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Rénald Gaboriau, Sophie Sakka

Rénald Gaboriau : Orthophoniste, CPGEA, CHU de Nantes, renald.gaboriau chez sfr.fr ; Sophie Sakka : Présidente de l’association Robots ! et maître de conférences à l’Ecole Centrale de Nantes

Le robot comme médiateur thérapeutique : une expérience auprès de jeunes autistes

Résumé / Abstract

Un projet autour de la robotique a été mené avec des adolescents autistes par notre équipe durant deux années dans le but d’améliorer leur communication. L’intérêt de ce projet résidait dans le fait que ce sont les jeunes eux-mêmes qui programmaient et manipulaient les robots. Il s’agit dans cet article de présenter et d’analyser cette expérience à partir de l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain.



Le projet Rob’Autisme

Le but de cet article est de rendre compte d’une expérience originale réalisée avec des adolescents autistes. Elle a été menée par quatre partenaires : un hôpital de jour pédopsychiatrique du CHU de Nantes, l’École Centrale de Nantes, Stereolux [1] et l’association Robots ! Son idée générale : utiliser des robots humanoïdes dans le but de favoriser la communication de ces jeunes. Ce projet nommé Rob’Autisme est né en 2014. Il consiste à proposer aux adolescents de programmer et de manipuler eux-mêmes les robots. Et ce point est, pour nous, essentiel. Le dispositif, quant à lui, est simple : il alterne dix séances préparatoires au sein de l’hôpital de jour et dix sessions de robotique dans les locaux de Stereolux.

Nous reprendrons donc ici quelques observations réalisées pendant cette expérience. Facile ? Non. Rendre compte d’une pratique reste à nos yeux un exercice délicat : nous sommes en effet inclus dans le tableau. Le psychanalyste anglais Wilfred Bion avait une réponse à ce problème : penser une expérience est en soi une expérience. C’est la raison pour laquelle nous considérons nécessaire non seulement d’exposer ce à partir de quoi nous avons abordé cette aventure, mais aussi ce en quoi elle a pu, sinon nous troubler, en tout cas modifier notre rapport au travail proposé.

Mais il faudra d’abord permettre au lecteur de se donner une vue d’ensemble du dispositif : son organisation, son matériel, ses participants, ses effets observés. Nous tâcherons de nous en occuper dans une première partie. Ensuite, viendra le temps de l’analyse et de la discussion : ce sera la seconde partie. Partout cependant un modèle nous sert d’appui dans l’analyse, celui de l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain. De là, une conséquence : c’est aussi ce modèle que notre expérience met à l’épreuve.

1 Le dispositif

1.1 Le robot comme médiateur thérapeutique

L’idée d’utiliser des robots comme médiateurs thérapeutiques auprès de patients autistes n’est pas nouvelle. En 1998, le département d’informatique de l’Université de Hertfordshire, en Grande-Bretagne, a lancé un grand projet de recherche, nommé AURORA (AUtonomous RObotic platform as a Remedial tool for children with Autism) pour étudier les effets de l’utilisation des robots dans les prises en charge des enfants autistes. Qu’ils soient ou non humanoïdes, les robots sont toujours utilisés dans ces expériences à titre de compagnons pour les enfants. Et pour observer quoi ? Globalement l’intérêt qui leur est porté, les interactions qu’ils permettent d’engager, leur apport en terme de modèle ou de médiateur pour l’acquisition de compétences. Ces études se poursuivent encore. Et toutes les équipes de recherche qui depuis ont porté leur attention sur les robots comme médiateurs ont aussi adopté l’approche robot compagnon.

Pour notre part, la proposition a été autre. Le robot est en effet employé dans une optique tout à fait différente de celle du robot compagnon. Notre choix a été celui d’apprendre aux jeunes à les piloter, à les manœuvrer, à les faire parler, et cela, toujours en présence d’autres interlocuteurs qui réagissent à ce qui est ainsi réalisé. Pari impossible, donc réaliste, dirait Philippe Sollers. Mais il s’agissait de poursuivre avec ce nouvel outil l’orientation donnée à notre projet de soin dans le cadre de l’hôpital de jour. Celui d’un travail thérapeutique qui aide ces jeunes sujets à interagir avec l’autre. Nous avons également intégré à ce projet l’intervention d’une artiste sonographe [2], dont le rôle est décrit plus loin.

Quelques semaines après le début des ateliers, au regard des progrès réalisés par les adolescents, une nouvelle décision a été prise : construire un spectacle de restitution publique. Un ajout donc à notre idée de départ. Nous ne l’avons pas regretté.

1.2 Participants et matériel

Cinq adolescents ont participé à ce projet, quatre garçons et une fille, âgés de 14 à 16 ans. Ils ont tous reçus un diagnostic de « Trouble du Spectre Autistique » par les pédopsychiatres du service et sont scolarisés en milieu adapté (ULIS [3], IME [4]). Certains ont accès à l’écrit, d’autres éprouvent plus de difficultés. Du point de vue de la communication, l’éventail est large : de l’écholalie pour les uns à une parole plus fluide mais pragmatiquement altérée pour les autres [5].

Nous disposons de trois robots humanoïdes NAO (Softbank Robotics) et de trois ordinateurs, mis à disposition par l’École Centrale de Nantes. La manipulation de ces robots est facilitée par l’utilisation d’un logiciel heureusement simple, le logiciel Choregraphe. Pour le dire en quelques mots, il s’agit de choisir dans une bibliothèque les opérations souhaitées telles que mouvoir la tête, les bras, les doigts, les jambes, le torse, faire cligner les yeux, leur donner une couleur, écrire un texte pour que le robot l’énonce, décider de la vitesse et de la fréquence de la voix, etc. L’utilisateur a la liberté de passer par le logiciel pour activer le robot, ou bien peut le manipuler directement avant de pouvoir enregistrer les mouvements via le logiciel. Ce n’est pas anodin, nous le verrons. Quant à la question de la nécessaire mise en œuvre d’une véritable modalité rationnelle technique que ce pilotage suppose, nous ne l’oublions pas non plus. Là encore, nous y reviendrons.

Les soignants qui ont accompagné ce programme étaient trois infirmiers et un orthophoniste. Avant le début de l’expérience, une formation d’une douzaine d’heures au maniement du robot leur a été donnée. Mais cela ne suffit pas, car on ne s’impose pas informaticien et la présence de la roboticienne tout au long des séances de programmation était malgré tout plus que nécessaire.

