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Florent Cadet

Psychologue à l’association ADGESTI, La-Chapelle-Saint-Aubin. f.cadet chez adgesti.fr

La rencontre d’une personne à tendance psychopathique : un citoyen amoral malgré lui

Résumé / Abstract

À partir d’une pratique professionnelle de psychologue, cet article propose de comprendre comment orienter l’accompagnement de monsieur S. grâce à l’hypothèse médiationniste d’une morale psychopathique qui le tire vers une permissivité subie. Cette hypothèse d’une démesure de l’autorité éthique ne filtrant plus les comportements n’en interroge pas moins ses effets observables dans la relation socioprofessionnelle. Il s’agit alors de saisir également quelques retombées sociopolitiques dans le domaine de l’intervention médico-sociale. Ce cas est donc analysé et accompagné en fonction de cette problématique, sachant que la compréhension théorique et l’accompagnement médico-social ne préexistent pas au modèle de pensée auquel on adhère.



En tant que psychologue j’ai eu l’occasion de recevoir dans mon bureau monsieur S., avec le souci principal de comprendre son fonctionnement psychique et d’orienter son accompagnement médico-social dans le cadre d’un partenariat avec la Maison Départementale des Personnes Handicapées de la Sarthe (MDPH). Mon intention, dans la relation avec lui, n’était donc pas thérapeutique : il ne s’agissait pas, dans la durée, d’alléger une souffrance, par ailleurs potentiellement présente, mais de proposer un recul explicatif concernant monsieur S. dans le secteur professionnel dit « médico-social ». Cette proposition peut choquer puisque, dans l’esprit des cliniciens actuels, il s’agit d’accompagner le sujet (au sens analytique [1]) dans sa singularité et non de consentir à une posture professionnelle aujourd’hui réduite, dans la doxa contemporaine, à une fonction d’évaluation dans laquelle « Évaluer tue », comme le titrait la revue lacanienne Le Nouvel Âne (n°10 en février 2010) à cause des dérives actuelles de l’évaluation. Dans notre approche, cette fonction de compréhension est évacuée par deux postures professionnelles contemporaines : d’abord, celle qui réduit le sujet à sa cognition — une posture dite cognitiviste — où la mesure par le test ignore la spécificité de l’humain et se contente d’écart mesurable par rapport à une manière d’être standard. Ensuite, celle qui, dupe de la praxis de l’humain, prétend évaluer l’autre sans admettre que l’explication formulée sur l’autre est dépendante du modèle théorique que chaque locuteur qui gît en nous est en mesure de s’approprier. Si méthode d’évaluation il y a, elle procède donc d’abord du fait de s’autoriser à proposer un recul explicatif prenant acte de la rupture saussurienne énonçant que c’est le point de vue qui fait l’objet. Mon intention n’était pas non plus psychanalytique : il ne s’agit pas d’une longue intervention clinique lacanienne partant de la faculté du sujet à produire du Signifiant, afin de nouer les énigmes du corps à un filet de Signifiants, l’aidant à inscrire symboliquement un réel énigmatique. Ce partenariat professionnel avec la MDPH s’appuie finalement sur la déconstruction médiationniste de la conscience, construisant une médiation au monde par les mots, et de la condition, construisant une médiation au monde par les autres. C’est donc d’abord une intervention professionnelle à visée explicative dont il s’agit ici, précisément dans le domaine du médico-social, et non d’une intervention se donnant une durée et une régularité thérapeutiques. Si l’accès à l’explication est spécifique à l’homme, et donc, comme j’ai aimé le découvrir par la théorie de la médiation, l’accès finalement à l’ambiguïté perpétuellement reconduite, il est alors sans doute plus pertinent de proposer un recul explicatif quand celui qui explique assume que l’explication proposée est nécessairement dépendante d’un accès au non-sens qu’il partage anthropologiquement avec celui qu’il prétend expliquer ! Je crois que cette simple généralité anthropologique suffit à nous distinguer des évaluateurs contemporains.
Dans la méthode médiationniste, nous sommes invités à ne pas confondre le lieu de l’explication nécessitant une construction conceptuelle cohérente à partir, en l’occurrence, du modèle théorique de Jean Gagnepain, et le lieu des contingences supposant, sur ce plan, une rencontre nouant et dénouant des altérités. Cette dissociation même amène la possibilité de proposer une intervention professionnelle qui, soit vise l’explication qui s’apparentera alors à un diagnostic orientant l’intervention et les compensations sociales, soit se saisit de l’explication comme d’une phase temporaire d’une intervention plus durable. Se dessine là une autre posture professionnelle pertinente dans le champ professionnel contemporain de « l’évaluation » mettant en cause le réductionnisme cognitiviste et prônant l’assomption d’une rationalité incorporée [2]. « L’évaluation », dans une approche médiationniste, ne peut donc se garantir d’aucun savoir positivable en dehors de celui qui le pose et qui se l’est approprié. Ce qui est difficile à admettre et qui poussent certains à chercher une prétendue objectivité par les chiffres posés, dans un réalisme naïf, en dehors d’eux-mêmes. Jacques Laisis le résume dans « Compte, conte et comte ou “l’homme de loi” » : « […] l’évaluation – à l’instar de toutes ! –- ne saurait, s’autorisant d’un prétendu positif du savoir, nier la singularité qui est sa condition même d’existence » (Laisis, 1987, p. 154).
Ce monsieur S. somatiquement assis en face de nous, n’est donc abordable explicativement qu’en fonction de l’idée que l’on se fait de l’homme en général. Il s’agit alors, puisque le point de vue ne précède pas l’objet, ainsi dé-chosifié, d’assigner ce que nous observons, ressentons et vivons à une démarche explicative rendue possible par l’autonomie de la logique, tout en n’étant pas dupe qu’on exclut par focalisation logique la démarche d’intervention thérapeutique [3]. En d’autres termes, nous prenons, dans un premier temps, monsieur S. exclusivement comme objet ayant un statut explicatif autonome [4]. Nous tentons alors d’expliciter son fonctionnement psychologique suite à la proposition de Jean Gagnepain d’appeler « psychologie » l’ensemble des sciences de l’humain regroupant les quatre acculturations spécifiques par lesquelles l’homme accède à la création, grâce à l’accès à un vide implicite rendant paradoxalement possible un réinvestissement créatif dans une réalité dès lors inconsciemment construite. « […] une psychologie que nous mettons globalement en cause et dont, conjointement avec la glossologie, l’ergologie et la sociologie, notre axiologie précisément fait partie [5] ». Dans un second temps, pour revenir vers notre champ médico-social d’intervention, issu plus précisément d’une convention signée entre la Maison Départementale des Personnes Handicapées et notre institution, nous repasserons d’une posture théorique à une posture de praticien, afin de tenter de réintroduire l’impact de l’explication formulée concernant monsieur S. dans la trame de son parcours médico-social singulier. Cette incursion d’un recul explicatif dans le parcours médico-social de monsieur S. n’est finalement qu’un usage de notre capacité à expliquer et à mettre en jeu notre responsabilité à l’occasion de la rencontre de monsieur S.
Lisant ce texte, écrit d’abord dans un souci d’intervention professionnelle et dans une tentative de faire jouer les implications sociales (et donc politique au sens de l’être ensemble) de l’amoralité psychopathique, le lecteur devrait se placer du point de vue de l’apport possible du modèle médiationniste dans une pratique professionnelle quotidienne, mais en prenant en compte deux critères de lecture : celui d’une intervention professionnelle nécessairement prise, comme trop souvent, dans un temps court, et celui d’un usage singulier des sciences du Langage et de la Culture.


1 La commande sociale


1.1 L’inquiétude de l’insertion professionnelle

Au moment où un jeune adulte se trouve sans solution professionnelle, alors que le travail est promu aujourd’hui comme une sorte de fin en soi [6], une demande de savoir, aujourd’hui sous forme d’évaluation, se fait pressante : évaluation, demande-t-on, de la capacité de tel ou tel sujet à occuper un travail, comme si l’accès à un travail, comme par ailleurs l’accès à un logement, fournissait, en quelque sorte, aux professionnels de l’insertion comme aux parents, la garantie qu’ils ont bien fait leur métier ! Notre manière de ne pas prendre cette demande pressante au pied de la lettre, est alors de décaler cette demande d’insertion socialement standardisée [7] en une contribution professionnelle qui, jouant de l’usage du même mot, fait glisser l’insertion standardisée vers l’insertion subjective, étant entendu qu’alors, la subjectivité désigne ce qu’il y a de plus spécifique à l’homme, à savoir son acculturation.
Lisons, d’abord, les premières indications dans la commande sociale, émises par son accompagnatrice de la Mission Locale.

