité possible de violence. L’urgence est « ce qui contraint à agir sans délai, ce dont on doit s’occuper sans retard, qu’il est nécessaire de faire tout de suite, ce qui est pressant, ce qui réclame une réponse immédiate ». Il y a une urgence fertile dans les situations critiques – urgence de penser et d’agir pour faire « un pas de plus » vers une issue de la crise. Cependant, lorsqu’elle est délibérément manipulée aux fins de la production, l’urgence porte atteinte aux valeurs du travail et va jusqu’à empêcher son élaboration subjective et collective (urgens, participe présent de urgere, signifie « qui presse », et la première attestation de presser renvoie à « tourmenter, accabler »).

En ce sens, un lien étroit existe entre violence et urgence. Le passage à la violence vient souvent de la réduction des délais acceptables dans l’interaction soit avec des gens, soit avec des choses, pour apporter une réponse à une action (Boltanski, 1990, p. 118). Ce qui ne « souffre pas de délai » est ce qui se réalise comme force et emporte les protagonistes dans une épreuve violente. Apaiser la situation, c’est alors « la dégager de la violence en réintroduisant la possibilité d’un délai » (Ibid.). Le premier geste de crise, vers un traitement pacifié de la crise, est souvent un geste d’arrêt (grève, démission, rébellion) qui suspend l’urgence, contre un ordre dont l’exécution pourra bien attendre, contre le feu artificiellement créé, etc.

Au contraire, le « management par l’urgence » qui trouve ses justifications dans des exigences de rentabilité à court terme empêche de poser les questions des valeurs et des finalités de l’action. Il impose un mode de fonctionnement reposant sur la réactivité immédiate, la compression du temps et l’affairement (Périlleux, 2010). Il fait passer l’agitation pour la rapidité et l’intensification de la production (faire plus en moins de temps) pour l’intensité de la vie (Barkat, Hamraoui, 2007). Le raccourcissement des délais, l’accélération des rythmes et la généralisation de la simultanéité entraînent un « recul de la jachère humaine » (Aubert, 2003 ; Rosa, 2012).

A nouveau, ce qui nous importe cliniquement est le ressort de l’engagement dans ce régime. « C’est difficile de s’arrêter sans se le reprocher après. Je ne suis jamais dans le moment présent. Quand je pars, je voudrais déjà être arrivée », dit une patiente. Elle ajoute : « Je dois m’occuper le cerveau à quelque chose, comme si je n’avais pas le droit de prendre du temps ».

Enervement, agacement, agressivité manifestent la colère et la rage impuissantes du sujet contre une situation de travail oppressante. Les facultés d’attente et de persévérance ont été réprimées, la patience, comme valeur et comme expérience, a été détruite dans l’activité professionnelle. « J’ai l’impression de n’avoir vécu aucun moment présent. De tout faire par devoir, d’être passée à côté de beaucoup de choses », dit une patiente ; « l’hyperactivité, c’est la peur de m’ennuyer ». Pour d’autres, « tout est un souci, tout m’énerve », « je souffle tout le temps », « tout ce qui me concerne m’énerve », « c’est une fatigue de tout le temps demander », « j’aimerais être dans ma bulle et qu’on me foute la paix »… Impatience et urgence peuvent rapidement gagner les intervenants eux-mêmes, saisis par une demande pressante qui touche à des questions vitales.

Contrairement à la persécution, l’urgence ne se donne pas à voir comme une violence, même lorsqu’elle est délibérément manipulée. Le premier geste du témoin sera de la reconnaître et de l’identifier dans ses aspects destructeurs, en ce qu’elle empêche un rapport juste, ajusté, à soi, aux choses, aux autres.

