Attie Duval-Gombert

Professeure de Sciences du langage retraitée, Université de Rennes 2, et clinicienne aphasiologue.

Sens dessus dessous

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Préambule

Pour certains et certaines, ce travail, inspiré totalement de l’analyse épistémologique de Jacques Laisis, pourrait paraître un peu iconoclaste. Soyez rassurés, il s’agit seulement dans ce texte d’un exemple de l’indisciplinarité dont Jacques nous a inculqué les principes.

Comment écrire un article en hommage à Jacques Laisis autrement que par ce qu’il savait si bien faire, c’est-à-dire déconstruire les phénomènes humains, en cherchant et donnant les raisons des manières dont, en sciences humaines, tant d’auteurs étaient arrivés à dire ce qu’ils disaient ?

Dans un document de travail de 1996, « Introduction à la Socio-linguistique et à l’Axio-linguistique » [1], il expose l’importance de l’explication en sciences humaines en reprenant une formule de Ferdinand de Saussure :

« Le “phénomène” ou le “fait” ne sont pas à chercher là où l’observateur “superficiel” serait tenté de les trouver : dans le donné positivement observable. Ils sont à chercher dans la “relation” de ce qui est donné et de ce qui pourrait l’être aussi, mais qui ne l’est pas, ou qui ne l’est que “virtuellement” et qui ne peut être rétabli qu’à l’analyse, ce en quoi consiste l’explication » (p. 8).

Pour Jacques Laisis, expliquer, c’est mettre « “quelque” chose en rapport avec (au moins) quelque “autre” chose selon un type défini de relations où il trouve le principe de nécessité causale qu’on appelle une explication. […] ce type de relations, lui-même, n’est défini – posé comme étant ce qu’il est – que d’être dissocié (distingué et séparé) d’un autre (au moins). Ce qu’il “est” étant à comprendre dans sa relation à ce qu’il n’est pas » (p. 9).

C’est pourquoi « il faut prendre la mesure de la distance qui sépare ce qui, empiriquement, se donne (sur le mode de l’observation constatable) et ce qui, scientifiquement, s’obtient » (p. 9).

Ainsi l’observation scientifique est :

« une observation contrainte, contrainte par les règles que la science formule dans la définition qu’elle donne de son objet et des phénomènes dont elle traite. À chaque science sa règle, à chaque science ses phénomènes, à chaque science son objet, distingué et séparé d’une autre science » (p. 10).

Après avoir rappelé que pour le langage, dans le concret de l’acte de parole, on discerne des phénomènes de statut chaque fois différent, renvoyant à des déterminismes différents qu’on peut examiner séparément (« les 4 plans »), il arrive au statut spécifiquement glossologique du langage, appelé signe. Ce qui est important ici c’est de voir que :

« Le langage, ce que la glossologie appelle le signe, n’est plus ici seulement objet d’analyse. Il en est en même temps la condition de possibilité puisqu’il en introduit le principe. […] La glossologie devient dès lors cette science un peu spéciale qui a pour objet la procédure de construction des objets (en tant qu’ils sont humainement représentés, c’est à dire désignés). Et elle entretient avec l’analyse une relation redoublée. Œuvre elle-même d’analyse, elle a pour objet de rendre compte de ce qui nous rend capables d’analyse (scientifique ou non). Elle est analyse de ce qui nous rend capables d’analyse, analyse d’analyse  » (p. 11).

Donnés dans le cadre de la théorie de la médiation, imprégnés de sa méthodologie d’explication, les cours d’épistémologie de Jacques étaient mémorables, aussi bien par sa façon de toucher le point faible dans l’argumentation d’un auteur ou des étudiants eux-mêmes, que par les réactions de ces derniers, enthousiastes, mitigées ou carrément écœurés devant les résultats déconstruits de ce qu’ils pensaient être une réalité, ou de la vérité. En révélant les confusions de sens par l’analyse des postulats sous-entendus et les omissions dans les argumentations, Jacques avait non seulement bouleversé les travaux de bon nombre d’auteurs, théoriciens en sciences humaines, plus ou moins renommés, mais il a pu chambouler aussi ceux de ses étudiants et… collègues !

En privé, il nous arrivait de discuter et de nous interroger sur certaines propositions de Gagnepain, mais il n’a pas eu vraiment l’occasion d’écrire une telle étude épistémologique sur la théorie de la médiation elle-même. Nos discussions étaient entre autres nourries par les observations en neurologie de patients aphasiques. Par la confrontation de situations cliniques aux hypothèses du modèle, le rôle de la clinique était selon Gagnepain indispensable pour prouver la valeur et la validité heuristique de toute théorie anthropologique, y compris la sienne. Seuls les malades, disait-il, étaient ses maîtres à penser.

C’est pourquoi, dans mon hommage, je me sers des travaux de Jean Gagnepain, en y examinant et en déconstruisant quelques énoncés et idées, selon la méthode épistémologique de Jacques.

***

Pour ce travail, je fais référence aux trois livres de Jean Gagnepain suivants : Du Vouloir dire I, Du Vouloir dire III et Leçons d’introduction à la théorie de la médiation [2]. Sauf le respect que je lui dois, j’ai trouvé dans ces ouvrages des affirmations qui posent question, surtout en ce qui concerne l’argumentation théorique de la projection des axes (la syntaxe et la morphologie) dans le cas de l’aphasie.

Pour introduire et poursuivre mon analyse, je citerai des passages, qui ont sans doute un air de déjà vu pour le lecteur médiationniste, mais qui permettent de comprendre les raisons de mon questionnement sur les liens entre la théorisation gagnepanienne et son rapport à la clinique.