1.3 Organisation du dispositif

En accord avec tous les partenaires, un dispositif a été mis en place. Mais comment faut-il entendre exactement ce terme de dispositif ? C’est un programme ? Un protocole ? C’est-à-dire un ensemble de procédures à suivre à la lettre ? Absolument pas. Nous préférons plutôt suivre l’acception donnée par Anabelle Klein et Jean-Luc Brackelaire (1999), à savoir un agencement formel d’opérations – comme peut l’être le « nécessaire à couture », par exemple, en vue de fabriquer de l’expérience. La créativité y garde ainsi toute sa place.

Un travail d’acheminement vers la rencontre entre le NAO et les jeunes a d’abord été pensé. Premier temps : proposition de dessiner un robot humanoïde tel qu’ils se le représentent. Second temps : un jeu avec une marionnette à fil figurant ce même robot. Troisième temps : des dessins de NAO distribués. Trois temps donc, puis une rencontre enfin avec le robot.

A partir de là, vingt sessions d’une heure sont organisées : dix séances préparatoires et dix séances robotiques qui alternent, avec à la fin et chaque année une restitution publique de ce qui a été programmé.

Les ateliers préparatoires ont lieu au sein de l’hôpital de jour, avec les soignants et l’artiste sonographe. Sont travaillées les parties sonores pour la mise en scène de la restitution finale. Les jeunes racontent une histoire, clament les voix des personnages en lien avec les intentions souhaitées, et jouent les bruiteurs en « décollant » des sons de leur correspondance immédiate dans le but d’en faire des indices pour autre chose (remuer un sac pour faire le bruit de la pluie, par exemple). Tout est bien sûr enregistré, puis intégré aux robots ou sert pour l’ambiance sonore du spectacle.

Les ateliers robotiques se déroulent à Stereolux. Les jeunes savent qu’ils y retrouvent la même salle, configurée de manière identique à chaque fois, et les mêmes intervenants. La disposition est simple : au centre de la pièce sont installés trois postes de travail, sur des tables regroupées, de telle sorte que chacun puisse voir les autres. A chaque poste, un NAO et un ordinateur. Les jeunes y travaillent en binôme, accompagnés par un soignant. Et il est demandé à chaque séance de changer de partenaire. Après un temps d’apprentissage et d’expérimentation du robot et de son logiciel, il s’agit de manœuvrer le NAO en vue de préparer une histoire, de coordonner ses gestes, sa voix, la couleur de ses yeux, etc. Un temps plus ludique est laissé afin que les jeunes s’amusent avec le robot.

La première année, un appui a été trouvé pour le spectacle dans le livre d’Anthony Browne, Une histoire à quatre voix (2007). Il raconte une rencontre entre quatre personnages, chacun la relatant de son point de vue. La seconde année, les jeunes ont formulé le souhait d’écrire leur propre histoire [6].

1.4 L’histoire

Une histoire a donc été écrite par les jeunes. Elle a été élaborée collectivement, et jouée pour le spectacle avec le robot.

Ce n’est jamais simple d’élaborer un récit. Cela nécessite de s’absenter du devenir, de l’ici et maintenant, afin de pouvoir créer de nouveaux rapports, des repères, toute une organisation (Quentel, 1997). Or, précisément, les jeunes qui participent à ce projet présentent une difficulté particulière à ce niveau. Leur rapport au temps, à l’espace, au milieu, est en effet extrêmement compliqué, hautement malaisé. Il a donc fallu les accompagner dans la construction de cette histoire. Comment ?

Nous avons d’abord recueilli les grands thèmes souhaités comme la mer, les vacances, la danse. Ils ont été donnés par les jeunes alors qu’ils jouaient avec le robot. C’était un premier pas, mais non suffisant encore. Différents petits bricolages, avec des cartons à manipuler ou à découvrir, permettaient, en gardant une attention conjointe, d’exposer leurs idées, faire des choix, agencer ces thèmes en une unité narrative. Un paysage sonore a été ensuite enregistré avec les adolescents pour planter le décor de l’histoire. Nous avons décidé enfin de réaliser une bande dessinée. Toutes les cases étaient vides, sauf la première qui donnait une image du décor enregistré. Puis les cases se sont remplies au fur et à mesure des propositions des jeunes. Pendant plusieurs séances, c’était plutôt facile, simple, aisé, donc ludique. Un point de butée toutefois à un moment : les scènes énoncées patinaient sur de l’identique ou débordaient en éléments trop divers pour être intégrés dans une seule histoire. Une astuce a alors été nécessaire : découvrir peu à peu plusieurs grands thèmes (un accident, se faire voler quelque chose, un orage éclate, etc.) pour en plébisciter deux afin de poursuivre le récit. « Sauver quelqu’un » et « se découvrir des super pouvoirs » ont été les idées retenues. Alors l’histoire a redémarré, s’est poursuivie jusqu’à son aboutissement. Pour raconter quoi ? Les robots se rencontrent, jouent ensemble, s’entraident, s’aiment, et enfin se marient. Après quoi, ils dansent. Fin de l’histoire [7].

1.5 Observations générales

La première rencontre avec le NAO a déçu. Les jeunes l’imaginaient puissant, redoutable, invulnérable. Ils s’attendaient à ce qu’il puisse intervenir dans leur vie concrète pour les aider. L’idée avait même été émise qu’il puisse les remplacer dans les liens sociaux. Et pourquoi pas à l’école ? Mais non, NAO n’a aucun super pouvoir. Quelle déconvenue ! De plus, il est plutôt petit et il n’a que trois doigts, ce qui n’arrange rien. Enfin, on ne peut pas tout faire avec lui, puisqu’il est fragile et qu’il peut tomber en panne. Gros mécontentement. Et les soignants ? Ils ont également fait part de leur désillusion concernant les performances de cet engin. Des craintes chez ces derniers sont même apparues : tous ces « défauts », c’est certain, vont nuire au projet, impossible que le jeunes investissent le robot. Au final, il s’est passé le contraire. Le NAO est très vite devenu un outil utilisé pour leur expression, un « porte-voix » en quelque sorte.