Ici le témoin s’engage. Il soutient qu’il existe une épaisseur du temps, une durée nécessaire à l’expérience, une « polychronie » qui est à respecter dans les rythmes de travail et de vie. En témoigner, c’est soutenir que l’urgence écrase les multiples temporalités de la pensée et de l’action sous l’impératif de la performance. C’est inviter et parfois même imposer au professionnel de ralentir pour retrouver une faculté de lenteur, d’attention patiente à l’intimité des choses et des êtres. C’est une opération difficile et même douloureuse car un travailleur peut trouver une jouissance dans l’urgence et éprouver une angoisse de l’ennui quand l’urgence s’apaise ou disparaît. « L’impatience, c’est ce qui empêche de se laisser réfléchir sur soi-même et de se dévoiler aux autres », dit une patiente.
Il m’arrive de questionner la personne sur son rythme de parole ou l’urgence de sa demande, et d’imposer un ralentissement, une respiration, un suspens dans le flux du discours. Il est parfois nécessaire de résister au caractère pressant de la situation. En être témoin consiste à reconnaître l’extension d’un régime d’urgence imposé pour les contraintes de la production à toutes les sphères de l’existence ; c’est aussi reconnaître la participation active du travailleur à ce régime et y mettre un frein dans le moment de la rencontre clinique.

Flou

Une autre difficulté souvent mentionnée par les patients en clinique du travail est celle du flou dans les tâches et les attributions. Les rôles sont peu ou mal définis, les organigrammes sont inexistants ou illisibles, les règles sont contradictoires ou vidées de leur substance.

Le flou n’est pas en soi une violence ou un effet d’une violence, mais il y conduit lorsqu’il s’accompagne d’une défausse de responsabilités chez ceux qui profitent des ambiguïtés institutionnelles ou lorsqu’il permet d’instrumentaliser le rapport à l’autre réduit à un « pion ». « Je n’avais jamais un rôle défini, dit une patiente. Ma place était partout et nulle part. Je ne suis pas restée à ce qu’on attendait de moi. J’étais à une place où je ne devais pas être, mon patron en a profité. Mais si personne ne s’en occupait, mon boulot aurait été mal fait ». « On m’a enfermé entre deux portes fermées de l’extérieur ». « Le patron m’a pris pour un pion. J’étais la même chose que les objets qu’il achetait ».

Un mode de gestion par le flou met à nu le cynisme dans les rapports professionnels. Il désertifie le milieu humain du travail [13] car il place les travailleurs dans la situation d’avoir à s’affronter entre eux sans règles communes, pour délimiter leurs fonctions et responsabilités. Il crée une confusion qui peut aller jusqu’à l’insensé. « J’ai une charge insupportable dans un jeu illisible, dit une patiente. On me demande de faire les choses, on m’enlève les moyens. La direction ne me donne plus d’informations depuis un an. Je dois me dire : je n’ai pas l’info, je ne peux pas faire l’impossible ». « On continue dans le flou complet. Je ne veux plus servir de bouche-trou alors qu’ils sont incompétents ». « Je suis mis dans l’impossibilité de faire ce qu’on me demande ». Pour une autre patiente, « le cadre est très confus. J’ai l’impression de passer un séjour en absurdie au travail. Replonger dans l’incompréhensible, naviguer dans l’insensé. Je dois sortir du labyrinthe. »

Paradoxalement, l’entretien d’un flou institutionnel peut accompagner l’adoption de méthodes de gestion indiscutables : c’est l’alignement de la production par la mesure, le primat de la quantité sur la qualité et le « gouvernement par l’objectif » (dans tous les sens du terme) qui font comme si les différends sur les valeurs du travail pouvaient être simplement ignorés (Thévenot, 2015 ; Supiot, 2015).

Le flou peut aller jusqu’à provoquer un sentiment de disparition subjective dans l’environnement institutionnel. Un cadre dans une administration publique l’exprime en ces mots : « Il y a toujours la rage et une vision, comme s’ils voulaient m’effacer. Ils gomment la mention de mon titre ».