« Bonjour,
Vous trouverez ci-joint la fiche de liaison concernant monsieur S. suivi par la Mission Locale. Ce jeune a effectué des stages peu concluants en entreprise ordinaire. Il était toujours très dispersé. Il ne tient pas en place très longtemps, il a des idées fixes et des difficultés d’apprentissage.
Ce jeune est arrivé en France à l’âge de 9 ans. Élevé dans un orphelinat en Roumanie, il a subi une carence affective et alimentaire pendant neuf années. Il était le souffre douleur de jeunes orphelins. Il a aujourd’hui avec ses parents adoptifs une relation très conflictuelle. Je souhaiterais qu’il puisse bénéficier « rapidement » d’une évaluation afin de nous aider sur une orientation professionnelle plus adaptée.
Merci de votre collaboration,
Cordialement,
T.V.
Conseillère Mission Locale
 »

Dans la doxa du champ de l’insertion, le milieu « ordinaire » de travail s’oppose au milieu « adapté ou protégé », ce qui peut arranger les professionnels de l’insertion intervenant de manière classique en classant, pour ne pas dire triant, les sujets en fonction de l’écart à une manière d’être standard, qui conduit à une supposée adéquation ou inadéquation du sujet au milieu « ordinaire » de travail ou au milieu « adapté » de travail. Ce qui, évidemment, dérange ou, au moins interroge, le psychologue, qui, s’il souscrit sans recul à ce regard standardisant opposant binairement milieu ordinaire/milieu adapté, entérine par la même occasion l’opposition sous-jacente du côté, cette fois, des personnes elles-mêmes : « sujets standards » adaptables au « milieu ordinaire » et « sujets non standards » en adéquation cette fois au « milieu adapté ou protégé » [8]. Cette manière de se laisser influencer par la doxa peut conduire le professionnel à prendre, par exemple, le rendement issu de l’économisme ambiant comme un critère suffisant pour exclure un sujet du « milieu ordinaire de travail » parce qu’il est considéré comme non rentable. Ce raccourci est bien souvent formulé par les sujets eux-mêmes qui, lorsqu’ils arrivent dans notre bureau, nous racontent ce qu’on leur dit : « On m’a dit que je suis trop lent pour travailler en milieu ordinaire, je viens passer des tests d’évaluation pour le milieu protégé ».
Dans le cas de monsieur S., ce n’est pas la lenteur comme indice d’une standardisation sociale masquant la réalité clinique de son trouble — et permettant de donner une réalité socialement partageable à une véritable difficulté psychologique — qui est mise en avant, mais une dispersion qui n’est pas à prendre au pied de la lettre — sous peine d’entériner cliniquement, par notre fonction même de psychologue, une déviance sociale — mais à considérer comme une manifestation de sa rationalité incorporée. D’un simple écart à une manière standardisée d’être socialement, nous passons, par notre fonction même de psychologue, à une assignation de la manifestation observée dans cet ordre de réalité complexe qu’est le spécifiquement humain. Ce pas de côté dans le domaine de l’insertion est rendu possible par le simple fait de tenir notre place professionnelle en s’inspirant de l’anthropologie clinique : l’anonymat fondant le métier, il est donc possible, là aussi, et cette fois au plan de la dialectique ethnico-politique d’investir notre place professionnelle en tentant de faire usage, comme nous l’avons déjà souligné plus haut, d’une certaine créativité. Ainsi, d’une place professionnelle orientée vers une certaine standardisation, nous tentons de préserver une place professionnelle construite où la différence de l’autre est anthropologiquement analysée, afin de réduire nos tendances trop humaines et trop souvent immédiates à comparer les sujets entre eux en fonction d’une manière d’être standard.
La dernière phrase de la commande sociale, « je souhaiterais qu’il puisse bénéficier “rapidement” d’une évaluation afin de nous aider sur une orientation professionnelle plus adaptée » contient en quelque sorte la réponse dans la question. Il s’agirait, par une sorte d’expertise psychique confirmant « sa dispersion », « ses difficultés d’apprentissage », « ses idées fixes » d’entériner rapidement une orientation professionnelle adaptée à ses symptômes. Deux obstacles épistémologiques sont à contourner pour accéder à une analyse anthropologique. D’abord, l’urgence de l’orientation professionnelle répond avant tout à une urgence commandée par l’angoisse des parents et par la relation conflictuelle entretenue avec eux. Il est peut-être plus pertinent que ces derniers puissent venir formuler leurs angoisses dans le bureau du praticien plutôt que d’attendre magiquement qu’un outil d’évaluation rende leur fils enfin conforme à un milieu professionnel. Ensuite, le mythe de l’adéquation d’un sujet humain à son milieu professionnel laisserait croire qu’une immédiateté naturelle entre monsieur S. et un environnement [9] dès lors adapté, solutionnerait l’inadaptation pourtant constitutive de l’homme, qui, par évidement culturel, s’abstrait de la nature et n’y revient jamais ! Notre méthode est donc d’accueillir ce qui fonde ou non cet accès discret au vide permettant ou non à monsieur S. de s’abstraire d’une immédiateté naturelle qu’on ne peut donc logiquement pas prôner entre un homme et son milieu [10].

1.2 L’inquiétude de la mère

« Son optique doit être le travail car il n’a pas de pathologie psychiatrique car je l’ai fait expertiser, alors il peut aller travailler. Il a déjà visité des endroits en milieu adapté, pour travailler, comme des CAT [Établissement et Services d’Aide par le Travail]. Dans un travail ordinaire, vous savez, il est dans la provocation, et il teste la limite, il la teste de différentes manières et il défie, il a des comportements de défi au travail. Mais lui, il ne s’en inquiète pas, vous voyez, lui, il n’est pas inquiet de cela. Mais à cause de ça, il a raté deux fois des essais en CFA (Centre de Formation des Apprentis), je pense qu’il n’y arrivera pas dans un travail normal, il a déjà raté deux fois. »

Cette séquence extraite des dires de la mère démontre que la mère cible le travail (mais en milieu adapté) pour son fils et qu’elle pose les comportements de défi comme un obstacle pour un travail ordinaire (deux tentatives ont échouées en CFA). De plus, l’absence d’inquiétude qu’elle suppose chez son fils la conduit à considérer qu’il paraît ne prendre aucun recul par rapport à des actes commis qui perturbent d’abord sa mère et ensuite les lieux de socialisation qu’il a fréquentés. En ce sens, ce qui gêne sa mère est précisément qu’elle s’inquiète qu’il ne s’inquiète pas : s’il s’en inquiétait, elle y verrait le signe d’une réflexivité qui mènerait — nous reprenons les mots de parents et de beaucoup de professionnels — à une prise de conscience… Dans l’imaginaire de beaucoup de professionnels de l’insertion comme de parents, le motif de consultation d’un psychologue est de « faire prendre conscience » à l’autre de ce qui fait « frein à son insertion », alors que l’inconscient freudien et l’implicite de Gagnepain consistent justement, pour l’un, à affirmer que nul n’est maître en sa propre demeure, pour l’autre, à s’opposer aux données immédiates de la conscience (Bergson). On mesure ainsi l’écart conséquent entre les attentes sociales dans le domaine dit « de l’insertion » et le référentiel cité ici [11] : il est pour nous acquis d’avance que ce qui s’observe dans le domaine de l’insertion professionnelle (« monsieur S. défie les autres ») n’est pas forcément un problème d’insertion professionnelle à lever (« un frein » dans le jargon quotidien de l’insertion) afin d’aboutir à une standardisation du sujet.
Il y a donc une complicité à saisir entre l’injonction de l’insertion qui, à prendre la commande sociale au pied de la lettre, souhaiterait qu’une fois « le frein à l’insertion » identifié, nous puissions « lever ce frein » et la demande maternelle qui, projetant sur monsieur S. le poids de son inquiétude qu’il ne travaille pas, se fait insistante pour qu’il travaille rapidement. Dans les deux cas, l’injonction de l’insertion et la demande maternelle, la visée est immédiatement posée en termes soit de standardisation, soit de placement professionnel rapide. Et la théorie de la médiation nous incite à réinjecter professionnellement dans ces deux sortes d’urgence de la kénose, afin justement, et c’est là à mon sens un apport majeur de cette théorie, de relativiser ces fausses évidences qu’au contraire on pourrait nous-même, à notre insu, véhiculer sans prise de recul (que nous opposons là à la prise de conscience !).