Progressivement, chez les adolescents, leur manière d’interpeller l’autre a évolué. Dans un premier temps, le robot était utilisé comme le médiateur exclusif de ces rencontres. Puis les binômes ont pu s’ajuster entre eux. Il est vrai que pour manœuvrer le robot, il faut s’adapter à son partenaire, lui demander son avis ou son aide. Quelle posture faire adopter au NAO ? Quelle intonation de voix ? Un accord doit être trouvé entre les jeunes. Peu à peu, une place à l’autre est laissée, des échanges sont ébauchés. Et par l’intermédiaire du robot, des phrases, des gestes sont proposés, montrés, adressés aux autres. Alors, on s’étonne, on rit ensemble. Et les gros mots qu’il clame amusent tout le monde. Par lui, on fait aussi passer ses goûts musicaux, ou bien encore ses souhaits (« Je veux manger un kebab ! »). Et puisqu’il faut écrire pour que le robot émette, le rapport à la graphie du langage s’améliore.

On commence à observer une attention portée à l’autre. On appelle celui qui s’isole, on aide celui qui est en difficulté, on repère les intérêts de ses camarades. A la question de savoir pourquoi ils tiennent à appeler ce personnage de tel nom, la réponse est claire : parce qu’un autre adore ce héros.

Chacun explore et utilise le robot à sa manière. Un des garçons se fixait régulièrement dans une activité de grattage de son corps jusqu’à faire de celui-ci un ensemble de points ensanglantés. A la vue du robot, il commence par l’insulter : « Tu n’es qu’un bout de fil ! », puis se met à l’observer, le scruter, analyser son « intérieur ». Il ne cesse de le brancher et de le débrancher. Il faut voir également avec quelle dextérité et quelle attention il le manipule. C’est donc avec le plus grand soin qu’il s’en occupe. Le robot tombe en panne ? Il cherche à le réparer. Il fatigue, il chauffe ? Il le met en veille. Dans son exploration, il découvre soudain une caméra intégrée dans le robot. Voilà un nouvel outil pour observer avant d’appeler ses camarades. Mais il lui faudra du temps pour accepter de partager son NAO. Aujourd’hui, son vécu semble plus apaisé. Son entourage le note : quelque chose a changé chez lui, comme s’il avait désormais plus d’ossature. Et c’est un peu vrai : l’automutilation ne semble plus nécessaire pour lui et son angoisse ne le submerge plus.

Pour un autre jeune, c’est exclusivement du logiciel qu’il se sert pour piloter le robot. Pas question de le toucher dans un premier temps. Mais quelle satisfaction de pouvoir l’animer comme bon lui semble et lui faire dire ce qu’il veut. NAO devient alors son porte-voix, celui par qui il exprime ses difficultés du moment. Il fait aussi grand cas des réponses qui lui sont apportées. Lui qui cherche à « verrouiller son monde » (il vérifie régulièrement la fermeture des portes), et qui s’automutile à la moindre confrontation avec une quelconque incertitude, semble y trouver un moyen pour tempérer son angoisse. Sa famille le souligne : l’auto-agressivité s’estompe, la communication s’installe.

Que le robot puisse prononcer, avec l’intonation exacte et les gestes associés, des phrases issues de ses films préférés est le vif souhait d’un troisième participant. Ces phrases, ce sont celles qu’il énonce par ailleurs régulièrement, sans qu’elles soient indexées au contexte ou même adressées. A dire vrai, on peine à savoir qui en est le véritable énonciateur. Mais grâce au robot, ces formules deviennent partageables. Alors il devient soudain très attentif aux effets qu’elles provoquent chez les autres. La synthèse vocale est pour cela parfaitement maîtrisée. Quant à faire bouger le robot, il préfère passer par lui directement, et moins par le logiciel. Et là encore, quelle attention portée au robot ! Il peut aussi rassurer la roboticienne lorsque ce dernier, suite à une « défaillance moteur », perd l’équilibre. Non, il n’est pas cassé. Aujourd’hui, ce jeune accepte la rencontre avec les autres, qu’il peut à présent dénommer.

De son côté, la seule fille du groupe est en grande difficulté : comment se situer face à cet objet ? Dans son abord avec le robot, on retrouve le souci qu’elle rencontre dans sa vie quotidienne : celui de ne pouvoir dissocier ce qui vient d’elle de ce qui vient de l’autre. Peut-on dès lors faire dire « je » au NAO en écrivant « tu » ? Autre épreuve encore : les gestes à lui faire adopter. Il lui faudra passer par un jeu de miroir entre elle et son robot pour enregistrer ses attitudes. Et peu à peu, c’est sa posture à elle qui évolue. Délimiter les propos de chacun devient plus facile. Elle cesse alors de répéter en écho les phrases de ses interlocuteurs. A l’évidence, à présent, les pronoms personnels et les déictiques en général la perturbent beaucoup moins.

Et comment s’arrange le cinquième adolescent avec cet outil ? Le robot semble avoir véritablement été pour lui comme une « rampe de lancement » pour ses actes. Il faut dire qu’auparavant, soit il ne faisait ni ne disait rien, soit il débordait ou se mettait à parler sans lien réel avec un interlocuteur. Lui aussi s’est beaucoup servi du NAO pour exprimer ses pensées et interpeller les autres. Et il a été fortement impressionné à l’écoute de l’enregistrement de sa voix via le robot. En tout cas, sa parole et ses gestes deviennent possibles. Même le pédopsychiatre qui le reçoit s’étonne d’entendre désormais le son de sa voix ! Mais surtout, il peut maintenant évoquer ses peurs ou ce qu’il trouve menaçant.

La première restitution a été réalisée en comité restreint. Sans jamais faire face au public, les adolescents ont répondu aux sollicitations de manière adaptée : en fin de spectacle, un temps était en effet laissé au public pour poser des questions, donner un avis, interagir avec les jeunes créateurs. Après chaque question, même ouverte, un léger temps de silence, puis la réponse appropriée d’un des jeunes. Mais jamais ils ne se sont retournés : faire face à un public inconnu de douze personnes après seulement vingt séances d’accompagnement thérapeutique, paraissait encore trop difficile pour eux. Une certitude : ils étaient bien présents dans la salle ce jour-là, fiers de partager leur travail. Pour cette raison, avec leur accord, un public plus large a pu assister à leur spectacle de seconde année. Les familles étaient présentes, de nombreux inconnus aussi, invités par les différents partenaires du projet, et même une journaliste. Des échanges ont eu lieu, des interactions ont été possibles. Certains parents évoquent même y avoir observé des modes d’être chez leur enfant qu’ils ne soupçonnaient pas.

