Accueil du site > N°22, Troubles de la personne et clinique du social > Troubles de la personne et clinique du social > Le mythe et son efficacité dans le champ du traitement des troubles humains

Gabriela Patiño-Lakatos

Psychologue clinicienne et docteur en philosophie
Membre associé du laboratoire de recherche CRPMS, Université Paris 7 Diderot
Contact

Le mythe et son efficacité dans le champ du traitement des troubles humains

Résumé / Abstract

Le mythe se situe à la charnière de l’individuel et du collectif, du subjectif et du social, du symptôme et de la cure. Le dialogue historique entre la psychanalyse et l’anthropologie témoigne de la position liminale de cette forme narrative. La propriété inductrice du mythe est repérable aussi bien dans la constitution des troubles du lien subjectif et du lien social, que dans la prise en charge de différents types de souffrance. Enfin, la relecture critique de la distinction entre mythes individuels et collectifs nous conduit à nous interroger sur la place et la fonction des formations mythiques contemporaines.

The myth is at the pivotal point of the individual and the collective, the subjective and the social, the symptom and the cure. The historic dialogue between psychoanalysis and anthropology attests to the liminal position of this narrative form. The inductive property of the myth is recognizable both in the constitution of subjective and social disorders, and in the treatment of the different kinds of suffering. Finally, the critical review of the distinction between individual and collective myths leads us to question the place and function of contemporary mythical formations.

Mots-clés
 |   |   |   |   |   |   |   |   |   |   | 


Le travail fondamental de dépassement de l’opposition de l’individuel et du collectif dans une clinique du sujet et du social nous invite à revenir avec précision sur trois textes marquants de l’anthropologie et de la psychanalyse pour en tirer des conclusions actuelles sur notre approche des phénomènes subjectifs et sociaux : le texte fondateur Études sur l’hystérie de Sigmund Freud et Josef Breuer (1895), « L’efficacité symbolique » de Claude Lévi-Strauss (1949) et « Le mythe individuel du névrosé, ou Poésie et vérité dans la névrose » de Jacques Lacan (1952). Ces travaux présentent des recoupements profonds, voire des points de convergence significatifs, notamment dans la manière de concevoir la structuration des troubles humains, qui impliquent aussi bien des affections du corps que des souffrances psychiques, et les formes culturelles du social dans lesquelles ces troubles se constituent, se manifestent et sont pris en charge par des pratiques telles que l’incantation chamanique, l’hypnose, la talking cure, la méthode cathartique...

Les réflexions de ces auteurs nous rappellent l’intrication des ressorts biologiques, culturels, sociaux et psychiques qui constituent la capacité d’action sociale humaine. Nous avancerons pour mieux lire ces textes les quatre concepts de néoténie, de prothèse, de sémiose et de sujet qui permettent de comprendre de manière originale les relations qui se nouent entre ces dimensions, nécessaires et constitutives pour le processus d’hominisation – Jean Gagnepain, fondateur de la théorie de la médiation et de l’approche qualifiée d’anthropologie clinique, a désigné sous les termes de signe, d’outil, de personne et de norme les dimensions fondamentales sans lesquelles on ne saurait penser à nouveaux frais une nouvelle approche de la biologie humaine [1]. Pour cet éminent linguiste et épistémologue, la culture ne s’oppose ni se superpose à la nature, mais y est profondément ancrée : « en fait, la réalité de l’homme est dans la capacité qu’il a de dépasser la nature dont il dispose, selon les quatre principes rationnels que j’ai évoqués [logos, tropos, nomos, dikè] » [2]. L’être humain est un néotène [3] en ce sens que sa prématuration biologique à la naissance, et son développement extra-utérin prolongé, le mettent dans une position de fragilité et de longue dépendance vis-à-vis de ses congénères plus âgés. La culture, avec ses sémioses (systèmes de signes dont notamment le langage) et prothèses (instruments techniques), devient en ce sens le milieu nécessaire qui permet à l’individu néotène de devenir sujet et de soutenir son corps au sein de la vie sociale. Or, exposé particulièrement aux souffrances du corps et du psychique, aux angoisses de l’existence, que ces souffrances et angoisses entrent dans le cadre structuré d’une maladie (altération se cristallisant dans une structure et un processus pathologique à un moment donné) ou non, l’être humain est considérablement dépendant d’un type de sémiose particulière : il ne cesse de se raconter des histoires, plus ou moins partagées mais toujours articulées au sein de la vie sociale, qui le constituent et le fixent en tant que sujet du langage et du discours. C’est ainsi que l’homme n’est pas seulement capable, par acculturation de sa nature, de transformer son devenir en histoire vécue, en la produisant à travers sa praxis, mais il se conduit vis-à-vis de son historicité même en « historien » spontané : il se raconte des histoires en construisant son histoire après-coup.

Sur la base des textes de Freud et de Breuer, de Lévi-Strauss et de Lacan, nous reprendrons les concepts de mythe et de rite (puisque l’un ne va pas habituellement sans l’autre), en ce qu’ils nous apprennent, à partir de leurs fonctions narrative et technique, sur la constitution et le traitement des affections somatiques et psychiques – qui ne s’opposent pas mais sont intriquées [4]. Nous entendons ici le « mythe » comme un récit, dont la structure narrative fondamentale, composée de l’articulation de certains « mythèmes » ou unités élémentaires, reste relativement stable et identifiable, par-delà le caractère protéiforme et dynamique de ses variantes sociales et historiques. Le mythe est un récit fondateur et porteur indémontrable – mais efficace – qui a pour fonction de donner sens à une situation au présent et orienter vers une action signifiante dans le futur, en se référant à un temps antérieur, un passé originaire qui est déjà construction imaginaire – une histoire non historienne. En ce sens, le mythe, qui n’est pas forcément perçu comme tel par celui qui y croit, a une fonction prescriptive et proscriptive qui concerne le plan éthique de la théorie de la médiation. Mythe et rite se distinguent mais ne s’opposent pas. Le mythe, lorsqu’on le considère dépouillé du rite, est la structure narrative actualisée dans un discours qui en rend compte. Le rite étant la mise en espace, et la mise en scène, d’actes articulés (verbaux et non verbaux, chantés, dansés, etc.) impliquant des objets à caractère symbolique et des instruments, donc l’actualisation plus ou moins indirecte d’un récit mythique qui le motive.

Aussi, nous reviendrons sur les distinctions lévi-straussienne et lacanienne pour repenser les dimensions « sociale » et « subjective », « individuelle » et « collective » du mythe, sur leurs intrications et discordances du point de vue de la construction et de l’adresse – car si la genèse d’un mythe est toujours déjà sociale, faite d’un certain nombre d’éléments transmis explicitement ou implicitement dans un groupe de socialisation, elle peut être plus ou moins effectivement partagée du point de vue de son agencement. On ne peut pas exclure l’idiosyncrasie qui, lorsqu’elle l’emporte sur le principe du partagé, conduit à ce que cette formation rate dans certains cas son adresse à un certain nombre d’autres. De sorte qu’une formation mythique ayant toujours un ancrage et une portée subjectifs et sociaux, peut apparaître comme plus individuelle ou plus collective du point de vue de sa diffusion (l’étendue de la réception ou de l’adhésion qu’elle suscite du point de vue du consensus et de sa compréhensibilité) ainsi que de la stabilité de sa structure dans cette diffusion.

Sur cette base, nous conclurons ensuite sur la place, la forme et la fonction possibles des mythes aujourd’hui dans nos sociétés contemporaines. La narration comme activité discursive, dont le récit est le résultat, remplit une fonction essentielle dans la subjectivation de l’expérience corporelle, y compris dans ses différentes formes symptomatiques contemporaines : idéologies politiques, religieuses, actes de violence extrêmes, mouvements identitaires, repli dans des identités virtuelles entre autres. Ces réflexions concernent les quatre plans de la rationalité distingués par la théorie de la médiation : le plan logique (langage), le plan technique (le faire et l’outil), le plan ethnique (le rapport à l’autre social et à la Loi) et le plan éthique (le désir et la morale). Ces réflexions nous orientent vers un dépassement fondamental de différentes oppositions : de l’individuel et du collectif, du subjectif et du social de ce fait, du psychique et du corporel, du langage et de la technique – non que les termes de ces couples ne doivent pas être distingués du point de vue logique, mais qu’ils sont inséparables dans l’ensemble des phénomènes qui se présentent à l’examen clinique.

1 Du rôle des mythes dans les mécanismes de la maladie et de la cure

En 1895, dans la communication préliminaire aux Études sur l’hystérie, intitulée « Le mécanisme psychique de phénomènes hystériques », Freud et Breuer avancent l’idée de l’origine traumatique et du caractère psychique de cette affection se manifestant par des troubles somatiques extravagants : contractures, paralysies, anesthésies, troubles de la vue, crises pseudo-épileptiques comateuses ou cataleptiques... Les auteurs affirment pouvoir déceler dans l’histoire des malades plusieurs événements suscitant des émotions très intenses qui ne peuvent cependant pas s’exprimer au moyen de l’abréaction ou de l’association habituelles par le moyen de la parole ; par conséquent, le souvenir de ces incidents acquiert une valeur de traumatisme psychique. Pour Freud et Breuer, à cette époque, l’hystérique souffrirait alors de réminiscences d’événements réels qui échappent à l’état de conscience normal du malade. Chose importante, le souvenir qui est à l’origine du symptôme est donc décrit dans ce texte comme un groupe de représentations chargé d’affect [5]. C’est ainsi que chez « Anna O. » la contracture parésique du bras serait directement liée à l’angoisse provoquée par une rêverie nocturne lorsqu’elle veillait auprès du lit de son père malade, ou que le spasme de la glotte remonterait à une querelle au cours de laquelle elle n’aurait pas pu répondre.

