La rédaction

Présentation du numéro


Jacques Laisis a été durant toute sa carrière une des personnalités les plus marquantes de cette anthropologie clinique appelée théorie de la médiation, qu’il a activement contribué à développer par ses travaux. Quiconque a eu l’occasion de l’entendre ou le lire en a conservé le souvenir d’une pensée extrêmement incisive, et beaucoup ont vu leur parcours durablement infléchi par la rencontre avec un enseignant doué d’indéniables qualités oratoires et animé d’une grande conviction.

Jacques Laisis enseignait à l’Université Rennes 2, où il a effectué toute sa carrière, comme Assistant dès 1972, Maître-Assistant en 1976, puis Professeur des Universités à partir de 1992, au sein de ce qui était l’UFR des Sciences du langage et du laboratoire LIRL [1]. Retraité depuis 2011, il est décédé à Rennes le 26 février 2023, à l’âge de 76 ans.

Un an après sa disparition, nous souhaitons, en tant que collègues et amis, lui rendre hommage en publiant ce numéro de Tétralogiques qui met à la disposition du public quelques fragments significatifs de sa réflexion épistémologique. Beaucoup de ces textes sont inédits et permettent de voir à l’œuvre une pensée en mouvement, dont la vigueur et la verve ne sont pas sans faire écho au « gai savoir » nietzschéen, qui inspirait Jacques Laisis quoiqu’il cite finalement peu Nietzsche.

Jacques fut l’un des tout premiers à suivre l’entreprise originale de Jean Gagnepain (1923-2006), linguiste et épistémologue rennais qui a élaboré depuis sa rencontre avec le neurologue Olivier Sabouraud (1924-2006) au début des années 1960 la théorie, ou méthode, de la médiation. Creusant la clinique des pathologies neurologiques, Jean Gagnepain en a retiré l’idée méthodologique fondamentale que là se trouve le véritable critère expérimental permettant aux sciences de l’humain de trouver, dans leur ordre propre, une validation analogue à celle des sciences de la nature. De là découle la nécessité aiguë de faire valoir une réflexion épistémologique jusque-là trop souvent absente de la réflexion sur l’humain, ou manquant à tout le moins de points d’appui solides venant potentiellement contredire les élaborations explicatives existantes.

Jacques Laisis s’est engouffré avec enthousiasme et créativité dans la brèche ainsi ouverte par sa rencontre avec Jean Gagnepain, abandonnant la carrière de germaniste teinté de philosophie à laquelle ses premières études l’avaient promis.

Il a d’abord été de ceux qui ont contribué à prouver, avec la découverte clinique de l’atechnie, la nécessité de la déconstruction ou dissociation d’un objet reçu disciplinairement comme l’était, et l’est encore trop souvent aujourd’hui, « le langage ». Cela l’a conduit en 1971 à la soutenance, sous la direction de Jean Gagnepain, d’une thèse de 3e cycle, Le vêtement comme objet des sciences humaines. Réflexion sur le concept des médiations et sur son extension au domaine technique, où la précision de l’argumentation ne cède jamais le pas à son esprit volontiers irrévérencieux et anticonformiste. Puis, convaincu de l’importance de poursuivre une réflexion épistémologique soumettant à la réflexion critique le savoir établi, il soutiendra en 1991 une Thèse d’État intitulée Apport méthodologique de la linguistique structurale à la clinique (neurologique et psychiatrique).

C’est au prisme de la grille explicative médiationniste que Jacques Laisis a commenté et critiqué, en s’inscrivant autant dans la dette que dans la rupture, des auteurs tels que Ferdinand de Saussure, Ernst Cassirer, Georges Canguilhem, Georges Gusdorf ou Gaston Bachelard, pour ne mentionner que quelques-uns des fondateurs des sciences humaines et de la réflexion à leur sujet. Il pratiquait, dans les enseignements et séminaires qui ont constitué le cœur de son travail de chercheur, l’indiscipline et le paradoxe, inscrits au fondement de l’être humain et caractérisant spécifiquement l’épistémologie, comme mutation (pour reprendre un mot qu’il affectionnait) conflictuelle et jamais aboutie d’un savoir qui renonce en partie à l’acquis et aux idées reçues (des autres comme des siennes). Ainsi, il n’est d’épistémologie que d’être ailleurs (que dans sa discipline, entre autres), que de penser autrement (que nos pairs ou nos prédécesseurs, entre autres) et, par conséquent, que de penser autre chose. L’absence de la personne, ou l’altérité, constitue la condition indispensable de l’appropriation d’un savoir, qui est par conséquent nécessairement néo-doxique. La dissociation tétralogique et dialectique de la rationalité humaine (en signe, outil, personne et norme) constitue le néo-savoir majeur et inédit apporté par la théorie de la médiation.