2 Discussion

2.1 L’autisme

Mais d’abord, qu’est-ce que l’autisme ? Depuis les articles princeps de Léo Kanner (1943), voire ceux de Hans Asperger (1943), les écrits relatifs à cette question sont nombreux, et les caractéristiques qui en sont données fort éparses. Tant et si bien que le philosophe Ian Hacking, face à cet éparpillement théorique, préfère parler des « figures de l’autisme » (Leçons au Collège de France, 2005). Dans cette diversité descriptive, et malgré leur dépendance aux définitions qui en sont données préalablement, demeurent cependant certains grands traits généraux. Classiquement, ce sont : l’altération qualitative des interactions sociales, des troubles de la communication verbale et non verbale, et des comportements et des intérêts restreints ou stéréotypés.

Pour résumer, ce qui nous importe ici est de savoir comment formuler nos interrogations. Autrement dit, il s’agit d’expliciter nos manières de théoriser le réel. On sait combien cette question est cruciale pour faire reconnaître ce dont on parle et le mettre en discussion. Ou pour être plus clair encore : nous n’adhérons aucunement au rejet actuel de toute théorie. Seules l’observation et les statistiques que l’on peut en tirer comptent ? Selon nous, c’est là faire croire en un certain réalisme et par là, prétendre disposer d’une approche du concret qui balaie d’un revers de main dédaigneux tout autre abord. Comme l’écrit Alan F. Chalmers : « nous pouvons supposer qu’il y a des expériences de perception directement accessibles à l’observateur, ce que ne sont pas les énoncés d’observation. Ces derniers sont des entités partagées, formulées dans un langage commun, et qui contiennent des théories de divers degrés de généralité et de sophistication. » (2006, p. 60). Dès lors, présenter la façon avec laquelle nous avons pensé cette expérience permet non seulement de rendre perceptibles à nos lecteurs les inévitables zones aveugles de notre écrit, mais également de ne pas éviter à nos propos une quelconque forme d’immunité à l’encontre des démentis qui pourraient leur être opposés. Inutile de rappeler tout ça ? Croyez-nous, cela engendre des débats fort houleux en certains endroits.

Comme annoncé dès le début, nous avons choisi de nous appuyer sur les travaux de Jean Gagnepain (1991, 1994) et de ceux qui le suivent dans son anthropologie clinique. Parmi eux, on citera : Regnier Pirard (1991), Jean-Luc Brackelaire (1995), Jean-Claude Quentel (2003), Laurence Beaud (2005, 2011), Jean-Michel Le Bot (2014), Clément de Guibert (2005). Notre idée est qu’ils nous aident à déranger et recomposer les différents savoirs à disposition et à les mettre en tension ou en discussion, sans en faire — ni avoir affaire à ! — un salmigondis conceptuel totalement indigeste, et finalement indigent.

Nous n’entrerons pas dans les détails de ce modèle. Indiquons simplement que l’hypothèse concernant l’autisme porte principalement sur ce qui, au niveau du vécu immédiat, vient installer la différence du dedans et du dehors, soit réaliser la distinction concomitante du sujet et de son environnement. A ce processus qui concerne le corps, Gagnepain a donné le nom de « soma ». Une précision alors s’impose : il n’est nullement question ici du corps biologique, avec son anatomie et sa physiologie, mais d’une mise en forme de ce corps, d’une gestaltisation. Pour le formuler d’une autre manière, il est ce qui en définit les contours, ce qui en permet une certaine permanence malgré les diverses variations internes et externes. Entendu en ce sens, avoir un corps se présente comme ce qui permet de délimiter de manière immédiate le moi du non-moi, de distinguer le connu de l’inconnu, de discerner le familier du non familier. C’est donc ce schéma permanent (mais qui ne relève pas d’une représentation) qui serait en défaut dans les dits troubles du spectre autistique que l’anthropologie clinique préfère alors dénommer « asomasie ». A partir de là, on peut comprendre les efforts extraordinaires des jeunes autistes pour tenter de figer ce qui les entoure, ou encore pour se donner des repères immuables dans le but de maintenir malgré tout une forme d’identité. « On pourrait dire, écrit Quentel (1989), que l’enfant autiste cherche à exister en étant quelque chose parmi les choses qui l’entourent, dont il ne se dissocie précisément pas. ». Autre conséquence, et pas des moindres : l’enfant ne parvenant pas à entrer dans un quelconque échange, on sait combien est altérée toute relation que peut tenter d’établir quiconque avec lui. L’entourage se trouve alors bien souvent désemparé.

Tout cela était présent pour nous lorsque l’occasion nous a été donnée de travailler avec des robots. Mais en quoi ces derniers pouvaient-ils apporter une aide pour ces jeunes dans leur abord du monde ? C’est ce que nous allons tenter maintenant d’expliquer et de discuter.

2.2 Le robot comme outil

Nous proposons d’abord de considérer le robot comme un outil, dans l’acception que Gagnepain donne à ce terme : « l’outil est une manière de faire sans faire, un moyen de se donner le moins de mal possible pour avoir la plus grande efficacité. » (1994, p. 22). Faire sans faire, c’était bien l’idée principale de Karel Capèk lorsque le tout premier, il a nommé dans sa pièce de théâtre R.U.R. (1920) sa créature mécanique, son ouvrier artificiel « robota » (corvée ou travail en tchèque). Le robot illustre en effet cette remarquable activité outillée de l’Homo Faber que nous sommes, capable de se donner une efficacité que naturellement il n’a pas, et de produire ce que Georges Canguilhem nommait des « organes artificiels », autrement dit : de l’augmentation de soi (mais qui ne concerne pas uniquement le plan social). C’est souligner ainsi que cet outil trouve son explication au niveau de cette analyse technique que nous sommes en capacité d’opérer sur la liaison des moyens et des fins, soit un système de rapports qui associe « ce qui sert à » et « ce qui est à faire ». Et l’utilisation du robot suppose de posséder une telle capacité d’analyse.
Comme on a pu le constater plus haut, piloter le NAO, c’est avoir le contrôle technique de la souris, du tableau, des icônes, de l’écriture, pouvoir convenablement manier le robot, avoir la faculté d’accorder tous ces éléments, les combiner, les utiliser à bon escient, en choisir un au détriment d’un autre, etc. Il faut donc pouvoir analyser ce qui est à faire en fonction de ce qui est donné par le dispositif. Ce n’est pas rien. Les ergonomes, qui distinguent de leur côté le prescrit (ce qui est à faire) de l’activité (ce qui est fait), savent bien que ce qui est concrètement réalisé ne donne jamais à voir toute cette analyse (Clot, 1999).