Jean Gagnepain écrit dans Leçons d’introduction : « Le langage n’est qu’un système de rapports qui ne connaît que son ordre propre et ne renvoie jamais qu’à lui-même. Tautologie et redondance en sont curieusement le principe et la fin. » L’analyse des rapports du son, est nommée signifiant, l’analyse des rapports du sens et nommée signifié. « Entre le signifiant et le signifié existe une relation telle qu’on ne peut pas parler normalement sans articuler les deux analyses. Si on n’a pas les deux, on est en panne de signe » (p. 61). « On ne peut pas dire qu’il y a deux types d’analyse, il n’y a qu’une analyse, dans laquelle la pertinence et la dénotation se trouvent en rapport d’interaction » (p. 61). Il propose d’autres mots comme synonymes de ce terme, comme « l’intrication », ou « la réciprocité des faces », ou encore comme F. de Saussure, « l’immanence du signe ». Ce rapport entre signifiant et signifié ne peut exister sans des analyses fondamentales à l’intérieur de chaque face : « Vous n’avez pas seulement une bifacialité dans cette médiation de la représentation que suppose la théorie du signe, vous avez également une biaxialité » (p. 61). Et dans DVD III : « Un système du signifié et du signifiant donne les moyens de distinguer de l’identité, de l’identique du divers et de distinguer de l’un du supplémentaire ». Il représente ces deux raisonnements graphiquement par deux flèches, « les axes », celui « de la taxinomie », « l’axe du classement, par exemple le lexique, puis l’axe génératif, par exemple le texte. » (…) « Différence et segmentation, voilà la source des principes d’identité et d’unité qui sont à la base de la même rationalité. »

Il distingue ainsi selon le raisonnement concerné, et selon la face en cause, une analyse taxinomique identitaire en traits – phonologique – et en sèmes – sémiologique –, et une analyse générative unitaire en phonèmes et mots. « Le trait, on le sait, dans notre optique, ne représente pas plus la totalité du son pertinent que le sème ne représente la totalité du sens dénoté, mais bien leur différence. Comme tel, aussi bien trait que sème, aucun des deux n’est positivement définissable, puisqu’il est le tout moins le reste, et qu’on ne saurait privilégier aucune de ses multiples réalisations. Ce sont des cadres de variation. »

Selon la théorie de la médiation, dans la dialectique de la représentation, le raisonnement abstrait, logique, s’oppose d’un côté à une symbolisation naturelle, un lien entre du sonore et du sens, et de l’autre à une concrétisation, le réinvestissement rhétorique.

Ainsi dans les Leçons d’introduction, p. 83 : « Différencier n’empêche pas l’un ou l’autre sème d’exister, puisqu’il ne se définit que comme n’étant pas l’autre, c’est à dire, que l’autre pèse dans la définition du sème et d’autre part, de la même façon du point de vue rhétorique, car il ne s’agit pas là de sélectionner mais de choisir, ce qui veut dire exclure ». C’est ce fonctionnement abstrait, grammaticalement tronqué, qui se met à jour dans la rhétorique de l’aphasique, qui intéresse Gagnepain.

Au-delà des deux axes cliniquement confirmés, il va examiner leur particularité : « il n’y a aucune dépendance entre eux, mais ils se trouvent en interaction, l’un avec l’autre, c’est leur projectivité ». Dans Les leçons d’introduction (p. 78), il propose aussi le terme d’interférence des axes. La projectivité devient un élément important dans sa théorie glossologique et dans l’explication des troubles aphasiques. Qu’entend-il par projectivité ? Voici ce qu’il en dit dans le DVD I (p. 55) :

« La projection de l’unité sur l’autre axe de l’analyse catégorise le registre (phonologique) en paradigme corrélatif et le lexique (sémiologique) en paradigme morphologique sans rien changer au statut purement oppositionnel des traits et des sèmes. La projection de l’identité sur l’autre axe ordonne la chaîne (phonologique) par ce qu’on appelle la concaténation, et le texte (sémiologique) par la syntaxe sans altérer d’aucune façon le caractère exclusivement contrastif des phonèmes et des mots, dont l’autonomie survit – puisqu’ils n’en deviennent pas pour cela plus obligatoire –, à leur mutuelle complémentarité. »
« Les unités supposent en elles-mêmes plusieurs choix à la fois, et inversement les identités sont effectivement différentes les unes des autres, ce qui n’empêche pas qu’une même identité puisse être réitérée sur plusieurs unités : c’est ce qu’on appelle les règles d’accord, qui existent dans n’importe quelle langue. »

Les deux axes sont intrinsèquement liés tout comme les deux faces et « la perte de leur contrôle provoque le jargon de l’aphasique de Wernicke, et la stéréotypie de l’aphasique de Broca. »

La clinique de l’aphasie et la théorie de la médiation : toujours une mutuelle garantie heuristique ?

Dès les années 1960, Jean Gagnepain et Olivier Sabouraud avaient monté une consultation des troubles aphasiques, pour vérifier leur théorie. Les patients se distinguaient entre eux par deux façons de parler, selon des atteintes dans des endroits différents du cerveau : ceux de Broca, avec une lésion frontale gauche, et ceux de Wernicke, avec une lésion temporo-pariétale gauche.

Traditionnellement, dans la pratique d’observation clinique, il existait déjà des tableaux diagnostiques avec pour chaque type de patients trois « stades » de gravité du trouble, du plus fort, c’est-à-dire, le plus déviant, au plus faible, c’est-à-dire du presque normal.

En me limitant aux troubles sémiologiques, je présente ci-dessous l’essentiel de ces tableaux, qui, comme les citations théoriques de Gagnepain, ont une importance pour mon propos.

Aphasie de Broca :
Stade 3 : La stéréotypie. Le plus grave
Stade 2 : L’agrammatisme. Intermédiaire
Stade 1 : Le parler heurté et lent. Presque normal

La stéréotypie se limite à des énoncés comme « dondon », « titi », ou encore « dire-un-deux-trois-là-bas » et se limite à ce genre d’expressions répétitives. L’agrammatisme ressemble à un parler style télégramme et le parler heurté et lent se caractérise par la difficulté d’énoncer et par sa lenteur.

Aphasie de Wernicke :
Stade 3 : Jargon. Le plus grave
Stade 2 : Paraphasies. Intermédiaire
Stade 1 : Parler lacunaire. Presque normal

Le jargon se caractérise par un enchaînement de mots ou de sons en apparence sans queue ni tête, où les énoncés sont influencés par ce qui est déjà dit. Les paraphasies sont des énoncés qui sont souvent des essais successifs de partiels de mots, qui collent ensemble, comme « paraboum, paratoun, parasol, parapeu, paraplou, parapluie ». Le parler lacunaire se caractérise par des « manques du mot », comme on dit.

Ces tableaux symptomatologiques, que Gagnepain et Sabouraud ont empruntés et utilisés à leur tour, étaient des moyens de description pratiques pour le monde médical et thérapeutique. Il faut cependant noter déjà que la rédaction en était faite par des soignants qui n’étaient pas linguistes, ni grammairiens. Ils parlaient donc de ces anomalies linguistiques avec des mots de « tous les jours », appris à l’école, et ces moyens du bord étaient plus ou moins efficaces. Les termes étaient juste descriptifs, en vue d’un diagnostic et d’une prise en charge de rééducation.

