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Clément de Guibert (responsable scientifique du numéro)

Département de psychologie, CIAPHS - EA 2241, Université Rennes 2

L’homme, quel animal ?! Présentation du numéro 21


« Non que nos deux univers [celui de l’homme et celui du chimpanzé] deviennent ipso facto mutuellement exclusifs, puisque s’il ne peut, lui, accéder au nôtre, le nôtre, dialectiquement, continue d’impliquer le sien ; et l’anthropologue – tel, du moins, que je le conçois – ne saurait qu’à son détriment s’interdire des contacts avec l’éthologie. »
Jean Gagnepain (1995, p.17)



La question de la comparaison entre l’homme et l’animal peut se poser de plusieurs manières, et ses termes mêmes n’en sont pas anodins car la question, par elle-même, par la façon dont elle est posée, encadre la possibilité des réponses.
Si l’on se demande, par exemple, s’il y a identité ou différence entre l’humain et l’animal, on présuppose qu’il n’y ait que deux réponses possibles, alternatives et exclusives l’une de l’autre : soit l’humain est identique à l’animal, il y a équivalence  ; soit il est différent, il y a irréductibilité. Ce positionnement peut aussi être qualifié, respectivement, de continuité et de discontinuité.
Si l’on se demande où se situe la différence entre l’humain et l’animal, on présuppose cette fois, sur fond d’identité, une spécificité humaine que l’on cherche à définir. La question complémentaire est alors : quelle est la part animale de l’humain, où, sur fond de différence, on cherche à définir une communauté. Dans ces deux versions en tout cas, le questionnement pose à la fois l’identité et la différence entre humain et animal, ce que l’on pourrait appeler la similarité, ou l’inclusion [1].
Par ailleurs, ces trois formes de question ont en commun de présupposer deux notions, l’humain d’un côté et l’animal de l’autre, comme s’il s’agissait de deux entités distinctes et séparées. Cela pose problème parce que, alors que le concept d’animal semble s’opposer ici à celui d’humain, d’évidence l’humain fait pourtant partie de l’animal. Dès lors, il serait plus juste de comparer l’animal humain à l’animal non-humain. De plus, si humain renvoie à l’espèce humaine (homo sapiens), s’agissant d’animal non-humain, de quelle espèce animale parle-t-on ? [2]

D’où le choix des termes : identité et différence entre l’animal humain et l’animal non-humain, qui pose la question en terme de similarité et d’inclusion des capacités mentales, plutôt que d’opposition et de discontinuité ou d’assimilation et de continuité. Si l’on considère les positions actuelles, la comparaison entre l’animal humain et l’animal non-humain appelle effectivement logiquement trois types de positions [3].

Opposition et discontinuité


Cette thèse de la rupture homme-animal peut être considérée rapidement comme une facette de l’opposition entre Culture et Nature qui, dans le monde occidental — dit scientifique et moderne —, issu de la Renaissance, constitue une toile de fond a priori à partir de laquelle on se situe, que ce soit pour l’attester ou la contester.
Selon cette position de la divergence, si on peut la simplifier ainsi, l’humain substituerait la culture à une nature dont il se dissocie ou s’abstrait totalement, les facultés mentales humaines ayant évolué de telle sorte qu’elles sont considérées comme nouvelles et sans équivalent chez les animaux non-humains. Pour cette position d’irréductibilité, caractérisée parfois de thèse de la singularité humaine et faisant appel, pour l’homme, à un déterminisme social et culturel spécifique [4], l’esprit humain peut être considéré comme une « ardoise vierge » et « l’homme n’a pas de nature, l’homme à une histoire » [5]. La science de l’homme peut ainsi s’opposer à la science de la nature, en tant que science des cultures nécessairement historique et comparée, une anthropologie dont l’objet est la diversité culturelle [6].
Pourtant, l’opposition culture–nature, dont celle entre humain et animal, n’est pas une « donnée naturelle ». Pour l’anthropologue Philippe Descola (2005), par exemple, la distinction humain–animal n’est qu’une ontologie ou cosmologie parmi d’autres, non universelle. Et selon l’anthropologue Tim Ingold (1994), le savoir occidental se trompe de question, en se demandant « en quoi le genre humain est différent de l’animal », plutôt que « en quoi les animaux humains sont d’un genre particulier » [7], la première question étant exclusive, opposant les conditions humaine et animale, là où la seconde est inclusive — l’espèce humaine appartenant à l’espèce animale comme une « province dans le royaume » [8].
Par ailleurs, Hauser, Chomsky et Fitch (2002), par exemple, rappellent aux chercheurs en sciences de l’humain — dans leur cas les linguistes —, que la majeure partie de la « faculté de langage au sens large » (notamment les « systèmes sensori-moteur » et « conceptuel-intentionnel »), est commune à l’animal et l’humain [9], et que l’affirmation de la spécificité d’une capacité humaine devrait être fondée sur des observations comparatives et accompagnée de la démonstration que cette capacité est absente chez l’animal non-humain. Il y a ainsi non seulement besoin de « l’absence de preuve » (absence of evidence) mais aussi d’une « preuve de l’absence » (evidence of absence) de l’existence, chez l’animal, des spécificités humaines supposées. Pour adapter, en l’inversant, une formule de David Premack (2007), une différence n’est pas une spécificité tant que l’on n’a pas recherché et montré une absence d’identité.