1.3 Le recul de monsieur S.

Non disposée à recueillir et analyser ce que son fils dit au-delà du territoire de ses inquiétudes – nous voyons au passage l’importance de la délégation du parent au professionnel – puisqu’elle tient auprès de lui une place de mère, nous proposons à monsieur S. de s’entretenir avec la part du professionnel en nous, en lui laissant une place de sujet de l’inconscient ou, pourrait-on dire avec Gagnepain, d’humain divisé par sa Culture. La rencontre ne précédant pas la place que nous occupons dans l’échange, nous nous efforçons de tenter de comprendre son analyse incorporée, c’est-à-dire le réinvestissement des réalités dans lesquelles il s’introduit, puis de saisir, ensuite, comment il peut se servir de nous en fonction de la place dans laquelle il nous installe dans le transfert.
Commençons par lire des séquences de ses dires, rapportées là en fonction d’un choix évidemment non innocent :
« Je n’écoute pas, je parle pour ne rien dire, j’arrête pas de parler. On me dit que je suis saoulant à l’école, moi je plaisante tout le temps. On me dit aussi que j’emmerde le patron, mais bon, dans mon dernier stage, j’ai pas accepté comment il m’a parlé, il m’a mal parlé. »
« Je sors de chez moi, je pars à pieds voir mes potes, mais une fois je me suis fait prendre, je suis sorti, mes parents le savaient pas. C’est comme ça, j’ai essayé, j’ai raté, je me suis fait prendre. C’est les flics qui m’ont ramené. »

« J’avais brûlé une poubelle et j’avais écrit sur les murs parce que j’avais pas eu le droit d’aller voir des amis, j’ai mis le feu à la poubelle. »
« J’ai voulu téléphoner à l’entrée dans vos bureaux mais y’a une dame qui m’a dit de sortir, je téléphonais à un ami. »
« J’ai des sursauts qui me viennent et donc j’écris ce qui me passe par la tête et pour écrire bien, il me faudrait un sens global mais y’a trop de choses à dire, je dis ce que je pense dans ma tête. »
« Je suis venu en tram, j’ai pas payé, le contrôleur m’a donné une amende mais il me trouvera pas, j’ai pas donné mon vrai nom. »

Le sens, ici pris strictement comme l’entendement logique, lui permet de construire des messages grammaticalement cohérents. La signification des formulations n’interpelle pas outre mesure le praticien puisqu’elles permettent à monsieur S. de désigner la chose à dire. Par exemple, monsieur S. explique sans se suspendre dans l’ambiguïté des mots et en s’appuyant sur la conjoncture que « on me dit que je suis saoulant à l’école  » en restreignant malgré lui la multiplicité des sens du mot « saoulant » qui, dans la phrase ici construite, évacue l’état d’ivresse qu’il vaut mieux éviter à l’école. Nous faisons donc le pari très rapidement que le filet implicite – la mise en signes – des mots lui permet d’accéder à une désignation compréhensible [12]. Autrement dit, lorsque nous assignons les messages construits au locuteur présent en monsieur S., il nous semble que son dire se structure sans que nous ne ressentions un écart faisant énigme entre ses dits et son monde à dire. Néanmoins, une certaine équivoque a retenu l’attention du praticien, dans, par exemple, deux séquences dites par monsieur S. : « j’ai des sursauts qui me viennent » ainsi que « il me faudrait un sens global mais y’a trop de choses à dire  » tant justement la généralité explicative qu’elles peuvent contenir nous a quelque peu dérouté puisque ces deux formulations peuvent se référer à des hypothèses multiples.
« Un sursaut » pourrait désigner un spasme de cause physiologique au niveau somatique. Cette énigme oriente certaines de nos questions à monsieur S. qui finissent finalement par éliminer une nature physiologique à ce qu’il pourrait désigner comme « des sursauts ». Face à ce que nous ne comprenons pas, nous tentons d’établir des liens (puisqu’un fait est une mise en liens) avec d’autres séquences dites : « il me faudrait un sens global mais y’a trop de choses à dire ». L’accès au « sens global » comme signification sémantiquement construite inconsciemment nous semble donc possible. Isoler la séquence « y’a trop de choses à dire » se pose dans l’esprit du praticien comme une hypothèse à approfondir induite par cette question : pourquoi ne peut-il pas s’empêcher de dire trop de choses ? À partir de cette hypothèse qui peut aussi se formuler ainsi : pourquoi ne se retient-il pas dans ses dires (axiolinguistique) et plus largement dans ses comportements (axiologie) ? le lecteur peut maintenant relire les séquences écrites ci-dessus et en inférer une cohérence explicative. À partir de là, mon inférence est contestable mais je vais m’efforcer de travailler aussi les autres cohérences explicatives pour ne pas entériner le cas et pour laisser encore ouvert le surgissement et la surprise non explicative de la rencontre, afin de laisser en jeu « le réel » dirait les lacaniens [13] ou « le rien » dirait Jacques Laisis [14].


2. Pourquoi pas une difficulté d’analyse DE l’Absence ?


2. 1 La contingence d’une rencontre

Plaçons-nous ici dans le registre de la contingence d’une rencontre où nécessairement j’y mets du mien. Monsieur S. me tutoie rapidement, ce qui m’étonne parce que ça ne semble pas lui poser de problème, je le laisse donc utiliser le « tu » pour échanger avec moi. Il me dit qu’il veut travailler en milieu ordinaire, ce qui n’est donc pas l’avis de sa mère. Il veut être plaquiste, à la condition de trouver un maître d’apprentissage. Son souhait me met mal à l’aise puisqu’il a déjà raté deux fois ses formations en Centre de Formation des Apprentis (CFA). Je l’interroge sur ses stages. Il me les raconte, « tout s’est bien passé sauf avec les patrons » : ce sont les relations avec les patrons qui font événement pour lui. Il n’est pas d’accord avec ses parents qui voulaient qu’il fasse menuiserie mais lui opte plutôt pour plaquiste parce que « c’est plus silencieux, y’a moins de machines et moins de sécurité ». Monsieur S. a en fait effectué de très nombreux stages : comme fleuriste, en tant que pépiniériste, dans le nettoyage, dans le domaine de la peinture. C’est la répétition de ce qui est considéré comme des échecs qui poussent son entourage à le convaincre d’aller vers le milieu protégé. Lui veut continuer son parcours en trouvant à nouveau un maître d’apprentissage dans le milieu dit ordinaire. La question de la répétition m’interpelle alors davantage que celle de l’orientation professionnelle dont nous avons déjà souligné le caractère urgent et immédiat [15]. N’y a-t-il pas une autre posture professionnelle, que celle immédiate et urgente du placement professionnel, à adopter auprès de monsieur S, inspirée par la récurrence et l’insistance de ce qui lui fait problème ? Disposé à rompre ainsi avec l’immédiateté ambiante, je peux recueillir, dans ses propos, la transcription axiolinguistique que j’ai soulignée dans mes notes : « mon problème, c’est que je n’écoute pas, je parle trop pour ne rien dire, on me dit que je suis saoulant  ». Effectivement, je ressens également que ce flot de paroles est envahissant : bien qu’il semble me saisir comme interlocuteur, la situation d’interlocution est particulière parce je dois souvent interrompre monsieur S. pour qu’un échange s’installe entre nous deux.
Et ce tutoiement qui s’installe, qui insiste dans l’échange, que je finis par décrire comme une « étrange familiarité » dans mes notes, m’interpelle. Est-ce donc une compensation ? Est-ce un excès de familiarité, qui ferait de moi d’emblée un ami, un pair avec qui l’alliance serait massive ? Cela à cause d’une analyse implicite qui pencherait excessivement vers le pair, faisant de moi un allié potentiel plutôt qu’un professionnel qui lui rend un service. Ce que je vis, dans la relation avec lui, comme une alliance excessive, est-ce la conséquence compensatoire d’un défaut de structuration paternelle ? Est-ce qu’une alliance massive avec le petit autre masque une acculturation paternelle problématique [16] ? Dans l’établissement du lien avec lui, il me tutoie à la manière d’un proche qu’il fréquenterait régulièrement alors même que nous n’avons, lui et moi, aucune appartenance commune. Un observateur extérieur pourrait tout à fait, à écouter la manière dont il s’adresse à moi, croire qu’une connivence est réelle. Néanmoins, cet observateur constaterait rapidement que cette alliance n’apparaît que chez un des deux interlocuteurs ! Cette hypothèse de l’éventuel défaut d’un « principe de délimitation d’unités sociales par séparation, [où] la personne [se] définit toute une série d’enceintes et de cercles d’appartenance qui peuvent se ranger de façon concentrique depuis le plus intime jusqu’au public » [17], qui se heurte à celle du registre axiologique, m’a orienté dans l’échange avec mon collègue moniteur technique d’atelier. Je lui ai demandé que monsieur S. puisse aller faire un stage dans son « atelier bois » de notre ESAT (Etablissement et Service d’Aide par le Travail), étant entendu que l’accord entre mon collègue et moi était « d’examiner le comportement social et technique » [18] de monsieur S. Social, pour la raison que je viens d’évoquer, et technique par le fait même que l’atelier consiste à fabriquer et assembler des palettes, mesurer, couper et plier des coins de mousses que l’on retrouve, par exemple, sur les coins des téléviseurs que l’on déballe, ainsi qu’à accomplir d’autres tâches de menuiserie en fonction des commandes en cours.

2. 2 Les relations avec monsieur S.