La représentation est considérée ici encore comme une trace correspondant directement à un événement vécu et à cette représentation reste lié l’affect qui l’a accompagnée. Quelques années plus tard, vers 1900, Freud reviendra sur cette première conception en élaborant la notion de fantasme. La dimension fantasmatique de la représentation s’insinue cependant, en quelque sorte, dans ce texte de 1895, quoique les auteurs ne lui donnent pas encore l’acception que Freud lui donnera plus tard. Dans le cas d’Anna O., Breuer insiste, par exemple, sur le rôle de la « rêverie diurne », du « théâtre privé », sur l’importance qu’ont pour la malade les « histoires » qu’elle imagine et les « récits » poétiques qu’elle en fait. Dans ses « Considérations théoriques », Breuer admet, pour l’analyse de la pathologie hystérique, l’existence et l’action déterminante des « représentations inconscientes » qui ne peuvent pas devenir conscientes [6]. Mais au-delà du fait de remarquer la présence de ces états et de ces productions, et de leur attribuer de manière générale un « rôle » en tant que facteur de maladie, le médecin ne s’intéresse pas ici à l’analyse systématique de ces histoires ni à leur fonction précise dans l’étiologie de la maladie – de surcroît, Breuer refusait à la sexualité de s’immiscer dans ces souvenirs traumatiques et de lui donner ainsi un rôle prépondérant dans l’étiologie de l’hystérie.

Freud est revenu sur la méthode et les thèses présentées par Breuer et par lui dans la « Communication préliminaire ». Lors de la deuxième édition des Études sur l’hystérie, une dizaine d’années plus tard, il avait parcouru un chemin considérable dans sa compréhension du psychisme et des troubles qui l’affectent, ainsi que sur la thérapeutique de ces affections. En 1908, il évoque la méthode cathartique, ce procédé thérapeutique que lui et Breuer, inspirés par les enseignements de Jean-Martin Charcot, avaient esquissé et qui, à l’époque de la « Communication », était encore une « talking cure » attachée à la pratique de l’hypnose : « Il supprime l’action de la représentation primitive non abréagie en permettant la liquidation, par expression verbale, de l’affect concomitant » [7]. C’est seulement après des années de pratique clinique que Freud développera cette première « talking cure » en une « analyse psychique » ou « psycho-analyse » qui n’aura plus besoin de passer par l’hypnose. Depuis 1895, Freud avait abandonné le procédé de l’hypnose, revu la méthode cathartique ainsi que le concept d’abréaction ; entretemps, le concept de refoulement et celui de transfert s’étaient progressivement esquissés. Puis une vingtaine d’années après la première édition des Études, les thèses du mécanisme du transfert, du rôle étiologique fondamental de la sexualité, de l’angoisse et du fantasme dans la formation des névroses avaient été fermement posées et théorisés par Freud ; de même, il avait distingué cliniquement et apporté un fondement théorique aux mécanismes psychologiques particuliers de l’hystérie [8]. Nous en retiendrons pour notre propos deux remarques sur l’avancée freudienne au sujet de l’hystérie : la fonction capitale des représentations inconscientes dans la constitution du trouble psychique et ses formes symptomatiques, ainsi que sur les mécanismes de la cure. Les observations cliniques de Freud nous révèlent aussi, à travers le cas particulier de l’hystérie de conversion, que le corps devient parlant et que les représentations deviennent littéralement corporelles.

Une réponse critique à l’ancienne conception de la représentation comme trace d’une perception d’une situation réelle, dont était redevable la première édition en 1895 des Études sur l’hystérie, s’est fait entendre quelques décennies plus tard d’une voix singulière venant du bord anthropologique. Cette critique a été formulée ainsi par Lévi-Strauss en 1949 dans un article intitulé « L’efficacité symbolique » : « Ce qu’il convient de se demander, c’est si la valeur thérapeutique de la cure tient au caractère réel des situations remémorées, ou si le pouvoir traumatisant de ces situations ne provient pas du fait qu’au moment où elles se présentent, le sujet les expérimente immédiatement sous forme de mythe vécu. Nous entendons par là que le pouvoir traumatisant d’une situation quelconque ne peut pas résulter de ses caractères intrinsèques, mais de l’aptitude de certains événements […] à induire une cristallisation affective qui se fait dans le moule d’une structure préexistante » [9]. Cette adresse du discours anthropologique au discours psychanalytique a opéré un croisement de perspectives – d’une clinique des phénomènes dits « individuels » et d’une anthropologie des phénomènes dits « collectifs » –, avec pour effet, comme nous le verrons, des déplacements conceptuels considérables.

Le fait que, dans cette remarque qu’il a adressée à la psychanalyse, l’anthropologue place le mythe vécu au centre même de l’affection et de sa cure n’est pas anodin. Il a employé l’expression d’« efficacité symbolique » à propos du mode d’action des cures chamaniques observées dans de nombreux peuples du monde entier. Plus précisément, Lévi-Strauss a élaboré sa réflexion à partir d’un article publié en 1947 par Nils M. Holmer et Henry Wassen à propos d’une longue incantation chamanique utilisée par les indiens Cuna pour aider les accouchements difficiles : « Mu-Igala or the way of Muu, a medicine song from the Cunas of Panama ». Selon les observations de l’époque consignées dans ce rapport, lorsqu’une femme Cuna est souffrante et n’arrive pas à accoucher, un chaman, ou nele, est appelé pour lui porter secours. Conformément à la cosmovision Cuna, le mal de la parturiente est dû à des désordres provoqués par Muu, puissance responsable du développement du fœtus et essentielle pour la procréation. Muu représente en fait l’« âme » ou purba de l’utérus, une force qui n’est pas foncièrement mauvaise, mais qui peut se dévoyer et détruire l’harmonie qui existe entre les autres âmes ou purbas participant au bon fonctionnement du corps ; lorsque cette âme se dévoie, elle capture et paralyse les autres purbas, la force vitale ou niga du corps est diminuée et la descente du fœtus de l’utérus par le vagin est compromise. Le chaman entame alors un long chant incantatoire, accompagné de certaines opérations et dispositions autour de la malade, qui sont destinés à déclencher et mener à terme l’accouchement ; au fur et à mesure que l’incantation progresse, le chaman se prépare à mener un combat contre les abus de Muu, à l’aide des nuchu ou des esprits protecteurs. Ce combat aura pour théâtre la « route de Muu ». Or, ce qui nous semble très intéressant dans cette histoire, c’est que la « route de Muu » a, dans ce rite, une signification mythique, mais désigne à la fois un lieu éminemment physique : « Mu-Igala, c’est-à-dire ’la route de Muu’, et le séjour de Muu, ne sont pas, pour la pensée indigène, un itinéraire et un séjour abstraits, mais représentent littéralement le vagin et l’utérus de la femme enceinte, qu’explorent le chaman et les nuchu, et au plus profond desquels ils livrent leur victorieux combat », explique Lévi-Strauss [10]. Ainsi, divers éléments constitutifs du lieu mythique évoqué dans le chant chamanique correspondent aux parties du corps de la malade : le « blanc tissu interne » désigne la vulve, le chemin de Muu « tout ensanglanté » désigne le vagin et le « séjour de Muu », l’utérus.

Premièrement, indiquons un renversement que l’évocation de ce cas opère dans les rapports complexes qui se nouent entre le corps et le psychisme, et ce par rapport aux phénomènes hystériques observées par Breuer et Freud à la fin du XIXe siècle. Les médecins viennois présentent des affections dont la nature s’expliquerait par une excitation psychique qui ferait l’objet d’une conversion en un phénomène somatique et dont le traitement se ferait par sa réinscription psychique moyennant une talking cure accompagnée de certaines techniques hypnotiques. Alors que l’anthropologue français fait référence à des affections somatiques auxquelles il faut donner une représentation – les causes ne sont pas ici spécifiées. Une affection somatique sans origine psychique attestée est soumise à un traitement comprenant des représentations et des techniques qui permettront son inscription psychique et sa possible résolution. L’expérience limite de l’accouchement difficile à laquelle répond l’incantation Cuna reste en soi irreprésentable, non pas parce que le psychique se transforme en somatique (comme dans l’hystérie), mais parce que le corps souffrant est privé, dans cette position même, de parole. L’anthropologue nous autorise à parler de représentation à l’endroit de la cure chamanique et à relier cette dernière à la cure de la clinique freudienne : « des représentations psychologiques déterminées sont invoquées pour combattre des troubles physiologiques » [11].

Il s’ensuit que nous ne saurions assez souligner la place du corps dans cette expérience ; le corps – non seulement en tant qu’organisme avec une anatomie réelle, mais surtout et déjà en tant que corps socialisé qui reconfigure une anatomie affective et symbolique, – est le point de départ et le point d’arrivée de la scène mythique et rituelle. Or le corps socialisé ne peut être objet d’expérience que s’il est déjà vécu comme mythe. Il est important d’insister sur la triple fonction des représentations culturelles invoquées et mobilisées par le chant : elles désignent un corps réel, agissant et pâtissant ; elles signifient le corps en l’intégrant dans le mythe ; par cette voie de désignation et de signification, elles visent à agir sur le corps en induisant des états corporels concrets. Autrement dit, ces représentations visent à agir sur les sphères symbolique et imaginaire du mythe qui produisent un corps représenté et sur la sphère du corps réel qu’il faut soigner et soulager.