Assimilation et continuité


La position antagoniste est celle de l’homologie, ou de la continuité –– suivant la proposition connue de Charles Darwin (1871) selon laquelle l’homme est un primate dont le cerveau est plus gros et dont les facultés mentales ne présentent pas de différence fondamentale de nature, mais de degré [10].
La position de Darwin lui-même est sans doute à replacer dans le contexte de l’époque du 19e siècle. Le frottement entre, d’un côté, la perspective d’une science de l’homme et, de l’autre côté, la philosophie, l’histoire ou la théologie peut expliquer que, par exemple, un auteur comme Sigmund Freud ait pu s’y rallier sans réticence en 1917 : « Les travaux de Charles Darwin, de ses collaborateurs et de ses prédécesseurs, ont mis fin à cette prétention de l’homme [11] (…). L’homme n’est rien d’autre, n’est rien de mieux que l’animal, il est lui-même issu de la série animale, il est apparenté de plus près à certaines espèces, à d’autres de plus loin. Ses conquêtes extérieures ne sont pas parvenues à effacer les témoignages de cette équivalence qui se manifestent tant dans la conformation de son corps que dans ses dispositions psychiques. C’est là cependant la seconde humiliation du narcissisme humain : l’humiliation biologique » [12].
Freud est toujours aussi explicite dans son dernier écrit inachevé, publié en 1946 : « Ce schéma général d’un appareil psychique [moi, ça, surmoi] est valable aussi pour les animaux supérieurs qui ont avec l’homme une ressemblance psychique. Il convient d’admettre l’existence d’un surmoi partout où, comme chez l’homme, l’être a dû subir, dans son enfance, une assez longue dépendance. La distinction du moi d’avec le ça est un fait indéniable. La psychologie animale ne s’est point encore appliquée à l’intéressante étude qui lui reste ici offerte » (1946, p.6).
Dans ce chemin tracé par Darwin, un nombre croissant d’études montre ainsi, à propos des aptitudes mentales animales, des similitudes insoupçonnées avec l’humain, suggérant, par exemple, que « les capacités animales à résoudre des problèmes complexes forment un continuum avec celles de l’humain » (Pepperberg, 2005, citée par Penn et al., 2008).
Pourtant, Premack (2007), dans un article intitulé « Human and animal cognition : Continuity and discontinuity », s’étonne d’un hiatus entre, d’une part, la neuroanatomie montrant des disparités cérébrales entre l’homme et les autres primates, et, d’autre part, les études ne cessant de révéler des similarités dans leurs aptitudes et comportements respectifs. Et cet auteur, ainsi que d’autres tels que Hauser et al. (2002) déjà cités — ou encore Penn, Holyoak et Povinelli (2008) dans un article intitulé « L’erreur de Darwin. Expliquer la discontinuité entre l’esprit humain et l’esprit non-humain », font a contrario l’inventaire des différences subsistant au-delà des similitudes apparentes. Dans une série de domaines (pédagogie, mémoire, raisonnement causal, planification, tromperie, inférence transitive, théorie de l’esprit, et langage), l’animal, au-delà de certaines similarités, montre ainsi selon l’auteur des « limitations ou disparités fondamentales » par rapport à l’humain.
Premack (2007) rappelle à ce titre que similarité n’est pas équivalence, tant que l’on n’a pas parallèlement mis en valeur une absence de différence –– ce que ne cherchent pas ces études testant la similarité.

