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Jean-Claude Quentel, Patrice Gaborieau

Respectivement Professeur émérite à l’Université Rennes 2, CIAPHS, EA 2241 et Maître de Conférences à l’Université Rennes 2, CIAPHS, EA 2241. patrice.gaborieau chez univ-rennes2.fr

Du social et de l’éthique, de la politique et de la morale au regard de la théorie de la médiation

Résumé / Abstract

La question du rapport de la politique et de la morale est appréhendée dans le cadre de la théorie de la médiation à partir de la dissociation des registres du social et de l’éthique. Or, ces deux registres ont toujours été associés dans la tradition occidentale, aussi bien par la philosophie que par les sciences humaines ; ils n’ont pu être réellement distingués. Une telle dissociation effectuée par le modèle de la médiation autorise du coup un point de vue original sur les liens qu’entretiennent politique et morale. Elle suppose toutefois, comme condition première, de remonter aux processus qui les fondent et donc de faire valoir un recul anthropologique.



Politique et morale ont toujours été associées dans la tradition occidentale. La philosophie en témoigne à travers l’ensemble de son histoire. En même temps, les champs que chacun de ces registres recouvre sont nécessairement distingués. Nous sommes en présence de deux termes distincts qui définissent nécessairement des réalités différentes : le mot conceptualisant en nous le monde, on n’associe que ce qui n’est pas formellement identique. Il reste que cette constante association des termes et donc des réalités qu’ils sont supposés désigner rend problématique leur dissociation d’un point de vue théorique. Certains mouvements philosophiques et certains auteurs se saisissent incontestablement plus d’une réalité que de l’autre, sans parvenir pour autant à les faire participer de registres explicatifs clairement séparés. La théorie de la médiation de Jean Gagnepain a l’ambition de systématiser cette séparation à travers la distinction de deux ordres de déterminismes humains, le social et l’éthique. Ce point du modèle constitue sans nul doute l’un des plus surprenants pour qui vient s’y confronter. Il est plus exactement l’un des plus difficiles, non pas à comprendre, mais à admettre, du fait de cette constante association des deux champs et du poids de cette tradition.


1 De la philosophie aux sciences humaines : l’absence de dissociation des registres

1.1 La philosophie

Il est possible, sans grand risque de contestation, de qualifier le projet général de la philosophie d’éthique. Le philosophe est un homme de bien. Il représente d’abord, comme l’étymologie le rappelle, le « sage », dont l’objet premier est la vertu. Non seulement il essaie d’en définir les caractéristiques, mais il la pratique ; il se veut lui-même vertueux et cherche du même coup, à travers le service qu’il apporte à la cité en tant que philosophe, à enseigner d’une manière ou d’une autre la vertu. On comprend le double lien constamment effectué par les Grecs, qui répond à une double interrogation en même temps qu’à une double conviction. Un premier lien entre ce registre de la vertu et celui de la connaissance, dès lors qu’il s’agit de l’enseigner à son prochain et qu’il est question de faire appel à sa raison logique. Un second lien avec le champ du politique, puisque cette préoccupation d’une diffusion de la pratique de la vertu doit déboucher sur une autre conception de l’homme et des rapports humains, et donc qu’elle doit avant tout se traduire dans le champ du politique.
Si l’homme se spécifie de viser le vrai et le bien, si la vertu est donc l’idéal de sa vie, si elle est en lui, conformément à l’étymologie, source de force et de puissance, il ne peut suffire, quand on est philosophe, de la vivre pour soi-même. Certes, la vertu n’est pas le fruit d’un enseignement, soutiendra Socrate, mais elle doit, à certaines conditions, pouvoir s’enseigner. Savoir et vertu ne peuvent en effet qu’être liés : comment l’homme pourrait-il viser le mal ? Il ne peut être conduit à le commettre qu’à partir de l’ignorance dans laquelle il se trouve de situer le vrai et le bien. L’homme peut et doit être formé à la vertu, même s’il n’est pas aisé de la définir dans ce qui fait son essence. Cette problématique du rapport qu’entretiennent la connaissance et la vertu fera l’objet de débats tout au long de l’histoire de la philosophie. La psychanalyse, à partir de l’expérience de la cure, tranchera le problème ou, à tout le moins, obligera à le poser en des termes nouveaux en montrant que le registre qui installe en chacun de nous l’éthique sollicite des processus différents de ceux qui règlent notre connaissance logique du monde. Il ne suffit pas de savoir, ou de se faire dire, ce qu’il devrait en être d’un comportement légitimement cohérent à ses propres yeux pour être en mesure de l’épouser et régler de manière satisfaisante son propre rapport au plaisir et à la satisfaction. La théorie de la médiation systématisera cette différence de processus en dissociant, clinique des aphasies et clinique des névroses et des psychopathies à l’appui, le registre de la logique de celui de l’éthique.
De la question de l’enseignement de la vertu soulevée par les Grecs, on passe logiquement à celle de la politique, puisqu’il s’agit de se donner les moyens de l’étendre à d’autres hommes afin qu’ils puissent, non seulement devenir vertueux en mettant à l’épreuve leur recherche de l’excellence chacun de son côté, mais vivre cette recherche ensemble, en bonne harmonie. De manière plus générale, une relation est introduite d’emblée chez les philosophes entre la recherche de la vertu ou la visée morale et la politique. Au demeurant, l’homme acquiert la vertu par l’exercice, dans un contexte social donné. Parmi les formes de vertu que distinguent les Grecs, la plus exemplaire, du point de vue de ce lien entre vertu et politique, est sans nul doute celle de justice. Est juste celui qui est vertueux et qui donc mesure éthiquement l’ensemble de ses comportements, mais est en même temps juste celui qui établit de bonnes relations, éthiquement fondées par conséquent, avec les autres membres de sa communauté. Chez Platon, c’est en fait le même processus qui opère en l’homme et dans le cadre de la cité. Aussi la justice suppose-t-elle nécessairement une bonne organisation politique. Une vie raisonnable, en l’occurrence réglée éthiquement, ne peut l’être que dans et à travers la cité. Pour Aristote, la justice est la condition de l’harmonie dans la communauté. Du reste, la politique ne consiste pas seulement à vivre ensemble, mais à bien vivre ensemble, de manière harmonieuse et vertueuse en définitive. Et l’on voit apparaître clairement chez Aristote, mais aussi chez Platon, non seulement le lien, mais une forme d’identification entre ce qui est juste et ce qui légal. Le juste, soutient Aristote, est le légal et l’égal [1]. La justice ne peut être une vertu en elle-même, mais par rapport à autrui. En ce sens, si elle se confond pour Aristote avec la vertu, elle est en même temps différente en son essence en ceci qu’elle a rapport avec autrui. Il reste que la vertu en général s’atteste dans les relations de l’homme avec ses pairs et ne s’exerce que dans un cadre politique et que, d’un autre côté, la vie politique doit viser, d’une manière ou d’une autre, l’exercice de la vertu.
On aurait pu croire que cette manière qu’a toujours eu l’homme, à travers la philosophie, de penser les rapports de la morale et la politique allait se modifier avec l’avènement des sciences humaines, à la fin du XIXe siècle – début du XXe siècle. Certes, ces sciences s’inscrivaient toutes dans la suite de la philosophie, mais elles rompaient en même temps avec elle en affirmant, chacune à sa manière, une visée scientifique et non plus seulement spéculative. Surtout, le point de vue créant l’objet et non l’inverse, comme le soulignait Ferdinand de Saussure [2], l’homme éclatait en autant d’objets qu’il existait de disciplines différentes. La sociologie s’assignait notamment comme but le traitement de la vie de l’homme en société et la psychanalyse celui du rapport particulier de l’homme au registre de la satisfaction. La sorte de partage, de « Yalta épistémologique », à partir duquel ces deux disciplines [3] en arrivaient à se définir mutuellement en s’accordant sur une bipartition entre individuel et collectif pouvait conduire à une nouvelle façon de concevoir les rapports de la politique et de la morale. Cela a été le cas si l’on considère le problème d’un point de vue très général. Le sociologue traitant de l’homme en tant qu’il vit en société reprenait à son compte la question de la politique, c’est-à-dire des diverses modalités d’organisation sociale à travers lesquelles les sociétés fonctionnent, voire celle du politique, en l’occurrence de ce registre de processus qui rend compte du fait général que toutes les sociétés humaines sont organisées de manière cohérente et ont un rapport au pouvoir [4]. Le psychanalyste, lui, à partir de l’expérience de la cure, venait proposer non seulement un approfondissement, mais un véritable renouvellement de la question du rapport de l’homme à la satisfaction et des processus qu’il met en l’occurrence en œuvre, définissant une conduite proprement morale. En même temps, dès lors que l’on considère plus en détail la façon dont ces disciplines ont cerné leur objet, on ne peut que conclure au maintien d’une forme de non-distinction, et donc de confusion, de ces registres de la morale et du social, notamment donc du politique.