La fonction de ces tableaux empiriques était de catégoriser les anomalies linguistiques et, de ce fait, ceux-ci mesuraient juste l’écart entre ces troubles et le parler normal. Ils étaient ainsi une simple confirmation de la raison et de la nécessité même de la venue des patients à l’hôpital. L’usage de cette nomenclature était surtout utile pour expliquer l’origine neurologique des aphasies, chaque tableau correspondant à des régions cérébrales, mais celle-ci ne pouvait pas expliquer, et ne le peut toujours pas, la particularité causale des difficultés de langage des patients.

Gagnepain décrit dans un de ses ouvrages les controverses avec ses collègues médecins parisiens sur la notion de grammaire et ce qu’il estimait une capacité abstraite, qu’il désignait comme une grammaticalité formelle. Il fait part d’une discussion avec un neurologue de l’hôpital de la Salpêtrière, autour de la question de la raison de l’usage du terme « agrammatisme » pour désigner le parler aphasique du Broca. Ce neurologue lui avait répondu que les malades y énonçaient des phrases où manquaient les articles et prépositions. Gagnepain lui aurait alors rétorqué, critique, que le patient ne pouvait être agrammatique, « sans grammaire », puisqu’il avait gardé intacte une partie de cette capacité grammaticale, abstraite qui plus est… On est ici, pour le moins, dans une situation de malentendu entre interlocuteurs !

En regardant la méthode d’observation de Gagnepain, il est curieux de voir que, même s’il constate une différence conceptuelle dans la dénomination des difficultés des patients, il n’empêche que, dans et pour sa théorisation, il adopte non seulement le terme agrammatisme mais la totalité de cette terminologie médicale, uniquement descriptive, de symptômes positivement observés, et de fait, l’exploite théoriquement. Les mots « agrammatisme », « paraphasie », « stéréotypie » y prendront un rôle important.

Si la querelle sur le sens du mot « agrammatisme » est surtout une question de propriété intellectuelle d’une doxa de grammairiens-linguistes – médiationniste qui plus est – face à une doxa médicale, Gagnepain paraît tolérer l’usage de ce terme en l’intégrant dans son propre savoir et sa propre terminologie théorique. Des emprunts comme stéréotypie, paraphasie, ne figurant pas dans cet arsenal linguistique, sont même intégrés sans aucune forme de résistance quant à leur signification précise, non seulement pour décrire ce symptôme aphasique, mais – ce qui est pour le moins étonnant – pour la construction même de sa théorie.

C’est donc à cet instant, autour et à partir d’un fait empirique, cliniquement décrit et ipso facto accepté comme tel, que nous trouvons, historiquement, le point de départ et le conditionnement, glossologique, d’une partie de la théorie de la médiation, et particulièrement du fonctionnement de la biaxialité en rapport à la clinique aphasique.

Comment Gagnepain va-t-il construire cette explication grammaticale dans ce va-et-vient incessant entre théorie et clinique ?

Dans un premier temps, dès le départ de sa rencontre avec la clinique, ses hypothèses théoriques sur la biaxialité sont cliniquement vérifiées, car corroborées par la présence avérée, depuis le XIXe siècle, de deux types d’aphasie, celle de Broca, qu’il va faire correspondre à la perte du principe de la générativité en mots et la survivance d’un raisonnement par différenciation en sèmes, et celle de Wernicke, qu’il mettra en rapport avec la perte de cette différenciation taxinomique en sèmes et la survivance du raisonnement génératif en mots, ce qui permet à Gagnepain et Sabouraud de se baser sur ces données pour entamer et continuer leur recherche.

Ces faits leur permettent de tester cliniquement le principe de la projectivité des axes comme Gagnepain l’a élaboré hypothético-déductivement. Pour ce faire, ce dernier se sert néanmoins de la dénomination de ces anomalies « phasiques », basées, comme on a vu, sur l’évaluation graduelle de la gravité du trouble, dont les plus marquants sont la stéréotypie de Broca et le jargon de Wernicke.

Le phénomène de la stéréotypie devient le parangon du fonctionnement tératologique différentiel du sème et du lexique dû à la perte, à l’absence de générativité. C’est ce qui va conduire Gagnepain à l’idée de la persistance de la syntaxe dans l’aphasie de Broca (comme de celle de la morphologie dans l’aphasie de Wernicke). Rappelons ce qu’il écrit dans les Leçons d’introduction (p. 78) : « les deux axes sont indissociables dans leur projectivité : une atteinte sur l’un a des répercussions sur l’autre  ».

Il est à nouveau intrigant de voir qu’avec la terminologie diagnostique, positiviste, Gagnepain a pris aussi l’évaluation elle-même comme essentielle pour et dans son explication. Les termes médicaux, décrivant empiriquement le phénomène de la stéréotypie, comme étant la répétition permanente d’un même mot ou d’une séquence sonore, vont être repris dans un vocabulaire nouveau, un vernaculaire de la théorie de la médiation, élaboré en fonction de ses hypothèses théoriques, qui concernent la projectivité mutuelle des axes. Les répétitions et persistances continues des patients sont décrites et expliquées par lui comme des excès d’analyse de l’axe survivant. Ainsi dans les Leçons d’introduction (p. 64) :

« Ce que nous constatons dans la clinique est lié à l’exagération par nos patients de la capacité qu’il leur reste. Ainsi un aphasique de Wernicke espère toujours qu’en bavardant, il finira par tomber sur le bon choix. Au contraire un Broca, qui lui ne peut plus combiner, qui ne peut ajouter 1 à 1, a tendance à augmenter l’exactitude de ses choix ».

Gagnepain emploie des termes utilisés empiriquement en neurologie pour évaluer la gravité du trouble (fort, moyen, faible), pour en faire des indices glossologiques, par l’ajout, en passant, d’une nouvelle hypothèse – étonnante car sans véritable statut glossologique, n’étant pas opérationnelle dans le fonctionnement du Signe – celle de l’intensification du raisonnement non touché de l’axe survivant. Nous lisons encore dans les Leçons d’introduction (p. 64) :

« Vous comprenez ainsi pourquoi un aphasique qui a des difficultés de choix a tendance à causer, causer, causer parce qu’il espère tomber sur la solution. Plus le texte s’allonge, plus la probabilité augmente. Ils ne sont pas bavards par caractère, ou par tempérament, mais parce qu’il y a des difficultés de choix. »