Qu’en est-il pour les jeunes qui ont participé à cette expérience ? Eh bien, ils se sont parfaitement emparés de cet outil. Non seulement ils en ont très rapidement appris les rudiments, mais plus encore, ils ont fait preuve d’une véritable créativité à son endroit. On déduit donc très vite qu’ils possèdent cette analyse technique.
Kanner avait, du reste, déjà remarqué chez les enfants autistes une certaine aisance dans le maniement des objets. Habileté et agilité étaient même ses termes (1943). Ce n’était pas l’avis de Asperger qui notait la maladresse des jeunes qu’il avait en charge. Pour notre part, on ne peut que suivre le premier. De son côté, Margaret Mahler (1977) parle aussi d’un jeune garçon, Stanley, très intéressé par les choses mécaniques. Parmi ces dernières, notons-le au passage : une enseigne représentant un robot sur une bicyclette ! Vient en tête également ici le jeune Joey dont Bruno Bettelheim (1967) avait mis en avant les inventions techniques.

Auparavant, un point nous parait important à souligner. C’est une spécificité, nous semble-t-il, du système proposé. En effet, le logiciel utilisé pour mouvoir les robots présente un tableau qui nous apparaît quelque peu clos, fini, borné, dans ce qu’il offre comme nombre de fonctions, d’icônes, d’agencement des fenêtres, etc. La liste des possibilités y est donc limitée. Tout est évidemment organisé selon des règles précises, immuables presque. Les mêmes fonctions (parler, se mouvoir) peuvent donc être retrouvées, immanquablement. Les utilisateurs sont dès lors assurés de ce qu’ils y trouvent. A telle icône, telle fonction. C’est ainsi que ça fonctionne. On pourrait dire qu’à l’inverse peut-être de ce qui se présente pour les enfants infirme moteur-cérébral (Deneuville, 1993), cette clôture semble être un aspect tout à fait positif pour ces jeunes : une certaine répétitivité se trouve autorisée. Malgré la réduction du matériel proposé, cela n’a empêché en rien ces adolescents de pouvoir, dans les limites que le robot imposait bien entendu, tout dire et tout faire, ou presque, à partir de ce qui était mis à leur disposition, ils ont pu créer, orchestrer leur monde.

Les écarts par rapport à ce que l’on souhaite réaliser, ou les mauvaises surprises comme les pannes sont bien sûr toujours possibles. Le dispositif technique, il est vrai, conditionne ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire. Les gestes, les paroles du robot sont ainsi contraints par le système technique dont les règles sont très différentes de ce qu’il cherche à appareiller. En effet, aucune équivalence n’existe entre la technique et ce qui se trouve outillé. On a vu, par exemple, un jeune chercher à retrouver les accentuations des phrases qu’il souhaitait enregistrer. Comment lui faire dire « Aaaah ! » et non « Ahhhh ! » ? Pas simple. Et il faut compter aussi sur les bugs du logiciel qui nuisent parfois à la bonne exécution de ce qui a été programmé. Mais quoi qu’il en soit, ces écarts, ces pannes, ces dérangements permettent une prise à l’interaction en vue de les combler. Le souci de retrouver une sorte de permanence dans l’utilisation du matériel apparaît ici sans doute comme un facteur important dans les échanges avec les autres. Il rend la situation plus ou moins cadrée, disons peu relativisable. En somme, on parle alors pour parler technique. Voici le danger possible de la rencontre bien amoindri.

Mais déjà, c’est un nouveau point de vue sur l’objet qui est ici abordé.

2.3 Le robot comme marionnette : outiller l’être

Qu’ont fait exactement les adolescents de ce robot ? Comment l’ont-ils concrètement utilisé ? Par quels biais s’en sont-ils emparés ? Ils l’ont certes programmé, on l’a vu, pour le faire parler et le faire agir, en fonction de leurs souhaits, ou de l’histoire à préparer pour le spectacle. Mais ils l’ont également salué, ils lui ont parlé, ils en ont pris soin, ils l’ont couché, et ils lui ont même inventé souvent spontanément des histoires, des ami-e-s, voire des petites amies (une NA pour le NAO). Et dans le récit ou dans leur utilisation spontanée, se sont exercés des jeux très spécifiques : des jeux de l’ordre de l’appartenance et de la contribution, de l’ordre de l’identité et de la responsabilité. En somme, nous dirons qu’ils l’ont utilisé parfois comme une simple poupée, parfois comme une marionnette. Mais dans tous les cas, comme un « jeu de simulation », pour reprendre le terme à Philippe Bruneau (1990). Dans cet article sur le jouet, l’archéologue considère que la théorie de la personne de Gagnepain permet de répartir, selon la face envisagée de ce plan de rationalité, les jeux en deux catégories : les jeux de compétition et les jeux de simulation. Ne retenons que ces derniers. Il s’agit alors de jouer « pour faire comme un autre ». Ça, c’est pour le terme de simulation, mais qu’en est-il pour celui de jeu ? Il faut l’entendre non seulement comme fait social, mais surtout comme ce fait social très particulier qui se définit par le fait de n’être qu’une « prestation sociale non rentable ». Autrement dit : on simule pour simuler ! Et à cela s’ajoute que parmi ces jeux, certains ont recours à la technique. Ils deviennent alors des outils de simulation. Bruneau propose de les nommer par le terme générique de « marionnette ». La poupée en est un bon exemple : ne dote-t-elle pas en effet tout enfant artificiellement d’un descendant ?

Avançons maintenant d’un pas : il s’agit à présent de considérer le robot comme un outil transposant dans son ordre propre la question de l’être.
Reste tout de même une question : qu’est-ce que l’être pour l’anthropologie clinique ?