1.2 La sociologie

L’ambiguïté est présente dès la naissance de la sociologie moderne, dès lors qu’elle se définit comme la « science des mœurs », en jouant de la polysémie de ce terme. On ne saurait s’en étonner, puisque, au XIXe siècle, les notions de sciences humaines et de sciences sociales n’étant pas encore en vigueur, l’expression « sciences morales » prévaut pour désigner tout ce qui ne relève pas du champ des sciences de la nature et qui participe en même temps d’un projet politique à visée progressiste [5]. La réflexion sur le social est d’emblée associée à un souci d’amélioration, donc normatif et plus précisément éthique. Les mœurs, aujourd’hui encore, sont à la fois les usages d’un groupe humain et des modèles de conduite rapportables à une morale, dite dès lors collective. Des mœurs, on passe d’ailleurs sans rupture qualitative aux bonnes mœurs. D’un autre côté, la morale, qui vient étymologiquement du latin moralis, lui-même dérivé de mores, « les mœurs », se définit le plus communément comme un ensemble de règles de conduites inhérentes à l’homme et à la vie en société. Chez Durkheim, père de la sociologie française, la préoccupation morale est fondamentale [6]. Elle l’est d’abord du fait même de l’objet de la sociologie telle qu’il la définit, englobant sans discussion possible la dimension morale. Ses Leçons de sociologie, données à Bordeaux entre 1890 et 1900, comportent ainsi, de manière exemplaire, le terme « morale » dans plus de la moitié des chapitres (morale professionnelle, morale civique, morale contractuelle). La préoccupation morale est présente en même temps chez le chercheur qui ne peut concevoir un propos sur la société sans qu’il l’engage lui-même éthiquement. Georges Davy, dans son introduction aux Leçons, ira jusqu’à dire que Durkheim recherche passionnément le « même salut par la science » qu’un Auguste Comte [7].
Certes, Durkheim s’inscrit, comme tout chercheur, dans son époque et ses préoccupations en témoignent. Il n’en reste pas moins que pour lui, la sociologie, de manière générale, ne peut tenir un discours sur la société sans y inclure la dimension morale. Tout se passe pour lui, de même que pour ses successeurs, comme si la réflexion sur la société ne pouvait se déployer sans une visée éthique et donc, nécessairement, une forme de prescriptivité, latente, voire explicite, qui le conduit à l’identifier à la bonne société, en l’occurrence la plus apte à apporter aux citoyens la paix et le bonheur. Durkheim a beau insister sur le fait que, parmi les caractères qu’elle doit recouvrir, la science doit être « absolument désintéressée » et qu’elle « commence dès que le savoir, quel qu’il soit, est recherché pour lui-même », au-delà donc des « conséquences pratiques » [8], il ne cessera dans ses travaux d’afficher des propos prescriptifs sur ce que doit être la société. On peut y voir, certes, la trace de sa propre implication (le sociologue n’étant de toute façon jamais hors société et contribuant, en même temps qu’il décrit un ordre social, à le modifier, qu’il le veuille ou non [9]), mais on peut surtout y retrouver l’attestation de son engagement militant, soutenu par sa conviction que morale et politique ne peuvent qu’aller ensemble. On comprend qu’il ait pu en appeler, dès ses premiers travaux, au renforcement d’une « discipline morale » qui a pour but la « collectivité nationale » [10], la société n’étant en définitive que « la fin éminente de toute activité morale » [11].
Quoi qu’il en soit de formulations qui laissent entendre qu’il existerait en l’homme « des aptitudes très générales » que la société ne ferait qu’exploiter [12], il est clair pour Durkheim, aussi bien que pour Mauss, que c’est la société qui nous rend capable de moralité, au même titre d’ailleurs — ce point est à souligner —qu’elle nous rend capable de conceptualisation et de technique. Le bien, le devoir, et même le sacré, qui sont pour Durkheim les caractéristiques du fait moral, ne s’entendent que dans le cadre de « l’attachement à un groupe » ; il ne saurait y avoir d’autre morale que celle qui est « impliquée dans la nature de la société ». Bref, « la morale commence là où commence le domaine social » [13] ; la société est « la fin et la source de la morale » [14]. On ne peut être plus clair. « D’ailleurs si les règles de la pensée et de l’action n’avaient pas une origine sociale, d’où pourraient-elles venir ? », questionne Mauss [15]. Nous sommes là en présence de ce qu’on appelle un « sociologisme », qui rapporte tout comportement de l’homme et plus généralement tout processus anthropologique au social en tant que seul fondement de l’humain. Les autres grands sociologues ne dissocieront pas plus que Durkheim morale et société, même si, dans le détail, ils proposent des analyses quelque peu différentes et si, par ailleurs, ils ont été conduits à tenir compte du fameux « acteur » [16].

1.3 La psychanalyse

Si l’on se tourne à présent du côté de la psychanalyse, l’argumentation n’est plus la même. C’est pour cette autre discipline le désir, et d’abord le Wunsch freudien, qui constitue le seul moteur de l’humain, ce à quoi il faut en dernier lieu rapporter tout comportement et tout processus humain. Elle montre, dans la suite de la philosophie morale mais expérience de la cure à l’appui, que l’homme se donne des modes spécifiques de satisfaction qui ne sont pas réductibles au simple besoin, lequel s’éteint une fois son objectif atteint. Le désir, spécifiquement humain, se distingue du besoin, soutiennent notamment tous ceux qui s’inscrivent dans la suite de Jacques Lacan. Il suppose une forme de contrainte, inconsciente, qu’on se pose à soi-même pour obtenir une satisfaction d’un tout autre niveau : refoulement freudien ou manque lacanien constituent les conditions mêmes de la recherche de satisfaction chez l’homme. Aussi bien les psychanalystes viennent-ils montrer, en se fondant sur la clinique, que l’affirmation de Durkheim selon laquelle « jamais du désirable on ne pourra tirer l’obligation, puisque le caractère spécifique de l’obligation est de faire, en quelque mesure, violence au désir » [17] est à tout le moins ambiguë. Certes, l’obligation caractérise le social, mais le désir de l’homme suppose qu’il se fasse en quelque sorte violence à lui-même, « au-delà de ce qui peut se présenter avec un sentiment d’obligation », ainsi que le soutiendra Lacan [18]. C’est bien du désirable lui-même que naît la contrainte ou l’exigence, plus exactement l’abnégation, le refus de la satisfaction immédiate qui fonde le comportement moral ou éthique [19].
L’itinéraire de Freud est sur ce point particulièrement instructif : il commencera par faire dériver le refoulement de la morale (sociale), avant d’inverser les facteurs et de conclure que c’est du refoulement (et non de la répression sociale), donc d’une opération sur le désir, que naît la morale comme principe. Aussi bien, la psychanalyse — et Freud le premier [20] — nous ouvre-t-elle les portes d’une explication du fait moral qui ne le subordonne pas au social — du moins pas totalement — et qui fait jouer du coup des processus spécifiques que la sociologie occulte d’autant plus qu’elle tend au sociologisme. Qu’en contrepartie la psychanalyse tende, de manière générale, au « psychanalysme », nous l’avons laissé entendre : le processus de sublimation — au demeurant peu assuré d’un point de vue conceptuel — permet de rendre compte aussi bien de l’art, que de la philosophie et de la science et en dernier lieu de tout le social [21]. Pourtant, les portes évoquées ci-dessus ne seront qu’entrouvertes ; elles se fermeront même aussitôt qu’entrebâillées. En premier lieu, une non-dissociation des registres du social (ou du politique) et de la morale sera soutenue en même temps que se dessinera la perspective de leur séparation. Chez Freud, les deux registres se révèlent non seulement concomitants, mais rapportables à la même origine : le fameux mythe du meurtre du père de la horde primitive rend compte à la fois de la naissance du social (les frères devant politiquement passer contrat pour gérer la situation nouvelle qu’ils ont eux-mêmes créée) et de la morale (le remords que les fils éprouvent une fois le père tué instaurant en eux la morale). Lacan viendra rompre avec une telle explication évolutionniste en faisant du « Père mort » le produit d’une opération structurale qui doit s’effectuer en tout homme ; il renforcera toutefois la thèse d’un lien entre la loi et le désir [22].
Freud propose, en second lieu, une genèse de la conscience morale qui associe d’emblée le registre de l’éthique et de la morale à celui du social. Le premier rapport de l’enfant à la morale, explique Freud, participe de la crainte de l’autorité : notre petit d’homme obéit à l’adulte parce qu’il ne veut pas perdre son amour. Il ne s’agit pas là d’une vraie morale, précise Freud ; elle est extérieure, « sociale » en son essence [23]. Lors de la résolution du complexe d’Œdipe, en revanche, l’enfant intériorise les exigences et les interdits parentaux, ce qui installe en lui l’instance du Surmoi. Aussi bien, le Surmoi n’est-il que « l’héritier du complexe d’Œdipe » [24] ; il prolonge la sévérité parentale. La morale devient interne et nous sommes alors en présence d’une vraie morale. Il apparaît donc clairement que la morale naît d’une « influence étrangère » et de l’intervention d’un tiers, donc en dernier lieu, à travers lui, du social. Freud évoque en même temps une forme d’indépendance (qu’il ne faut toutefois pas exagérer, précise-t-il) de la seconde forme de morale sur la première : elle ne reflète pas nécessairement la sévérité des traitements que l’enfant a subis et surtout elle se révèle d’autant plus sévère que le sujet est vertueux [25]. Il hésite par conséquent entre deux scénarios, mais ne remettra jamais en cause l’origine externe de la morale même s’il affirme bien que « la relation se renverse », le renoncement à la pulsion devenant la cause de la conscience morale [26]. Ricœur ne s’y trompera pas, qui soulignera le fait que « cette ontogenèse du surmoi […] fait appel […] à une explication sociologique : le complexe d’Œdipe met en jeu l’institution familiale et en général le phénomène social de l’autorité » [27].
Si l’on revient à Lacan, la loi est pour lui celle de la castration : émanant du père symbolique, elle confronte le sujet à l’interdit de l’inceste et fonde donc, conformément à ce qu’en disent les ethnologues, la possibilité même d’un lien social d’alliance. Elle divise en outre le sujet d’avec lui-même (elle le « barre ») et, marquant dès lors son incomplétude et son impossible omnipotence, elle l’oblige à faire avec autrui. Toutefois, la loi de la castration est en même temps celle qui instaure chez le sujet le renoncement à l’ordre du plaisir immédiat et de la « Jouissance toute ». Autrement dit, elle l’ouvre au registre du « manque » et de l’impossibilité de se satisfaire pleinement, registre à partir duquel advient un positionnement éthique. En même temps, cette loi est fondamentalement chez Lacan loi du langage. De telle sorte que Loi, désir et langage sont liés. Certaines formulations de Lacan prouvent qu’il n’est pas possible de dissocier morale et social, alors que d’autres, évoquant, nous l’avons vu, un « au-delà de l’obligation », montrent que la dissociation se révèle nécessaire [28]. Ainsi : « La Loi est au service du désir qu’elle institue par l’interdiction de l’inceste » [29]. Un tel extrait illustre l’intrication de ces notions ; il laisse entendre en même temps que l’interdiction de l’inceste est premier [30]. De même, lorsque Lacan évoque un « au-delà de l’obligation », il insinue, d’une part que celle-ci, de nature sociale, est toujours nécessaire [31], et plus encore qu’elle est première.
En fin de compte, non seulement la psychanalyse, freudienne ou lacanienne, ne distingue pas clairement la morale et le social, insistant même avec Lacan sur « le nœud étroit du désir et de la Loi » [32], mais elle subordonne la première au second, ce qui ne peut que faire l’affaire des sociologues. La genèse de la conscience morale que Freud propose ne suppose pas d’autres processus que ceux que Durkheim travaille dans L’éducation morale  ; elle s’appuie sur le schéma de l’intériorisation des contraintes sociales et confère du même coup au social un rôle prééminent qui met en question ce que le créateur de la psychanalyse a pu par ailleurs faire ressortir concernant l’essence de la morale. La place accordée par Lacan à la problématique de l’autrui dans l’élaboration de sa théorie du désir et de l’éthique installe en dernier lieu, de la même façon, la psychanalyse sous la tutelle de la sociologie, tout au moins des sciences sociales, malgré la puissance de sa réflexion sur la question.