À côté de cette idée d’exagération du fonctionnement de l’axe encore en état, Gagnepain ajoute une autre hypothèse, celle de la compensation du manque, concepts empruntés à la doxa de la prise en charge thérapeutique. On trouve ainsi dans ses citations une explication du trouble du langage où il suppose chez ces patients les mêmes réactions de compensation d’un manque de particularités glossologiques que chez un locuteur normal, avec une analyse totale. Ainsi, dans les Leçons d’introduction (p. 56) :

« Ce qui est manifeste c’est que, de la grammaticalité, tout n’est pas perdu à la fois. [...] C’est-à-dire que dans la grammaticalité vous perdez généralement certains processus, vous en conserverez d’autres. Alors, à ce moment-là, qu’essayez-vous de faire, avec ceux que vous conservez ? Vous essayez de sauver la totalité ! Autrement dit, quand il y a une pièce qui flanche, l’ensemble y subvient, on essaye de compenser, et ne pas laisser de vide et évidemment, à ce moment-là, ça donne des monstruosités. »

Il ajoute cependant une remarque dont, en fait, il n’implique pas, ni n’applique le principe dans sa propre observation clinique :

« Mais la probabilité ne tient pas qu’à la structure du langage, elle peut aussi dépendre des circonstances sociologiques. On n’est plus dans le langage, mais dans la langue, si j’ose dire, c’est-à-dire, l’usage social du langage ainsi mis en cause. C’est alors une question de savoir communément partagé (doxa) » (ibid., p. 64).

Le plus important à réaliser pour Gagnepain reste l’explication du fonctionnement pathologique de la projectivité biaxiale. Dans le DVD III, il note :

« Les deux “dimensions” du langage résultent solidairement de l’analyse du même et de l’autre, selon qu’il est tenu pour différent ou pour supplémentaire, ce n’est que performantiellement qu’on peut sélectionner et combiner, ce dont à son insu, le locuteur instantiellement maître et de l’identique et de l’un – bref du trait et du phonème autant que du sème et du mot –, fonde négativement la distinction et le dénombrement dont la mutuelle autonomie pathologiquement abouti, non à des troubles de similarité et de contiguïté qu’il est d’usage d’évoquer dans la mouvance de Jakobson, mais à ce que, personnellement, je considère comme excès, voire le passage à la limite du paradigme ou de la corrélation dans le cas du Wernicke, face à ceux – si paradoxal qu’en soi le constat – du syntagme ou de la concaténation chez le plus stéréotypé des Broca » (p. 39-40).

Autrement dit, non seulement Gagnepain considère que l’axe restant est exagérément utilisé, mais celui-ci permet également de compenser simultanément la perte du raisonnement sur l’autre axe. La variabilité incessante des paraphasies de Wernicke et la répétition ou l’extrême précision des Broca, en seraient les essais paradigmatiques et syntaxiques. Citons encore les Leçons d’introduction (p. 78-79) :

« Un aphasique de Wernicke qui a un trouble taxinomique, aura un trouble du choix des identités. Il aura d’autant moins de difficultés qu’il pourra retrouver le choix correct dans une autre unité. C’est-à-dire que l’aphasique de Wernicke a tendance à bavarder beaucoup pour essayer de tomber sur le bon choix et inversement un aphasique de Broca, qui lui a un trouble de l’unité, fait un bon choix, ne peut plus le quitter, parce qu’il ne peut plus segmenter des unités, aura tendance à répéter ce choix indéfiniment, si bien qu’il arrive à ne répéter qu’un choix, toujours le même, et ainsi à se stéréotyper. »

La suite de ce passage est exemplaire, et le fait qu’il s’agit ici d’une transcription de cours donnés en public y est probablement pour quelque chose. Gagnepain y fait état des difficultés d’acception de son explication de la situation paradoxale qui, pour des raisons clinico-théoriques, a eu du mal à passer auprès des collègues médecins comme linguistes, mais il reste sur sa position et estime le débat clos :

« En fait, on peut dire que l’aphasique de Broca correspond au passage à la limite de la syntaxe – idée qui n’a pas été d’emblée acceptée, car aussi bien les médecins que les linguistes avaient des difficultés à concevoir qu’un agrammatique ou un stéréotypé puissent abuser de la syntaxe. Or il faut concevoir le syntagme comme la résultante de l’axe taxinomique sur l’axe génératif. Maintenant cela est devenu évident.  » (p. 79)

Si cette hypothèse pourrait être envisageable chez le locuteur sain, est-ce le cas pour le locuteur aphasique ? Je reviendrai plus loin sur cette proposition.

Pour l’instant, deux phrases dans ces passages retiennent notre attention : « si paradoxal en soi le constat » et « maintenant cela est devenu évident ». Elles sont la clef pour mieux comprendre la méthode d’observation et d’explication de Gagnepain. Ce sont les mots « paradoxe » et « évidence ».

À première vue, son usage de ces deux mots qui font état de points de vue opposés dans un débat, est étonnant, mais éclairera en même temps sa démarche explicative. Lorsqu’on regarde leurs définitions, on voit que paradoxe et évidence se rejoignent et s’opposent entre eux pour les mêmes raisons : ils jugent la validité argumentative des énoncés. Selon le Robert et le Larousse, le paradoxe se définit comme : « Être, chose ou fait qui paraissent défier la logique parce qu’ils présentent des aspects contradictoires ». Ou encore : « Le paradoxe a l’apparence d’une vérité, mais il renferme pourtant une contradiction ou un conflit ». L’évidence s’y définit comme : « Caractère de ce qui est évident, immédiatement perçu comme vrai » ou encore : « Une évidence est ce qui s’impose à l’esprit comme une vérité ou une réalité sans qu’il soit besoin d’aucune preuve ou justification ».

La remarque de Gagnepain sur ses difficultés à faire accepter l’idée d’une hyper-syntagmatisation du Broca est historiquement exacte. À l’époque, les médecins comme nous-mêmes, « aphasiologues », ne pouvions pas imaginer comment quelqu’un qui n’avait plus de raisonnement génératif de segmentation en mots, et inversement quelqu’un qui n’avait plus de raisonnement taxinomique d’identification en sèmes, pouvait quand même être en mesure de projeter quelque chose sur le vide des axes absents. Puisque justement ces patients en étaient dépourvus… Voilà un premier paradoxe.

D’autre part, si on se réfère à ses écrits et ses cours, Gagnepain ne disait-il pas lui-même que le Broca pouvait différencier, mais que chez lui il n’y avait pas de successivité du tout ? Que chaque élément étant là, pour lui-même, le patient ne pouvait donc pas non plus être capable de répéter quoi que ce soit, car pour répéter il fallait avoir le principe du dénombrement, d’imaginer des segments ?