Nous avons évoqué plus haut la notion de « soma ». C’est elle qui nous permet d’envisager ce qui opère un rassemblement de l’organisme en corps. C’est aussi elle qui nous constitue comme sujet pris dans l’histoire de ceux qui nous accueillent. Et c’est par elle que l’enfant peut s’imprégner de modes d’être qui sont d’abord ceux des Autres, qui le portent. Et cela, sans autre recul possible que celui des différents repères identificatoires qu’il peut ou non légitimer. Car ce n’est qu’aux alentours de l’adolescence que s’instaure une barre au cœur de ce sujet, une structure d’altérité qui fonde ce que Gagnepain nomme la personne, dans sa double face d’identité et de responsabilité, d’alliance et de filiation. A l’adolescence se joue en effet une rupture avec l’enfant que nous étions, cette part de soi sur laquelle nous ne cessons perpétuellement de nous élever. La personne est alors à comprendre comme ce processus dialectique de divergence et de convergence, ce mouvement de coupure qui nous extirpe de toute coïncidence à nous-mêmes, tout en tentant contradictoirement de donner malgré tout une consistance à notre être. Aufhebung toutefois jamais définitive et sans cesse à reprendre. Véritable loi d’incomplétude de l’être, cet opérateur fait de nous des sujets pris dans un faisceau de relations d’appartenances et de contributions. Pour l’anthropologie clinique, ce principe de division, de séparation d’avec soi-même et avec l’autre, est au fondement du lien social et de l’histoire. On peut le souligner : sujet et personne sont à distinguer.

Une fois ces principes exposés, un retour au robot devient possible. Ou plutôt un retour sur ce qu’il vient techniciser. Nous avancerons donc ceci : le robot artificialise et du corps et de la personne.

Du corps d’abord. Le robot paraît bien en effet en augmenter l’efficacité. Ainsi peut-il produire du geste et de la voix sans que nous ayons à le faire, stocker de l’information à notre place, voire observer un lieu qui est hors de notre portée. Ne vise-t-il pas à assurer par là un certain rapport au monde ? Il peut même pallier les défauts de notre corps, ses fragilités. Et de défectuosités, notre corps ne manque pas. Ces possibilités robotiques ne sont pas sans soulever un certain nombre d’interrogations nouvelles chez les philosophes, notamment dans la suite de Ludwig Wittgenstein. Lorsque quelqu’un énonce « j’ai un corps », l’auteur du Tractatus se demande qui peut bien parler avec cette bouche. Ces questions dépassent les débats cartésiens autour de l’Homme-Machine. Pierre Cassou-Noguès (2010), par exemple, donne de nombreuses expériences de pensée pour tenter d’aborder ces questions. Car si ma tête se trouve détachée de mon corps, alors où suis-je exactement ? Le robot fait particulièrement résonner ces interrogations. Le philosophe propose alors de caractériser ce dernier comme une « figure du sujet ». Autrement dit, une fiction. Laquelle fiction trouverait d’abord ses racines dans tout ce qui nous échappe, à nous êtres humains, pour ensuite se développer, se transformer et ainsi nous complémenter.

Qu’offre exactement le robot au jeune autiste ? Une forme de maintien possible de l’identité de soi, supposons-nous, et un contrôle de ce qui l’entoure. Le robot rendrait ainsi plus ou moins opérante une frontière immédiate. Un « bordage » dirait Henri Rey-Flaud. Une gestaltisation artificielle ? En tout cas, une « figure du sujet », si Cassou-Noguès ne nous en veut pas de jouer avec les mots.
Simuler l’être, c’est aussi ce qui se rencontre lorsque le robot dote d’un corps un personnage. On peut alors tout à fait l’équiper comme le serait un individu vivant. On peut donc traiter ce robot lui-même artificiellement ! N’est-il pas vêtu, logé, voire alité ? Voilà pour l’outillage du corps.

De la personne, ensuite. Car, telle une marionnette, le robot ne tient-il pas lieu de soi ou bien d’un ou de plusieurs personnages ? Et n’offre-t-il pas la possibilité de faire évoluer ces derniers à notre guise ? Ne peut-il pas venir techniciser magiquement l’altérité du partenaire, et par contrecoup, l’identité de celui qui le manœuvre ? En ce cas, voilà un partenaire des plus rassurants. Voire idéal. Mieux qu’un animal. Aucun souci quant à la question de pouvoir se poser dans son identité et ses responsabilités. Pas d’antagonisme véritable, pas de malentendu possible, immuable dans la relation, il donne suffisamment de repères pour fonder son identité. Il endosse les habits, le caractère et le comportement du personnage. Et à l’évidence, sexualité et agressivité ne sont pas exemptes de la relation. Pour autant, il n’y a là aucune coïncidence : un robot peut parfaitement jouer plusieurs rôles, et un même rôle peut être joué par plusieurs robots. A notre avis, et cela dit en passant, c’est là un facteur important à prendre en compte dans l’interrogation portée, depuis les travaux de Masahiro Mori sur l’Uncanny Valley (« la vallée de l’étrange »), à l’endroit de ce qui rend supportable ou non la rencontre avec un robot (2012). On ne peut dès lors qu’être en accord avec les propos de Paul Dumouchel et Luisa Damanio (2016, p. 34) : « […] ce qui nous inquiète le plus, ce ne sont pas les différences entre le robot et nous, mais qu’un agent artificiel se mette à agir comme un être humain, avec tout ce que cela comporte d’incertitude, d’imprévisible et de dangereux. Parce que le robot, l’agent artificiel que nous avons construit, nous deviendrait alors tout aussi inconnu que le sont nos semblables. » Que le robot puisse être contrôlable a été une aide pour les adolescents du projet. Donna Williams (1994) et Joey (Bettelheim, 1967) ont témoigné de leur utilisation de marionnettes pour médiatiser leur rapport au monde, et aux autres surtout.
Une question, pour nous, demeure : comment expliquer cette technicisation de la personne chez ces jeunes qui par ailleurs ne sont pas traversés par l’altérité ? Nous y venons.