En second lieu, arrêtons-nous sur l’efficacité de la cure chamanique. La technique de formulation et d’exécution, dite « obsédante », du chant qui raconte le mythe est ici d’une grande importance dans l’induction d’une expérience vécue d’une grande et intense vivacité :

« Tout se passe comme si l’officiant essayait d’amener une malade, dont l’attention au réel est sans doute diminuée ― et la sensibilité exacerbée ― par la souffrance, à revivre de façon très précise et très intense une situation initiale, et à en apercevoir mentalement les moindres détails. En effet, cette situation introduit une série d’événements dont le corps, et les organes internes de la malade, constitueront le théâtre supposé. On va donc passer de la réalité la plus banale au mythe, de l’univers physiologique, du monde extérieur au corps intérieur. Et le mythe se déroulant dans le corps intérieur devra conserver la même vivacité, le même caractère d’expérience vécue dont, à la faveur de l’état pathologique et par une technique obsédante appropriée, le chaman aura imposé les conditions. » [12]

Lévi-Strauss conduit son analyse de la cure chamanique de manière à révéler que son efficacité découle du fait que le rapport entre le mythe et la maladie est structuré comme un rapport « de signifiant à signifié » [13], ou plutôt, autrement dit, d’interprétant à interprété [14]. Ce n’est pas qu’ici le signifié soit rejeté à l’extérieur du signe comme s’il était directement la maladie, chose extralinguistique à laquelle le signifiant viendrait directement s’associer. Il faut comprendre ici plutôt que le récit fournit les signifiants agencés en phrases capables de capturer dans leurs rets la chose qu’est la maladie pour en faire leur objet signifié : « Le chaman fournit à sa malade un langage, dans lequel peuvent s’exprimer immédiatement des états informulés, et autrement informulables. Et, c’est le passage à cette expression (qui permet, en même temps, de vivre sous une forme ordonnée et intelligible une expérience actuelle, mais, sans cela, anarchique et ineffable) qui provoque le déblocage du processus physiologique » [15]. Si du point de vue de la conception de la signification de Gagnepain, le rapport entre la maladie et le mythe peut être considéré comme un rapport entre indice et sens [16], ce rapport est rendu analysable par le rapport entre signifiant et signifié, où le signifié est indissociable du signifiant et tel qu’il émerge dans la phrase, dans l’ordre du discours [17]. C’est en vertu de cette structuration sémiologique du rapport entre le mythe et la maladie que le mythe peut avoir une propriété inductrice sur les dimensions psychique et corporelle de la subjectivité :

« L’efficacité symbolique consisterait précisément dans cette « propriété inductrice » que posséderaient, les unes par rapport aux autres, des structures formellement homologues pouvant s’édifier, avec des matériaux différents, aux différents étages du vivant : processus organiques, psychisme inconscient, pensée réfléchie. La métaphore poétique fournit un exemple familier de ce procédé inducteur ; mais son usage courant ne lui permet pas de dépasser le psychique. » [18]

Analysons maintenant cette propriété inductrice du mythe, d’abord dans sa dimension langagière. Le mythe fait partie intégrante du système de la langue, dans laquelle il est formulé, mais il relève, en même temps, du domaine de la parole et donc du discours, comme l’affirme Lévi-Strauss dans « La structure des mythes ». Il désigne sous le nom de « mythème » l’unité basique du mythe et affirme que le mythème est le volet ethnographique du concept de signifiant – il est l’unité signifiante constitutive de la structure qu’est le mythe. Ces unités du mythe consistent en des « paquets de relations » qu’« il faudra […] chercher au niveau de la phrase » [19]. Par le fait qu’il relève de la langue en tant que système d’unités signifiantes, dans le mythe « tout sujet peut avoir un quelconque prédicat ; toute relation concevable est possible » [20]. C’est pourquoi tout peut arriver dans un mythe. C’est pourtant dans la confrontation de la langue mise en discours à l’expérience du monde au sein de la vie sociale, que certaines phrases sont réussies, acceptées ou efficaces, et que d’autres sont refusées ou considérés comme inadéquates ou insoutenables.

Une différence fondamentale que Lévi-Strauss établit en 1958 entre mythe et poésie consisterait en ce que « la substance du mythe ne se trouve ni dans le style, ni dans le mode de narration, ni dans la syntaxe, mais dans l’histoire qui y est racontée. Le mythe est langage ; mais un langage qui travaille à un niveau très élevé, et où le sens parvient, si l’on peut dire, à décoller du fondement linguistique sur lequel il a commencé par rouler » [21]. Néanmoins, si dans le mythe l’histoire est l’élément mis en avant à la différence de la poésie, cette observation est à nuancer, car bien que le style et la syntaxe ne soient pas mis au premier plan dans le travail du mythe, ce dernier tire son efficacité précisément des modes de narration, des formes et des techniques de sa présentation. Lévi-Strauss l’avait indiqué lui-même au sujet du chant mythique Cuna une dizaine d’années auparavant, en attirant l’attention sur le « procédé stylistique » qui consiste en des répétitions des phrases et en une « description minutieuse » de certaines scènes du chant, ainsi que sur la « technique obsédante appropriée » par laquelle le chaman peut imposer à la malade l’expérience du mythe. Rappelons que l’anthropologue a dit que c’est le passage à l’expression verbale qui permet le déblocage du processus physiologique. Cette technique d’action du chaman sur la malade est accompagnée, certes, et non de manière secondaire, par une série d’éléments non verbaux faisant partie du rite, tels que le chant dans sa dimension musicale, des gestes corporels et objets rituels. Cependant, le langage ne peut pas être considéré ici comme simple support d’une action sur autrui. La mise en mots, partagée, et qui plus est proférée d’une certaine manière, chantée, avec des répétitions, n’est pas un élément accessoire puisque les signifiés convoqués par les signifiants ordonnent les étapes du processus physiologique.

Considérons maintenant la propriété inductrice du mythe dans sa dimension technique, laquelle nous conduit à relever son articulation complexe au rite. Il y a, d’une part, la technique de la parole que nous avons évoquée : la manière de dire les mots, ce n’est pas la même selon le ton, le rythme, l’intensité, la respiration, les itérations. D’autre part, ainsi que l’anthropologue l’a observé, le mythe, tel qu’il se présente dans le cadre de la cure cuna, opère non seulement à travers la technique de la parole, mais par des actes à valeur symbolique, des « opérations concrètes », des « gestes », des « véritables rites » [22]. Lévi-Strauss s’est prononcé par ailleurs sur ce rapport entre le mythe et le rituel dans une conférence qu’il a donnée en 1956 à la Société française de philosophie qui s’intitulait « Sur les rapports entre la mythologie et le rituel ». Ces deux termes correspondent à deux systèmes sémiotiques différents mais articulés, le premier étant composé des unités de langage et le deuxième de gestes corporels qui sont aussi signifiants, c’est-à-dire, vecteurs de signification. Le geste qui constitue le rite dépend de la structure du mythe ; à son tour, le geste actualise le mythe dans le temps et dans l’espace, à travers le mouvement corporel.

Si le langage est un mode d’action – sur soi, sur l’autre et sur le monde – l’action ne consiste pas seulement en un ou plusieurs mouvements effectués dans le but de faire concrètement quelque chose, mais est aussi un mode de signification dont on peut éventuellement dégager le code et traduire l’énonciation – c’est le cas dans le rituel, dans la danse, dans l’art du mime, mais aussi dans une certaine mesure dans des actions plus ou moins conventionnelles de la vie quotidienne [23], voire de différentes manières dans certains comportements symptomatiques tels que les conversions hystériques classiques, familières à Freud et à Breuer, les rituels des obsessionnels, l’acting out et le passage à l’acte, des modalités où le corps est pris pour le théâtre de représentations qui ne peuvent cependant pas s’articuler en discours autrement qu’en s’exprimant de façon brouillée par le corps. L’action comprend donc une dimension pragmatique (qui vise la transformation) et une dimension signifiante (qui vise la signification) lorsque l’acte, dans son efficace, devient la voie de manifestation du discours, proféré ou non, pour y inclure des gestes signifiants structurés par le langage. Nous pensons que c’est dans ce sens que l’acte corporel doit être englobé « dans le royaume du symbolisme », pour reprendre l’expression de Lévi-Strauss [24]. P. Ricœur a dit, par ailleurs, dans L’idéologie et l’utopie que l’action contient déjà une médiation symbolique.

Or, les opérations rituelles impliquent généralement des outils exosomatiques, c’est-à-dire, des prothèses qui suppléent, étendent ou corrigent des organes du corps et leurs fonctions, et transforment aussi, par conséquent, des fonctions psychiques : épines, plantes, cristaux, plumes, pierres, flèches, tissus, etc. Si les deux formes de la technique, langagière et industrielle, sont distinguables conceptuellement, dans la pratique elles s’imbriquent généralement pour mieux agir sur la personne. Ainsi, l’articulation de ces deux formes de la technique produit la forte efficacité du couple mythe et rite : « le principe de causalité est celui qui, tenant à la logique même du langage qui nous permet d’en parler, donne sens au monde, mais à côté, il y a ce que j’appelle le principe de sécurité qui, en raison de notre accès à la dialectique technico-industrielle, nous donne, si j’ose dire, confiance dans l’appareillage, l’outillage et nous permet d’en espérer la pleine efficacité » [25]. L’outillage apportant ce principe de sécurité fondamental dans le cadre du rituel de la cure, s’articule au principe de causalité apporté par le langage du mythe.

L’anthropologue américain Ward Keeler rapporte un exemple révélateur de la fonction centrale de l’outillage à travers ses observations d’une expérience thérapeutique contemporaine réalisée à Bali avec des témoins ou des proches des victimes décédées dans les attentats à la bombe qui ont ravagé le centre touristique de la ville de Kuta en 2002 – ces personnes manifestaient des symptômes associés à ce qui est aujourd’hui connu sous le terme de trouble de stress post-traumatique. Cette proposition thérapeutique, développée par un groupe de professionnels indonésiens et étrangers, sponsorisée par la fondation Yayasan Kepribadian Ibu Pertiwi et adressée à la population locale de Bali, utilisait de manière renouvelée le traditionnel théâtre d’ombres balinais pratiqué par le marionnettiste I Madé Sidia. La représentation théâtrale, jouée en langue balinaise et en Kawi (langue ésotérique, version littéraire ancienne du javanais), et surtitrée en indonésien, jouée aux écoles et d’autres lieux publics, utilisait des figures et des épopées mythologiques indiennes traditionnelles (Mahabharata et Râmâyana) bien connues à Bali. Cette représentation de 27 minutes visait à donner un sens à un événement traumatique qui avait rompu de manière brutale la continuité du vécu quotidien et expliquer dans une langue familière aux gens que les symptômes qu’ils manifestaient (troubles émotionnels, impuissance sexuelle, perte de l’appétit) étaient des conséquences de l’expérience des attentats. Dans cette pratique, les récits racontés étaient intégrés dans tout un dispositif théâtral renouvelé qui impliquait non seulement des marionnettes javanaises et balinaises, traditionnelles et modernes, un grand écran blanc, un orchestre gamelan élargi par rapport au quatuor de métallophones traditionnel (gender wayang) et des images numériques projetées sur l’écran comme paysage de fond pour les scènes jouées avec les marionnettes devant et derrière l’écran. Plus étonnant encore parmi ces innovations du wayang, théâtre d’ombres balinais traditionnel, était le système de planches à roulettes que plusieurs marionnettistes utilisaient pour se déplacer rapidement avec leurs marionnettes. L’anthropologue nous explique que ces innovations apportées par des artistes dans l’Indonésie contemporaine sont présentées comme une solution pour attirer les jeunes générations vers un art qui perd en popularité. Nous pouvons voir à quel point l’usage inventif des ressources technologico-industriels est essentiel pour la réalisation du rituel et du mythe dans ce type de pratique contemporaine [26].