Voilà ce que je constate dans la relation avec monsieur S. :
Dans cette rencontre et ce qu’elle suppose de contingent, je ne me sens pas en dehors du sillon du dialogue : monsieur S. s’adresse à moi, me place comme interlocuteur dans l’échange, en me posant des questions auxquelles il suppose mes réponses sans que ma présence soit intrusive pour lui. Il me semble donc qu’une situation d’inter-locution est possible, mais très vite elle m’apparaît particulière : il me tutoie et me pose des questions déroutantes ; déroutantes dans la proximité relationnelle que je ressens parce qu’il m’attribue un pouvoir conséquent en m’interrogeant afin d’orienter ses comportements passés ou à venir. Il prend tellement en compte mon point de vue que la proximité relationnelle, un temps reliée à la possibilité d’une complicité excessive liée à une indistinction des positions relationnelles, me paraît être finalement la retombée d’une réglementation qu’il me demande, en somme, de poser pour lui, à travers par exemple ce genre de question : « je vous demande votre avis pour savoir, vous savez, par exemple, si ce n’est pas bizarre de prendre de l’argent dans le porte-monnaie de ma grand-mère, combien je peux lui prendre ? ».
Nous évacuons ainsi l’hypothèse d’une dilution de la frontière de position faisant de moi un partenaire à qui il confierait, par défaut d’analyse de la position paritaire, ses questions intimes. Donc, une difficulté « à établir les frontières séparant les différents degrés d’intimité et, par là même, à constituer les différents partenaires admis dans cette intimité [19] » ne serait pas la cause aboutissant à une confusion de la position sociale faisant de moi d’emblée un partenaire de son intimité.
Voilà ce que formule mon collègue qui l’encadre pendant quinze jours :
« Les travaux effectués : Monsieur S. travaille en binôme sur la fabrication de palettes (avec un cloueur), réalise des coins élastiques et fait du conditionnement. Il compte et coupe des mousses de protection.
Ses points forts : il comprend les consignes et parvient à les mettre en œuvre. Il a des capacités d’apprentissage.
Ses points faibles : il manque de rigueur, de contrôle sur ce qu’il fait : d’où des erreurs d’inattention. Il peut compter mais à des difficultés à écrire. Il présente des carences relationnelles.
Les observations générales du référent de l’atelier : il manque de valeurs morales et de règles sociales qui peuvent l’entraîner dans des conflits relationnels avec son entourage. Il a eu des retards répétés dans la première semaine. Il a su prendre note de mes remarques, et être à l’heure la seconde semaine. Il a besoin d’un encadrement l’amenant à comprendre les limites autorisées dans les relations avec autrui
 ».
Nous ne retiendrons ici, dans le cadre de notre question formulée « pourquoi pas un trouble de l’Absence » qu’une phrase tout à fait significative : « il manque de valeur morale et de règles sociales qui peuvent l’entraîner dans des conflits relationnels ». Loin d’aller de soi, cette remarque induit la question déterminante de la cause du trouble assignable soit au registre sociologique des relations, que nous sommes en train d’évacuer, soit au registre axiologique du vouloir, ainsi que celle des retentissements d’un plan de rationalité sur l’autre. Cette question faisant débat au sein de la communauté médiationniste, il est important de clarifier notre position : la promiscuité relationnelle ressentie par le praticien, d’abord prise pour un défaut de délimitation sociale paritaire a été ensuite considérée comme le retentissement d’un trouble axiologique. L’interférence des plans devient alors la condition logique de cette conception des choses : « il y a une clinique qui dépasse largement le langage, une clinique du ‘cens’, c’est-à-dire de la censure : il s’agit des troubles d’inhibition (les névroses) ou bien de dépendance (les psychopathies). Ces troubles, que les analystes ont envisagé d’une manière louable, sont, malgré les retombées du troisième plan, des troubles cliniquement autonomisables [20]. »
Le type de relation dans laquelle il m’installe induit une dépendance vis-à-vis de moi à travers les questions déroutantes qu’il me pose : il sollicite, par sa manière de m’interpeller, ma propre sensibilité axiologique à poser de la règle afin de s’interdire tel ou tel type de comportement. C’est donc monsieur S. qui, malgré lui, en projetant en moi une sorte de point aveugle, m’installe comme censeur potentiel ayant le pouvoir de faire interdire dans la relation ce qu’il ne s’interdit pas de lui-même, grâce à sa capacité éthique considérée par nous comme autonome – c’est-à-dire isolée des autres plans de la rationalité humaine. En l’occurrence, dans le cas de monsieur S., sa capacité éthique est tirée vers une permissivité qu’il subit, autant qu’il nous la fait subir, puisqu’il n’a pas directement prise sur ce point aveugle en lui-même, dans la mesure où ce qui fait trouble est d’emblée recouvert par les compensations que le praticien tente de décortiquer. Le pouvoir qu’il me confère n’est donc que la retombée dans la relation avec moi, d’un trouble qu’il s’agit d’isoler de la relation : l’excès de pouvoir projeté sur la personne du praticien est donc causé par la démesure de l’autorité éthique ne filtrant plus ses comportements. Tout paraît se valoir dans des comportements qu’il laisse le praticien soupeser pour lui, mais – et il s’agit donc de comprendre que monsieur S. prend un recul logique concernant l’énigme de cette permissivité – il nous questionne précisément sur tel ou tel type de comportement, lorsque le praticien laisse cette projection s’installer, sans saisir cette proximité relationnelle comme une nécessité de le ré-éduquer vers des comportements adéquats. En effet, « le psychopathe, ne trouvant plus les limites qu’il est incapable de se donner à lui-même, les cherche dans sa relation à l’autre, ou bien sur le mode de la provocation tant elles lui sont insoutenables en même temps que nécessaires, ou bien sur le mode d’une connivence qui se dote d’une forme de légalité [21]. » En conséquence, cette connivence étant comprise comme un effet secondaire, nous sommes conduit à évacuer la possibilité d’une difficulté d’analyse de l’Absence pour faire l’hypothèse, maintenant acquise dans l’orientation de ce cas, que nos ressentis dans la relation ne sont donc que des retombées du trouble psychopathique induisant une connivence excessive avec moi et des conflits dans d’autres contextes.