Similarité et inclusion


La troisième position pourrait donc être qualifiée de similarité et d’inclusion, au sens d’une tentative de penser un rapport fait à la fois d’identités et de continuités d’un côté, et de différences et discontinuités de l’autre.
Selon Hauser et al. (2002), par exemple, si la majeure partie de la faculté de langage, ce qu’ils proposent d’appeler la faculté de langage au sens large (« faculty of langage in a broad sense »), est commune à l’animal et l’humain (les « systèmes sensori-moteur » et « conceptuel-intentionnel » déjà cités), la spécificité humaine tient à ce qu’ils appellent la faculté de langage au sens restreint (« in a narrow sense »), c’est-à-dire les processus computationnels déterminant la récursivité propre au langage humain [13].
Pour Premack (2007), le hiatus entre neuroanatomie et psychologie, cité plus haut, n’en serait ainsi pas un, les modèles actuels des sciences de l’humain étant encore trop grossiers pour rendre compte de différences analogues aux différences neuroanatomiques. Et la spécificité humaine pourrait être à rechercher du côté d’une flexibilité, c’est-à-dire une « non-restriction des compétences à des buts restreints et adaptatifs », ou « un élargissement, de manière indéterminée, à des buts multiples ».
Un autre exemple est le travail de Povinelli, Penn, Vonk et de leurs collaborateurs [14], qui constatent qu’il y a une « similarité profonde » entre homme et animal en ce qui concerne la capacité « d’apprendre et d’agir sur les relations perceptives entre les évènements, les propriétés et les objets » — le primate non-humain étant ainsi apte à un raisonnement causal sur l’observable (établir des liens causaux entre des faits observables). Mais l’humain procèderait spécifiquement à une réinterprétation de ce raisonnement en accédant à un raisonnement causal à propos du non-observable (i.e. d’entités ou d’élaborations théoriques abstraites non perceptibles directement par les sens). Ces travaux ont intégré l’hypothèse de Hummel et Holyoak (2003) d’une « capacité relationnelle » définitoire de l’esprit humain, i.e. « la capacité de raisonner à propos de relations de haut-niveau sur un mode structurellement systématique et inférentiellement productif » (Penn et al., 2008a).
Enfin, une autre proposition originale par rapport à cette question du rapport homme–animal, est celle de l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain, qui en appelle à une anthropobiologie (cf. p.e. Gagnepain, 1995, p.28). Pour celui-ci, il y a nécessité de dépasser l’opposition culture-nature pour penser leur rapport — qu’il propose de concevoir comme dialectique. Dans cette optique, la culture et l’humain ne se substituent pas à la nature et à l’animal, ni n’en sont un prolongement, mais constituent un rapport dialectique à la nature et l’animal qui persistent en eux. De ce point de vue, la culture n’est pas un « savoir inventé et transmis », c’est une faculté mentale, précisément une faculté mentale d’analyse des fonctions mentales naturelles que l’homme partage avec l’animal non-humain.