Il avait été lui-même été surpris de l’aboutissement de son explication, mais simultanément il restait déterminé dans sa conclusion, qui théoriquement semblait pourtant indubitable : « Il faut voir le syntagme comme la résultante de l’axe taxinomique sur l’axe génératif ».

Dans la discussion avec ses interlocuteurs sur le sujet de la biaxialité et l’aphasie, l’inattendu du paradoxe oppose ainsi le doute justifiable à la certitude de l’évidence indiscutable. Gagnepain fait de ce doute un sujet de débat dans lequel, comme autorité, il a le dernier mot. « Il faut voir le syntagme comme la résultante sur l’axe génératif » et « On peut dire que l’aphasique de Broca correspond au passage à la limite de la syntaxe ». Il est intéressant de voir qu’il y a ici un déplacement de la particularité de la signification du terme paradoxe. Il ne s’agit plus d’un problème d’incongruité logique et clinique, qui réclame des éclaircissements, mais socialement d’un thème de réflexion. Pour ses interlocuteurs, l’évidence de Gagnepain n’est pas si certaine que cela. La réciprocité des axes est devenue un sujet de discussion entre experts, appartenant au même monde médico-linguistique. Pour eux, cette hypothèse du fonctionnement réciproque des axes, déductivement construite, réclame un fondement cliniquement prouvé. Et cela ne peut se faire que par l’observation expérimentale, in situ, de la manière de produire ces stéréotypies, à savoir, par un retour à la clinique, et non par une décision d’arrêter la controverse.

Nous y sommes retournées. À l’époque, avec Christine Le Gac, aphasiologue en neurologie, et auteure d’une thèse sur le sujet [3], nous avons observé que ce qu’on considérait dans la stéréotypie comme « répétition du même », en fait ne l’était pas. En effet, les patients Broca livraient un élément isolé, suivi au bout d’un certain temps par, il est vrai, un même énoncé, composé des mêmes phonèmes ou mots, mais – et ce qui suit est important et décisif pour la suite de l’explication sémiologique en clinique – ils en modulaient la tonalité, en changeant la hauteur de leur voix. Dans la langue française, cette modulation tonale n’a pas de fonction de différenciation grammaticale, c’est-à-dire phonologique ou sémiologique. Pourtant les patients l’utilisaient à leur façon pour indiquer la différence qu’ils avaient remarquée entre les objets posés devant eux. En changeant de ton dans la répétition stéréotypée, ils distinguaient le deuxième énoncé par rapport à ce qui était déjà dit, en donnant alors une identité à chaque item. On voit ici que le principe du sème fonctionnait, par l’introduction d’éléments différentiels sonores, que les patients utilisaient en dehors des principes phonologiques et sémiologiques courants de la langue française, et non pas sur et à partir de critères glossologiques habituels. Le changement de la hauteur de la voix, jouant sur des ondes sonores, était en lien avec la reconnaissance d’objets présentés devant les patients. Par conséquent, la stéréotypie observée dans l’aphasie de Broca, que traditionnellement, la littérature neuro-thérapeutique décrivait et expliquait comme une répétition sans signification d’un même élément, en réalité, n’était pas si stéréotypée que cela. Puisque dans cette stéréotypie pathologique, les patients ne répétaient pas des éléments identiques.

Ce faisant, et entre parenthèses : ce constat prouve cliniquement, et par la négative, le principe génératif du dénombrement. Puisque sans raisonnement en unités on – ici le patient Broca – ne peut pas dénombrer des segments, et a fortiori en répéter les constituants.

Arrivée à ce stade, j’y relie les citations de Jacques Laisis du début de ce travail, je les relis, et je l’entends qui lance, devant ce constat, son commentaire : « Il faut prendre la mesure de la distance qui sépare ce qui, empiriquement, se donne (sur le mode de l’observation constatable) et ce qui, scientifiquement, s’obtient  ».

Je poursuis ma discussion imaginaire avec lui et je lui demande comment on peut passer du constat empirique à l’explication scientifique.

Il donne un conseil important : « En se tenant “aux règles que la science glossologique formule dans la définition de son objet et des phénomènes dont elle traite”  ».

À qui se demande comment sont les règles dont il parle, il rappelle que ce sont les règles de l’explication, à savoir ce que l’on fait en définissant simultanément l’objet et les principes de son objet :

« Expliquer c’est mettre quelque “chose” en rapport avec (au moins) quelque “autre” chose selon un type défini de relations où il trouve le principe de nécessité causale. Ce type de relations, lui-même, n’est défini – posé étant ce qu’il est – que d’être dissocié (distingué et séparé) d’un autre (au moins). Ce qu’il “est” étant à comprendre dans sa relation à ce qu’il n’est pas ».

Avec ces conseils et remarques en tête, nous allons voir maintenant ce qu’une telle explication implique non seulement dans l’étude des énoncés pathologiques mais aussi dans la façon de les expliquer et de les décrire.

Il va falloir chercher « les nécessités causales », c’est-à-dire les raisons spécifiquement glossologiques responsables des troubles, en les différenciant d’autres nécessités, techniques, sociales, éthiques.

Ces nécessités causales se trouvent aussi bien dans la manière de dire des patients aphasiques que chez d’autres patients cérébrolésés, mais aussi dans la manière des observateurs d’en parler. C’est pourquoi je retourne à l’histoire de la clinique du langage et au rôle de pionnier que Jacques Laisis y a joué.

En repérant des difficultés d’écriture de certains patients qui ne correspondaient pas à celles des aphasiques, Jacques a été un des premiers à séparer le raisonnement pathologique du langage d’un autre raisonnement, technique, par la découverte d’un ensemble de symptômes propre à ce raisonnement, syndrome appelé atechnie. Il en fait part dans ses thèses et autres travaux.

Avec nos différents collègues, dont Hubert Guyard, nous avons mis à jour d’autres symptomatologies à partir de difficultés de reconnaissance de mots, dont entre autres certaines que nous avons nommées asomasiques, liées au raisonnement social. À partir de difficultés de prise de parole, nous avons pu découvrir aussi des difficultés pulsionnelles appelées abouliques, liées à l’analyse éthique. Tous ces troubles étaient provoqués par des lésions neurologiques différentes et lors des présentations de ces cas, Jacques nous a souvent donné de bonnes pistes de recherche.

De cette manière, par la mise à jour clinique de ces problèmes de langage non aphasiques, et leur lien avec le fonctionnement cérébral, nous avons pu confirmer l’hypothèse de la théorie de la médiation, de l’existence de quatre déterminismes différents de rationalité. Ces différents plans accueillent, à leur tour, et traitent chacun à leur façon la totalité du fonctionnement verbal, y compris pathologique.