2 La théorie de la médiation, une théorie éclatée de la raison

2.1 Une anthropologie clinique

Dans l’élaboration de son modèle, Jean Gagnepain part du langage. Il ne peut en être autrement pour lui, puisqu’il est linguiste, avec une formation classique de linguiste au début de ses recherches. Il veut toutefois confronter les hypothèses qu’il peut effectuer sur le langage à la clinique, plus précisément à la pathologie. De ce point de vue, il s’inscrit dans une tradition qui remonte au XIXe siècle et sera particulièrement représentée en France par Théodule Ribot. Sa rencontre, à Rennes, avec Olivier Sabouraud, neuro-psychiatre, est à cet égard décisive. Très rapidement, grâce aux travaux qu’ils mènent en collaboration sur l’aphasie, Gagnepain se trouve conforté dans l’idée que le langage constitue une réalité concrète qui ne peut constituer, en tant que telle, un objet scientifique dans la mesure où elle est hétérogène et recouvre des processus différents. Somme toute, il s’inscrit là dans la suite de Saussure qui avait déjà fait éclater le langage, dans ce qui le spécifie chez l’homme, en deux registres, la langue et la parole, récusant le fait qu’il puisse être encore conservé comme concept à portée scientifique [33]. Il apparaît toutefois à Gagnepain que, en dehors du registre des processus auxquels renvoient les aphasies, les autres dimensions qu’il découvre à l’intérieur de ce qu’il est convenu de nommer le langage ne sont pas spécifiquement linguistiques. Seul, dans le langage, son mode de construction grammatical (appelé dès lors « grammaticalité ») lui est spécifique en ce sens qu’il ne relève d’aucun autre processus que ceux qui le formalisent en tant que dire grammatical. En revanche, les trois autres dimensions que Gagnepain va mettre en évidence à partir de la clinique ne sont qu’incidentes au langage, dans la mesure où elles renvoient à des processus qui ne sont pas langagiers et qui ont des effets entre autres dans le langage.
La « langue » oblige ainsi à produire une analyse qui renvoie à tout autre chose que des mots et des phonèmes : elle met en jeu du relationnel et plus largement du sociologique. On comprend que les sociologues, notamment, aient quelque chose d’essentiel à dire du langage, même s’ils ne sont pas en mesure d’en fournir à eux seuls une analyse exhaustive. Ce que Gagnepain a proposé d’appeler « discours » nécessite, de la même façon, d’aller bien au-delà des mots et des phonèmes : le langage n’est en l’occurrence ici que le lieu de manifestation de processus pulsionnels et désirants, donc non spécifiquement linguistiques. On comprend que les psychanalystes, freudiens ou lacaniens, aient pu les travailler et proposer, de ce point de vue, une analyse pertinente qui ne saurait toutefois, pas plus que pour la langue ci-dessus, se révéler exhaustive. On retrouve donc dans le langage l’ensemble des processus spécifiquement humains [34] et on est en mesure de produire, à partir de lui mais en ne s’y tenant nécessairement pas, une véritable anthropologie. Cette anthropologie a toutefois ceci de particulier qu’elle propose un tableau cohérent de l’ensemble des « déterminismes » de l’humain et ne fait pas que juxtaposer des disciplines qui entreraient aussitôt en conflit, faute de s’intégrer précisément dans une construction globale leur conférant leurs places respectives.
Cette cohérence d’ensemble, qui fait la force première de la théorie de la médiation, tient au fait qu’il s’agit d’un seul et même modèle qui propose une « déconstruction » de l’humain (et non pas seulement du langage), en l’occurrence en quatre registres ou « plans de rationalité ». C’est alors ni plus ni moins que la fameuse Raison, caractéristique de l’homme, dont nous héritons depuis les Grecs, qui éclate et qui, surtout, ne se réduit plus à un « langage », congédié comme illusoirement homogène. La première grande difficulté du modèle pour celui qui s’y confronte se situe sans nul doute là, dans cette affirmation que l’homme, dans ce qui fait sa spécificité, ne se réduit pas d’un point de vue explicatif à un seul registre de processus, en l’occurrence au fait qu’il parle. En d’autres termes, la théorie de la médiation récuse d’emblée l’unidimensionnalité de l’homme et rompt de manière radicale avec le logocentrisme.
Cette anthropologie est, surtout, une anthropologie clinique : elle se fonde, nous l’avons vu, sur la clinique — plus exactement la pathologie — pour dissocier des processus. Gagnepain pose comme postulat « de n’admettre et de n’imputer au système d’autres dissociations que celles qui sont pathologiquement vérifiables. » [35] La pathologie, plus précisément les pathologies, constituent l’équivalent d’une expérimentation naturelle ; elles font fonction, ainsi que le soutenait Ribot, de scalpel et de loupe. Elles produisent une analyse de ce qui ordinairement est indissociable dans ce qu’on désigne du nom de « concret », et grossissent en même temps les phénomènes observables. En d’autres termes, dans le fait concret, quel qu’il soit, on trouve nécessairement l’ensemble des déterminismes de l’humain [36]. Expliquer l’humain, c’est admettre d’y introduire des dissociations, donc de faire ressortir en lui des processus distincts, ce que la pathologie permet précisément d’effectuer. Celle-ci constitue un critère de vérification, en fait une mise à l’épreuve des hypothèses théoriques, dont la seule ingéniosité du chercheur ne saurait lui offrir la garantie.
En ce qui concerne le social et l’éthique, le modèle de la médiation s’appuie sur des pathologies neurologiques et surtout psychiatriques qui obligent à admettre leur franche distinction. La clinique des psychoses d’un côté, celle des névroses de l’autre, imposent de faire valoir des processus différents pour le registre du social et pour celui de l’éthique. De manière très générale, les névroses (par lesquelles Freud a donc commencé) soulèvent de manière spécifique la question du pulsionnel et de ce qu’on appelle, depuis Lacan, le désir, alors que les psychoses mettent en jeu tout aussi spécifiquement la problématique de l’altérité [37]. Autrement dit, le névrosé ne parvient pas à s’en sortir avec la question du désir qui l’anime, là où le psychotique ne peut faire avec la dimension de l’autrui. La psychanalyse laisse entendre que ces deux registres sont liés, la question du désir s’articulant aussitôt à celle de la place de l’autrui et de l’altérité. En même temps, l’histoire de la psychanalyse nous montre la difficulté qu’elle a eu à faire, jusque Lacan, avec la problématique des psychoses, et même son impossibilité, chez Freud, à faire émerger le processus les caractérisant. Ce sera l’œuvre de Lacan, avec la mise à jour du concept de forclusion, à côté, donc, du refoulement à l’œuvre dans les névroses. Pour autant, la mise en perspective de cette forclusion par rapport au refoulement n’est pas sans poser problème : s’agit-il d’un refoulement plus profond, plus primordial, mettant également en jeu la problématique désirante, ou s’agit-il d’un processus de nature foncièrement différente ?
Dans le cadre du modèle de la médiation, les choses sont claires dès lors qu’on admet la possibilité d’une dissociation des registres : dans les psychoses, il n’y a pas à chercher du côté d’un « plus originaire » ; il ne s’agit pas d’interprétation, comme le souligne Lacan lui-même [38] ; plus encore, le psychotique n’a pas de difficulté avec la problématique du désir en tant que telle, mais il en éprouve dans la confrontation de son désir avec celui d’autrui, ce qui n’est pas la même chose.