2. 3 Pouvoir et autorité

L’ambivalence du lien psychopathique à l’autre, suggérée dans « L’autonomie de l’éthique  » (Quentel et Duval, 2006), explique également une manifestation observable retranscrite par la professionnelle de la Mission Locale, et dont se plaignent avec force les parents de monsieur S. : des comportements de défi à répétition, résumé par la professionnelle de la Mission Locale dans cette phrase : « Il a aujourd’hui avec ses parents adoptifs une relation très conflictuelle », et par sa mère lors d’un entretien : « Dans un travail ordinaire, vous savez, il est dans la provocation, et il teste la limite, il la teste de différentes manières et il défie, il a des comportements de défi au travail ».
Grâce au stage effectué dans notre « atelier bois », monsieur S. se trouve dans une situation professionnelle d’user d’un certain pouvoir social : une zone de responsabilité lui est confiée, dans laquelle il effectue certaines activités afin de rendre un service à une entreprise qui passe une commande à notre ESAT. Par exemple, il contribue à l’assemblage de palettes en bois pour une entreprise partenaire. Est-ce donc l’attribution d’un pouvoir, pourrait-on me rétorquer, que d’assembler des palettes en bois ? Au sens structural, il s’agit de comprendre que monsieur S. entre ainsi dans la zone de responsabilité d’un service rendu pour autrui, puisque notre ESAT a passé contrat avec une entreprise afin d’assembler des palettes contre une rémunération financière. Ainsi, structuralement, se faire le dépositaire d’un service rendu pour autrui, quel que soit le type de charge dont conjoncturellement il s’agit, suppose d’être en capacité de composer, en Responsabilité, avec le pôle vide, l’Absence structurale, dont il s’agit de répondre en Personne ; c’est ce qui d’un point de vue explicatif général [22], fait problème au psychotique qui peut avoir besoin, par ce que Freud appelle une tentative de guérison spontanée, de peupler cette place vide par des personnages imaginaires absolus, qui prennent la Responsabilité de leur existence en tirant les ficelles de leur réalité.
Dans les pratiques professionnelles quotidiennes des encadrants techniques, cette explication de la psychose ne va évidemment pas de soi, au point qu’une discussion récente avec trois d’entre eux m’a fait lever un malentendu : là où je m’applique à démontrer qu’une structure clinique (névrose, psychose, psychopathie etc...) est importante à diagnostiquer pour orienter la pratique, eux y percevaient un étiquetage et une stigmatisation analogue à la réduction d’une personne invalide à son fauteuil roulant. Pourquoi ? Simplement parce qu’ils ne se soucient pas, dans leurs échanges et leurs métiers exercés au quotidien, du diagnostic posé par des psychologues. Toujours est-il que monsieur S. a donné du fil à retordre à mon collègue qui l’a accompagné et que de notre échange ressort un accord : monsieur S. est tout à fait prompt à « foutre le bordel » dans l’atelier, au point qu’il est vite considéré par ses collègues d’atelier comme un manipulateur.
En venant travailler à l’ESAT, il lui arrive de ne pas payer les transports en commun et considère qu’il lui suffit de payer l’amende dont il a écopé pour ne pas avoir de problème. Ses retards sont fréquents : d’une dizaine de minutes ou plus ; il prend son temps pour fumer sa cigarette bien que mon collègue lui ait demandé de venir à l’heure. Il ne s’inscrit pas toujours sur le tableau à l’entrée du bâtiment afin de prévoir le nombre de repas le midi. Il n’enfile pas toujours ses chaussures de sécurité bien que l’encadrant le lui rappelle fréquemment. Pendant les pauses, il met le volume au maximum pendant qu’il écoute la musique sur son téléphone portable, ce qui crée un vacarme qui tranche avec le calme habituel. Dans ses relations avec les autres, il parle dans un flot de paroles constant dans lequel des collègues de son atelier se laissent entraîner : ce qui nous conduit à penser qu’il « pousse des collègues à bout » (ce qui, assigné à un déterminisme, n’est donc pas pour moi de la manipulation volontaire). En quittant l’ESAT, il a subtilisé un logo Renault sur une voiture qui était garée dans le parking.
La distinction entre pouvoir et autorité, qui nous retient dans cette partie de la réflexion, est intéressante à approfondir à partir de l’exclamation que fait l’encadrant à son sujet : « c’est un manipulateur ! ». Cette constatation que l’on refuse de prendre pour une évidence afin de ne pas laisser croire qu’il manipule sciemment les autres est à interroger [23]. D’abord en évacuant de nouveau l’hypothèse précitée d’une confusion des positions dans lesquelles toute pudeur vis-à-vis de l’autre pourrait être mise à mal. Ainsi l’altération implicite du fait que « […] la personne définit toute une série d’enceintes et de cercles d’appartenance qui peuvent se ranger de façon concentrique depuis le plus intime jusqu’au public [24] » provoquant explicitement une certaine abolition des pudeurs vis-à-vis de l’autre et entraînant un vécu de manipulation ne nous paraît pas pertinente. Puisque le concept, comme un filet de chasse aux papillons, est censé, en une seule prise, ramener autant de papillons que possible, il apparaît que nombre de manifestations échappent à l’hypothèse sociologique d’un défaut d’appartenance sociale. Néanmoins, cette connivence qui se dote d’une forme de légalité, s’exemplifie ainsi : monsieur S. estime tout à fait devoir payer l’amende que le contrôleur lui a donnée dans le tramway. Il m’explique que, s’étant fait prendre par le contrôleur, il est tout à fait normal qu’il paie une amende. Questionné sur le regret qu’il pourrait éprouver face à un tel acte, il ne manifeste pas de jugement dévalorisant vis-à-vis de l’acte commis. Contrairement à ce que le praticien attend naïvement par sa propre sensibilité axiologique interposée, monsieur S. n’exprime pas de déception et, au regard de l’attente d’un certain repentir, s’analyse alors une sécheresse axiologique : il ne paraît pas faire entrer cet acte dans un règlement intérieur à lui-même, à partir duquel cet acte prendrait une valeur transgressive. Si se manifeste un non-ressentiment transgressif, ce n’est pas au regard du cadre légal dans lequel s’effectue cette amende – il approuve la sanction émanant de l’obligation qu’à un usager du tramway de se munir d’un ticket – c’est que ce comportement n’est pas rapporté à une réglementation intérieure à partir de laquelle ce comportement est assignable à une raison axiologique. En l’occurrence, il n’éprouve pas de remise en cause de lui-même ou de culpabilité apparente à l’égard de l’acte commis. Autrement dit, il analyse le pouvoir social légalement attribué au contrôleur qui le sanctionne mais il ne ressent pas l’autorité intérieure le conduisant à ne pas exprimer ce que le praticien s’attendait à recueillir : « c’est mal, ce que j’ai fait », tout en ayant une curieuse façon, presque docile, d’accepter la sanction. Jean Gagnepain l’explicite ainsi : « on peut trouver curieux d’entendre si fréquemment déclarer ‘accessibles à la sanction’, du seul fait qu’on les tient légalement responsables et qu’en général il s’y plient, ceux qui précisément sont les plus dépourvus du point de vue de la maîtrise de soi. S’étonnera-t-on qu’ils récidivent, si l’on se voit contraint de constater qu’à venger ceux qu’ils ont lésés, la peine, pour autant, ne saurait amender ceux qui, faute d’introjection ou plutôt de for intérieur, ne peuvent d’eux-mêmes s’avouer coupables [25] ? »
De manipulateur potentiel, monsieur S. devient d’abord un jeune homme souffrant d’une autorité morale désinvestie qu’il ne parvient pas à s’appliquer à lui-même : ce qui provoque un éparpillement sociologique, revendicatif ou de proximité, dans la mesure où, dans son rapport aux autres, il est en quête d’une règle à suivre qu’il ne s’impose pas à lui-même. L’autorité morale qui lui manque déstabilise les autres auprès de qui il la cherche : ce qui peut nous faire croire à une tentative de manipulation est en fait un appel à une limite qui dès lors convoque notre sensibilité axiologique. Si je consens à le suivre dans sa relativité des règles à poser, je peux me sentir alors manipulé puisque mon propre système de valeurs se trouve alors pris dans un relativisme déroutant. Certains de ses collègues d’atelier s’y sont fait prendre au point de s’autoriser à lui donner de l’argent sans garantie de remboursement… La séparation du registre de la règle nous conférant une autorité sur nous-même du registre de la négociation nous faisant échanger avec d’autres est donc centrale pour ne pas confondre les causes et les effets. « Il s’agit en effet de dégager le principe même du comportement moral de l’homme (ce que nous rapportons donc conceptuellement, dans le modèle de la médiation, à l’éthique) du registre de la sanction et de l’obligation, toutes deux entendues ici comme sociales [26] ».
Autrement dit, le pouvoir de manipulation de l’autre qu’on lui attribue, relu dans la perspective d’une retombée sur le plan sociologique d’une non-maîtrise de soi [27] est plutôt une spécificité avec laquelle il compose : il cherche dans la relation à l’autre un moyen de se cadrer lui-même alors qu’aucun pouvoir social, même un pouvoir institutionnel conséquent, ne peut prendre en charge moralement l’humain. La morale, en tant que précisément l’ensemble du domaine du permis s’autorisant de ce qu’implicitement elle contourne, ne se pose que dans la contradiction dialectique de l’éthique. Plus précisément, la morale n’existe pas sans le pendant éthique dans lequel elle se fonde, et inversement. Ce n’est que le rapport contradictoire entre l’éthique — ensemble clos d’interdictions implicites auto-engendrées — et la morale — autorisations comportementales habilitées quand même — qui donne une consistance relative à chacun des pôles de la dialectique. Et c’est précisément l’affadissement du contrepoint éthique, dans cet équilibre relatif que l’on nomme dialectique, qui crée une pente morale d’autorisations intérieures excessives non freinées par des interdictions à contourner. Ce censeur en nous, faisant accéder à une inhibition éthique principielle, grâce à laquelle s’entretiennent une retenue et un renoncement sains, permet une habilitation comportementale mesurée à l’aune d’une réglementation intérieure nous permettant de ne PAS TOUT vouloir dire-faire-être-désirer, s’avère donc faire difficulté au psychopathe : à l’inverse du névrosé, c’est donc à un désinhibé par principe auquel nous avons à faire : « on ira même jusqu’à dire que le ‘refoulement’ n’est sans doute pas autre chose et que, contrairement à l’idée que s’en font les imbéciles, il est d’autant moins question d’en guérir que ceux qui en sont dépourvus souffrent plus que ceux qu’il perturbe et qu’il n’est homme qu’à ce prix [28] ».
Cette désinhibition excessive, secrétée finalement par ce souci d’inhibition nécessaire faisant accéder à cette abnégation discrète qui nous fait homme, tient donc son fondement explicatif dans le registre médiationniste de l’éthique, c’est-à-dire dans le registre autonome dit éthico-moral que les névroses et psychopathies isolent de celui de la loi ; ce qui permet de titrer un livre connu dans la mouvance médiationniste « l’éthique hors la loi » [29]. Cependant, les retombées dans la sphère politique, au sens du vivre-ensemble, sont directement invoquées dans notre pratique professionnelle de psychologue puisque notre méthode propose de ne pas s’en tenir à la négativité du signifiant et du désir mais de l’étendre à une socialité autant préoccupée d’accès à la singularité que de sa nécessaire négociation avec l’autre, c’est-à-dire d’une mise en commun politique, même si c’est transitoirement, et même si c’est toujours à renégocier.
Prenant donc maintenant acte qu’il y a « lieu de distinguer ce qui relève de l’autorité, c’est-à-dire d’une capacité à s’imposer par la maîtrise de ses pulsions ou désirs, du pouvoir proprement dit, c’est-à-dire de l’efficience que confère un rôle déterminé dans le jeu social [30] », nous sommes conduits, par notre propre rôle professionnel et notre sensibilité médiationniste à ne pas nier mais à prendre en compte et à tenter d’inclure dans notre pratique professionnelle, les retombées de ce fonctionnement axiologique sur l’accès de ce jeune homme à un certain type de citoyenneté. Ce qui convoque une responsabilité au carré :

— la nôtre car la médiation est le seul modèle permettant à un psychologue convaincu de l’accès à la négativité formelle structurante de ne pas négliger le réel construit par la négativité socialisante,

— et sa responsabilité réinvestie car ce jeune homme est aux prises avec la possibilité même d’exercer une citoyenneté que le médico-social prend pour objet.