Nous ne saurions assez insister ici sur le fait que la rationalité qui se manifeste à travers l’activité technico-industrielle doit être distinguée mais ne peut pas être dissociée de la faculté du langage, car elle apparaît comme activité éminemment structurée et ouverte dans ses finalités chez un être qui est, précisément, parlant. Le philosophe Dany-Robert Dufour affirme même que si le langage n’est pas le seul facteur ordonnateur de l’activité prothétique, il en est un essentiel :

« Reste cependant que ces objets inorganiques ne s’assemblent pas tout seuls [...] L’activité de fabrication entre, chez le néotène, dans un processus cumulatif parce qu’elle s’articule à la faculté de langage et de re‑présentation. La fabrication d’objets par le néotène diverge ainsi de ce qu’elle est chez l’animal. Car, avec le langage et la re‑présentation, toute situation ‑ y compris technique ‑ peut être réfléchie dans l’après-coup pour faire l’objet d’une stratégie, comme s’il s’agissait d’une situation d’attaque, de traque ou de chasse à élaborer en vue d’une fin. Ce retour, cette élaboration, cette anticipation et finalement cette capacité d’assemblage dans un processus cumulatif ne sont permises que par le langage. Celui-ci s’empare de la technique exactement comme il s’empare de toutes les autres situations où se trouve le néotène, contraint, en raison de son défaut de présence dans l’instant, à la re‑présentation. » [27]

Troisièmement, l’efficacité du mythe tient au fait que si celui-ci est (re)constitué par le sujet, c’est dans la relation avec l’autre qu’il le constitue, par les éléments que cet autre lui transmet directement ou indirectement. Le langage du mythe ne peut s’incarner, à travers l’acte rituel et la parole qui agence le récit, que dans la relation sociale avec autrui. Ici, le regard, les gestes corporels, le souffle, le ton, l’intensité et le grain de la voix, comptent de manière essentielle. Cette relation implique un lien affectif à travers lequel l’autre peut exercer sur le sujet une influence déterminante pour produire l’efficacité du mythe. Si, comme l’indique Lévi-Strauss, la cure, mythique et rituelle, consiste « à rendre pensable une situation donnée d’abord en termes affectifs : et acceptables pour l’esprit des douleurs que le corps se refuse à tolérer » [28], cette transformation est possible parce qu’elle s’opère dans une relation entre le chaman et la malade que l’anthropologue lui-même désigne en termes de transfert, comme expérience où la personne reconstitue, à travers la figure interposée du chaman, un mythe qu’elle doit (re)vivre ; le chaman est orateur et acteur qui établit le lien avec la malade, et protagoniste du récit, ce par quoi il devient l’objet du transfert.

C’est à propos de l’efficacité symbolique que Lévi-Strauss a relevé des points en commun entre la cure chamanique et la thérapie analytique. Rappelons ici les origines de la psychanalyse dans l’hypnose qui était associée à la l’abréaction et à la méthode cathartique, les remarques de Freud sur le rôle fondamental de l’influence de la figure du médecin dans l’efficacité de cette thérapie par la parole, l’artifice technique d’influence employé durant quelque temps par Freud pour faire émerger les idées refoulées chez ses patients. Ainsi, en exerçant une pression avec les mains sur le front du patient allongé, il disait au patient (à l’instar d’une prédiction) qu’un souvenir, une idée ou une image allait surgir par le fait de cette pression et il l’incitait à lui rapporter sans censure ce souvenir. Le dispositif analytique ultérieur a rendu presque invisible cette technique des origines, mais il en garde toujours la trace et continue à fonctionner sur cette base. Cette technique d’influence se met en place à travers la figure d’autorité qu’incarne toujours chaque analyste selon son style, avec sa manière plus ou moins systématique d’accueillir l’analysant depuis son arrivée jusqu’au départ du cabinet, dans un décor qui, par des meubles interposés, dispose les corps à un certain type de relation : le ton de la voix de l’analyste, son allure – y compris sa coiffure et ses vêtements –, des énoncés récurrents, un contact visuel, avec ou sans sourire, avec ou sans poignée de main au début ou à la fin de la séance, etc.

La présence fondamentale d’autrui pour la mise en place du transfert sur lequel repose l’efficacité à la cure ne doit pas conduire à négliger le rôle de la langue en tant que structure qui ordonne la distribution des places énonciatives et leurs relations. Aussi, cette relation sociale de confiance dans la cure est déjà médiatisée par les éléments culturels que malade et thérapeute partagent, dont une langue commune avec ses propres catégories opérantes : l’on sait qu’il suffit de peu de « mots » énoncés pour qu’un remède (tel un placebo, par exemple) soit efficace, mais ces signifiants dits avant, après ou autour de la cure, sont d’une grande efficacité puisqu’ils sous-tendent, au premier plan ou à l’arrière-plan, l’univers du malade dans sa relation avec le thérapeute (il suffit parfois de dire « ceci va vous aider à aller mieux »). D’autant plus que les « mots » énoncés donnent forme à ce qui sans cela resterait opérant mais confus dans sa latence. Nous observons cependant que, dans les mythes des sociétés traditionnelles, l’efficacité inductrice du langage est accrue, intensifiée ― en contraste avec son efficacité restreinte dans les sociétés modernes, dites occidentales ou occidentalisées, peut-être parce que, comme le suggère Lévi-Strauss, « dans la civilisation mécanique [qui caractérise nos sociétés aujourd’hui], il n’y a plus de place, pour le temps mythique, qu’en l’homme même » [29]. Cette proposition forte implique que, dans la civilisation mécanique, le discours mythique, de type narratif, a perdu son univocité, c’est-à-dire sa force fédératrice, de cohésion sociale puisqu’il ne trouve asile et légitimité qu’en l’homme – il faut ici entendre « homme » au double sens de catégorie universelle et d’individualité.

Les mythes suscitent plus difficilement aujourd’hui une large adhésion unanime et durable en partie dû aux changements culturels profonds qu’a connus l’occident euro-américain, et les sociétés soumises à cette occidentalisation, avec l’avènement de la notion d’individu corrélative à la constitution des sciences, d’abord de la nature puis humaines et sociales. De même, la globalisation économico-politique et technico-industrielle, avec ses migrations constantes et massives, met plus facilement au jour et en concurrence des formations mythiques diverses. Il s’ensuit, d’une part, que le mythe aujourd’hui est fragmenté non pas dans une série de mythes convergents, mais dans une hétérogénéité de mythes concurrentiels qui coexistent juxtaposées et en conflit dans un même espace élargi. De l’autre, ces mythes se réfèrent de plus en plus difficilement, et ceci au prix de quelles peines pour être crédibles et remporter une certaine adhésion, à une instance transcendantale ou transcendante. Dans « La structure des mythes », Lévi-Strauss suggère que dans nos sociétés contemporaines c’est peut-être l’idéologie politique qui a remplacé la pensée mythique – nous montrerons dans la quatrième partie de cet article que ce serait surtout alors aux mythologies politiques de remplir aujourd’hui la fonction de répondre avec une force de cohésion sociale aux malaises des individus. C’est dans ce contexte de réflexion sur le mythe que Lévi-Strauss se permet l’audace d’employer une expression aussi surprenante que celle de « mythe individuel », en tant que récit produit par le sujet (dans lequel les autres de la société qui ont participé à sa genèse ne se reconnaissent pas), en contraste avec le « mythe social », en tant que récit reçu par le sujet d’une tradition collective qui se reconnaît comme telle.

2 La fonction du mythe individuel dans la constitution du symptôme. Ou peut-on tomber malade des mythes ?

Lacan a entendu les propositions de Lévi-Strauss sur les points communs entre la cure chamanique et la thérapie analytique et, plus particulièrement, sur le « mythe individuel » en tant qu’objet privilégié de la psychanalyse ; il a volontiers repris cette expression, mais pour y développer sa propre vision. Dans la conférence de 1952 intitulée « Le mythe individuel du névrosé, ou Poésie et vérité dans la névrose », Lacan n’hésite pas à parler de « formations mythiques » à propos du vécu du névrosé :

« Le mythe est ce qui donne une formule discursive à quelque chose qui ne peut pas être transmis dans la définition de la vérité, puisque la définition de la vérité ne peut s’appuyer que sur elle-même, et que c’est en tant que la parole progresse qu’elle la constitue. La parole ne peut se saisir elle-même, ni saisir le mouvement d’accès à la vérité, comme une vérité objective. Elle ne peut que l’exprimer ― et ce, d’une façon mythique […] Si nous nous fions à la définition du mythe comme d’une certaine représentation objectivée d’un epos ou d’une geste exprimant de façon imaginaire les relations fondamentales caractéristiques d’un certain mode d’être humain à une époque déterminée, si nous le comprenons comme la manifestation sociale latente ou patente, virtuelle ou réalisée, pleine ou vidée de son sens, de ce mode de l’être, alors il est certain que nous pouvons en retrouver la fonction dans le vécu même d’un névrosé. » [30]

Rappelons que, comme toile de fond de cette discussion entre Lévi-Strauss et Lacan à propos du mythe, et particulièrement du mythe individuel en psychanalyse, se trouve le texte de Freud intitulé « Le roman familial des névrosés », publié en 1909 dans le livre d’Otto Rank, Le mythe de la naissance du héros – par « roman familial » Freud a désigné une activité fantasmatique inconsciente de type œdipien où le névrosé se donne une autre fondation, surélevée, en s’inventant une autre famille. C’est ainsi que, pour Lacan, si le mythe est structuré symboliquement, il n’en est pas moins une formation imaginaire ; par conséquent, le mythe et le fantasme [31] se rejoignent dans les réalités cliniques qui relèvent de l’expérience analytique.