2.2 Le registre du social

Tenter de rendre compte de ce qui fait que l’homme est en capacité de s’inscrire dans le social et de nouer des échanges ne peut se résumer, ainsi qu’on a pu le penser, à travailler la notion de contrat. Certes, l’homme se montre capable de contrat et il est important de le souligner, mais s’en tenir à cette notion ne permet pas de comprendre les processus qui sont au fondement même de sa socialité. Il faut remonter à ce qui le conduit précisément à passer des contrats [39]. En d’autres termes, l’homme communique avec ses semblables, mais il faut pouvoir rendre compte de ce qui lui permet d’entrer en communication avec autrui. Poser le problème en ces termes est une nécessité. Il s’agit de faire valoir des processus généraux, valables pour tout homme, processus qui peuvent dès lors être qualifiés d’anthropologiques. Une telle démarche se trouve cependant occultée par nombre d’auteurs qui s’en tiennent à la description des phénomènes qu’ils observent. D’autres la récusent explicitement, y dénonçant une nouvelle manière d’en appeler à un transcendant. Leur position se soutient du fait que les sciences humaines — et notamment ici la sociologie — n’ont dû leur apparition comme sciences qu’à leur refus de poser un quelconque transcendant, qui, concernant en l’occurrence la sociologie, rendrait compte du social. Ces auteurs affirment la nécessité d’en chercher l’explication dans le social lui-même, selon un principe d’immanence auquel la théorie de la médiation ne saurait qu’adhérer. N’observant dès lors dans le social que de la relativité et des particularismes, ces mêmes auteurs dénient la possibilité de faire émerger des principes généraux qui conduiraient, selon eux, à rejeter les bases mêmes de la sociologie.
Ces auteurs, ce faisant, ne voient pas qu’ils scient la branche sur laquelle ils sont assis. Si l’on observe en effet autant de modes de vivre en société qu’il existe de groupes sociaux, il faut être en mesure d’expliquer ce qui rend possible cette relativité et cette constante créativité de l’homme. On n’observe rien de tel chez les autres animaux ; seule l’adaptation biologique règle leur comportement. Abeilles ou dauphins ne connaissent aucune frontière instituée ; ils restent assujettis aux lois de leur espèce. L’homme, lui, ne s’en tient jamais aux seules lois de l’espèce ; il crée des modes de vie en société très divers et ne cesse, ce faisant, de se montrer inventif. Les sociétés dans lesquelles s’inscrit l’homme n’ont rien à voir, du point de vue des processus qu’elles supposent — n’en déplaise aux éthologues pour la plupart et aux sociobiologistes — avec les modes de vie des animaux dits, par abus de langage, « sociaux » [40]. Cette spécificité humaine doit être explicitée. Surtout, il doit être rendu compte du fait que tout homme est capable de produire du social, quels que soient l’époque, le lieu et le milieu dans lesquels il s’inscrit. Refuser de chercher à résoudre cette question, c’est postuler inconsciemment une sorte de Deus ex machina et renouer, quoi qu’on dise, avec un transcendant [41]. Les psychanalystes se révèlent sur ce point plus conséquents qui, insistant de manière analogue sur la singularité du sujet, rendent compte de la possibilité même chez tout homme de produire de la singularité. Lacan développe ainsi une théorisation du sujet et de son advenue, par-delà le fait que tout être humain soit singulier.
Précisément, c’est la capacité de l’homme à produire de la singularité ou du particularisme social qui fonde son aptitude à entrer en rapport avec autrui et à passer contrat avec lui. La différence est donc première ; elle se révèle instituante. Aussi Gagnepain et Lacan comprendront-ils le malentendu comme étant au fondement même d’une communication que beaucoup réduisent à un échange transparent d’informations sur le modèle des vases communicants. Un tel malentendu doit être plus précisément saisi comme un « autrement entendu », un entendu marqué par un processus de singularisation qui se révèle être la condition même de possibilité d’un échange, quel qu’il soit. Il n’est rien à échanger si les protagonistes de l’échange ne se positionnent pas dans leur différence.
Les sociologues rétorqueront aussitôt qu’il s’agit là de processus « psychologiques » qui ne rendent pas compte du fait que la société soit, selon l’expression de Durkheim, une réalité sui generis, ne trouvant donc son explication qu’en elle-même [42]. Pour autant, le social comme ordre propre de réalité ne peut en aucun cas être conçu comme une nouvelle entité transcendante à l’homme. Comme tout fonctionnement spécifiquement humain, il émane de l’homme lui-même [43] ; c’est en lui et nulle part ailleurs qu’en lui que l’on peut trouver la source du social.
Il est essentiel dès lors de comprendre que l’homme dont il est ici question ne saurait se réduire à l’individu dont Durkheim affirme avec raison que la société lui échappe et qu’il renvoie, non sans raison encore, à une psychologie qui croit pouvoir en faire son objet. Nous avons déjà évoqué ce « Yalta épistémologique » à partir duquel, initialement, ces disciplines se sont mutuellement définies : à la sociologie le collectif, à la psychologie le fameux individu. La théorie de la médiation montre, clinique à l’appui encore une fois, que cette bipartition individuel – collectif est scientifiquement obsolète. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à l’affirmer : Lacan ne dit pas autre chose et Bourdieu lui emboîte le pas dans son champ propre [44]. C’est en ce sens que le modèle de la médiation fait de la « personne », non pas une réalité, mais un processus dialectique, c’est-à-dire contradictoire (et même doublement contradictoire) qui conduit chacun de nous, en tant qu’homme, à sortir de sa nature (et de la grégarité dans laquelle demeurent les autres êtres vivants), à la contester pour affirmer une singularité, laquelle devra aussitôt être mise entre parenthèses afin de tendre, en passant contrat et en visant une communication avec autrui, à un effacement de toute différence et donc à une forme d’universalité. La personne se révèle donc à la fois et dans le même moment tendance à la singularité et tendance à l’universalité. Cette contradiction singulier–universel rend caduque l’opposition de l’individuel et du collectif. La personne n’est en aucun cas individuelle, puisqu’elle est d’emblée constituée d’emprunts ; elle n’est pas plus collective, puisqu’elle est en même temps affirmation d’une singularité qui la fait échapper au troupeau.
L’homme, autrement dit, porte en lui d’emblée le social comme principe à travers la personne
. Ce qui ne revient aucunement à psychologiser le social. Il s’agit simplement de rendre à l’homme (et non à l’individu) ce qui lui appartient, en l’occurrence le principe même de l’institution : c’est lui et lui seul qui produit la société. Au demeurant, la théorie de la Personne est la seule à permettre de sortir des apories dans lesquelles se tient aujourd’hui la sociologie lorsque, refusant la contrainte collective de Durkheim [45], elle vient affirmer en contrepartie l’importance de l’acteur et en réfère en dernier lieu à l’individu. Cet appel à l’individu, bien qu’aussitôt qualifié de « social », n’est pas sans surprendre, surtout lorsqu’il est valorisé et associé à la notion plus psychologique d’accomplissement personnel. Il ne permet plus de penser comment de la société peut être à partir de lui produite et il constitue, sinon une forme de psychologisation, du moins une orientation certaine vers le champ qui est ordinairement celui de la psychologie [46]. La personne, quant à elle, n’étant ni individuelle, ni collective, ancre en l’homme le principe du social ; la dialectique du singulier et de l’universel ne fait d’ailleurs pas acception du nombre d’individus concernés : elle vaut aussi bien, dans le principe, pour celui qu’on appelle individu que pour une large communauté [47].
Telle est donc, dans ses très grandes lignes, la façon dont la théorie de la médiation cerne le social. On remarquera que dans sa manière d’en traiter, elle ne fait jamais appel aux notions de morale ou d’éthique ; celles-ci demeurent pour elle en-dehors du champ du social.