2.4 Le robot comme investissement axiologique de l’être produit

Nous pouvons comprendre que le cœur du problème pour les jeunes autistes, selon l’anthropologie clinique, ne se trouve pas dans l’économie de la jouissance et des pulsions. Mais si le trouble qu’ils rencontrent porte sur ce qui permet de définir les contours du corps, d’établir des frontières entre un dedans et un dehors mutuellement définis, il n’en demeure pas moins que le circuit de la satisfaction ne peut dès lors être lui aussi que fortement entravé.

Mais que veut dire ici le circuit de la satisfaction ? Que ce soit ce qui meut chacun en un trajet d’un plaisir perdu vers un autre retrouvé, ou bien par un mouvement introduisant du manque pour un plaisir autre, tout Wunsch rencontre nécessairement le champ de l’Autre et l’inclut. Est-il constitutif de la question de l’être ? Non, mais le désir peut se déployer dans ce rapport entre moi et non moi, et s’organiser à travers les différents termes et dimensions de la relation asymétrique et dialectique entre l’enfant et son parent. Autrement dit, est-ce du lien pulsionnel à l’autre dont il est ici question ? Assurément. Et la psychanalyste Marie-Christine Laznik (2000) indique d’ailleurs l’importance pour le clinicien de repérer ce moment où l’enfant s’offre comme objet de satisfaction pour l’Autre en un « se faire » : se faire voir, se faire entendre, se faire boulotter, etc. On s’aperçoit alors que son plaisir de fonctionner est tributaire de celui qu’il suscite chez l’autre.

Mais du côté de l’enfant autiste, on l’a dit, ceci est bien difficile. Chez lui, sa mauvaise appréhension de la situation de manière organisée l’amène à refuser tout changement, à rechercher l’immuabilité et à fuir tout autre venant déranger son ordre établi. Et son économie du plaisir est tout autant concernée. Jouissance pulsionnelle dérégulée, disent les psychanalystes lacaniens (Maleval, 2009). D’accord, mais seulement au sens où c’est le défaut de clôture du corps qui ne lui apporte pas un jeu d’échange où trouver prise. Délocalisée, parce que non localisable en quelque sorte. On comprend mieux alors son refus de mobiliser le mouvement pulsionnel, qu’il structure pourtant. L’accroche à la réalisation d’un même projet, voilà dès lors sa manière de manifester son vouloir. Parfois jusqu’au « fonctionnement destructeur », diraient Jean Bergès et Gabriel Balbo (2001).

D’où l’usage du robot : conférant une certaine stabilité, une certaine maîtrise, il permet d’investir les interactions sans trop éveiller l’angoisse. En ce cas la remobilisation du circuit de la satisfaction apparaît comme un appui fondamental. Partant, peuvent s’expérimenter des manières de s’inscrire dans le social. Kanner parlait alors de « pseudopodes ». De son côté, Donna Williams propose une autre image, celle de la passerelle entre elle et les autres.

C’est là sans doute le point délicat, donc insistons. Le robot ressortit au maniement d’appareils, à l’outil, et même à l’outil de simulation. Interférence du plan ergologique sur le plan sociologique, nous dit l’anthropologie clinique. A partir de là, le corps et la personne se trouvent ainsi magiquement technicisés. Par le truchement du robot, une maîtrise des échanges est rendue possible pour son utilisateur. Une certaine immuabilité, en quelque sorte, se voit conservée. Il offre alors une prévisibilité, un repère, une permanence. Et pour les jeunes autistes, confrontés à un monde qui menace sans arrêt de s’écrouler, cette prise magique sur la situation n’est pas anodine. Le robot rend possible une interaction à partir du fonctionnement propre de ces adolescents pour lesquels la subjectivation est bien problématique. Un parallèle avec la notion de « jumeau imaginaire » de Wilfred Bion serait-il ici heuristique ? Ne s’agit-il pas là aussi d’empêcher le non-moi d’émerger ? Un travail reste à faire. Quoi qu’il en soit, voilà ce qui importe : que ces jeunes puissent exploiter, au travers de cet artificialisation de l’être, des éléments de la personne. Williams, encore elle, parle de « copie ». Dans notre expérience, nous avons pu observer que par l’intermédiaire du robot et dans le contexte d’accompagnement proposé, une certaine adaptation à une situation sociale de communication était alors réalisable. Et nous nous en sommes rendus compte : les participants tentent ensuite de s’assurer une certaine cohérence pour maintenir à l’extérieur, et sans le robot, cette « personne de prothèse ». Il faut encore ajouter ici la nécessité de l’investissement axiologique de cet être produit. Il s’ensuit que le robot est aussi le lieu d’une manifestation d’un vouloir, d’une recherche de satisfaction. Avec ce que cela suppose : de l’osé et du retenu. N’observons-nous pas chez ces adolescents des choix, des souhaits, des déceptions, des détours, des renoncements, bref : des manières de faire fonctionner leur capacité de norme ? A l’expression de copie de Williams, ajoutons : copie choisie. Inutile de préciser que nous trouvons là un moteur essentiel pour ce projet.

2.5 Le robot comme inscrit dans une histoire

Le robot est un objet éminemment culturel. Il présuppose de fait son intégration au sein de pratiques elles-mêmes culturelles, et notamment sociales. Comme le concept pour Wittgenstein, le robot doit être placé dans son contexte, sa « forme de vie ». Cela aussi, selon nous, participe du dispositif. Autrement dit : retour sur le modèle de la personne, en tant qu’il rend compte des liens sociaux. Mais l’accent est mis ici sur l’entourage adulte des jeunes et plus exactement sur les différents participants de ce partenariat. Que s’agit-il de souligner ? Que cette expérience est elle-même une histoire. Conséquence : il ne s’agit pas de ne concevoir l’expérience qu’à travers le prisme d’une simple évolution, mais plutôt de la saisir au travers de la manière avec laquelle les choses se sont structurées, restructurées, appropriées, réaménagées. Nous pensons que cette histoire est aussi un point d’appui pour ces jeunes.

Comment en effet le robot s’insère-t-il dans ces relations ? Comment est-il pris dans ce tissu relationnel ? Car le robot, à notre avis, dit quelque chose de ces relations, des divergences et des convergences qu’il met en jeu. En somme, il en serait donc du NAO comme du mot pour Mikhaïl Bakhtine : une arène en réduction où s’entrecroisent et luttent des accents sociaux à orientation contradictoire. Chacun des adultes a pris part à cette expérience, y a déterminé son rôle, ses responsabilités, a dû échanger, négocier, s’arranger, faire avec la différence des autres, établir des accords. En effet, selon sa profession et sa singularité, on aborde le robot différemment. Cet outil devient alors comme « l’attracteur étrange » des responsabilités de chacun vis-à-vis des jeunes.