Et dans cette relecture lacanienne du mythe et du fantasme, le recours à la métaphore est loin d’être accessoire – tandis que chez Lévi-Strauss, la métaphore poétique n’entretient avec le mythe social traditionnel qu’une vague analogie. Si la métaphore lacanienne est une opération constitutive du sujet par le fait qu’elle est à l’origine de la symbolisation, l’épreuve de la symbolisation – c’est le cas de le dire, par le manque que celle-ci inscrit chez le sujet – appelle inéluctablement à la constitution du symptôme, par lequel le sujet se présente comme souffrant. On retrouve dans le symptôme l’effet cristallisé de ce manque installé par le symbolique, plus précisément l’effet de l’impossibilité de combler le manque autrement que par des voies imaginaires – l’inadéquation foncière entre le signifiant et la chose est la dimension sémiologique de ce manque ; la division du sujet engendré par le langage et la résistance de ce sujet au discours en est sa dimension clinique. Bien plus, dans le symptôme, une métaphore est en action : « le mécanisme à double détente de la métaphore est celui-là même où se détermine le symptôme au sens analytique » [32]. Dans « L’instance de la lettre », Lacan dit voir dans le symptôme somatique une métaphore « où la chair ou bien la fonction sont prises comme élément signifiant » [33]. Nous pouvons dire, alors, que la métaphore est à l’œuvre dans toutes sortes de productions humaines où pointe l’inconscient, aussi bien dans le symptôme que dans le mythe. Le mythe sous-jacent aux formations symptomatiques du névrosé essaie par une « histoire » des origines qui « fait sens », de répondre aux énigmes du sexe et de l’existence du sujet, face à laquelle il manque toujours de moyens.

Dans quelle mesure le regard anthropologique et le regard psychanalytique peuvent éclairer les troubles humains et la clinique du social ? L’analyse de la névrose obsessionnelle avancée par Lacan – en particulier à travers le cas dit de « L’homme aux rats » présenté par Freud – trouve une source d’inspiration fondamentale dans les développements de Lévi-Strauss au sujet du mythe. Cet emprunt est clairement énoncé par le psychanalyste en 1956, dans une intervention adressée à l’ethnologue, après l’exposé que celui-ci a fait devant la Société Française de Philosophie, « Sur les rapports entre la mythologie et le rituel ». Le rapprochement que fait Lacan entre la structure du mythe et celle des compulsions du névrosé s’appuie, dans « Le mythe individuel du névrosé », sur l’analyse de la névrose obsessionnelle et, plus précisément, sur le cas de « L’homme aux rats » présenté par Freud. Dans « L’instance de la lettre », il s’appuie sur l’analyse de la phobie et, en particulier, du cas du petit Hans. En fin de compte, ce qui rapprocherait les productions de la névrose (phobique, hystérique ou obsessionnelle) du mythe, ce seraient les permutations possibles d’un nombre limité de signifiants qui concourent à construire une « histoire » qui donne sens et fondement à un sujet en manque à être. Mais, ce qui est surélevé dans le mythe social est bien souvent bas et honteux dans le fantasme du névrosé. Et ce qui donne sens et fondement, peut enfermer, être producteur de souffrance et même rendre malade. Lacan établit un rapport complexe entre la constellation familiale du sujet, qui se présente sous la forme du récit, et la production fantasmatique, le scénario imaginaire, du malade. Les mêmes éléments de la constellation familiale qui a précédé le sujet se retrouvent transposés et modifiés dans la production fantasmatique du névrosé : le scénario fantasmatique se présente comme « un schéma qui, complémentaire sur certains points, supplémentaire sur d’autres, parallèle d’une certaine façon et inverse d’une autre, est l’équivalent de la situation originelle » [34]. Ce sont les passages qui lient l’individuel au collectif par-delà toute opposition. Nous pouvons voir, dans le mythe comme dans le scénario du névrosé, l’opération métaphorique au niveau de la transposition imaginaire d’une scène (posée comme inaugurale) à une autre scène (actuelle), où il s’opère une transposition des termes renvoyant à des personnages, à des objets et aux rapports existant entre ceux-ci.

3 Des mythologies contemporaines

A travers la ligne historique tracée par Freud et Breuer, Lévi-Strauss et Lacan, nous avons relevé les fonctions fondamentales, à la fois subjectives et sociales, des formations mythiques. Que celles-ci se présentent au premier abord sous une forme plus collective, partagée, conflictuelle ou univoque, ou sous une forme plus individuelle, idiosyncrasique et fragmentaire, où l’entourage social de l’individu peine à s’y reconnaître. Que celles-ci soient considérées comme des formes libératrices de souffrances, relevant ainsi du domaine de la cure, ou au contraire comme des formes symptomatiques indicatrices de souffrances qui peuvent relever de ce qu’on désigne comme le domaine de la maladie. Nous insistons à cet endroit sur la réponse de Lacan à la distinction suggestive qu’a faite Lévi-Strauss entre mythe individuel et social : les mythes individuels du sujet constituent une version plus ou moins idiosyncrasique et transformée, une variante des mythes sociaux dont le sujet hérite. L’enjeu est de retrouver les ponts qui relient les récits collectifs aux individuels, entre lesquels (rappelons ici Lévi-Strauss) « se produisent constamment des interpénétrations et des échanges » [35]. Dans ces jonctions et disjonctions du collectif et de l’individuel, du normal et du pathologique, quels sont aujourd’hui les destins des mythes, en tant que formations narratives fondamentales qui visent à signifier une scène présente et à jalonner une scène à venir à partir d’une scène passée, archaïque des origines ? Quelles formes revêt aujourd’hui le discours mythique et comment garde-t-il son efficace, autrement dit sa « propriété inductrice » ?

« Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique. Dans nos sociétés contemporaines, peut-être celle-ci a-t-elle seulement remplacé celle-là » dit Lévi-Strauss dans « La structure des mythes » [36]. Nous pouvons en ce sens déceler aujourd’hui à la fois la persistance et la transformation des formations mythiques non seulement dans les différentes idéologies politiques, mais aussi économiques et religieuses des sociétés contemporaines, qui ne cessent de faire recours pour leur fondation à une narration plus ou moins assumée, plus ou moins élaborée. Ces mythologies plurielles se constituent les unes vis-à-vis des autres à différentes échelles de l’individuel et du collectif, tantôt de manière conflictuelle, tantôt de manière concourante, dans une coexistence relativement fragmentaire et éclatée où un mythe ne fait plus autorité pour tous de manière univoque dans des sociétés marquées autant par une individualisation galopante que par une globalisation intensive où différentes visions du monde sont amenées à se confronter. Nous avons déjà analysé dans un autre texte les ressorts narratifs et rhétoriques du discours politique, dont en particulier la fonction essentielle d’un système de métaphores dans la construction de la mythologie totalitaire nazie : les métaphores du Peuple allemand, du Führer et du Juif sont à la base des récits collectifs « porteurs » qui fixent le sujet – lequel n’est donc pas réductible à la notion d’individu. La métaphore dans le discours politique fonctionne comme une incantation sur le sujet et sur le monde qu’il habite [37].

A titre d’exemple, une forme de mythologie théologico-politique totalitaire nous convoque aujourd’hui par son actualité et par la force des événements historiques dont elle est le résultat, en demandant de ce fait efforts de compréhension : les mythologies contemporaines identitaires, dont une variante fondamentaliste que le psychanalyste Fethi Benslama appelle le « mythe identitaire de l’islamisme », alimenté par le « réel de la guerre » – le mythe en est renforcé et y trouve son actualité et comme sa raison d’être [38]. Sur le plan ergologique, le mythe identitaire contemporain aussi fait usage, pour son efficacité dans sa stratégie communicative, des techniques de son temps pour s’imposer et mettre littéralement en scène sa puissance, dont une panoplie de vidéos, d’images et de textes adressés via les réseaux et les médias les plus divers.

L’analyse qui suit ne suppose pas une « société uniforme », mais un phénomène social ayant acquis une ampleur sociale attestée aujourd’hui non seulement politiquement et médiatiquement, mais par différents chercheurs et professionnels politologues, anthropologues, sociologues, historiens et psychologues. Le mythe identitaire de l’islamisme répond aux problèmes présents engendrés par la réalité historique (la chute de l’empire ottoman en 1918, la fin du califat en 1924, le dépeçage du Proche Orient par les puissances coloniales, l’échec postérieur du projet des états-nations postcoloniaux autonomes et les guerres qui s’en sont suivies en sont quelques points majeurs qui cristallisent une série plus large de crises) en projetant sur celle-ci une autre scène idéale, passée (de la communauté originelle) et à venir (d’une cité idéale, et en dernier ressort, d’une autre vie après la fin du monde, après la mort). Ce mythe, dont plusieurs variantes ont vu le jour, est in fine totalitaire dans la mesure où il a en dernier lieu pour ambition non seulement (1) son extension géopolitique et (2) l’exclusion radicale, par la censure ou par la violence physique, de tout autre forme de discours concurrent, mais il vise aussi, comme l’observe Benslama (3), bien plus que l’indistinction traditionnelle du religieux et du politique, la subordination du politique au religieux, avec un contrôle concomitant de toutes les sphères de la vie subjective et sociale. La proclamation de l’État islamique en 2014 est actuellement la manifestation la plus radicale de cette tendance totalitaire : son but est de reconstituer l’unité originelle de la communauté islamique constituée par le Prophète et représentée par celui qui se dit son actuel calife, afin de réaliser le royaume de Dieu ici et maintenant dans l’avenir proche.