2.3 Le registre de l’éthique

Dans sa manière de rendre compte de l’éthique, le modèle de la médiation se situe, si l’on s’en tient d’abord aux grandes options théoriques, dans l’héritage de la philosophie grecque et de la philosophie morale en général, dans la mesure où celles-ci insistent sur la nécessité d’opérer une forme de travail sur soi, en l’occurrence sur ses propres pulsions. Leur questionnement sur la vertu et sur le comportement moral en général met en avant la capacité de l’homme à résister à la tentation, à essayer de maîtriser ses pulsions et, en fin de compte, à ne pas s’en tenir à l’immédiat de la satisfaction. La psychanalyse ne modifiera pas fondamentalement ces grandes options ; elle leur conférera en revanche un statut non plus spéculatif, mais à visée scientifique. La théorie de la médiation s’inscrit à cet égard dans la suite de la psychanalyse, mais s’en distingue par conséquent en dissociant clairement le registre de l’éthique de celui du social, donc du politique tout en poursuivant paradoxalement, nous l’avons vu, son entreprise de distinction, voire en l’achevant.
Le point de départ de toute réflexion sur l’éthique ou la morale se situe pour la théorie de la médiation dans le registre des affects qui conduisent, au sens strict, à émouvoir l’homme, à le mobiliser émotionnellement d’une manière ou d’une autre. Ces affects vont trouver une première forme d’organisation à travers la pulsion qui oriente l’homme vers un but [48]. Or, cette pulsion, telle qu’elle est définie par la théorie de la médiation, ne vise sa satisfaction que de manière immédiate, sans aucune autre forme d’empêchement que les obstacles extérieurs éventuellement rencontrés. On ne saurait parler de comportement moral tant que l’on s’en tient à ce type de fonctionnement. Pour tout moraliste classique, quelle que soit son orientation théorique, une prise de distance, une forme de recul s’avère nécessaire qui n’est pas non plus de l’ordre d’un simple calcul utilitariste [49]. Il ne peut s’agir, pour se prévaloir d’un positionnement éthique, de strictement déterminer d’un point de vue économique le prix qui doit être payé en adéquation avec le bien visé. Aussi bien comprend-on que l’enfant qui obéit par simple peur des représailles ne témoigne pas, comme le souligne Freud, d’un véritable comportement moral. Il en est de même pour l’adulte. La morale suppose une forme de renoncement à la satisfaction immédiate, donc à l’assouvissement immédiat des pulsions. Et sur ce point, encore, Gagnepain ne s’écarte pas de l’enseignement des grands moralistes. La question est en revanche de savoir comment et à partir de quoi s’opère ce renoncement.
Le modèle de la médiation comprend ce renoncement, cette abnégation ou encore ce sacrifice que l’homme s’impose à lui-même, comme une des modalités de l’abstraction dont l’homme se révèle capable et qui rend compte de la spécificité de son fonctionnement. Abstraction non pas logique dans le registre qui nous intéresse ici, mais proprement éthique : l’homme rompt littéralement avec le comportement immédiat auquel ses pulsions le condamneraient ; il met en œuvre une « abstinence » qui n’est pas sans rapport, dans le corpus théorique psychanalytique, avec le refoulement freudien ou le manque lacanien. Évoquer paradoxalement un « manque » pour traduire la forme spécifique du rapport à la satisfaction dont témoigne l’homme revenait déjà à marquer la dimension de négativité, donc d’abstraction qui la caractérise. La notion d’ « abstinence » souligne tout autant cette perte ou ce dessaisissement auquel l’homme se soumet dans sa quête de satisfaction. La clinique est sur ce point particulièrement éclairante à travers la problématique des névroses : le névrosé s’interdit massivement la satisfaction [50], cultivant et réifiant en fin compte ce manque ou cette abstinence dans laquelle il trouve paradoxalement son compte. Cette abstinence relève d’un fonctionnement implicite, inconscient pour reprendre l’expression de la psychanalyse ; elle permet à l’homme, en n’étant plus dépendant de ses pulsions, de mesurer sa satisfaction et de manifester par là-même une forme de liberté par rapport à ses désirs.
Gagnepain propose de parler de « règle » pour évoquer ce déterminisme [51] qui rend l’homme capable de se contraindre dans sa quête de satisfaction et donc de faire preuve d’un comportement éthique ; il l’oppose du coup à la « loi » qui définit un autre type de contrainte, sociale celle-là, dont tout homme participe en tant qu’il appartient et contribue à une communauté. Aussi bien, cette capacité de réguler, de réglementer ses désirs, conduit-elle à conférer éthiquement un sens à son comportement aussi bien qu’à tout ce qui l’entoure et à définir ce qui lui paraît être légitime et ce qui ne l’est pas, ce qu’il lui est possible de s’autoriser et ce qu’il ne saurait se permettre, ce qui humainement vaut et ce qui ne vaut pas, etc. En d’autres termes encore, cette règle fonde en l’homme la possibilité d’une normativité, d’une prescriptivité et d’un jugement moral qu’on ne saurait réduire à une opération logique pas plus qu’à un processus conscient. Car l’homme n’en demeure pas à ce moment implicite d’abstinence, de renoncement ou de sacrifice ; il se donne malgré tout une satisfaction qui, à ses yeux, est dès lors légitime. Gagnepain rappelle ainsi que toute morale, quelle que soit d’ailleurs la formulation théorique qu’on en donne, est hédonique ; elle ne consiste jamais, sauf pathologie précisément, à cultiver pour elle-même la frustration ou l’abnégation.
Toute la question est alors de savoir d’où vient à l’homme cette capacité qu’il a de se restreindre, de ne pas céder à la tentation de satisfaire de manière immédiate ses désirs. Alors que, jusqu’à présent, la seule réponse possible paraissait être l’éducation et à travers elle la société, la théorie de la médiation opte pour une autre explication [52], formulant à la solution qui semblait jusqu’ici évidente deux types d’objection. D’une part, elle fait remarquer qu’il n’est pas possible de conférer à autrui une capacité dont celui-ci ne serait pas lui-même au principe. Pour éprouver comme moral quoi que ce soit qui nous vient de l’autre ou de la société, encore faut-il en avoir la « réceptivité », comme l’exprimait Jean Lacroix [53], autrement dit la possibilité de l’appréhender comme tel. Analogiquement, le fait que nous tenions toujours d’autrui, et donc de la société à laquelle nous appartenons, les usages linguistiques qui sont les nôtres ne suffit pas à rendre compte du fait que nous soyons capables de produire des énoncés grammaticalement structurés. Nous héritons d’autrui la manière de parler, non le fait même de parler, tout homme disposant de cette capacité proprement humaine [54], quelle que soit la langue qui est la sienne. Aussi faut-il faire l’hypothèse d’une capacité spécifique rendant compte du fait que l’homme produit de l’éthique et insister du même coup sur le fait que l’appartenance à une société n’explique pas la totalité des productions de l’homme [55]. La seconde objection faite à la solution qui consiste à tout expliquer par le social est puisée dans la pathologie, les névroses obligeant à comprendre, dans leur différence avec les psychoses, que les processus en jeu ne sont pas de même nature. Le névrosé, de manière générale, est travaillé par la question du désir, plus précisément de l’abstinence, alors que le psychotique achoppe sur la question de l’altérité et, du coup, de l’être. La question qui taraude le névrosé est en fin de compte : « Qu’est-ce que je veux ? [56] », là où celle du psychotique se formule ainsi : « Qui suis-je dans mon rapport à autrui ? ».


3 Politique, morale et gouvernement

3.1 La politique

Distinguer le registre du social de celui de l’éthique suppose de remonter, ainsi que nous l’avons fait ici rapidement, aux processus qui fondent ces registres, lesquels supposent à chaque fois une capacité anthropologique, proprement humaine en ce sens qu’elle n’est attestée chez aucune autre espèce vivante. Il n’est pas de société, avec les processus qu’elle requiert chez l’homme, chez d’autres animaux, pas plus que d’éthique. Ces processus s’opposent aux processus naturels auxquels en demeurent les autres espèces animales, et peuvent être qualifiés de culturels pour cette raison. Toutefois, ces capacités, qui demeurent implicites dans le fonctionnement de l’homme, s’attestent aussitôt dans des conjonctures ; elles prennent forme à travers des configurations, en l’occurrence sociales ou éthiques. La capacité, dont tout homme dispose, de vivre en société, et pas seulement sous forme grégaire, s’investit donc dans des organisations sociales ; elle épouse des modes de fonctionnement, en l’occurrence des usages précis. C’est à cette phase du processus que la théorie de la médiation confère le nom de politique. La politique (et non le politique), à laquelle nous en venons donc enfin, répond à ces formes d’arrangements sociaux qui définissent des modes de vivre ensemble aussi variés qu’il existe de types de communautés. C’est bien ainsi, au demeurant, que l’on entend pour l’essentiel, depuis les Grecs, cette notion de politique.
Il est dès lors possible de décrire des modes de fonctionnement politiques précis. Il ne sera toutefois possible d’en rendre véritablement compte que dans la mesure où ils se trouvent rapportés au processus implicite d’institution et aux lois causales qu’il suppose. La politique, comme moment d’investissement, d’engagement effectif de la capacité de socialité de l’homme, tend, sans y aboutir vraiment, à l’universalisation des usages, c’est-à-dire en fait à leur uniformisation dans une communauté précise. Chacun est supposé, à l’intérieur de la société, participer des mêmes us et coutumes ; il adhérerait par conséquent au même type de lien social, au même « contrat social ». À cet égard, la politique vise une conformisation de l’ensemble de ses membres, à laquelle elle ne parvient jamais totalement. Elle rencontre nécessairement des formes de résistance ou de « déviance » avec lesquelles elle doit faire, du fait qu’elle ne constitue qu’une phase d’un mouvement dialectique qui suppose en même temps singularisation ou particularisme. La théorie de la médiation distingue à cet égard deux grandes modalités de fonctionnement politique : ou bien la société tend à conformer l’ensemble de ses membres à la loi qu’elle tient à un moment donné de son histoire pour immuable ; ou bien, à l’inverse, elle s’attache à réviser ses lois dont elle saisit le caractère arbitraire pour essayer d’intégrer la totalité de ses membres, y compris donc les déviants. On remarquera qu’il s’agit dans les deux cas de chercher à réduire les différences, ou les divergences, et donc d’uniformiser les pratiques. Toute société oscille entre ces deux visées extrêmes, avec certaines accentuations selon les champs du social concernés, mais aussi selon les époques et les modalités de gouvernement [57]. Notre société, qui se veut aujourd’hui individualiste, privilégierait ainsi une orientation progressiste, offrant à chacun de ses membres l’occasion d’y prendre sa place. Ce n’est toutefois qu’une prétention, un idéal de fonctionnement, notre type de société produisant également des exclus [58].
Par ailleurs, le registre du social s’empare de la totalité de l’humain ; rien ne lui échappe au sens où aucune activité humaine ne peut prétendre se situer en dehors de lui [59]. Aussi bien la politique conduit-elle à légiférer dans tous les domaines — légiférer ne concernant pas la seule action des législateurs au sens habituel, mais toute opération de conformisation d’une pratique au sein d’un groupe donné. Elle intervient tant dans le langage, et plus largement le cognitif, que dans la technique, ainsi que tout ce qui relève de la production, et dans les modes d’être de manière générale. Bien évidemment, la politique va concerner également le domaine de la morale ; elle va s’en saisir comme du reste. C’est là, au demeurant, la première manière de comprendre les liens qui existent entre politique et morale. Et c’est aussi la raison pour laquelle les sociologues ont toujours été conduits à traiter de morale et ont pu s’imaginer que la morale relevait, dans son fondement même, du social. Tout groupe humain, quelle que soit la forme qu’il prend, est amené à légiférer sur ce qui lui paraît socialement admissible du point de vue moral : ce que la sociologie nomme le plus souvent la production de normes, usages ou coutumes. Se trouve ici concerné l’ensemble des usages mettant en jeu de la morale ; le juridique, en tant qu’il suppose des lois définissant un code écrit, n’est jamais qu’une des modalités de cette emprise du social sur l’éthique, en d’autres termes de la légalisation du légitime. Gagnepain a proposé, fort logiquement, de parler à ce propos de « code ». Le code est de nature sociale, mais il porte sur de la morale ; il est en tout point analogue, par exemple, à la langue qui, elle, concerne le langage.
Il faut être ici très clair. Cette légalisation du légitime, ce code, ne doivent pas être confondus avec la morale ou l’éthique (nous allons revenir dans un instant sur ces termes) dans ce qui les spécifie. La morale dont il s’agit là est précisément ce que l’on convient d’appeler la « morale sociale ». C’est à elle que l’on pense spontanément lorsque l’on parle de morale ; du moins ne saisit-on d’abord qu’elle. Or, nous l’avons vu, la société ne rend pas compte du fait que nous soyons capables de morale, pas plus qu’elle ne saurait rendre compte du fait que l’on structure grammaticalement le langage. Le politique administre le fait que nous soyons capables de morale, ce qui lui permet d’édicter un code, au même titre qu’il administre le fait que nous soyons capable de langage, ce qui le conduit à gérer nos usages du point de vue de la langue [60]. En d’autres termes, pour qu’il y ait code, encore faut-il qu’il y ait capacité de produire de la morale. La « morale sociale » ne suffit pas ; elle ne formerait que des gens conformes, en l’occurrence bien obéissants. Il suffit d’aller se confronter à Nietzsche pour comprendre à quel point ce registre du code, pour lequel il a les expressions négatives les plus fortes, n’est pas à confondre avec ce qui détermine ce qu’il appelle la « puissance », la « volonté de puissance » de l’homme, et ce qui conduit à faire de chacun de nous un « surhomme », c’est-à-dire un homme, non pas œuvrant de son pouvoir vis-à-vis d’autrui, mais capable de se maîtriser implicitement et de ne pas se laisser aller à ses pulsions.
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3.2 La morale