La dialectique homme-animal


Le premier texte de ce numéro est la transcription d’un séminaire de Jean Gagnepain intitulé « Vices de forme », prononcé à l’Université Rennes 2 en décembre 1995. Dans ce séminaire, Gagnepain présente une modification importante de ses hypothèses initiales concernant les fonctions animales (« gestaltiques »), que l’homme partage avec l’animal et avec lesquelles les facultés humaines (« structurales »), sont en rapport dialectique.
Pour dérouler schématiquement l’ossature logique du modèle, Gagnepain, dans ce qu’il qualifie donc d’anthropologie clinique (i.e. une science de l’homme fondée sur les apports des pathologies), considère le fonctionnement mental, animal ou humain, sous quatre modalités dissociables [15]. L’homme partage avec l’animal les fonctions gestaltiques (gnosie, praxie, somasie et boulie) [16], mais entretient un rapport dialectique d’analyse de ces fonctions gestaltiques par des facultés structurales qui lui sont spécifiques (signe, outil, personne et norme) [17], les performances humaines manifestant une conciliation de ces deux ordres [18].
Dans ce séminaire de décembre 1995, Gagnepain rectifie et précise son approche antérieure des fonctions gestaltiques, jugée trop simple et inadéquate aux réalités cliniques. Là où il concevait le traitement gestaltique comme unitaire (p.e. la gnosie configure un objet à partir des informations sensorielles) [19], tandis que l’analyse structurale est double, biaxiale (p.e le signe détermine à la fois de l’identité et de l’unité), Gagnepain propose de concevoir cette binarité ou biaxialité dès le niveau gestaltique : l’animal, comme l’homme de ce point de vue, non seulement « sélectionne » (identité ; distinction) mais aussi « enchaîne » (unité ; sériation).
Gagnepain réaménage donc ici le modèle en dissociant l’entendement (opérant un discernement sous la double dimension de la distinction et de la sériation), que l’homme partage avec l’animal, et la raison, spécifiquement humaine (opérant une analyse sous la double dimension de la différenciation et du dénombrement). Ce qui fait donc la différence homme-animal n’est pas la biaxialité ou binarité de la définition des éléments, commune aux deux, mais son mode, gestaltique (la définition n’est pas relative : l’un se substitue à l’autre) et structurel (la définition est relative, négative : l’un se définit par rapport à l’autre, par rapport à ce qu’il n’est pas).

De l’hominisation à l’outil et au langage



Le deuxième article, de Marcos García-Diez (du Département de géographie, préhistoire et archéologie de l’Université du pays basque, Espagne) et de ses collaborateurs, intitulé « Humanisation : un point de vue archéologique sur le processus d’hominisation » [20], fournit une synthèse des faits archéologiques actuels concernant la caractérisation et la datation des artefacts liés aux activités d’espèces du genre homo. Le portrait global s’avère contrasté, avec une construction d’outil (pierre taillée par percussion) attestée depuis 2,5 millions d’années avec homo habilis, un regroupement des cadavres attesté depuis 400 000 ans avec homo heidelbergensis, et des symboles graphiques attestés depuis seulement 100 000 ans avec homo neanderthalensis et homo sapiens.

L’article suivant de Christophe Jarry (du Département de psychologie de l’Université d’Angers), François Osiurak et Didier Le Gall, « Vous avez dit homo faber ? », propose une discussion entre, d’un côté, l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain et, de l’autre côté, des travaux de neurosciences et de psychologie comparée à propos des continuités et discontinuités homme-animal quant à l’utilisation d’outil. À travers les points abordés (l’organisation motrice, la préhension et l’instrumentation de l’objet ; le « raisonnement causal », « téléologique » ; l’utilisation d’un objet pour en produire un autre ; l’innovation et l’imitation chez l’enfant), les auteurs discutent l’intérêt de certains hypothèses de l’anthropologie clinique tels que la négativité et l’autonomie de la rationalité technique.

Le quatrième article, de Hélène Bouchet (chercheuse en éthologie, Université de Lyon/St-Etienne), Camile Coye et Alban Lemasson, « Le langage est-il le propre de l’homme ? Apports des études sur les primates non humains », présente un recensement minutieux des travaux éthologiques actuels montrant une continuité homme-primate en ce qui concerne le langage lorsque l’on décompose ce phénomène complexe en propriétés plus simples et indépendantes (le contrôle vocal moteur, la combinaison « syntaxique » simple, la plasticité vocale, et les règles conversationnelles). Il rappelle en même temps certaines limitations quantitatives et qualitatives à cette continuité (la flexibilité, le déplacement sémantique, la complexité de la combinatoire, la générativité et la récursivité).

L’article qui suit, de Patrice Gaborieau et Laurence Beaud (enseignants-chercheurs en sciences du langage, Université Rennes 2), intitulé « L’arbre qui cache la forêt. De l’origine du langage à la spécificité de l’humain », reconsidère la question de l’origine du langage. Les auteurs remontent de cette question (pourquoi le langage a-t-il émergé ?) à celle, essentielle, de la définition a priori du langage qu’elle implique, en dénouant, d’un côté, le problème du langage comme structuration de l’information et, de l’autre côté, celui du langage comme communication, ce dernier résultant d’une autre capacité humaine non autonomisée, la capacité sociale. Cela permet de faire retour sur les travaux concernant l’origine du langage, réinterprétés comme des récits et scénarios historiques propres à cette capacité sociale.