3. Le mode d’intervention sociale auprès de monsieur S.


3. 1 La scène sociale

Monsieur S. souhaite accéder à une citoyenneté en contractualisant auprès d’un maître d’apprentissage en tant que plaquiste, sans inclure, dans cet itinéraire social qu’il se donne, les conséquences probables de son fonctionnement axiologique. En conséquence, le jeu social qu’il vise s’avère périlleux dans la mesure où sa pente psychopathique innerve le rôle qu’il souhaiterait endosser. C’est précisément l’accès à un rôle dans le jeu social que nous déployons sous le terme de citoyenneté. Jouer s’avère alors faire référence à une scène sociale, où l’habit fait le moine, puisque les jeux de rôles sociaux supposent toujours une théâtralité où les multiples masques que l’on emprunte enterrent définitivement la consistance de l’être. Considérer l’accès à la citoyenneté non pas comme « un projet » où « s’épanouira » « un soi enfin réalisé » [31] mais comme un accès à une hypocrisie anthropologiquement attestée par l’irréductibilité du rôle à la scène qui socialement se joue, est rendu possible par la dialectique de la personne dans la théorie de la médiation. Gagnepain nous expulse de cette fausse évidence « qu’un projet » mènerait à cette « réalisation de soi » en nous indiquant que « le rôle que l’on joue est rarement celui que l’on vit ; que la comédie humaine, en un mot, confère aux relations elles-mêmes arbitraires de ses personnages comme un parfum d’hypocrisie. Ce n’est plus, au sens strict, de fantasme, mais plutôt de fantôme qu’il s’agit [32] ».
Dans notre manière d’intervenir auprès de monsieur S., nous avons déjà abordé la façon dont il semble se servir de nous dans le dialogue : afin d’adoucir sa pente d’autorisations excessives, il nous questionne par exemple sur la quantité d’argent qu’il peut voler à sa grand-mère. D’un point de vue psychanalytique, orienté par mon expérience d’analysant, viser la subjectivation, c’est-à-dire la part de responsabilité subjective — à sa manière, avec son style — qu’il peut prendre dans cette pente perpétuelle de permissivité, me paraît être ce qui permet de ne pas réduire son parcours à une standardisation sociale. Cette visée subjectivante se pose en moi comme une alternative à une attente sociale, voire médico-sociale, de conformisation de l’autre. « J’entends bien que le conformisme règle pratiquement la vie du plus grand nombre, prévient Jean Gagnepain. Il s’agit de rendre à chacun, autant qu’il se peut, l’autorité d’un jugement de norme et non plus, selon la formule habituellement employée, de valeur, fût-elle valeur partagée [33] ». Les motifs déterminant le choix de mon métier sont aussi en jeu ici : cela me conduit à être attentif à la subjectivation, comme la part même infime, que peut personnaliser monsieur S. dans le rapport à ce qui le trouble [34]. Nous voilà conduit à l’ambiguïté même du terme de subjectivation, dont nous ne pouvons ignorer l’assignation sociologique par le fait même d’intervenir dans le domaine professionnel du médico-social, et en faisant le pari que l’acculturation sociologique d’un rôle peut retentir sur ce qui le trouble, à savoir sa permissivité axiologique. Autrement dit, l’accès à la scène sociale éventuellement rendue possible par le médico-social, n’est qu’une occasion pour accompagner l’expression symptomatique DANS le social, de comportements dont la causalité relève de l’Autre désir.

3. 2 Dans le médico-social

Le fait d’exercer comme psychologue DANS le médico-social et de se référer à une théorisation déverbalisant la spécificité humaine induit qu’une subjectivation peut se viser aussi bien par la mise en mots (le Signe), que par la prise en main (l’Outil), le jeu de rôle (l’Absence) ou le manque réinvesti (l’Abstinence).
Sauf à réduire l’humain au Signe et au Désir, nous voilà nécessairement conduit à préciser notre champ d’intervention sociologique dans la mesure où, étant nous-même dans et par le déterminisme de la Personne politiquement déterminé, nous ne pouvons – sauf à entretenir un réductionnisme – nier que le découpage professionnel de notre domaine d’intervention oriente ce qui délimite nos responsabilités aux uns et aux autres.
Ainsi, du point de vue socio-logique, un psychologue dans le médico-social se pose aussi ce genre de question : par quel mode d’intervention médico-sociale peut-il donc cheminer dans son itinéraire subjectivant (acculturant pourrait-on dire) ? Cette question n’est entendable qu’à la condition de ne pas réduire la spécificité humaine au Signifiant lacanien mais à la transposer, par analogie, au Fabriquant, à l’Instituant et au Réglementant gagnepanien : il s’agit de suivre les aphasiques et les psychotiques nous enseignant qu’il convient de déconstruire le parlêtre en, en l’occurrence, une glosso-logie et une socio-logie, dans lesquelles l’inconscient freudien reste déterminant.
Autrement dit encore, comment monsieur S. peut-il se saisir du médico-social afin de tenter de sortir de l’impasse citoyenne dans laquelle il est conduit par ce qui le trouble axiologiquement ?
Répondre à cette question nécessite d’abord de prendre un recul médiationniste sur les particularités du médico-social – l’invasion administrative et le handicap pris comme un état nécessairement déficitaire- tels que je les saisis à travers ma pratique dans l’institution où je suis salarié.
Nous accueillons monsieur S. dans le domaine professionnel du « médico-social » avec la spécificité institutionnelle d’accompagner des personnes en souffrance psychique dans l’investissement de rôles sociaux. Depuis la loi 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées, nous sommes amenés à nous saisir de l’existence légale de la notion dite de « handicap psychique ». « Art. L. 114. - Constitue un handicap, au sens de la présente loi, toute limitation d’activité ou restriction de participation à la vie en société subie dans son environnement par une personne en raison d’une altération substantielle, durable ou définitive d’une ou plusieurs fonctions physiques, sensorielles, mentales, cognitives ou psychiques, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant. » Le handicap psychique et la citoyenneté sont des termes en circulation dans le domaine du médico-social dont il s’agit de se servir professionnellement avec distanciation. Ce sont d’abord des catégories légales dont l’usage social, pris dans les dérives bureaucratiques actuelles [35], se réduit trop souvent à un classement administratif dont il s’agit de se dégager. Ce sont des catégories dont Jacques Laisis rappelle qu’elles sont « […] juridiquement construites parce que ça engage la responsabilité des praticiens. C’est une nosographie de gestion. Elle a aussi son genre de pertinence à condition de ne pas se tromper de pertinence. Elle est scientifiquement insoutenable mais administrativement apparemment nécessaire. C’est comme la langue, scientifiquement inexistante mais socialement entretenue [36] ». L’enjeu alors pour le psychologue, qui engage sa responsabilité auprès d’institutions partenaires en se positionnant en faveur ou contre tels ou tels types d’aides médico-sociales, est d’être en mesure de rendre cette nosographie de gestion cohérente en fonction de ce qui trouble et anime le sujet [37].
Ainsi, assigner le handicap à sa juste place, c’est-à-dire à une catégorie socio-administrative, revient à ouvrir dans sa pratique l’usage de cette nosographie de gestion en faveur du sujet. Prenons par exemple cette notion de handicap que Mariana Otero reprend, à l’occasion de la sortie de son documentaire À ciel ouvert, afin d’expliquer comment l’institution « Le Courtil » s’inscrit contre le handicap : « Vous m’avez dit que pour vous ces enfants, ce n’est pas des handicapés, c’était des êtres avec une structure singulière et que vous essayez au cas par cas de comprendre chacun des enfants, leur logique, leur rapport au monde, que pour vous ces enfants, c’étaient des énigmes et que votre travail c’était justement de comprendre et d’accompagner de façon à ce que chacun trouve la solution qui lui permettra après de vivre mieux dans le monde [38]. » Cette subjectivation peut s’appuyer sur des aides médico-sociales pouvant servir à Monsieur S. pour tenter de vivre plus apaisé dans son monde socio-historique.