De la même façon que la capacité anthropologique de produire du social s’investit politiquement et s’aménage de manières différentes, la capacité anthropologique de forger de l’éthique prend forme moralement et épouse des modalités diverses. L’homme ne s’en tient pas, avons-nous vu, à ce moment de négativité qui le voit s’abstenir de se conférer la satisfaction à laquelle il tend pourtant. Ce moment se trouve en effet aussitôt contredit dialectiquement par un autre moment qui conduit à se donner tout de même de la satisfaction. Cette satisfaction se trouve, certes, légitimée, parce que marquée du coin de l’abstinence, mais elle est néanmoins effective. Elle n’est jamais totale et telle est la raison pour laquelle les psychanalystes lacaniens évoquent, dans leur élaboration théorique, un « pas tout » fondamental et une « jouissance pas toute ». La morale, avons-nous dit avec Gagnepain, est toujours hédonique ; elle vise le plaisir, mais un plaisir transformé, acculturé au sens de mis en forme humainement, donc travaillé éthiquement. Elle tend pourtant, mais sans donc y parvenir totalement, à l’effacement de cette contrainte que l’homme s’inflige à lui-même à travers l’abstinence et donc à l’assouvissement du désir. On comprend dès lors que le désir de l’homme, n’étant jamais entièrement satisfait, se trouve constamment revivifié. Non seulement ce fonctionnement dialectique confère à l’homme une satisfaction d’une toute autre qualité que celle qu’il connaîtrait s’il se laissait aller à l’immédiateté de son désir, mais elle lui permet d’être constamment en quête d’autre chose, même en trouvant passagèrement sa satisfaction, et donc de mobiliser cette énergie dans des recherches de natures diverses.
Moralement, il s’agit donc pour l’homme de s’arranger, non pas avec la société et ses semblables, mais avec son propre désir et les contraintes auxquelles il se trouve de son propre fait soumis, quoique de manière implicite ou inconsciente. Nous avons tous à faire avec les aléas du désir, énoncent ainsi les psychanalystes. Et ces aléas ne sont pas ceux de la société. Il n’est que de voir comment nous sommes tous marqués, à un moment ou à un autre, par une déception qui trouve son origine dans le fait que nous n’avons pas obtenu ce que nous pensions, à nos propres yeux, pouvoir mériter, ayant effectué ce qu’il fallait pour l’obtenir [61], ou par une culpabilité qui peut se révéler envahissante et qui trouve, elle, son explication dans le fait que nous avons dérogé à la règle, en l’occurrence aux contraintes qu’à nous-mêmes nous nous étions données. La culpabilité est exemplaire, à cet égard, pour comprendre que le social ne suffit pas à expliquer l’enjeu de l’éthique et de la morale. Au demeurant, nous pouvons tous nous culpabiliser pour des pensées ou des actes qui n’ont rien d’illégaux ; ils sont en revanche illégitimes à nos yeux et donc source de culpabilité [62]. Le social peut sans doute en rajouter sur la culpabilité que nous éprouvons ; il peut éventuellement la révéler, mais en aucun cas la créer [63].
De la même façon qu’on peut faire ressortir deux manières essentielles de fonctionner du point de vue politique, il est possible de faire apparaître deux formes extrêmes de fonctionnement moral. Ou bien l’on considère, de manière toujours implicite — ou inconsciente pour reprendre le concept de la psychanalyse —, que la règle que l’on s’est donnée est intangible et il s’agit alors d’essayer de la respecter quelles que soient les difficultés que l’on peut éprouver pour y parvenir ; ou bien, à l’inverse, l’on modifie cette règle au gré des situations qui mettent à l’épreuve sa propre capacité à résister à la tentation. Dans le premier cas, on tend à une forme de rigidité dans le comportement ; dans le second, tout au contraire, on vise une forme d’assouplissement de la règle que nécessairement l’on se donne. Dans l’histoire de la philosophie morale, se sont ainsi succédées des théories qui privilégiaient l’un ou l’autre de ces points de vue. La morale d’Épictète, le stoïcisme, le jansénisme répondent par exemple à la première orientation : Gagnepain évoque alors une morale ascétique. La morale d’Épicure, voire celle des Jésuites, font appel à la seconde stratégie : on peut alors évoquer une morale casuistique, s’adaptant constamment aux situations. Dans les deux cas, toutefois, nous observerons une préoccupation à la fois de la règle et de la satisfaction visée [64]. Concrètement, tout homme fera appel à ces deux types essentiels de fonctionnement moral selon les situations et les enjeux, avec sans nul doute une orientation générale privilégiée dans un sens ou dans l’autre.
Ce fonctionnement éthico-moral fonde, nous l’avons dit, la liberté de l’homme, si l’on s’accorde pour y voir, non pas la problématique du rapport à l’autre et du pouvoir social [65], mais celle de la réglementation de son désir et de la maîtrise de ses pulsions, toujours en œuvre, par conséquent, et jamais totalement abouties. Cette liberté va de pair, paradoxalement, avec la souffrance, celle-ci ne faisant que traduire la difficulté à faire avec ces contraintes qui fondent le comportement légitime de l’homme, quelle que soit la forme qu’il vient prendre. La morale va dès lors marquer de son empreinte tous les champs de l’humain, tout comme la politique infiltre la totalité des usages sociaux. Rien n’échappera au jugement moral implicite — sinon explicite — et à une forme de prescriptivité ou de critique au sens étymologique du terme, ni le langage, ni la technique, ni précisément le social dans son ensemble. Pour autant, il ne peut être question de rendre compte de la totalité du fonctionnement de l’homme à partir de ce seul registre éthico-moral, pas plus qu’il n’est possible de le faire à partir du social et de la politique. Il n’empêche que la morale traversera donc en particulier l’ensemble du fonctionnement social et marquera immanquablement le champ de la politique. Cette fois, ce n’est plus à une légalisation du légitime que l’on aura affaire, mais à une légitimation du légal et par conséquent de la politique. L’exigence de moralité, d’équité et de justice affectera par conséquent toute organisation politique, quoique différemment selon les orientations choisies. En d’autres termes encore, une moralisation de la politique se révèle inéluctable, de la même façon que se fait jour obligatoirement une politisation de la morale.