Benslama aborde le phénomène du mythe identitaire de l’islamisme – qui dépasse largement le phénomène de la radicalisation dite terroriste – en tant que résultat des liens nécessaires qui se nouent entre le subjectif et le politique, pour y repérer « la subjectivité dans les discours et les actes de terreur » [39]. Il n’hésite pas à considérer le phénomène de la radicalisation islamiste comme un symptôme qui transpose dans la scène mythique des traumatismes historiques qui, dès lors, ayant été intégrés dans ce cadre interprétatif commun, peuvent être vécus par le sujet comme mythe dans un récit plus ou moins articulé. Les blessures collectives liées à la perte de souveraineté absorbent ainsi les blessures individuelles dans l’expérience de vie du sujet et de ses proches.

A la base de cette formation mythique se trouvent donc les béances résultant du nouage de l’histoire collective et individuelle, béances que le mythe tente de masquer, suturer ou réparer : « la radicalisation peut être comprise comme le symptôme d’un désir d’enracinement de ceux qui n’ont plus de racines ou qui se vivent comme tels » [40]. L’enracinement apporte une fondation sur laquelle le sujet peut se hisser, tenir debout, même de manière éphémère. Dans ce contexte, le mythe individuel se constitue comme une variante singulière de la trame du récit collectif. Et dans l’espace social, les jeunes entre 15 et 25 ans sont aujourd’hui les plus sensibles à l’appel des racines, ce sont eux qui en ont le plus cruellement besoin à un moment de la vie qui est marqué par des crises d’identité, de surcroît dans un contexte social où l’individu est abandonné à lui-même et où il est attendu qu’il se soutienne seul : « une population de jeunes qui se trouve dans cette période de la vie, portée par l’idéalité sur un fond de remaniements de l’identité – remaniements susceptibles d’être tumultueux, avec des variations de la normale pouvant aller jusqu’au pathologique. L’angle d’approche est donc celui de la problématique des idéaux à travers lesquels se nouent l’individuel et le collectif, le subjectif et le social dans la formation du sujet, au moment où s’opère une transformation de l’identité dans la temporalité juvénile » [41]. La formation mythique véhiculée par le discours social de l’islamisme viendrait en ce sens répondre à l’effondrement des certitudes identitaires corrélatives à la blessure de l’idéal islamique. Cette blessure laisse le sujet dans le désarroi, avec le sentiment d’être humilié, d’avoir perdu sa spécificité et son identité – ce qui se traduit par ce que le psychanalyste nomme le « tourment de n’être pas assez musulman », faute de pouvoir donner une assise solide à son existence.

Or, quel est le sujet qui est convoqué par cette mythologie ? Face à la figure du musulman humilié et diminué, vécu comme une sorte de sous-homme indigne et inauthentique, elle propose la figure surélevée du surmusulman, élu de Dieu. Or le surmusulman ne peut advenir qu’au prix de l’exclusion radicale, y compris par l’extermination, de ce qui n’est pas musulman et qui est dès lors désigné comme ennemi : l’ennemi interne (ce qui en soi est impur) et l’ennemi externe, l’occidental et l’occidentalisé. Cette figure idéale fait appel à la culpabilité et exige du sujet le désir de sacrifice, de réparation et de vengeance. L’émergence de ce sujet idéal est concomitante à l’apparition de l’utopie d’une cité islamique idéale pour laquelle ce sujet doit lutter et qui constitue son lieu d’existence idéal, même au prix de sa propre vie et celle des autres. Le jihadiste contemporain est la figure la plus radicale et paradoxale de la figure mythique du surmusulman [42]. Il accomplit, à travers le sacrifice de sa vie, une version radicale du mythe qui consiste en un discours « sur l’amour de la mort, le martyre, la prévalence des droits au paradis sur les droits de l’homme » [43]. Cette version radicale du mythe est un symptôme, dans la mesure où non seulement il donne du sens mais il autorise une jouissance qui va « au-delà du simple plaisir vers la souffrance, voire vers la destruction » [44]. Dans cette jouissance destructrice, au moment de sa dislocation sanglante, le corps, à la fois biologique et socialisé, est un élément central intégré dans la destinée mythique. Il s’agit donc d’une mythologie insoutenable dans la durée, puisqu’elle se retourne contre le sujet et la société réels, prévoyant leur disparition en vue de l’avènement d’un sujet et d’une société idéaux.

L’individu en proie à l’angoisse d’exister est à la recherche d’un récit fondateur dans lequel il puisse trouver une figure qui le porte dans l’action et lui apporte apaisement et rédemption. Il adhère au mythe identitaire pour devenir son sujet, à la fois assujetti et exalté. Peu importe que l’individu en question ait des lacunes concernant le discours religieux et ses récits ; même fragmentaires, ses récits collectifs sont reçus par l’individu, qui les complète à sa façon, à partir de sa propre expérience et ses constructions imaginaires idiosyncrasiques [45]. La force de ces formations mythiques aux limites de l’individuel et du collectif, c’est qu’elles permettent une identification qui englobe, ordonne et donne sens au mythe individuel tout en lui permettant de subsister sous cette forme collective. De telle sorte que « les symptômes sont convertis en formations de la psychologie collective : hallucinations à plusieurs, multiplications des rituels, contagions comportementales, suggestion et obéissance aveugle, etc. » [46]. Nous pouvons dire qu’il est donc question, sur le plan éthique de la théorie de la médiation, du sujet – des pulsions, du désir et de la jouissance – qui se constitue au cœur même des mythes et des rituels qui se rapportent aux souffrances et aux conflits vécus par un groupe au sein de la vie sociale, sur le plan ethnique. Or ces deux plans, ethnique et éthique, sont deux modalités du fonctionnement de l’humain distinctes mais interdépendantes.

Du point de vue strictement extra-moral des mécanismes de l’efficacité symbolique, les différentes formes du mythe que nous avons parcourues nous permettent de mettre en évidence que sans mythe, les actions du sujet apparaissent désagrégées, incompréhensibles, comme un amas de mouvements manquant de « ligne de conduite ». Pour le meilleur comme pour le pire, la construction du récit mythique par le langage articulé en parole proférée participe à l’agencement narratif des actions accomplies et crée un monde, une réalité humaine. Le mythe, formation symbolique et imaginaire, donne une certaine unité aux agissements d’un sujet assigné à la place de personnage ou d’une pluralité de personnages dans le récit.

L’interprétation de l’action et sa possible transformation dans la jonction ou la disjonction des mythes individuels et collectifs contemporains engage toujours la (re-)construction permanente du sens qui est implicite, voire larvé dans l’action. Cette dernière n’acquiert un caractère intelligible pour soi et pour les autres que par la possibilité d’énoncer le mythe fondateur du sujet – dans la mesure où l’articulation langagière du mythe révèle sa logique. Mettre en lumière les mythes fondateurs, c’est donc non seulement révéler par le même geste le sens larvé des actions, mais aussi révéler le sujet qui émerge de manière masquée à travers celles-ci. Ces observations sont valables aussi bien pour les formations mythiques traditionnelles dont s’occupe l’anthropologie que pour celles qui relèvent habituellement du champ de la clinique par la souffrance et les conséquences dommageables qu’elles engendrent pour l’individu et pour la société : même le sujet souffrant est porté pendant un temps par le mythe pour lequel il se dépense et se donne autant de mal. Ce n’est pas dire qu’il n’y ait pas de différences qualitatives d’un mythe à l’autre. La différence apparaît cette fois-ci à un autre niveau que celui sa pure efficacité au sens extra-moral. Du point de vue moral, certaines formations mythiques peuvent conduire le sujet jusqu’aux limites de la souffrance et au prix des troubles individuels et collectifs profonds, jusqu’aux issues les plus néfastes, telles la destruction du sujet ou de l’autre.

Si le mythe ritualisé répond aux problèmes éprouvés par le sujet au sein de sa vie en société en leur donnant un cadre narratif, il faut garder présent à l’esprit que « répondre » n’est pas toujours « résoudre » ni « remédier » tout court aux problèmes de l’existence du sujet au sein du vivre ensemble. Le mythe se situe dans le champ platonicien du pharmakon : en apportant une réponse qui fixe et soutient le sujet dans le drame de son aventure, il l’assujettit et l’aliène dans cette trame narrative. Le mythe a ainsi tendance à engendrer d’autres problèmes auxquels il faut encore trouver des réponses. Ceci est particulièrement valable dans nos sociétés contemporaines, marquées plus que jamais par la dislocation mythologique en un affrontement de récits concurrents. La question se pose alors de savoir si une forme mythique est soutenable dans le temps, pour le sujet et pour la société, à quel prix et avec quelles conséquences pour l’individu et la collectivité.

Nous avons argumenté à travers une série de références et d’exemples la valeur heuristique du mythe pour l’analyse aussi bien de certains troubles humains que de leur prise en charge sociale, telle la cure. Cette analyse nous conduit, suivant les références, à considérer la pertinence de la distinction de l’individuel et du collectif. Proscrire l’emploi de ces termes serait absurde – si je sortais seule en criant dans la rue une série de paroles incompréhensibles, ce serait étrange de vous entendre dire « nous sommes sortis dans la rue ». Cependant, ce que nous désignons conceptuellement sous le terme de sujet en psychanalyse ou de personne en théorie de la médiation n’est ni individuel ni collectif, mais se constitue entre les deux. Les sources analysées nous conduisent aussi bien à ne pas nous contenter d’une opposition simplificatrice de l’individuel et du collectif : le collectif n’est pas la simple somme d’individualités mais un ensemble traversé par différents types de relations. Aussi, comme nous l’avons observé à travers diverses formes mythiques, un mythe individuel se construit dans sa singularité sur la base des mythes collectifs reçus. De sorte que mythe individuel et mythe collectif ne s’excluent pas bien qu’ils ne s’accordent pas nécessairement point par point ; il est ainsi important de relever les passages de l’individuel au collectif, leurs jonctions et disjonctions, pour chaque phénomène étudié.