De même, un patient, directeur d’une grande institution, parle des « dysfonctionnements » qui l’ont conduit à ce qu’il pense être un burn out. La direction est difficile en raison d’ambiguïtés structurelles qui paralysent la collaboration.
Très tôt, il a mis sur la table la question de la « gouvernance » en disant que son poste n’était pas utile : « On voit double ». Il a proposé une autre configuration, rejetée par le conseil d’administration. Il s’est heurté à un « refus d’être entendu ». Plus tard, il a proposé l’intervention d’un tiers, elle aussi refusée.
Ce flou provoque un « sentiment d’étrangeté par rapport à mon job ». « Je ne me sens pas à ma place, ou ma place n’est pas accordée ». Dans l’institution, c’est « l’ostracisme – on écarte ceux qui gênent – et l’omerta – la loi du silence, la peur, la volonté de protection ». Pour lui, c’est un questionnement sur son isolement et sur ce qui l’a conduit à accepter cette co-direction avec « un pied dedans, un pied dehors » : l’envie de se rendre utile, le besoin d’être reconnu et aimé, le combat pour une cause, le sens sacrificiel… Il identifie petit à petit les avantages au sentiment d’être « dans un no man’s land, de passage dans l’institution », comme si ce pourrait être mieux ailleurs, qu’il allait encore vivre une autre vie plus tard, qu’il était immortel… En se faisant témoin des ambiguïtés de son engagement, il en arrive à penser qu’un travail de deuil doit se faire par rapport à son projet de direction.
Reprenant le problème des flous institutionnels, il dira qu’il a été placé « en position de sauveur » : « On m’a fait jouer le rôle de pompier, un pompier qui n’arrive pas à éteindre le feu. L’extincteur est épuisé ». Et « c’est la gouvernance qui dysfonctionne. Je suis un des dégâts collatéraux ».

La gestion par le flou, qu’elle soit ou non délibérée, a une dimension institutionnelle ; on peut parler à ce titre d’une violence institutionnelle. Le rôle du témoin aura donc également une portée institutionnelle. Il tient dans une reconnaissance d’autant plus importante que le flou a pu créer de la confusion ou même du chaos dans les représentations concernant les « façons de faire » son métier. Reconnaître le flou, c’est discerner sa part inévitable – aucune organisation ne peut tout prévoir et planifier à l’avance – et sa dimension potentiellement violente – car dans tout exercice professionnel, il y a aussi un flou fructueux, appelant l’initiative et la création.

Mais le rôle du témoin est aussi d’éclairer la part qui revient au sujet lui-même dans le maintien et parfois l’exploitation d’un flou qui peut jusqu’à un certain point lui « profiter » – que ce soit dans des marges de manœuvres non surveillées par la direction, dans des responsabilités assumées sans avoir été formellement attribuées, ou encore dans la fixation d’objectifs personnels valorisant l’image d’un professionnel performant. Au fil du travail clinique, les patients disent l’ambiguïté de leur position subjective : « Entre une direction qui veut changer et le patron qui ne veut rien bouger, je prenais des responsabilités qui n’étaient pas les miennes », « Ma place était partout et nulle part, je voulais peut-être aller trop loin en espérant que mon travail évolue », « Je me donnais des limites impossibles à atteindre, je ne dormais plus ».

L’intervention clinique peut amener à dire qu’il est nécessaire de lever une partie des ambiguïtés institutionnelles, non dans l’espoir d’une transparence absolue sur les façons de faire (ce serait totalitaire), mais dans la perspective de reconstituer des règles de métier permettant l’exercice effectif de la responsabilité¬. Le processus clinique consiste aussi à amener le patient à se dégager d’une prise aveugle dans les contradictions de l’activité, en s’en faisant le témoin, pour décider de la manière dont il va désormais s’y placer.

Mensonge

« Je t’apprendrai à mentir et à tricher » : voilà le message qu’une patiente dit avoir reçu de son directeur. Elle est assistante administrative dans une entreprise du secteur industriel. Engagée pour « remettre de l’ordre » dans les procédures de travail, elle assume des fonctions de comptable sans en avoir le titre ni les responsabilités formelles. Elle est prise dans des jeux de pouvoir qu’elle dit très opaques et destructeurs.