Mais également, d’un point de vue axiologique, on l’investit différemment, on y réalise ses projections, positives ou négatives, différemment, on espère et on se désillusionne différemment. On dira même plus : qu’il s’y dépose un certain nombre de questions sur la non-immédiateté que nous avons au monde, sur le rapport de chacun au vide qui nous traverse, sur ce qui fait spécifiquement notre humanité.

Cela ne participe-t-il pas de la manière avec laquelle cet outil est présenté aux jeunes ? Voire de ce qui permet qu’il soit en quelque sorte « trouvé-créé » ? Sur ce point, nous pourrions discuter avec certains psychanalystes des notions de « contenant », de « capacité de rêverie », de « fonction alpha », voire d’« espace potentiel », mais passons. Il y avait un enjeu important : que le robot ne devienne pas un fétiche, en ce qu’il pourrait entraîner ces adolescents vers le repli sur eux-mêmes. Après tout, le philosophe Bernard Stiegler le rappelle régulièrement : tout objet est pharmakon. Assurément, ces éléments participent de l’offre d’un espace de possibilités et d’impossibilités suffisamment sécurisé pour permettre à ces jeunes de s’aventurer à la rencontre du monde.

Conclusion

L’objectif de cet article était de présenter et d’analyser à partir de l’anthropologie clinique de Gagnepain un projet robotique mené auprès d’adolescents autistes. Résumons à l’extrême. Les jeunes programment un robot et lui font faire et dire tout ce qu’ils veulent. Ils préparent également un spectacle. Progressivement, les interactions sociales des participants sont rendues possibles. Comprendre l’intérêt de cette médiation thérapeutique nécessite de déconstruire cette réalité manifeste qu’est le robot. Situé à l’interférence du plan ergologique sur le plan sociologique, il technicise magiquement et le corps et la personne. Mais ce n’est pas suffisant. Il faut encore qu’il soit investi axiologiquement par les jeunes. Et si le robot est une des clés de la réussite du dispositif auprès des adolescents autistes, une importance capitale est donnée au contexte d’utilisation de cette médiation thérapeutique.

A coup sûr, de nombreux points sont encore à travailler, à analyser, à interroger. Plus particulièrement, on pense au test possible de l’hypothèse de l’axialisation du soma, où une analyse plus précise de l’utilisation du robot permettra de définir sur quel axe le jeune s’appuie préférentiellement.

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Annexes

Annexe 1 : programme des séances préparatoires et avec les robots

PROGRAMME des séances préparatoires (*) et robotiques
Résumé du Tableau
Séance Première année Seconde année
1* Dessiner un robot Dessiner un robot
2 Explications rapides (sécurité)
Faire parler (taper le texte, envoyer)
Rappels : allumer/éteindre le robot, utiliser la librairie, parler, timeline
3* Première lecture de l’histoire
Aborder la sécurité/fragilité du robot
Premier recueil de thèmes
4 Faire parler/bouger (utiliser la librairie) Discussion interactive (capteurs tête)
5* Enregistrement voix 1
Jouer le rôle avec les gestes
Choix des personnages, présentations (écriture des premiers textes)
6 Faire parler puis bouger (librairie), bouger puis parler, bouger en parlant Dialogues (1) : présentation des quatre personnages
7* Enregistrement voix 2
Jouer le rôle avec les gestes
Choix d’une action (secourir quelqu’un)
Écriture dialogues 2
8 Allumer/éteindre le robot
Programmer des mouvements (timeline)
Expliquer configurations/mouvements
Dialogues (2)
Paramètres des voix
9* Enregistrement voix 3
Jouer le rôle avec les gestes
Description des super pouvoirs
Écriture dialogues (fin)
10 Jouer l’enregistrement voix 1 (1)
Programmer les gestes voix 1 (1)
Dialogues (3)
11* Enregistrement voix 4
Jouer le rôle avec les gestes
Paysage sonore (1) : la plage
Enregistrement voix off (1)
12 Jouer l’enregistrement voix 1 (2)
Programmer les gestes voix 1 (2)
Mouvements (1)
Timeline
13* Écouter voix 3 et 4
Discuter ton, gestes et émotions
Paysage sonore (2) : super pouvoirs
Enregistrement voix off (2)
14 Jouer l’enregistrement voix 2
Programmer les gestes voix 2
Mouvements (2)
Timeline
15* Écouter voix 3 et 4, modifier
Discuter ton, gestes et émotions
Paysage sonore (3) : la fête
Enregistrement voix off (3)
16 Jouer l’enregistrement voix 3
Programmer les gestes voix 3
Mouvements (3)
Programmer une boucle (danse finale)
17* Associer couleur des yeux/émotions
Décors spectacles (1)
Décors spectacles (1)
18 Jouer l’enregistrement voix 4
Programmer les gestes voix 4
Changer la couleur des yeux
Mouvements (4) : super pouvoirs
Jouer un fichier son (super pouvoirs)
19* Dessiner un robot
Décors spectacles (2)
Décors spectacles (2)
20 Couleurs des LEDs (émotions) Couleurs des LEDs (émotions)
Restitutions publiques

Annexe 2 : bande dessinée réalisée par les adolescents


Notes

[1Centre culturel, espace de diffusion, soutien à la création et accompagnement des musiques actuelles et des arts numériques de Nantes.

[2Cécile Liège, [http://www.lesonographe.net/]

[3Unités Localisées pour l’Inclusion Scolaire.

[4Institut Médico-Educatif.

[5Une description précise des jeunes est disponible dans Gaboriau et al. (2017).

[6Nous donnons en annexe 1 l’organisation concrète du projet, plus précisément détaillée dans deux articles (Sakka, 2016 et Sakka, 2017).

[7La BD est en annexe 2.


Pour citer l'article

Rénald Gaboriau, Sophie Sakka« Le robot comme médiateur thérapeutique : une expérience auprès de jeunes autistes », in Tétralogiques, N°22, Troubles de la personne et clinique du social.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article60