La réflexion sur l’efficacité du mythe nous conduit finalement à formuler en guise de conclusion quelques remarques en dialogue avec les postulats sur les plans logiques de la théorie de la médiation. Premièrement, en ce qui concerne le langage (système constituant du mythe), Gagnepain a récusé à juste titre, sur le plan glossologique, non la distinction mais l’opposition entre signifiant et signifié, voire l’attention portée exclusivement sur le signifiant au prix d’une négligence du signifié – cette attitude a été promue par un certain structuralisme comme réaction à la métaphysique du signifié prédominante dans le passé occidental. Le souci consistant à faire la critique de la métaphysique du signifié dans la théorie du signe a conduit souvent à l’autre extrême, à l’exaltation du rôle génétique du signifiant jusqu’à considérer la question de la signification comme quelque chose de dérivé, un pur effet du signifiant. Pourtant le signifié n’est pas un aspect purement secondaire, malgré le fait que certains disent qu’il ne s’agit pas d’une unité susceptible d’être étudiée objectivement et scientifiquement, d’autres encore le posant comme un leurre imaginaire par opposition à la vérité de la structure du signifiant. Cette critique peut être adressée aussi à Lacan, comme le remarque Gagnepain : « le signifiant n’est ni plus ni moins important que le signifié. C’est leur réciprocité qui dans le signe, les définit l’un et l’autre. On ne peut pas, à la manière de Lacan, privilégier le signifiant et rejeter le signifié à l’extérieur du signe » [47]. Une telle position a des conséquences décisives pour l’analyse des productions humaines telles que le mythe : l’analyse de la structure signifiante compte autant que l’analyse du sens – ce qui nécessite une distinction entre signifié et sens, comme, par exemple, dans la théorie de la médiation de Gagnepain.

Bien que la totalité de la culture ne puisse pas se réduire à la dimension glossologique (logique), donc au signe, et qu’elle puisse être analysée selon d’autres dimensions distinctes — les plans ergologique (technique), sociologique (ethnique) et axiologique (éthique) —, ces plans ne fonctionnent qu’en lien les uns avec les autres, dans la mesure où chacun reprend les autres. Au lieu de les juxtaposer, il est important de les inscrire dans une conception topologique en vue de faire ressortir les liens complexes qui produisent leurs intrications – c’est-à-dire que le plan du langage et du signe plus généralement est inséparable du plan de l’outillage et du plan de la société, etc. Par exemple, le plan axiologique du désir et du rapport à la norme est dépendant du plan sociologique du rapport à autrui, et l’activité instrumentale de l’homme, bien qu’ayant une rationalité qui lui est propre, est structurée, comme nous l’avons indiqué, par la faculté du langage – le modèle du signe sert à Gagnepain pour penser le modèle de l’outil, la signification pour penser l’abstraction de la technique qui est propre à la fabrication. Si l’homme ne parle pas humain comme le dauphin parle dauphin, c’est là, comme l’affirme Gagnepain, une différence essentielle qui projette l’espèce humaine dans un mode d’être qui a des conséquences sur tous ses modes de fonctionnement. Ici, en l’occurrence, celui de la fabrication des mythes.

Références bibliographiques

BENSLAMA F., 2016, Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, Paris, Seuil.

DUFOUR D.-R., 2005, On achève bien les hommes, Paris, Denoël.

FREUD S., BREUER J., 1956, Études sur l’hystérie, Paris, Presses Universitaires de France.

GAGNEPAIN J., Huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation, Institut Jean Gagnepain, 1994-2010 – édition numérique – v.10-03. En ligne

LACAN J., 1966, Écrits, Paris, Seuil.

LACAN J., 2007, Le Mythe individuel du névrosé, Paris, Seuil.

LEVI-STRAUSS C., 1974, Anthropologie structurale, Paris, Plon.

PATIÑO-LAKATOS G., 2012, « Dimension pragmatique de la métaphore : discours politique, référence et monde », in Laurence Aubry, Béatrice Turpin (éd.) Victor Klemperer. Repenser le langage totalitaire, Paris, CNRS Éditions, pp. 201-213.

PATIÑO-LAKATOS G., 2013, La Métaphore comme opération charnière entre langage, pensée et monde, thèse doctorale, Sciences de l’éducation, Université Paris 8.


Notes

[1Le sujet en psychanalyse, selon par exemple l’enseignement de J. Lacan, présente les caractères de la personne selon la théorie de la médiation : il n’est ni individuel (dans un sens atomiste et in fine biologique) ni collectif, mais il se constitue entre les deux, dans ce que Gagnepain a appelé la « dialectique du singulier et de l’universel » Gagnepain, Huit leçons d’introduction à la théorie de la médiation (1994-2010), p. 135.

[2Gagnepain (1994-2010), p. 44.

[3La néoténie humaine a été théorisée sur la base des données biologiques, et ensuite soumise à une élaboration conceptuelle poussée, par nombre d’auteurs dont Julius Kollmann, Louis Bolk, Sigmund Freud, Arnold Gehlen, Adolf Portmann, Jacques Lacan, Stephen J. Gould, Giorgio Agamben, André Bourguignon, Dany-Robert Dufour et Alberto Gualandi plus récemment.

[4Les catégories de « corps » et de « psychisme » n’étant pas des catégories naturelles opérantes dans toute culture, elles ont une valeur distinctive néanmoins en Occident pour comprendre une série de phénomènes et demandent de ce fait une explicitation – comme nous le verrons, nous reprenons par ailleurs ces termes dans la mesure où ils sont utilisés par Lévi-Strauss pour comprendre la cure chamanique. Le « corps » comportant une dimension biologique fondamentale, il s’agit d’une réalité somatique soumise à une construction culturelle, historique, sociale et subjective. Le psychisme est cette faculté qui, bien que se développant sur la base du somatique et (à la différence du concept de sujet) renvoyant à l’individu, n’est pas une émanation naturelle du soma, mais le résultat de la prise en charge du corps biologique par la culture au sein de la vie sociale. Le corporel et le psychique sont deux dimensions qui ne s’opposent pas mais entretiennent des rapports complexes.

[5Le concept de représentation a progressivement quitté le domaine de la métaphysique occidentale dans lequel il avait été élaboré, pour adopter de plus en plus une définition psychophysiologique. Ce faisant, la représentation est devenue une entité psychique, synonyme de l’idée, tout en ayant une assise neuronale. La représentation [Vorstellung] est un concept fondamental dans la pensée de Freud, en ce qui concerne les phénomènes de ladite vie psychique. Or, chez le fondateur de la psychanalyse, la représentation est surtout un délégué psychique de la pulsion ― le refoulement pouvant agir, du point de vue dynamique, sur cette réalité pour l’empêcher de devenir consciente. Dans la représentation d’objet consciente, S. Freud a distingué deux types de représentation : la « représentation de mot » [Wortvorstellung], qui est essentiellement la trace acoustique et l’image verbale motrice correspondant au mot, et la « représentation de chose » [Sachvorstellung], trace essentiellement visuelle, à caractère mimétique, renvoyant à un contenu de pensée, à un objet, à une image de souvenir. Pour qu’il puisse y avoir, dans la théorie freudienne, une représentation consciente, ces deux types de représentations doivent être liés par le système Préconscient-Conscient. La représentation n’est ainsi plus définie comme un phénomène nécessairement conscient, elle peut être consciente ou inconsciente. Nous avons travaillé longuement sur une révision critique du concept de représentation dans notre thèse doctorale (Patiño-Lakatos, La métaphore comme opération charnière entre langage, pensée et monde (2013).

[6Freud, Breuer, Études sur l’hystérie (1956), p. 178.

[7Freud, Breuer (1956), p. 205.

[8Notion ancienne remontant à Hippocrate, l’hystérie est devenue en psychanalyse le prototype d’une névrose qui se manifeste généralement, du point de vue sémiologique, par des troubles psychiques (de la personnalité, mnésiques et émotionnels) et physiques fonctionnels sans lésion organique. Bien que comme catégorie nosologique elle ait disparue du DSM-IV-TR et du CIM 10, elle continue à être reconnue par les psychanalystes ainsi que par certains psychologues et psychiatres, qui la repèrent dans de nouvelles catégories psychopathologiques, telles que les « troubles somatoformes », les « troubles de la personnalité histrionique » et ceux dits de « personnalité multiple ». Les formes symptomatiques les mieux isolées sont l’hystérie de conversion et l’hystérie d’angoisse (phobique). Le refoulement et la conversion qui repousse le discours sont, selon Freud, les mécanismes de défense essentiels dans le destin des pulsions chez l’hystérique, comme réponse à un traumatisme associé à une représentation à caractère sexuel renvoyant à un désir conflictuel dans l’histoire du sujet. Selon Lacan, cette conflictualité concerne la difficulté pour le sujet d’assumer la place d’objet du désir de l’Autre du discours (être le phallus, donc être à la place, vécue comme aliénante, de l’instrument du désir de l’Autre), et ce par rapport aux identifications sexuées (masculines et féminines) à l’autre et à l’Autre. L’hystérie impliquerait une identification dominante à l’autre sexe et un désir d’objet ambigu, dont un désir inconscient partiellement homosexuel, dans une économie de la demande et du désir insatisfait où l’objet, pour qu’il soit incapable de donner satisfaction, doit rester inaccessible. En tant que troubles concernant fondamentalement le désir, Gagnepain classait à juste titre les névroses dans le plan éthique. Cependant, l’hystérie a une incidence à différents degrés sur les autres plans de la théorie de la médiation par les troubles du langage (p.e. aphasie hystérique), corporels (p.e. paralysies et apraxies hystériques) et du lien social (p.e. acting out, identité féminine ou masculine) qu’elle comporte.