Au flou dans les attributions, aux manœuvres persécutrices dont elle commence à être la cible, s’ajoute ici une violence bien particulière, celle de l’injonction à trahir ses valeurs, faire un travail de mauvaise qualité (à ses propres yeux), ne pas se respecter elle-même. Les cliniciens du travail ont montré les effets délétères de cette injonction à l’origine d’une souffrance éthique, éprouvée du fait de commettre des actes contraires à ses convictions morales (Dejours, 1998, 2010, 2016 ; Demaegdt, 2016).

Après coup, les patients témoignent du fait qu’en y consentant, ils ont suspendu leur sens moral (Dejours, 1998) et se sont comme absentés d’eux-mêmes (Terestchenko, 2005). « Je ne me reconnais pas, dit une patiente. Ce que je ressens, c’est de la rage mêlée à du dégoût. J’ai été habituée à faire des choses et être des choses que je ne suis pas. Je joue un rôle, j’ai toujours été en conflit avec moi-même ». Un autre patient dit : « Je veux ne pas perdre de vue ce que je suis, ni blanc, ni noir, et trouver des zones d’apaisement ». Un autre encore : « J’ai fait un faux “infar” au bureau. Une grosse crise d’angoisse… Ils parlaient faux. C’est un milieu de travail où rien n’est vrai ».

Le rapport aux idéaux est en jeu quand le sujet dit avoir perdu le sens de son travail. Il arrive que les contraintes organisationnelles provoquent une brutale désillusion, qui entraîne une chute des valeurs qui fondaient l’engagement professionnel. Un patient parle à son sujet d’un « idéalisme trop fort, trop puissant, des valeurs tellement fortes qu’il n’y a plus de vie possible. Ce qui fait finalement un manque de foi dans la vie… une désespérance et une profonde tristesse derrière un masque souriant qui se transforme en colère ». Sa question est alors : « Comment pouvoir vivre malgré le fait que les valeurs ne sont pas toutes atteintes ? »

A contrario, le cynisme, mis à nu dans un mode de gestion qui manipule la peur, oblige chacun à se demander jusqu’où il pourra aller dans le mensonge, la trahison de ses valeurs, l’exécution de petites tâches ignobles. « Si je descends plus bas, ce ne sera plus du tout qui je suis », dit un agent de la fonction publique. Il explique que les injonctions sont contradictoires, quand elles imposent de traiter les bénéficiaires de manière personnalisée dans des procédures standardisées ; les services sont mis en compétition et l’évaluation du travail repose sur les seuls chiffres des performances, dans des matières sensibles qui concernent l’accueil de publics vulnérables et le soin aux personnes. « Les normes sont fausses », dit-il. C’est tout le socle des valeurs du métier qui se trouve miné. Faut-il l’avaliser, par le fait de continuer à exercer sa fonction ?

Aborder cette question, c’est en arriver à un point où les gens se disent méconnaissables. « Je ne me reconnais pas », « J’ai été habituée à être ce que je ne suis pas », « Si je descends plus bas, je ne serai plus du tout qui je suis », « Je suis perdue, je ne me retrouve pas moi-même »… Ces mots disent l’inquiétude d’une trahison de soi et dans certains cas la honte d’avoir participé, sciemment ou non, à des actes inadmissibles voire ignobles – tout ceci dans le registre de la souffrance éthique. Que faire du sentiment de ne plus se reconnaître ?

Le méconnaissable concerne l’image de soi [14], mais il est aussi ce qui est en attente d’un témoin : reconnaître, « ce n’est pas seulement identifier mais attester du lien fondamental qui soutient la communauté humaine » (Pierron, 2006, p. 102). « Je ne me reconnais pas » est dans ce cas l’expression d’une rupture de ce lien fondamental ; c’est aussi le point de départ d’une exploration de ce qui a conduit le sujet, aux confins de la folie, à s’aliéner aux injonctions à travailler dans le mensonge.