3.3 Orientations médico-sociales de la condition sociale de monsieur S.

L’émergence à l’Absence de la Personne, que la théorie de la médiation renvoie à un déterminisme spécifiquement humain et que la psychanalyse ramène à des contingences indéterminées, implique professionnellement de considérer que LES réinvestissements politiques, aussi hasardeux et infiniment possibles soient-ils, sont pourtant structuralement supportés par l’accès à l’Absence qui, même considérée comme un déterminisme, n’empêche pas pour autant la variété infinie de ses réinvestissements : ce que la psychanalyse assigne à une contingence sans loi, la théorie de la médiation le comprend comme des contingences politiques rendues possibles par l’accès au RIEN sociologique. Comment alors accompagner monsieur S. dans la conjoncture du médico-social en se servant de l’attribution administrative d’aides et de compensations destinées à faciliter son inscription socio-historique ?
Ainsi, s’orienter de l’existence administrative du « handicap psychique » pour monsieur S. revient à s’appesantir sur les retombées dans la citoyenneté de ce qui le trouble selon la lecture axiologique faite de sa relation avec nous et de son stage dans notre ESAT (cf. plus haut). Loin donc de subir l’existence légale du « handicap psychique » dans le domaine du médico-social qui ne s’oppose dès lors plus à l’existence psychanalytique de la « subjectivation » dans le domaine des cures analytiques, nous proposons de nous en servir puisque cette catégorie administrative ouvre tout un pan d’aides médico-sociales dont la Maison Départementale des Personnes Handicapées (MDPH) est la plate-forme de décision.
En définitive, dans le domaine médico-social, nous sommes amenés à tenter de faciliter l’accès à un rôle social supportable pour monsieur S. en :
comprenant sa différence liée à ce qui le trouble axiologiquement et en en rendant compte auprès de la MDPH ;
conseillant la MDPH qui lui proposera des aides médico-sociales pour que l’accès à sa citoyenneté soit facilité ;
proposant à la MDPH une orientation vers notre ESAT mais en indiquant certaines réserves liées à ce que l’on a compris du fonctionnement de monsieur S ;
continuant à solliciter sa part de responsabilité dans sa pente psychopathique dans la relation avec un psychologue qui en a le désir, afin de l’aider à aménager cette tendance.
En somme, bien que ce soit « d’évaluation » qu’il s’agit dans la commande sociale de départ, ce n’en est plus une dans l’esprit de ceux qui sortent de l’illusion du point fixe sur lequel nombre de bilans ou d’évaluations s’adossent en prétendant tester/évaluer/orienter sans le sujet lui-même. « L’on nous dira que la seule manière d’être tranquille est d’avoir un point fixe : eh bien, il faut en faire le deuil. Certains se résignent à ce deuil : ce sont les sceptiques. D’autres ne s’y résignent pas et cherchent par la foi, non pas un point fixe, mais à rendre hommage à l’Autre, comme dit Lacan, de leur avoir permis d’accéder à son vide [39].  » Croire en l’existence d’un bilan ou d’une évaluation qui pourrait décider définitivement de la vie sociale du sujet serait souscrire en définitive à une « confiscation de l’être  » selon la formule de Jacques Laisis [40]. « L’évaluation » dont s’entiche tant notre époque n’est-elle pas l’envers du mouvement dialectique incessant qui, trop angoissant, est finalement nié par une quête incessante d’un point fixe dont ceux qui sont en posture professionnelle d’évaluer sont investis ?


Quelques mots pour conclure. L’analyse d’un cas ne préexiste pas à qui l’on est, c’est-à-dire à l’appropriation toujours en cours de catégories conceptuelles et d’un itinéraire social qui nous personnalise. Monsieur S. est-il vraiment psychopathe ? On ne répond finalement pas à cette question de manière positiviste car la psychopathie que nous faisons ici exister n’est pas un « en soi » qui nous donnerait un point fixe que nous venons de récuser. Nous n’avons d’ailleurs pas approfondi la piste de la différence entre la carence et la détérioration dans la psychopathie. Mais, comme nous avons l’habitude de nous orienter des diagnostics de névrose et de psychose, il s’agissait de faire saisir que l’explication théorique de la psychopathie est fructueuse dans l’abord créatif d’une pratique professionnelle dans le champ du médico-social en faveur de l’itinéraire social de Monsieur S. Faire saisir également cette mise en questions de la doxa utilisée comme si elle était évidente (évaluer l’autre, l’insérer, reconnaître son handicap psychique etc.) et le recul théorique que permet le modèle de Jean Gagnepain soutient le désir de partager cet écrit.
Enfin, nous n’avons pas approfondi la question de son histoire : monsieur S. a été adopté tardivement par ses parents français. L’hypothèse d’une phase d’imprégnation difficile à reconstruire et à assumer en tant que Personne n’a pas été traitée. En originant ce cas à partir de cette hypothèse, nous l’aurions saisi différemment. C’est bien encore l’effet de la rationalité incorporée en nous : le cas de monsieur S. ne préexiste pas à la manière dont nous le posons et à la façon dont ce qui le trouble nous résiste.

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Notes

[1L’utilisation, dans ce texte, du mot sujet est volontaire puisqu’il me permet de poser d’emblée que celui que j’accueille professionnellement est sujet de l’inconscient, ce qui, dans la communauté professionnelle des psychologues, me rapproche de ceux pour qui l’inconscient compte.

[2La praxis, précisément au sens du Vouloir dire, tome 2, où l’on apprend que la prise en compte de la rationalité incorporée — ce qui finalement subjective l’homme — mène, paradoxalement, à plus d’objectivité : « […] peut-être la nécessité de souligner l’abus précisément d’un logicisme condamnant sur ce plan, comme d’ailleurs sur chacun des trois autres, le théoricien des sciences humaines à une sorte de narcissisme par négligence d’une praxis dont la prise en compte, en revanche, lui tient, épistémologiquement, lieu d’objectivité (p. 211) » (souligné par moi). Cette négligence de la praxis, inhérente finalement à son fonctionnement même, puisqu’elle est implicite, conduit à une réduction de celui qu’on essaie d’expliquer à une chose, alors que la prise en compte de sa praxis autorise à en faire un objet d’explication qui n’est plus chosifié, puisque non réduit à un observable immédiatement saisissable.

[3Notre explication peut très bien aboutir à une proposition d’ordre thérapeutique. Mais, comme le rappelait Jean Gagnepain, un pari de l’anthropologie clinique est qu’une explication plus juste facilitera sans doute l’intervention thérapeutique. Un temps pour comprendre, un temps pour intervenir : dans le champ professionnel du médico-social, il est important de défendre ce temps pour comprendre afin de tempérer l’urgence d’agir.

[4Le prendre comme objet d’explication, c’est-à-dire analysable à partir de catégories conceptuelles logiques (la jouissance, le désir, le réel, etc.) est déjà finalement ce que fait tout psychologue, mais pas dans le même temps : un temps pour l’écoute clinique du sujet, un temps pour les hypothèses théoriques.

[5GAGNEPAIN J., 1991, Du Vouloir Dire, tome 2, p. 235.

[6Nous sommes pris actuellement dans une « […] promotion brutale et quasi absolue d’une sorte d’en-soi du travail ». écrivait déjà Gagnepain (Ibid., p. 240).

[7CADET F., 2014, « Psychologue dans le domaine de l’insertion. Une approche épistémologique », Le Journal des Psychologues, 316, pp. 60-65.

[8Cf. un cours de Jacques-Alain Miller intitulé « Une théologie du normal » qui nous permet de critiquer cette prétendue adéquation d’un sujet à son environnement : « La croyance psychologique en l’adaequatio [adéquation en latin] reste théologique en son fond, signale Lacan, et il ne faut pas moins qu’un Dieu pour faire s’accorder l’organisme et l’environnement. » http://www.causefreudienne.net/une-theologie-du-normal/

[9Il n’y a pas de correspondance entre l’environnement corporel de l’homme et le réseau social auquel il accède par abstraction : ce n’est pas évident à concevoir mais un « réseau professionnel » est chaque fois réinventé par celui qui se l’approprie. « Au troisième plan, dit Gagnepain, nous sommes capables de dépasser ce qu’on appelle le sujet, c’est-à-dire non seulement le corps mais aussi tout l’environnement corporel — car quand on se construit un intérieur, on pose simultanément un extérieur. C’est cette frontière gestaltique que nous dépassons en émergeant à la personne, à la capacité de créer l’environnement social qui n’est jamais réductible à l’environnement corporel. » (Gagnepain J., 1994, p. 246)

[10J’accentue la rupture qu’inaugure l’accès au vide dont dépend la possibilité même de poser une réalité afin, justement, de contrer la continuité trop souvent mise en avant entre l’homme et son milieu. Néanmoins, d’un point de vue sociologique, l’aspiration à participer à la citoyenneté d’un milieu social reste à traiter, mais d’abord en prenant acte de cette discontinuité, que l’on nomme seuil anthropologique à partir duquel l’homme se donne une réalité.