3.3 Le gouvernement

Le rapport de la politique et de la morale peut donc s’envisager sous deux formes différentes, qu’il ne faut pas confondre. On peut privilégier l’approche politique de la morale ou celle, morale, de la politique. L’une n’exclut de toute façon pas l’autre et les deux formes coexistent nécessairement toujours. Toutefois, une société mettra toujours en avant, notamment à travers ses gouvernants, la dimension politique de la morale ; elle tendra à ne connaître de la morale que sa dimension sociale, en l’occurrence sa codification. Ce faisant, elle se heurtera toujours, d’une façon ou d’une autre, à des personnes ou des groupes qui rappelleront à leur façon, que la morale ne se réduit pas à cette dimension et qui réaffirmeront la nécessité d’une exigence éthique dans le traitement politique des questions dont la société s’empare. Ces personnes ou ces groupes pourront alors se trouver en marge de la société, voire en conflit ouvert avec ses dirigeants. Toutefois, moins la conformisation sera de rigueur dans une société, où seront prises alors en compte les différences et les particularismes et encouragées l’expressivité et les initiatives, plus ces critiques pourront se faire jour, éventuellement — dans une forme de renversement des processus — au détriment de la cohérence sociale et donc en particulier de la recherche du bien public. Telle serait la situation que nous connaissons actuellement, qui serait marquée par une méfiance vis-à-vis du champ politique, et surtout de ses représentants, au prétexte que ces derniers seraient régulièrement pris en défaut d’exigence éthique, quoi qu’il en soit de leurs affirmations répétées de la nécessité de se doter de « codes de bonne conduite » [66], sociaux par conséquent et à l’occasion très peu empreints d’exigences morales. Somme toute, même les comités d’éthique que l’on a vu fleurir depuis quelques décennies — et qui ne sont pas globalement mis en cause — ne sont pas autre chose, d’abord et avant tout, que des commissions visant une codification des usages…
La politique suppose nécessairement une délégation de pouvoir. Le principe de la délégation ne vaut cependant pas que dans le champ de ce qu’on convient ordinairement d’appeler la politique. Si une société se dote de représentants politiques, élus ou auto-proclamés d’une manière ou d’une autre, c’est dans la mesure où l’homme doit déléguer dans l’ensemble de sa vie sociale. N’étant pas tout-puissant ni auto-suffisant, il délègue sa responsabilité dans quantité de situations, à la mesure de la division du travail que connaît la société dans laquelle il s’inscrit et à laquelle chacun contribue dans le principe à sa façon. À ceux qui font donc métier de nous représenter politiquement, nous avons délégué un pouvoir particulier, celui de gérer la société, ou, en d’autres termes, une responsabilité précise, celle de l’organiser de manière cohérente. Une société démocratique se veut égalitaire ; l’égalité figure au fronton de notre république, à côté de la liberté et de la fraternité. La conception de l’égalité est susceptible d’évoluer et tel est le cas sans doute aujourd’hui dans notre société [67] ; elle n’est par ailleurs qu’un idéal, par définition jamais atteint. L’égalité se trouve en outre fréquemment confondue, depuis Aristote, avec l’équité, dont nous avons déjà souligné le caractère axiologique. En tant que citoyens, nous déléguons en même temps notre capacité à prendre des décisions. Et tel est le registre qui nous intéresse particulièrement ici, la décision ne trouvant son fondement que dans la capacité de l’homme à produire du légitime. Relevant, autrement dit, de l’ordre éthico-moral, elle vise le juste et l’équitable. Ce registre vient soulever la question du gouvernement [68].
On peut, certes, se demander « Qui doit gouverner ? » et comment la question a été résolue à travers les époques [69], mais nous sommes conduits ici à nous interroger sur la notion de gouvernement elle-même et sur ce qu’elle recouvre. Nous pouvons concevoir le fait de gouverner comme un arbitrage — permettant entre autres de définir des infractions sociales — supposant donc des prises de décision. Dans le cadre d’un système démocratique, le gouvernant prend par conséquent ces décisions au nom de ceux qui lui en ont fait la délégation. Gagnepain a proposé de désigner du terme d’hégétique [70] ce qui relève d’une sociocritique, autrement dit de cette légalisation du légitime qui définit le gouvernement [71]. On saisit en quoi la question de la morale est ici fondamentale. Car, si gouverner suppose des conditions d’exercice qui relèvent, dans le cadre général de la légalisation, de la sociocritique, le principe sur lequel le gouvernement se fonde, à savoir la décision, renvoie au registre du légitime et donc de l’éthico-moral. Le judiciaire n’en constitue qu’une partie, que Gagnepain associe à la thérapeutique et à l’enseignement, ou plus exactement à ce qu’il préfère appeler la didactique. L’autorité, de même (qu’on s’accorde généralement à distinguer de l’autoritarisme), peut être saisie comme découlant de cette capacité que nous avons de réglementer nos désirs et non comme un pouvoir vis-à-vis d’autrui. C’est cette autorité, ou cette liberté, que nous déléguons également au gouvernant. « Parce que cette autorité nous la portons en nous dans la capacité que nous avons d’autocontrôler notre désir, nous acceptons (ou refusons) les « autorités » établies du fait que nous en sommes intimement complices », explique Gagnepain. Et d’ajouter surtout : « La société n’aurait aucun pouvoir sur nous si nous n’avions pas de pouvoir sur nous-mêmes. » [72]
Si l’on tient, par conséquent, comme Gagnepain, que gouverner, consiste à exercer le métier de la décision pour les autres citoyens et si l’on pose que « pour que des hommes osent décider pour les autres, encore faut-il qu’ils soient capables de décider pour eux-mêmes » [73], alors on comprend que la question de la moralité des hommes politiques soit fondamentalement questionnée, voire mise en cause, et que l’exercice d’un pouvoir qui prétendrait d’abord et avant tout relever d’une conception technocratique puisse être régulièrement contesté et qualifié d’immoral. En même temps, cette délégation que nous faisons au gouvernant est nôtre et l’on ne s’étonnera pas de retrouver en lui, à l’occasion, l’effet de notre propre démission.


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Notes

[1Éthique de Nicomaque, Livre V, La justice, ch. 1. Où l’on voit poindre, notamment, la difficulté à distinguer l’équité de l’égalité, distinction sur laquelle nous aurons à revenir.

[21969, p. 23

[3Plus largement ici la sociologie et la psychologie.

[4Marcel Gauchet se sert de cette différence de la politique et du politique dans quasiment l’ensemble de son œuvre. Le « socle » fourni par le politique fonde, soutient-il par exemple, « la permanence du processus d’institution de l’être-ensemble » (2005, p. 10).

[5L’Académie des sciences morales et politiques, qui est fondée en 1795, a pour but de rendre compte scientifiquement de la vie des hommes en société, dans le but avoué de proposer le meilleur mode de gouvernement.

[6Cf. Célestin Bouglé : « Sa préoccupation maîtresse demeure de faire comprendre l’essence de la moralité, le rôle qu’elle joue dans les sociétés, la façon dont elle s’y forme et s’y développe en traduisant leurs aspirations » (Préface à Sociologie et philosophie, p. LXII)

[71950, p. 10.

[81922, p. 71.

[9Du fait de ce que l’on appelle la « circularité anthropologique » (cf. notamment Jacques Laisis, 1996).

[10Par exemple 1950, op. cit., p. 105.

[111924, p. 77. On relira par ailleurs avec profit la note de la p. 76, dans laquelle Durkheim évoque « le dévouement du savant à la science ». Notamment : « L’abnégation du savant, passionné pour sa science, ressemble trop, par le processus mental qu’elle implique, à l’abnégation proprement morale pour ne pas participer, en quelque mesure, des sentiments que celle-ci inspire. Elle se colore donc de moralité. »

[12« Si l’homme peut apprendre à se sacrifier, c’est qu’il n’est pas incapable de sacrifice ; s’il a pu se soumettre à la discipline de la science, c’est qu’il n’y était pas impropre » (1922, p. 106). On gardera en tête ces propos. Durkheim renvoie ici à une « première impersonnalité qui prépare au désintéressement », et finalement à de « vagues et confuses dispositions ».

[131902-1903, p. 51

[14Ces thèses sont particulièrement développées dans le chapitre « Détermination du fait moral » de Sociologie et philosophie.

[151968 et 1969, p. 15. Dans cet article (« La Sociologie, objet et méthode », 1901), Marcel Mauss est associé à Paul Fauconnet.

[16Pour une analyse de la question de la morale (et du statut à accorder à l’autonomie morale de l’agent) chez Bourdieu et chez Weber, au-delà de Durkheim, cf. par exemple Jacques Merchier, 2004.

[171924, op. cit., p. 67.

[181986, p. 11.

[19« La genèse de la dimension morale, poursuit Lacan, ne s’enracine pas ailleurs que dans le désir lui-même. C’est de l’énergie du désir que se dégage l’instance de ce qui se présentera au dernier terme de son élaboration [il s’agit de Freud] comme censure » (id.).

[20Lacan en rajoutant sur ce point lorsqu’il traite de l’éthique, notamment dans le séminaire qu’il a consacré à cette question.

[21Cf. par exemple Pierre Kaufmann, 1974.

[22Cf. « Ces termes qui paraissent se poser dans un rapport d’antithèse, le désir et la loi, ne sont qu’une seule et même barrière, pour nous barrer l’accès à la Chose. » (2004, p. 98).

[23Freud parle en fait d’ « angoisse “sociale” » (les guillemets sont de lui) à l’occasion de son explication de la genèse du sentiment de culpabilité, celui-ci étant en fait « la même chose que la sévérité de la conscience morale » (1929, p. 81 et 96).

[241933, p. 108.

[25En outre, le sort ou l’adversité la renforce.

[26Notamment 1929, p. 86.

[271965, p. 187.

[28Traitant du surmoi de Freud, concept par rapport auquel il prendra ses distances, Lacan énonce : « À la vérité, il est impossible de l’articuler à s’en tenir simplement au registre des besoins collectifs. Quelque chose s’impose là dont l’instance se distingue de la pure et simple nécessité sociale » (1986, p. 14). Voir encore p. 265 où Lacan réfute l’hypothèse selon laquelle l’éthique naîtrait de la contrainte sociale.

[291966, p. 852.

[30Ce qu’indiquait clairement, en 1953, le fameux Discours de Rome : « la Loi primordiale est donc celle qui en réglant l’alliance superpose le règne de la culture au règne de la nature livré à la loi de l’accouplement ». Et Lacan d’ajouter : « L’interdit de l’inceste n’en est que le pivot subjectif » (id., p. 277).

[31Cf. séminaire sur l’éthique : « Nous ne sommes certes pas de ceux qui iront volontiers à mettre au second plan le sentiment d’obligation » (p. 11).

[321986, p. 208.

[33Cf. Jean-Yves Urien, 1988 et Jacques Laisis, 2003.

[34Il faut ajouter à cette liste l’ « écriture » qui suppose, dans ce qui la fonde comme trace écrite, une production ou, au sens étymologique, un artifice qui ne lui est en aucun cas spécifique.

[351990, p. 13. Ce « postulat », nous l’avons rappelé, Gagnepain en hérite d’une longue tradition (de John Hughlings Jackson à Freud et sa métaphore du cristal brisé) qui en a montré, depuis des décennies, le caractère heuristique.