Le mensonge nie la dignité de la parole – dignité « sans laquelle il n’y a pas davantage de singularité que de démocratie » (Gori, 2011, p. 12). J’ai parlé d’une injonction gestionnaire à trahir ses valeurs en plongeant dans un univers cynique et mensonger. Un témoin est nécessaire pour attester du fait que les valeurs fondamentales qui font battre le cœur du métier ne peuvent pas être abandonnées sans dommage. Il pourra ensuite susciter la décision, amenant le sujet à prendre position entre mensonge et vérité, sans pour autant sacrifier à des idéaux tyranniques parce qu’ils sont aveugles aux contradictions du travail.

Encore une fois, le passage est étroit et le témoin, divisé. Il n’a pas à restaurer des valeurs qui s’effondrent, pas plus qu’à provoquer leur effondrement : dans la rencontre clinique, son rôle serait plutôt de questionner ce qu’a signifié pour le patient une trahison de ses convictions et ce que peut représenter une fidélité à soi, à partir de laquelle pourraient se redéployer, dans le milieu professionnel, des dialogues sur les valeurs du travail.

Témoigner, se faire passeur

J’ai proposé de distinguer quatre modalités de la violence à partir de ce que j’entends en clinique du travail. Certaines sont directes et s’exercent dans les relations interpersonnelles (persécution, mensonge). D’autres sont davantage indirectes et passent par des mécanismes systémiques (urgence, flou institutionnel). Je n’ai pas mentionné de rapports entre elles. A mon sens, la violence institutionnelle (ou systémique) est première et les violences directes en sont dérivées : dans le milieu de travail, la persécution est tolérée, et parfois encouragée, tant qu’elle n’entrave pas les résultats de la production ; le mensonge, qui est une rupture des liens de confiance interpersonnels, peut être érigé en outil de gestion profitable à la production.

D’autre part, les différentes modalités de violences ne sont pas exclusives les unes des autres. Certaines situations les rassemblent toutes, comme celle de la responsable des ressources humaines exposée dans la première partie de ce texte. Perdue dans un grand flou institutionnel (elle assume sa fonction sans le titre ni la reconnaissance officielle), elle est instrumentalisée par la direction pour appliquer une décision persécutrice dans l’urgence, sans temps de recul, en trahissant ses valeurs dans un contexte de mensonge cynique.

Sous ses différentes modalités, la violence empêche un rapport soutenable à soi, aux êtres et aux choses. Elle ignore la polyphonie des liens humains. Dans le milieu de travail, au nom de l’impératif de la performance, elle réduit à néant le mouvement de la réflexion identitaire (persécution), l’épaisseur du temps (urgence), la consistance des rôles et attributions (flou institutionnel), le sens des règles et valeurs (mensonge). Dans tous les cas, c’est une réduction des écarts et des médiations nécessaires à une vie en commun : écarts entre soi et son image, entre mensonge et vérité ; médiations entre un ordre et sa mise en œuvre, d’un temps à un autre, parmi plusieurs mondes.

J’ai essayé de préciser ce que peut être le rôle d’un clinicien, dans la rencontre clinique et au-delà, lorsqu’un patient fait part de telles violences. Il ne peut en rester à une neutralité qui signifierait une complicité à l’oppression lorsque celle-ci n’est plus identifiée par la personne elle-même. Il prend position et s’engage comme témoin pour reconnaître l’existence et la gravité des événements, nommer leur violence, recevoir et passer le relais entre la scène clinique et la scène sociopolitique.

Etre témoin de violences au travail, c’est discerner la part que la personne a pu y prendre à son insu, ne pas la laisser s’y abandonner avec complaisance. C’est aussi soutenir la nécessité de lutter contre les défaillances institutionnelles, la manipulation de l’urgence, la diffusion du mensonge ou l’entretien délibéré du flou pour instrumentaliser les travailleurs. Le témoin a une parole tranchante pour dire : le mensonge et la vérité ne s’équivalent pas, il n’est pas possible pour un professionnel d’être « partout et nulle part », le sujet n’est pas dans son image de professionnel performant, la persécution est intolérable mais elle n’a pas le dernier mot sur ce qu’est le sujet persécuté.