[11Ce sentiment d’inconfort professionnel, lié à l’écart entre la complexité implicite de l’humain et les demandes immédiates de gestion économique des marginaux dans le domaine de l’insertion, me pousse très certainement à écrire cet article. Mais ce domaine reste passionnant en ce qu’il nous permet de rencontrer, de tenter de comprendre et d’accompagner, bon nombre de personnes socialement au RSA, ou SDF, ou percevant l’AAH, ou dits « marginaux » qui, comme me le soulignait récemment une collègue psychologue, ne consultent ni les psychologues en CMP, ni en libéral, ni les psychanalystes, puisqu’ils sont orientés vers nous par le Conseil Général, la MDPH, la Mission Locale, la DDCS etc.

[12URIEN J.-Y., 1991, « Le langage en plan(s) », Anthropo-logiques, 3, pp. 11-37.

[13Jacques-Alain Miller dit : « En psychanalyse, il n’y a pas de savoir [scientifique] dans le réel. Le savoir est une élucubration sur le réel, un réel dépourvu de tout supposé savoir », en avril 2012 en préparation au congrès de l’Association Mondiale de Psychanalyse (AMP) qui s’est tenu en avril 2014 ; que l’on peut lire dans Lacan Quotidien n° 216, p. 5 et suivantes sur www.lacanquotidien.fr. Ce que nous pourrions traduire mot à mot par : Au plan de la Personne, il n’y a pas de logique scientifique dans l’Absence. La logique scientifique est une élucubration sur l’Absence, une Absence dépourvue de tout supposé savoir scientifique. En ce sens, le réel de la psychanalyse nous rappelle que chacun bricole, au plan de la Personne, comme il peut avec l’Absence et que, s’agissant de cette Absence en psychanalyse, la logique scientifique n’est pas concernée. Mais les lacaniens ne considèrent pas ce roc de l’Absence comme une loi puisqu’une loi pour eux est nécessairement explicative. Miller poursuit (Lacan Quotidien n°216) : « Mais, ensuite, une autre dimension est apparue avec la langue car, s’il y a les lois du langage, il n’y a pas de lois de la dispersion et de la diversité des langues. Chaque langue est forgée par la contingence et le hasard. »

[14« [La théorie de la médiation] n’est qu’un certain état historique du savoir, un certain savoir de la contradiction que la réalité oppose jusqu’ici à la doxa. Derrière elle, si difficile que cela semble à soutenir, il n’y a RIEN. Mais être en langue suppose d’émerger à ce rien qu’introduit l’absence de la Personne [...] » écrit-il dans « Compte, conte et comte ou “l’homme de Loi” » (Op. cit.).

[15NASIO J.-D., 2012, L’inconscient, c’est la répétition !

[16Gagnepain J., 1994, Pour une linguistique clinique.

[17LE BOT J.-M, 2010, Le lien social et la personne, Pour une sociologie clinique, p. 107.

[18« Examiner un comportement » pourrait laisser croire qu’une orientation comportementaliste nous guide afin d’examiner des comportements pour mieux les rectifier. Il n’en est rien de notre côté mais, et il faut honnêtement le souligner, il est dans l’air du temps que notre analyse clinique soit récupérée par des institutions partenaires qui confondent, à leur insu, comparaisons sociales au regard d’une standardisation et fonctionnements dialectiques supposant l’inconscient. Autrement dit, nos analyses faites avec un souci de dialectisation sont parfois prises par les institutions comme un simple « rapport de comportement ». La question devient alors : comment faire parler une analyse dialectique à un interlocuteur qui n’a jamais fait sauter, en lui-même, le bouchon du réalisme ambiant ?

[19DARTIGUENAVE J.-Y., LE BOT J.-M., GARNIER J.-F., 2012, « Repenser le lien social ? De Georg Simmel à Jean Gagnepain et à la sociologie clinique », p. 6.

[20GAGNEPAIN J., 1994, Leçons d’introduction à la théorie de la médiation. La dépendance relationnelle qu’il injecte à son interlocuteur s’avère proportionnelle à l’autorité qu’il ne se confère pas à lui-même : le pouvoir que j’ai ressenti n’est donc qu’un effet secondaire.

[21QUENTEL J.-C., DUVAL A., 2006, « L’autonomie de l’éthique », Le Débat n° 140, p. 122.

[22Je tiens à préciser que ce repérage théorique est d’ordre explicatif, car dans les singularités des rencontres professionnelles avec des personnes dites psychotiques, ces généralités ne suffisent pas à orienter l’intervention professionnelle. Pour se faire une idée du tact qu’un psychanalyste met en place dans la relation avec un sujet dit psychotique, il est possible de lire Le psychotique et le psychanalyste de Jacques Borie, un ouvrage de théorie lacanienne, qui prend une valeur toute particulière dans la mesure où il s’incarne dans une pratique professionnelle singulière.

[23Dans le dialogue interprofessionnel, nous sommes donc dans deux mondes différents : notre postulat est celui du structuralisme réinvesti alors que pour beaucoup il s’agit d’un manque de volonté, d’une fainéantise ou d’un calcul conscient qui orientent les actes des personnes rencontrées dans le champ de l’insertion.

[24LE BOT J.-M, 2010, Le lien social et la personne, Pour une sociologie clinique, p. 107.

[25GAGNEPAIN J., 1991, Du Vouloir Dire, tome 2, p. 233.

[26QUENTEL J.-C., DUVAL A., 2006, « L’autonomie de l’éthique », Le Débat, n° 140, p. 118.

[27Il faut distinguer la maîtrise de soi, du désir proprement dit, ce que s’emploie à faire Marie-Christine Bernard à la page 135 de son ouvrage titré La liberté en actes ou comment éclairer sa conscience : « Rappelons qu’une telle réflexion [sur la liberté] en vue d’un discernement, aussi sérieuse et méthodique qu’elle soit, n’équivaut pas à une maîtrise, ni du présent, ni de l’avenir. Elle est seulement le moyen pour se guider au mieux, librement, dans ce que nous ne maîtrisons pas. » Cette remarque est essentielle pour ne pas réduire le désir à une capacité à se maîtriser, qui, de plus, ferait l’impasse sur le manque structural inaugurant le désir.

[28GAGNEPAIN J., 1991, Du Vouloir Dire, tome 2, p. 204.

[29LE POUPON-PIRARD J., METTENS P., NSHIMIRIMANA L., 1997, L’éthique hors la loi, Questions pour la psychanalyse.

[30DARTIGUENAVE J.-Y., 2010, Pour une sociologie du travail social, p. 61.

[31Dans le champ de l’insertion et du travail social, le mythe de réalisation de soi dans lequel « l’usager » pourrait s’épanouir grâce à « SON PROJET » est certainement un des bouchons du réalisme ambiant les plus difficiles à faire sauter. Pourtant, dépasser l’illusion consistant à croire que l’on va mener l’usager au bout de « SON PROJET » permet de faire du vide afin d’éclairer ce qui le fait homme actuellement.

[32GAGNEPAIN J., 1991, Du Vouloir Dire, tome 2.

[33Ibid., p. 269.

[34Plutôt que de dire UN trouble, je préfère dire « à ce qui le trouble », afin de ne pas laisser croire qu’une visée médicalisante permettrait à UNE psychopathie, qui n’est pas SA psychopathie, d’être soignée comme UNE grippe.

[35GORI R., 2013, La fabrique des imposteurs, Mayenne.

[36Jacques Laisis, intervention à la Sorbonne en 2004.

[37Par exemple : AAH : Allocation Adulte Handicap, RQTH : Reconnaissance de la Qualité de travailleur Handicapé, etc... sont à inclure dans ce que le sujet va personnellement en faire afin d’aller au-delà d’un simple classement administratif dont pourtant les institutions paraissent parfois se satisfaire.

[39GAGNEPAIN J., 1994, Leçons d’introduction à la théorie de la médiation, p. 294.

[40Ainsi le deuil du point fixe s’ouvre sur la contradiction dialectique. Lacan rappelle que « La chose qu’on oublie c’est que le propre du comportement humain, c’est la mouvance dialectique des actions, des désirs et des valeurs, qui les fait non seulement changer à tout instant, mais d’une façon continue, mais même passer à des valeurs strictement opposées en fonction d’un détour du dialogue », à la page 32 du séminaire III sur les psychoses.


Pour citer l'article

Florent Cadet« La rencontre d’une personne à tendance psychopathique : un citoyen amoral malgré lui », in Tétralogiques, N°20, Politique et morale.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article3