Umwelt et milieu

Le sixième article, de Camille Chamois (du Département de philosophie de l’Université Paris ouest Nanterre), « Les enjeux épistémologiques de la notion d’Umwelt chez Jakob von Uexküll », discute la destinée philosophique et anthropologique du concept éthologique de monde propre ou Umwelt. L’Umwelt n’est pas un environnement indifférencié auquel réagit mécaniquement l’individu, mais un produit co-constitué de l’organisme, une sélection dans l’environnement. Du fait que l’Umwelt est dépendant des sujets et donc pluriel, von Uexküll conclut que ces constitutions de mondes propres aboutissent à l’absence de monde commun. L’auteur discute cette thèse, en envisageant que les « signes » constitutifs de l’Umwelt sont de niveaux multiples (« niveaux sémiotiques ») et autorisent donc un partage (partiel) entre espèces.

L’article de Jean-Michel Le Bot (sociologue à l’Université Rennes 2), « Renouveler le regard sur les mondes animaux. De Jakob von Uexküll à Jean Gagnepain », rappelle également la différence entre environnement (ou entourage ; Umgebung) et milieu (monde propre, ambiant ; Umwelt), chaque espèce sélectionnant dans l’entourage les caractères qui correspondent à sa physiologie. Mais l’auteur discute, lui, le cognocentrisme de von Uexküll (sa théorie de la signification), qui tend à aplatir la question du milieu sur ses aspects perceptifs et cognitifs, négligeant les milieux moteur, proprioceptif et spatio-temporel, ainsi qu’affectif. L’auteur développe ainsi l’intérêt d’une méthode de déconstruction clinique telle que promue par Jean Gagnepain, qui permet de distinguer et d’identifier les fonctions mentales qui rendent compte de la diversité des mondes, tant chez l’animal que chez l’humain.

L’homme, un animal politique…

L’article de Michel Renault (de la Faculté des sciences économiques à l’Université Rennes 1), « Le marché est-il naturel ? Un essai sur les usages politiques, idéologiques et moraux du “marché biologique” dans le champ économique », propose une analyse critique de discours « scientifiques » (p.e. la « théorie du marché biologique ») présentant les comportements animaux comme l’équivalent « naturel » d’une pratique économique de marché. À partir d’exemples de nomadisme conceptuel entre économie et éthologie (p.e. les descriptions du « marché » de l’épouillage chez le singe, ou du nettoyage chez les poissons labres), l’auteur décèle, derrière l’affirmation d’une continuité objective entre homme et animal, une stratégie de légitimation d’une économie libérale, oscillant entre naturalisation de l’économie et économisation de la nature, où l’animal n’est pas considéré en lui-même mais comme prétexte idéologique et politique.

Enfin, l’article de Malo Morvan (doctorant en Sciences du langage à l’Université Paris 5), « Ensemble dans la sentience, seuls dans la sentence. Analyse des processus de différenciation/identification entre espèces humaine et non-humaines dans le discours antispéciste », propose une analyse du discours militant pour une égalité de considération entre homme et animal, notamment par l’arrêt de la consommation et de l’exploitation humaines des autres espèces — l’humain disposant, lui, d’une capacité à la culture et à la morale. L’auteur, dans le cadre de l’anthropologie clinique de Jean Gagnepain, dissocie la question logique de l’identité et de la différence entre espèces — les antispécistes ne niant pas la spécificité humaine —, de la question axiologique de l’obligation morale — le devoir de ne pas faire souffrir ou nuire aux intérêts —, et de la question sociale, plus centrale ici, d’une revendication d’identité — une égalité de considération.

Bibliographie


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Notes

[1Similarité et inclusion ne sont pas synonymes d’identité et d’unité, car elles impliquent une différence et une séparation.

[2Seront donc souvent comparés, par exemple, le primate humain et les primates non humains, phylogénétiquement proches.