« Qu’il soit dans l’abandon du petit ou dans la responsabilité du grand, écrit D. Vasse, l’homme a besoin de rencontrer un témoin du combat qui a lieu en lui entre le mensonge et la vérité, entre la pulsion et le désir, entre la mort et la vie » (2001, p. 34). Le témoin contribue à recréer écarts et médiations, en attestant que le sujet n’est pas tout entier dans la violence qu’il a subie ou exercée.

La clinique de la violence traumatique montre que celle-ci tient à un effondrement du lien social, une réalité historique retranchée et une défausse du témoin qui s’est absenté alors qu’il aurait dû s’opposer au trauma, ce qui suscite honte et culpabilité chez la victime. Il s’agit de « reconquérir ce qui a conduit le sujet à ne rien voir ni savoir du meurtre subi ». En clinique du travail, les processus d’occultation sociale de la violence sont puissants et d’autant plus agissants que la violence s’exerce de manière anonyme. Le processus est parfois long pour décrypter la violence : l’identifier, la nommer, aller jusqu’au point où le sujet a pu y participer à son insu.

Cette reconquête passe par la rencontre d’un témoin capable d’entendre l’inaudible de la violence et son cortège d’angoisses. Un clinicien ne peut pas s’exempter des violences qu’il rencontre en consultations. Il a à en faire quelque chose, d’abord avec le patient, ensuite hors de la rencontre clinique qui pourrait sans cela devenir un « huis clos ». Entendre ce qui ne parvient pas à se dire dans une expérience de travail traumatique, c’est accepter d’être soi-même affecté par un silence et une violence qui conjoignent leurs effets, ce qui implique une déportation jusqu’au lieu du repli du sujet sur lui-même.

Etre témoin signifie alors se faire passeur, d’abord entre le patient et lui-même, ensuite entre la scène clinique et la scène politique. Le témoin est une figure de la médiation, il relaie le témoignage comme une ressource médiatrice entre l’histoire singulière et un monde commun, entre le récit biographique et la critique sociale dans un espace public [15]. Il fait « en sorte qu’une histoire singulière devienne, soudain, susceptible de toucher et d’engager d’autres histoires, dans un moment de transmission inaugurant la possibilité d’un monde commun » (Pierron, 2006, p. 20).

Le passeur se heurtera sans doute, chemin faisant, à l’indicible du témoignage, qui ne se constitue que dans l’après-coup de l’événement traumatique et qui ne peut recueillir tout l’inarticulable du tort dans un langage juridico-politique. « Quand c’est arrivé, le témoin n’avait pas la capacité de témoigner, quand il l’a eue, qu’il a pu inscrire l’événement, la chose était depuis longtemps du passé. Il n’y a pas de contemporanéité entre le témoin et l’événement : par conséquent, il n’y a pas de témoin au sens strict » (Déotte, cité par Rollet, 2007, p. 204). C’est bien pourquoi, selon Agamben, le témoignage est un système de relations entre le dicible et le non-dicible, entre une possibilité et une impossibilité de dire (2003, pp. 157, 159).

En ce sens, la reconnaissance des événements est nécessaire pour sortir du chaos suscité par la violence mais elle n’est pas suffisante, ni sur le plan de l’écoute clinique singulière ni sur celui de l’engagement politique. Devenir témoin de son expérience demande de faire un écart, sortir des écueils d’une trop bonne « compréhension » intersubjective. C’est s’éloigner un peu de soi, non pas au sens où je mettrais mon expérience à « distance objective », mais au sens où je peux la transmettre dans un passage de témoin qui me décentre de l’image que je m’étais faite de moi-même – et au moment même où l’expérience est dite, transmise, passée à témoin, elle devient plus dense, plus surprenante, plus vivante.