De ce fait, le trouble aphasique, atteinte du raisonnement abstrait lui-même, donc des rapports entre les faces et les axes, et des rapports dialectiques, ne se manifeste pas dans le plan qui est atteint, mais dans les autres plans, où on observe seulement les manières dont les patients en ressentent la conséquence et se débrouillent avec, plus ou moins bien, selon la particularité du plan qui reçoit. En raisonnant soit quantitativement, soit qualitativement, avec une pertinence ou une dénotation tronquées, ils font rhétoriquement des choix et des phrases, qui simultanément, sont toujours des éléments assujettis à la particularité des autres plans en jeu. Ainsi nous avons observé une rémanence de ce raisonnement abstrait, logique, monoaxial, dans le plan technique par exemple, à travers les difficultés d’écriture et de lecture de type phonétique ou synonymique, dans le domaine social par des écholalies ou des manques de mots, des énoncés ou prononciations non-conformes à l’usage de la langue, ou encore au plan éthico-moral, des discours incohérents ou des vouloir-dire non prononçables ou dicibles.

Dans chacun de ces plans, les difficultés logiques se présentaient de façon analogue, même si ponctuellement elles étaient différentes, ce qui fait d’ailleurs, que dans la clinique neuropsychologique traditionnelle, elles sont souvent décrites comme des symptômes distincts des troubles aphasiques, considérés eux, comme difficultés d’expression et de compréhension de l’oral.

Retournons à l’exemple clinique de la différence de l’intonation des patients de Broca dans leurs énoncés. Sur le terrain, expérimentalement, nous avons pu prouver l’existence d’une capacité à différencier. Le terme stéréotypie généralement utilisé s’est avéré être une fausse dénomination d’un symptôme semblant être bien réel, complémentaire d’autres anomalies symptomatiques de l’aphasie de Broca. En rapport avec ce que nous savions de leurs difficultés linguistiques et en fonction du raisonnement monoaxial des patients de Broca, nous avons donc remis en question l’idée même de l’usage du mot « répétition » pour expliquer ces énoncés pourtant typiques de l’aphasie de Broca. Ce qui paraissait être une répétition pour les cliniciens-observateurs, y compris Gagnepain, n’en était pas pour le malade.

Nous avions, pour ainsi dire, extirpé l’explication des troubles du langage de l’emprise de l’empirisme de la description. Ce faisant, nous avons prouvé l’hypothèse de Gagnepain citée précédemment, disant que le langage n’était qu’un raisonnement abstrait de relations logiques permettant la création d’idées et qu’il n’était plus désormais un lien entre du sonore et du sens, mais : « Le langage n’est qu’un système de rapports qui ne connaît que son ordre propre et ne renvoie jamais qu’à lui-même  ». Nous n’étions plus, comme disait Jacques Laisis dans la citation du début de cet article, « ces “observateurs superficiels” dont parle de Saussure, qui pensaient trouver la réponse dans le positivement observable ».

Reste cependant la question : si la répétition pathologique, ou plutôt la pseudo répétition, n’est pas provoquée par la projection d’un axe sur l’autre, comment l’expliquer ? Citons à nouveau le passage de Gagnepain dans les Leçons d’introduction, en rappelant que l’analyse du rapport naturel entre du sonore et du sens, devient signifiant, et celle du sens signifié (p. 59) :

« Entre le signifiant et le signifié il existe une relation telle qu’on ne peut pas parler normalement sans articuler les deux analyses. Si on n’a pas les deux, on est en panne de signe. On ne peut pas dire qu’il y a deux types d’analyse, il n’y a qu’une analyse, dans laquelle la pertinence et la dénotation se trouvent en rapport d’interaction ».

Cette citation donne un début de réponse à la question posée sur l’explication du symptôme observé de la stéréotypie. Comme on vient de voir, l’explication glossologique du phénomène de la stéréotypie ne peut pas se baser sur l’activité monoaxiale, mais on doit aussi prendre en compte le principe même de la « bifacialité du signe ».

En cas d’une survivance monoaxiale de l’analyse de l’une ou l’autre face du signe, nous en observons les retombées pathologiques « parlantes » sur l’autre face. Les différents travaux de thèses ou articles dans le cadre des enseignements de la théorie de la médiation font état de cette mutualité tronquée. Par exemple, les problèmes sémiologiques du Wernicke, dus à la perte de la différenciation se retrouvent dans une transcription uniquement phonétique des mots. Autrement dit, le trouble de la grammaticalité se voit à l’œuvre à travers le fonctionnement des autres faces, dans les autres plans. Gagnepain dit la même chose, et je reprends de nouveau les propos notés dans ce texte : « Le langage n’est qu’un système de rapports qui ne connaît que son ordre propre et ne renvoie jamais qu’à lui-même  ». Il finit ce passage en y ajoutant une phrase lapidaire : « Tautologie et redondance en sont curieusement le principe et la fin ». Cette phrase est ambiguë, car on ne sait pas, en parlant de principe et de fin, s’il parle d’un côté du principe tautologique du « chat est un chat » (le principe) ou de la persévération stéréotypique du Broca (la fin) et de l’autre côté du principe redondant de la synonymisation (le principe) et des variations infinies des Wernicke (la fin). Elle dit cependant bien plus qu’elle ne semble dire au premier abord sur le rôle de la clinique, dont Gagnepain souligne à plusieurs reprises le contrepoids nécessaire à toute validation théorique : « Un savoir ne vaut que s’il se prouve, se controuve, et s’éprouve. C’est pourquoi le clinicien, toute thérapeutique mise à part, n’est point pour nous simple collectionneur de données, mais contribue à les créer » (DVD I, p. 127). « C’est au clinicien qu’il revient d’amener le théoricien à s’interroger sur la validité des hypothèses induites du seul examen qu’il a trop tendance à tenir pour des “faits” » (DVD III, p. 18). Ou encore (Leçons d’introduction, p. 38) :

« La clinique ne nous intéresse pas pour les mêmes raisons que généralement les vôtres, vous psychologues. Vous abordez le plus souvent la clinique dans l’espoir de rendre service à votre prochain, c’est-à-dire que vous essayez de comprendre la souffrance pour mieux y remédier et devenir plus ou moins thérapeutes. Pour ma part, et sans sadisme pour autant, j’aborde la souffrance comme panne des fonctions culturelles, en souhaitant que ça dure un peu pour avoir le temps de les observer. J’essaye de transformer l’approche des phénomènes de culture en voyant comment ça craque et pourquoi. Notre optique est donc très différente. La clinique expérimentale n’est pas une clinique psychologique au sens thérapeutique du terme ».