[9Lévi-Strauss, « L’efficacité symbolique », Anthropologie structurale (1974), p. 232. Je souligne.

[10Lévi-Strauss (1974), p. 215.

[11Lévi-Strauss (1974), p. 219.

[12Lévi-Strauss (1974), p. 221.

[13Lévi-Strauss (1974), p. 226.

[14Dans la mesure où le mythe et la maladie sont deux éléments relevant de deux registres hétérogènes, à la place du couple intra-sémiotique signifiant-signifié invoqué par Lévi-Strauss, nous préférons l’usage dans ce contexte du couple intersémiotique interprétant-interprété tel que défini par le linguiste Émile Benveniste dans Sémiologie de la langue (Problèmes de linguistique générale 2, 1974, p. 54) et Structure de la langue et structure de la société (Problèmes de linguistique générale 2, p. 96).

[15Lévi-Strauss (1974), p. 226.

[16Dans la théorie du signe, selon Gagnepain, l’indice est un élément qui indique autre chose, le sens, à quoi il est directement lié ; l’indice est aussi, par exemple, la manifestation d’un élément concret, tel que le son, prélevé par les différents canaux sensoriels (la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le tact) et qui renvoie au sens cf. Gagnepain (1994-2010), p. 61. De telle sorte que la maladie comporte une série d’indices concrets du point de vue sémiologique, auxquels le médecin ou le guérisseur attribuent un sens.

[17Gagnepain (1994-2010), p. 65.

[18Lévi-Strauss (1974), p. 231.

[19Lévi-Strauss (1974), p. 241.

[20Lévi-Strauss, « La structure des mythes » Anthropologie structurale (1974), p. 237. La relation dont il est question ici est celle qui s’établit entre un sujet et un prédicat au niveau de la phrase, dans le cadre du mythème. Dans le même texte, l’anthropologue analyse à titre d’exemple les mythèmes (paquets de relations) du mythe d’Œdipe : par exemple, dans le mythème « rapports de parenté surestimés », Œdipe (sujet) épouse sa mère (prédicat), comme Antigone (sujet) enterrera son frère Polynice (prédicat) ; dans le mythème « rapports de parenté sous-estimés » Œdipe (sujet) tue son père (prédicat), comme Etéocle tuera Polynice ; dans le mythème « négation de l’autochtonie (un seul géniteur) de l’homme (donc autodestruction) » Œdipe immole le Sphinx, comme Cadmos avait tué auparavant le dragon ; dans le mythème « persistance de l’autochtonie humaine (donc infirmité) » Œdipe est « pied-enflé », comme Laïos était « gauche ». Des mythèmes à valeur apparemment contradictoire (p.e. surestimation/sous-estimation des rapports de parenté), impliquant des relations sujet-prédicat différentes (Œdipe-Jocaste=Antigone-Polynice/Œdipe-Laïos=Etéocle-Polynice), peuvent donc coexister dans une certaine mesure dans le récit. C’est ainsi que Jocaste (sujet) peut être mère (prédicat 1) et épouse (prédicat 2) d’Œdipe. Mais d’autres relations sujet-prédicat sont en principe possibles, car ces éléments pourraient être combinés autrement – ce serait alors une autre histoire, ou des variantes d’une même histoire. Selon C. Lévi-Strauss, l’existence de variantes d’un même mythe témoigne du fait qu’un sujet peut, du point de vue de la langue, recevoir un quelconque prédicat tant que la syntaxe est respectée. Ainsi, il compare différentes versions du mythe thébain d’Œdipe : par exemple, dans des versions plus anciennes, les relations « Jocaste (sujet) se suicide (prédicat) », « Œdipe (sujet) se crève les yeux (prédicat) » peuvent être absentes. Disons que Jocaste aurait pu tuer Œdipe, ou ce dernier se couper le pied, au lieu de s’auto-infliger une énucléation.

[21Lévi-Strauss (1974), p. 240. L’analyse de Lévi-Strauss présentée dans la note précédente donne un exemple de ce qu’il entendait par le langage du mythe, un langage qui opérerait à un niveau très abstrait et serait de ce fait indifférent à la forme ou au style de l’expression. Ainsi, pour Lévi-Strauss, « l’objet du mythe est de fournir un modèle logique pour résoudre une contradiction » (p. 254).

[22Lévi-Strauss (1974), p. 228.

[23Un cadeau offert à l’occasion d’un anniversaire, la forme précise que prennent la toilette quotidienne chez quelqu’un, les soins apportés par la mère à l’enfant ou la pomme jadis apportée par l’élève au maître sont des actions porteuses de signification.

[24Voir la discussion entre Lévi-Strauss et Lacan lors d’un exposé du premier intitulé « Sur les rapports entre la mythologie et le rituel » in Lacan, Le mythe individuel du névrosé (2007), p. 112, 113.

[25Gagnepain (1994-2010), p. 44.

[26Je remercie Ward Keeler, professeur à l’Université du Texas et rencontré à l’Institut d’études avancées de Nantes, pour avoir porté à ma connaissance son travail encore inédit.

[27Dufour, On achève bien les hommes, Paris, Denoël (2005), p. 74-75

[28Lévi-Strauss (1974), p. 223.

[29Lévi-Strauss (1974), p. 234.

[30Lacan (2007), pp. 16, 34.

[31Nous pourrions dire que le fantasme, tantôt défini comme un scénario, tantôt comme phrase, impliquant une scène originaire qui articule un désir en dernier ressort inconscient, soumis à des élaborations secondaires et des déformations défensives, est l’unité élémentaire du mythe. Chez Freud, le fantasme correspond aux épisodes, romans, fictions, scènes que le sujet produit. Cependant, si nous admettons ici le rapport entre fantasme et mythe, c’est dans la mesure où il ne s’agit pas de n’importe quelle « fiction », mais d’une fiction, d’un scénario, d’une phrase ou d’une scène qui a caractère et valeur de réalité – pour le sujet, ils renvoient à une scène considérée comme réelle.

[32Lacan (2007), p. 518. Il n’est possible d’envisager que le symptôme soit une métaphore que si l’on accepte, plus généralement, que le symptôme (comme l’inconscient) soit structuré, du moins partiellement, comme un langage, voire « qu’il est langage dont la parole doit être délivrée » (J. Lacan, « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 269).

[33Lacan, « L’instance de la lettre dans l’inconscient », Écrits (1966), p. 518. En 1956, dans « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Lacan dit que la métaphore « n’est que le synonyme du déplacement symbolique, mis en jeu dans le symptôme » (Lacan, 1966, p. 260). En contraste avec ce qu’il dit dans « L’instance de la lettre », Lacan ne fait pas correspondre ici la métaphore à la condensation (en tant que mécanisme du rêve), mais au déplacement symbolique (dans le symptôme).

[34Lacan (2007), p. 27.

[35Lévi-Strauss (1974), p. 233.

[36Que l’idéologie politique soit une forme mythique contemporaine a été sérieusement analysé, entre autres, par l’historien, archéologue et philosophe, grand connaisseur de la science des mythes, Furio Jesi dans son livre inachevé Spartakus. Symbolique de la révolte, publié en français par les éditions la Tempête en novembre 2016. F. Jesi s’inspire de la distinction que Károly Kerényi fait entre « mythes classiques » et « mythes technicisés » pour penser l’utilisation politique des mythes et des rituels.

[37Patiño-Lakatos, « Dimension pragmatique de la métaphore : discours politique, référence et monde », in Aubry, Turpin (dir.) Victor Klemperer. Repenser le langage totalitaire, (2012).

[38Benslama, Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman (2016), p. 53. Bien que d’autres travaux sur le sujet aient été menés, nous prenons ici comme référence le travail de Benslama dans la mesure où cet auteur analyse le phénomène clairement en termes de formation mythique, ce qui rend ses réflexions directement pertinentes par rapport à notre sujet et aux travaux de Freud, Lévi-Strauss et Lacan ici présentés.

Dans nos sociétés contemporaines existent évidemment d’autres mythes sociaux de différents types. Parmi ceux-ci, le mythe islamiste n’est pas le seul mythe identitaire aujourd’hui. Il y a des mythes identitaires divers : le Front National en France, le Likoud de France, les différents partis indépendantistes catalans comme l’ERC ou le CUP, le parti d’extrême droite ultranationaliste Jobbik (plus radical que le Fidesz) en Hongrie, pour ne citer que quelques-uns dans l’orbe européenne, sur une liste qui ne serait ici que trop longue.

[39Benslama (2016), p. 13.

[40Benslama (2016), p. 37.

[41Benslama (2016), p. 42.

[42Le mythe identitaire islamiste, de par ses origines, contient la possibilité ultime de l’incarnation du surmusulman dans le jihadiste. Pourtant, comme F. Benslama le précise, tout croyant acquis à l’islamisme dans sa forme récente (et non à l’islam traditionnel) ne devient pas une incarnation radicale du surmusulman : « Si en principe il y a lieu de distinguer entre la tendance au surmusulman et son accomplissement, en réalité les frontières sont poreuses et les passages imprévisibles, même si la tendance est plus fréquente que l’incarnation du surmusulman » (Benslama, 2016, p. 93).

[43Benslama (2016), p. 90.

[44Benslama (2016), p. 39.

[45F. Benslama rappelle que « la presse a rapporté le cas de jihadistes qui avaient commandé par Internet des ouvrages tels que L’islam pour les nuls […] Le juge d’instruction Marc Trévidic, du pôle antiterroriste de Paris, a déclaré, à plusieurs reprises, que certains revenants des zones de combat qu’il a interrogés ne connaissaient pas les cinq piliers de l’islam » (Benslama, 2016, p. 52).

[46Benslama (2016), p. 49.

[47Gagnepain (1994-2010), p. 34.


Pour citer l'article

Gabriela Patiño-Lakatos« Le mythe et son efficacité dans le champ du traitement des troubles humains », in Tétralogiques, N°22, Troubles de la personne et clinique du social.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article67