[36« Le concret est concret, explique Marx, parce qu’il est la synthèse de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de synthèse, comme résultat, non comme point de départ » (1857, p. 165).

[37Pour une analyse synthétique de la problématique de la responsabilité et du pouvoir — et plus largement de la politique — à partir des psychoses, cf. notamment Hubert Guyard et Clément de Guibert, 2009.

[38Nous sommes confrontés à une signification qui ne renvoie plus à rien, explique Lacan (1981, p. 43).

[39Pour un développement approfondi de ces processus, cf. Jean-Luc Brackelaire (1995) et Jean-Michel Le Bot (2001 et 2010).

[40À preuve du contraire il n’existe notamment pas de phénomènes d’alliance, ni de filiation chez les autres animaux ; ceux-ci ne connaissent que la lutte pour la vie et ne passent jamais contrat, pas plus qu’ils ne sauraient contrevenir à ce que l’espèce en eux détermine comme comportements (les abeilles ne font jamais la révolution dans la ruche, pas plus qu’elles ne décident la grève…).

[41Récuser explicitement un tel recul anthropologique conduit en effet à considérer que la question se trouve d’emblée résolue : à travers chaque société particulière, il existe du social sans qu’on ait à se demander à quelles conditions il advient ; il préexiste en fin de compte à l’homme.

[42Durkheim pose ce sui generis à l’encontre de toute tentative d’annexion de la part de la biologie, d’un côté, de la psychologie, de l’autre. C’est en ce sens qu’il définit une immanence du fait social, là où Freud soutiendra une immanence du registre de l’inconscient. Cette immanence du fait social est en tout point analogue à celle du fait grammatical (« glossologique », dans le cadre de la théorie de la médiation) ou du fait moral (ou éthique). Il ne s’agit pas de recourir ici à un nouvel au-delà de l’homme.

[43Georges Gusdorf évoque à ce propos, dans la suite de Kant, une « domiciliation » de la raison en l’homme (cf. entre autres, 1956).

[44Le processus de l’identification oblige à comprendre qu’en chacun de nous, dans ce que nous réduisons à notre petit moi bien individuel, cohabitent de multiples « visiteurs » (cf. Alain de Mijolla, 1981), là où le processus de l’habitus, « en tant que social incorporé », nécessite de dépasser « l’opposition, tout à fait absurde scientifiquement, entre individu et société » (Bourdieu, 1987, p. 83).

[45On évoque alors une position déterministe, dont on veut se déprendre.

[46De son côté, la psychanalyse lacanienne, en insistant fortement sur la notion de « lien social » dont elle définit des formes différentes, vient marcher sur les brisées de la sociologie. Cette double orientation vient indéniablement questionner les frontières disciplinaires.

[47Cette dialectique est en œuvre aujourd’hui au niveau de la planète à travers le fameux débat sur la « mondialisation » et l’affirmation des particularismes.

[48Si la pulsion connaît pour Gagnepain non seulement une poussée, mais une source et un but qui est la satisfaction, comme chez Freud, elle se distingue de la pulsion de la psychanalyse en ce sens qu’elle définit d’abord un « projet » et non un objet (le terme, éminemment polysémique, donnant prise aux confusions conceptuelles), mais surtout qu’elle suppose des processus purement naturels, alors que chez Freud elle se comprend comme un « concept limite entre le psychique et le somatique ». Point de psychique, autrement dit, dans la pulsion telle que la médiation la comprend ; le psychique supposera, la mise en forme culturelle, « l’acculturation » de la pulsion.

[49L’utilitarisme apparaît dès lors, à juste titre, aux yeux des moralistes comme proprement scandaleux ; il ne peut être saisi comme définissant une véritable morale. Il est pourtant en œuvre dans les conceptions contemporaines de la peine et de la sanction d’un certain nombre de chercheurs influençant directement des hommes politiques.

[50Freud s’en convainc vraiment lorsqu’il vient se confronter à ce qu’on appelle les « névroses d’échec », dans lesquelles, dit-il, la contrainte dont elles témoignent n’est plus extérieure, comme il avait pu le croire, mais « interne » (1916, II « Ceux qui échouent du fait du succès », p. 146 et suiv.).

[51Le terme de déterminisme n’est pas à entendre ici au sens d’un mécanisme inéluctable s’abattant comme une fatalité sur un homme qui n’a plus dès lors aucune prise sur le monde qui l’entoure. Il est à comprendre comme ce qui rend possible un type de fonctionnement qui va lui permettre, tout au contraire, d’exercer une forme de créativité.

[52Sans nier pour autant l’importance de l’éducation. Encore faut-il qu’elle puisse rencontrer et exploiter la capacité qu’à l’homme de se réglementer, ce qui, au demeurant, en fait tout autre chose que le résultat d’un simple dressage.

[531997, p. 18.

[54Cette capacité n’est pas biologique, puisqu’elle met en œuvre des processus grammaticaux qui, inaccessibles aux autres êtres vivants, relèvent de lois proprement humaines. Elle est en revanche biologiquement conditionnée, comme toute capacité humaine.

[55Dès lors, il n’est plus possible d’identifier les sciences humaines aux sciences sociales, comme c’est aujourd’hui fréquemment le cas. Les secondes ne constituent en fait qu’un sous-ensemble des sciences humaines.

[56Et non pas d’abord « Que me veut l’autre ? », ainsi que le formulent les lacaniens. S’il est vrai que le névrosé peut poser la question qui le travaille en ces termes, c’est uniquement dans la mesure où il va aller chercher secondairement chez l’autre la réponse à la question à laquelle il ne parvient pas par lui-même à répondre.

[57Le modèle sociologique de la médiation considère qu’il existe une troisième forme de visée politique, dite « chorale », dont l’objectif consiste à cultiver en quelque sorte le social pour lui-même, le prototype en étant la fête, sous toutes ses formes.

[58La problématique du handicap met particulièrement à jour dans notre société ces deux visées et les tensions qu’elles créent. Alors que les années 1960-1970 auraient, soutient-on, privilégié une politique restrictive du handicap qui conduisait à contraindre la personne handicapée à se transformer pour prétendre s’intégrer à la société, nos années présentes verraient se développer une politique ouverte visant à reconnaître comme citoyen toute personne, quel que soit son handicap. La société a ainsi la prétention explicite de « compenser » le handicap, d’« inclure » et non plus d’« intégrer ».

[59Toutefois, si rien n’échappe au social, il n’est pas vrai que le social rende compte de tout l’humain. Il y a là une apparente subtilité qui fait précisément tout l’enjeu de la « déconstruction » que propose la théorie de la médiation.

[60Qu’on pense ici, au-delà de la confrontation des pratiques et du marquage social auquel la langue contribue pour chaque interlocuteur, à l’Académie Française et à nos dictionnaires, mais aussi à l’école et aux organismes de formation des enseignants.

[61La déception survient bien évidemment souvent à l’occasion de circonstances sur lesquelles nous n’avons pas prise. Mais elle est toujours à la mesure de ce que nous avons espéré obtenir et donc engagé de notre désir. On peut aussi être déçu de soi-même, par rapport à ce que nous attendions de nous. Nous sommes proches ici de la problématique de la fameuse « estime de soi » dont on parle beaucoup depuis quelque temps…

[62L’inverse est vrai : je peux être socialement sanctionné pour une action que j’ai commise et qui est jugée illégale sans éprouver pour autant de la culpabilité. Cette distinction est constamment mise à l’épreuve dans le champ de la criminologie.

[63La névrose obsessionnelle répond à une forme de pathologie de la culpabilité. Elle ne s’explique aucunement à partir de processus socio-politiques, même si le névrosé obsessionnel tendra dans l’après coup à attribuer à autrui, la plupart du temps à partir de la relation à ses parents, l’origine de ses difficultés.

[64Dans le cadre du modèle axiologique de la médiation, on considère une troisième forme de morale, appelée morale « héroïque », qui vise à faire valoir la règle pour elle-même, sans autre but que la satisfaction d’être parvenu à se surpasser moralement.

[65La théorie de la médiation met alors en avant, dans le registre sociologique, les notions d’identité et de responsabilité.

[66Ces « codes de bonne conduite », dits aussi de « bonnes pratiques », ont à présent envahi l’ensemble des secteurs de notre société, parfois au total détriment d’une réflexion véritablement éthique comme c’est le cas dans le champ du travail social. Cf. M. Chauvière, 2013.

[67Ce point mériterait à lui tout seul un long développement qui dépasse en grande partie notre propos. L’égalité semble rimer pour beaucoup aujourd’hui avec l’effacement de toute différence ; elle se trouve rabattue sur une sorte d’identique ou de similitude. Cf. Nathalie Heinich (2014). Cf. également l’ouvrage de Jean-Yves Dartiguenave et Jean-François Garnier (2014).

[68Voire celle de la « puissance publique », dont Jean-Michel Le Bot propose de faire, dans la suite d’Armel Huet, un synonyme de « gouvernement » (2002, p. 267-268).

[69Cf. Pierre-Henri Tavoillot (2011).

[70Tiré du grec « hêgeîsthai » (ἡγεῖσθαι) qui signifie « gouverner ». Le terme figure chez Aristote.

[71Aussi bien, Jean Gagnepain peut-il soutenir qu’ « il n’est, de ce point de vue, de gouvernement que légitime, puisqu’il ne saurait autrement prétendre au titre de gouvernement » (1992, p. 106).

[721994, p. 45.

[73Idem, p. 174.


Pour citer l'article

Jean-Claude Quentel, Patrice Gaborieau« Du social et de l’éthique, de la politique et de la morale au regard de la théorie de la médiation », in Tétralogiques, N°20, Politique et morale.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article7