Que ce soit l’une ou l’autre signification du propos sur la tautologie et la redondance, ce qui est intrigant ici, c’est la remarque « curieusement », qui sort du cadre explicatif de la définition donnée du glossologique, tel que défini par Gagnepain et Laisis. Or, ce mot est à mettre dans le même registre dubitatif que celui des termes « paradoxe » et « évidence » dans le commentaire de Gagnepain mentionné plus haut. Gagnepain commente et juge le bien fondé des résultats de ses explications :

« Il n’est point jusqu’aux axes – auxquels sans cesse nous nous référons et qui, nous l’avons dit plus haut, ne sont nullement simple commodité d’exposition – qui n’aient été plus ou moins pressentis par les descripteurs des aphasies dites traditionnellement de Wernicke ou de Broca. C’est pourquoi, pour les désigner, nous l’avons vu, nous contestons le bien fondé du “trouble de la similarité” et “trouble de la contiguïté”. Une conception plus correcte, en effet de l’intersection des deux capacités en lesquelles pathologiquement se résout la grammaire nous a permis notamment, tout en levant plus élégamment la contradiction de l’incohérence du Wernicke et de l’agrammatisme du Broca, de montrer comment dans le jargon, et pour s’en tenir au signifié, la paradigmatique aboutit, en l’absence de traitement lexical, à fléchir le vocabulaire tandis que la syntaxe, en l’absence de traitement textuel de la phrase pousse la redondance jusqu’à la stéréotypie. Cela revenait à fonder dans un second degré de l’autoformalisation et non plus dans la seule intuition la possibilité d’en admettre tant dans l’atteinte que dans la récupération » (DVD I, p. 15).

Qu’est-ce qui le gêne ? La teneur de ses propres explications, comparées malgré tout aux principes de base du rôle de la clinique. Presque malgré lui, il se sent obligé d’accepter comme vraies certaines de ses propres explications des comportements pathologiques constatés. Que faire de son « second degré » ? Ou encore du « fléchissement du vocabulaire » par la paradigmatique, et le fonctionnement de la syntaxe qui sans le traitement textuel pousserait à la redondance ?

On voit ici que sa présentation du rapport entre la biaxialité créatrice, par leur projection réciproque, de syntaxe ou de morphologie, et la mono-axialité, où cette projectivité axiale persiste malgré l’absence d’un des deux raisonnements, est une généralisation hâtive, basée sur la logique interne d’une démonstration théorique, considérée d’emblée comme vraie. Dans cette situation, assez curieusement, Gagnepain laisse de côté cet élément fondateur de la théorie de la médiation, qui est le rôle de vérification des hypothèses par la contradiction clinique du langage. Le rôle qu’il donne à la clinique à ce moment-là, vacille entre un hors-jeu, comme ici, ou un lieu de corroboration, de confirmation de la vérité de la théorie. Il n’y a pas de place pour de la contradiction.

En se référant aux observations neurolinguistiques traditionnelles, qui rendaient compte de la première confrontation des observateurs cliniques avec les comportements pathologiques, il en emprunte la terminologie, qu’il traduit, ou plutôt transpose, dans les termes de la théorie de la médiation. Lorsqu’il explique par exemple les répétitions et persévérations incessantes des patients par le terme « exagération » d’un axe survivant par rapport à la perte de l’autre, il fait de cette observation un concept et un processus glossologique. Ce qui aboutit à l’hypothèse de la syntagmatisation à l’extrême chez le Broca.

Par conséquent, et avant tout, en empruntant cette terminologie neuro-psycho-linguistique, il en emprunte simultanément l’emploi sémantique particulier, celui de l’observation diagnostique médicale, qui, dans une optique comparative, se basait sur une démarche d’évaluation des écarts entre du pathologique et du normal. Même en introduisant ces termes et concepts transposés en vocabulaire de la théorie de la médiation, il reste néanmoins dans la description des différences observées entre du normal et du pathologique. Car s’il est vrai que ces termes rendent compte de la situation pathologique, il s’agit néanmoins d’une description évaluative de l’aphasie, propre à la discipline neurologique. Et ces termes finissent par devenir chez Gagnepain des concepts liés à la glossologie pour expliquer le fonctionnement grammatical tératologique des patients. Cela se voit entre autres dans l’usage de deux termes différents pour parler des particularités aphasiques. Il s’agit de l’emploi de deux expressions qui deviennent pratiquement synonymes, mais qui en fait se font concurrence. Il y a en effet une concurrence entre deux savoirs, un savoir thérapeutique, médical, et un savoir de la théorie de la médiation, qui, pour expliquer le parler des patients aphasiques, n’en parlent pas de la même façon ni avec les mêmes mots, parce qu’ils n’en pensent pas la même chose. Deux savoirs qui provoquent des malentendus diagnostiques avec des conséquences théoriques inattendues. Ce sont les termes « perte » et « trouble ». On voit ainsi « trouble du lexique » ou « trouble lexical », à côté d’une « perte de la capacité de différenciation ». Or ces termes, même utilisés comme quasi synonymes, ne parlent pas d’une même réalité, car ils ne partent pas d’un même point de vue doxique.

D’un côté, le terme « trouble » est un terme diagnostique propre au métier médical, pour indiquer les niveaux de gravité des états pathologiques observés par rapport à un comportement et un usage normal du langage, comme le montre l’exemple au début de cet article. Il s’agit de la description d’une observation médicale immédiate, interprétée en fonction d’un savoir grammatical historiquement préétabli avec le vocabulaire correspondant.

Chez Gagnepain, le terme « trouble du lexique » ou « trouble lexical » indique et implique que le lexique n’est pas totalement endommagé et, devenant une sorte de sac à mots, a été positivé. Le lexique n’est plus ici une structure formelle en rapport avec le sème.

De l’autre côté, l’usage du mot « perte » est un terme du savoir propre à la médiation résultant d’une explication théorique du raisonnement glossologique pathologique. Dans l’aphasie la perte touche les raisonnements abstraits de différenciation et de segmentation. Elle implique donc une absence d’une de ces capacités de médiatisation. Autrement dit, la perte n’est pas le trouble, mais en est la cause.