[3Cf. p.e. Hauser, Chomsky et Fitch (2002), qui exposent ces trois types de positions à propos de la question du langage.

[4Cf. p.e. l’article du philosophe et historien des sciences Edouard Machery (2004) et sa discussion contre les tenants de ce qu’il appelle la « thèse de la singularité humaine ».

[5Cette thèse de la « feuille blanche », ainsi que la formule de José Ortega y Gasset, sont discutées par le psychologue Steven Pinker (2004).

[6Ainsi, p.e. selon le linguiste François Rastier (2006) : « Le culturel s’identifie ici à l’humain (…). Ainsi s’ouvre l’espace d’une réflexion sur la genèse des cultures, liée évidemment à la phylogenèse, mais échappant à des descriptions de type néo-darwinien. Tous ces processus [de diversification culturelle] poursuivent l’hominisation par l’humanisation, mais (…) s’autonomisent à l’égard du temps de l’espèce et conditionnent la formation du temps historique. »

[7“What makes humans different in kind from animals ?” au lieu de : “What makes human animals of a particular kind ?” (Ingold, 1994, p.19).

[8“Humanity, in short, ceases to mean (…) the animal species Homo sapiens, and become the state or condition of being human, one radically opposed to the condition of animality (…). The relation (…) is thus turned from the inclusive (a province within a kingdom) to the exclusive (one state of being rather than another)” (Ibid., p.19-20).

[9Cf. aussi Bouchet et al., ce numéro.

[10“My object […] is solely to shew that there is no fundamental difference between man and the higher mammals in their mental faculties“ (p.35). “There can be no doubt that the difference between the mind of the lowest man and that of the highest animal is immense […]. Nevertheless, the difference in mind between man and the higher animals, great as it is, certainly is one of degree and not of kind” (p.104-105).

[11La prétention est la suivante : « L’homme s’éleva, au cours de son évolution culturelle, au rôle de seigneur sur ses semblables de race animale. Mais, non content de cette prédominance, il se mit à creuser un abîme entre eux et lui-même. Il leur refusa la raison et s’octroya une âme immortelle, se targua d’une descendance divine qui lui permettait de déchirer tout lien de solidarité avec le monde animal » (Freud, 1917).

[12Nous soulignons. Cette humiliation biologique vient après l’humiliation physique (la terre n’est pas au centre de l’univers) et avant l’humiliation psychanalytique (« le moi n’est pas maître en sa propre maison »).

[13D’autres auteurs tels que Pinker et Jackendoff (2005) contestent par ailleurs que la récursivité soit la seule caractéristique linguistique propre au langage humain (cf. également la réponse de Fitch et al., 2005).

[14Cf. Povinelli (2000), Vonk et Povinelli (2006), ainsi que l’article déjà cité de Penn et al. (2008). Voir aussi l’article de Jarry et al., ce numéro.

[15La conscience (sensorialité et gnosie), la conduite (motricité et praxie), la condition (organisme et somasie), et le comportement (affectivité et boulie).

[16Sur le plan de la conscience, la gnosie configure la sensorialité en objet. Sur celui de la conduite, la praxie configure la motricité en trajet. Sur celui de la condition, la somasie configure l’organisme en sujet. Sur celui du comportement, la boulie configure l’affectivité en projet.

[17Le signe, ou logique, est une analyse de l’objet. L’outil, ou technique, est une analyse du trajet. La personne, ou ethnique, est une analyse du sujet. La norme, ou éthique, est une analyse du projet.

[18Par exemple, la désignation par le langage, dans ses caractéristiques manifestes, présente à la fois la structuration linguistique du signe (phonologique et sémiologique (grammaticale)) et la configuration gnosique (forme perceptive et contenu de sens). L’hypothèse est que ce mode de fonctionnement est analogue pour les autres modalités.

[19Cet objet entrant ultérieurement dans une sériation où il devient l’indice d’un autre objet qui devient le sens, sur le mode du symbole.

[20Publié ici en version française et dans sa version originale espagnole : “Humanización : una visión archeológica del proceso de hominización”.


Pour citer l'article

Clément de Guibert (responsable scientifique du numéro)« L’homme, quel animal ?! Présentation du numéro 21 », in Tétralogiques.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article39