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Notes

[1Mes réflexions ont bénéficié d’une rencontre avec des collègues chercheurs et cliniciens concernant la violence politique et ses effets sur les « métiers de l’humain ». Je remercie en particulier J.-L. Brackelaire, M. Cornejo, A. Mendes et A. Crespo Merlo pour les échanges que nous avons eus sur ces questions. La responsabilité des idées avancées dans ce texte reste la mienne.

[2G. Agamben, 2003. Voir également S. Rollet, 2007.

[3C’est ce qui amène G. Agamben à écrire que « Etre sujet et témoigner ne font qu’un » (p. 172). Agamben comme Pierron indiquent aussi que témoin en grec se dit martis, martyr.

[4« Pour que le témoignage ait une importance décisive, il faut que le faux témoignage soit possible. Sinon on n’a plus un témoignage mais une démonstration » (Pierron, 2006 : 14).

[5Dans le trauma extrême, la violence installe à demeure le corps dans la disparition, le piégeant dans un double bind entre jouissance et douleur hors langage (Peterson, 2010 : 63)

[6J’utilise l’expression d’Empire du Management en m’inspirant de P. Legendre (2007), pour désigner l’idéologie gestionnaire qui accompagne le « nouvel esprit du capitalisme » et se formule dans les manuels de management et de marketing (voir Boltanski et Chiapello, 1999 ; de Gaulejac et Hanique, 2015).

[7Méthodes « anti-agonistes » ou « anti-antagonistes », cherchant à effacer l’agôn, la conflictualité sociale (en grec agôn : la lutte).

[8Persecutio, persecutor : un persécuteur martyrise, fabrique des martyrs et on se souvient que l’étymologie grecque de témoin est martyros. La persécution appelle un témoin qui peut attester que la violence et l’oppression ne condamnent pas au silence – un témoin qui parle de ce qui est humain en lui comme chez le persécuteur, dans une recherche de vie et de vérité (Vasse, 2001).

[9Je transpose ici au milieu de travail le développement que P. Kammerer (2014) a consacré à une « clinique du témoin » dans le cadre de son travail de psychanalyste avec des adultes abusés par un parent dans leur enfance.

[10Il m’est arrivé de me trouver empêtré dans le récit d’un patient détaillant de multiples scènes de travail où il en était venu aux mains avec des collègues, en réaction, disait-il, à des provocations qui réactivaient des humiliations subies dans son enfance. Le passage est parfois étroit entre une écoute qui permet une élaboration psychique du trauma et un usage pervers de la parole dans une relation de fascination par la violence.

[11Voir à ce propos Boltanski, 1993.

[12Ces conditions peuvent sembler évidentes et pourtant elles sont difficiles à maintenir dès que nous entrons sur le terrain des experts. Elles tiennent principalement à la parole tenue sur chaque démarche entreprise : accord du patient pour l’éventuelle prise de contact avec une instance externe, échange avec lui sur les éléments à transmettre et retour vers lui après le contact extérieur ; cadre institutionnel « suffisamment ferme » pour permettre un travail en équipe, sous le sceau du secret professionnel partagé. Lorsque ces conditions sont rencontrées, une « course en relais » peut avoir lieu : elle témoigne de ce que les intervenants ont coopéré, pris le relais, engageant le patient lui-même dans la course.

[13Avant de signifier « indécis, vague », l’étymologie du terme flou indique qu’il avait pris, déjà en latin, le sens de « fané, flétri », en français au XIIe s. celui de « inculte, désert ».

[14Le méconnaissable est « ce dont l’aspect a été modifié, qui a subi des altérations ou des transformations au point de ne plus pouvoir être reconnu » ; il se rapporte à une défiguration qui empêche l’identification familière (Ricoeur, 2004 ; Greisch, 2006)

[15J’ai développé plus longuement dans un autre texte la nécessité de construire des ponts et de respecter des points de disjonction entre la clinique du travail et la critique sociale (Périlleux, 2015a).


Pour citer l'article

Thomas Périlleux« Se faire témoin. Pour une clinique des violences au travail », in Tétralogiques, N°22, Troubles de la personne et clinique du social.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article73