Les textes publiés dans ce numéro témoignent de l’élaboration de cette pensée épistémologique :

1. De la transposition. De la médiation (1971).
2. De… dans ou les conditions de l’analyse (1984).
3. De l’homme de parole à l’homme de loi (1987).
4. Compte, Conte et Comte, ou « l’homme de loi » (1987).
5. Causalité et Légalité (1987).
6. La loi et le milieu (1988).
7. L’analyse d’une analyse d’une analyse (1988).
8. Dette et rupture, l’épistémologie (1988).
9. À propos de L’Homme aux loups, suivi d’une discussion avec Regnier Pirard (1989).
10. Métaphysique et métalinguistique : l’objet (1991).
11. Quel « Discours de la Méthode » pour les sciences humaines ? (1996).
12. Identité individuelle, identité collective ? (1998).
13. Entre autres choses. Petits fragments d’épistémo-logie » (2003).
14. D’une linguistique Saussurienne à la théorie de la médiation (2004).
15. L’éclatement de la mémoire (2006).

Nous avons fait le choix de publier ses travaux dans l’ordre chronologique afin que le lecteur puisse saisir une finalité qu’il n’a eu de cesse de poursuivre : expliciter (dans la mesure du possible), auprès de différents publics et différentes générations, ce qu’est l’épistémologie, et en particulier l’épistémologie médiationniste. Quelques-uns de ces textes sont des republications mais la plupart sont inédits.

Jacques Laisis a publié sept articles, dont l’un cosigné avec Jean-Claude Quentel [2], issus pour la plupart de séminaires ou de conférences qu’il a prononcés. Cinq d’entre eux sont republiés dans ce numéro (textes n°4, 8, 10, 11 et 13) car ils ne sont pas disponibles sur internet [3]. Un sixième, « De Pierre Perret à Jean Yanne », a été publié dans le n°17 de Tétralogiques (2006) qui a fait récemment l’objet d’une republication complète sur le site [4]. L’ensemble des textes proposés ici constitue une sélection d’articles fondamentaux qui demeurent pertinents et incisifs aujourd’hui. Jacques était avant tout un intellectuel orateur et un homme de dialogue, engagé dans la confrontation des savoirs, et un enseignant-chercheur qui a profondément marqué ses auditoires, qu’ils soient estudiantin ou collégial.

Les autres textes présentés sont respectivement issus de sa thèse de 3e cycle soutenue en 1971 (textes n°1), de séminaires inédits (textes n°2, 3, 5, 6, 7 et 9), et de conférences (textes n°12, 14 et 15). Il est à noter que ces séminaires et conférences sont des transcriptions effectuées par des étudiants ou des collègues à partir d’enregistrements audio ou vidéo, ou de leurs prises de notes. Nous nous sommes efforcés de respecter le style oral général, tout en apportant quelques remaniements formels afin de rendre la lecture plus facile, et éclaircir certains passages dont la formulation orale rendait le propos peu intelligible à l’écrit. Nous avons également respecté, à de rares exceptions près, la graphie et la mise en page des articles republiés dans ce numéro.

« On ne perd jamais son temps quand on travaille sur la formulation de certains problèmes ». Ce propos de Jacques Laisis résume bien sa démarche, telle qu’elle apparaît dans ce numéro. Il est issu de l’un des entretiens que Thierry Lefort et Dominique Paysant ont réalisés avec lui au cours de l’année 2022. Ils nous en offrent une synthèse remarquable dans l’avant dernier texte qui compose le numéro. Ces échanges apportent notamment des éléments biographiques importants qui témoignent des aléas et des nécessités de toute histoire, y compris intellectuelle, et permettent de mieux comprendre l’élaboration progressive du projet d’ampleur que constitue, dans le cadre d’une épistémologie des sciences humaines, la théorie de la médiation.

Rendre hommage à Jacques Laisis consiste aussi à « mettre en application » la déconstruction des raisons qui déterminent la façon de penser tout phénomène. C’est ce que propose Attie Duval dans un article intitulé « Sens dessus dessous » qui clôt le numéro. En procédant à l’analyse de l’analyse glossologique (plan du signe langagier) fondée sur la clinique des aphasies, l’auteure repère des présupposés doxiques, voire d’éventuelles contradictions dans le raisonnement de Jean Gagnepain.

Dans ce nouveau numéro de Tétralogiques, vous lirez un propos direct, franc, exigeant dans son raisonnement mais remarquablement argumenté. Nous souhaitons que chacun puisse s’en saisir et le fasse sien dans le cadre d’une épistémologie renouvelée.


Notes

[1Laboratoire Interdisciplinaire de Recherches sur le Langage, créé par Jean Gagnepain, qui a été ultérieurement intégré au L.A.S. (laboratoire d’Anthropologie et de Sociologie, EA2241).

[2Jean-Claude Quentel, Jacques Laisis, 2006, Le lien social et ses fondements, Le Débat, 140, pp. 126-138. URL : https://www.cairn.info/revue-le-debat-2006-3-page-126.htm

[3À l’exception de deux scans disponibles sur le site de l’Association pour le Développement de l’Anthropologie Médiationniste (ADAM) : https://rennes-mediation.fr/Nmedia/


Pour citer l'article

La rédaction« Présentation du numéro », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article270