À travers le vocabulaire utilisé, on voit ainsi chez Gagnepain un glissement conceptuel vers le savoir thérapeutique, en introduisant un flou ou des doutes sur la signification et l’usage de certains concepts médiationnistes. La séparation entre clinique expérimentale et clinique thérapeutique devient floue, l’exercice médical de la clinique prend le dessus.

De la même manière, Gagnepain va inclure dans sa démonstration des notions de manque et de compensation, termes venant, eux aussi, du métier de soins et de rééducation, pour expliquer le processus glossologique subsistant, en les comparant à ce que normalement, une personne non aphasique aurait fait si elle était dans une situation de manque. De cette manière, il présume chez l’aphasique la capacité de s’imaginer et de redessiner le fonctionnement de l’axe perdu. Or, seul un locuteur normal peut s’imaginer un manque, l’aphasique ne peut l’imaginer, il est dépendant de tout ce qui l’entoure.

Il ne faut pas oublier – et Gagnepain le mentionne bien dans l’ensemble de ses travaux – que l’aphasique a une attitude fusionnelle. Pas d’absence imaginable pour lui, mais l’envahissement de ce qui est disponible, hic et nunc, à savoir le monde à travers les autres plans. D’où, chez les deux types de patients aphasiques, les parlers automatico-volontaires dans des situations d’interlocution prégnantes, ou encore des formes d’écholalie, reproduisant ce qui a été déjà dit par l’entourage mais aussi par eux-mêmes.

Restant dans la description, Gagnepain n’explique pas vraiment, il interprète les manifestations cliniques à sa manière, avec des mots de la théorie de la médiation, mais à la lumière disciplinaire d’un métier de soins, où, pour traiter ceux du langage on se sert d’une théorie de la grammaire et du langage… purement empirique celle-là. Il s’agit ici d’une théorie, datant d’avant les cours de Ferdinand de Saussure, et qui, utilisée par les professionnels de la santé pour parler du langage et ses maux, n’est, en tout cas, pas celle de la théorie de la médiation !

De cette manière, utilisant, sans s’en rendre compte, la méthodologie empirique de la neuro-psycho-linguistique, Gagnepain en a accepté aussi, sans qu’elle ne soit jamais nommée, la définition positiviste du langage comme un phénomène oral, à savoir le lien entre du son et son sens. C’est cette terminologie, spécifique d’un savoir théorique et pratique propre à une discipline diagnostique, que Gagnepain a utilisée malgré lui.

Pour Gagnepain la référence à la clinique aphasique reste surtout un argument de contradiction avec d’autres théories, en en indiquant les incohérences. Il a beau mentionner son désaccord théorique avec le neurologue parisien sur l’agrammatisme, dans la pratique ses propos sur la clinique demeurent lettre morte, sans aucun effet sur une grande partie de son explication.

En même temps on trouve dans ses textes des remarques dubitatives à propos de ses propres observations cliniques, apparemment surprenantes, qu’il désigne par « paradoxe », « excès » et « curieusement ». Il semble bien « sentir » que quelque chose « ne va pas vraiment ». Les raisonnements aphasiques, couplés à certaines de ses propres explications cliniques auraient pu contredire ces conclusions purement hypothétiques, théoriques. Mais, aussi étonnant que ça puisse paraître – peut-être à partir d’un certain moment où il fréquentait moins les consultations de l’aphasie – la clinique n’a pas, n’a plus eu, cette fonction de mise en questions de sa propre théorie.

J’en étais à ce constat qui faisait que je n’arrivais pas à vraiment finir mon texte, quand, par hasard, comme à la fin d’un roman policier, je suis tombée sur un passage qui me fit me dire « Mais c’est bien sûr » !

« Analyser doit bien rester ce double processus consistant à déterminer à quoi “ressemble” ou “se rapporte” l’élément même qui en fait l’objet. À deux conditions toutefois : d’abord ne plus confondre la marque avec le matériau, ni l’unité avec la suite de ses constituants ; de renoncer, ensuite, à recourir au sens dans l’espoir de lever, au risque de l’oblitérer, l’ambiguïté d’une signification qui grammaticalement la fonde. (…) La forme seule est imputable à la structure. Entendue, en revanche, comme nous l’entendons, elle suffit, hors de tout mentalisme – et qui plus est sans artifice – à donner une profondeur tant au texte qu’elle ordonne, qu’au lexique qu’elle catégorise en y déterminant respectivement ce qu’on pourrait appeler des boucles ou des sous-ensembles par projection des deux axes. » (DVD I, p. 49)

Jusque-là, je pouvais adhérer à son explication. Dans une situation normale, les axes pouvaient jouer leur rôle.

En continuant la lecture, j’ai été surprise, non pas comme lui par les constats cliniques inattendus et selon lui irréfutables, mais par la conclusion finale de sa démonstration :

« Ce ne fut pas la moindre de nos surprises, en effet que d’être obligé de constater, après beaucoup de résistance, que le paradigme se maintient conjointement avec le mot chez ceux de nos malades dont le trouble était lexical et que ceux à l’inverse, chez qui le texte était atteint gardaient précisément le sème et le syntagme ; que morphologie et syntaxe n’avaient point, autrement dit, leur source au lieu de leur manifestation ; qu’entre l’identité et la diversité absolues la similarité tendait à la tautologie par le biais de l’équipollence, tandis qu’à mi-chemin de l’unité et de la pluralité la complémentarité n’était pas autre chose qu’une exploitation de la redondance culminant pathologiquement dans la stéréotypie [4] ».

Ainsi donc, la complémentarité entre une et plusieurs unités était une exploitation de la redondance, qui – et c’est là qu’il y avait un couac – devait, selon lui, culminer pathologiquement dans la stéréotypie de… l’aphasie de Broca ! Mise à part le fait que cliniquement la stéréotypie supposée du Broca n’en était pas une, fait cliniquement prouvé, comme je l’ai mentionné plus haut, il faut surtout voir ici que Gagnepain présume que le Broca aurait gardé la capacité d’analyse générative de segmentation unitaire, et perdu la différenciation identitaire. {}En définissant la stéréotypie comme un rapport entre unité et pluralité, pour lui, l’aphasique de Broca aurait tout d’un coup eu un raisonnement génératif, aurait changé de définition.

Pour en arriver à cette conclusion, il jongle dans sa démonstration, théoriquement avec la proximité sémantique tantôt taxinomique (identité, diversité, similarité, tautologie, équipollence) tantôt générative des termes (unité, pluralité, complémentarité, redondance) pour aboutir, in fine, à une référence à la pathologie, comme lieu de corroboration de ses hypothèses, c’est-à-dire, le symptôme de la répétition du Broca, propre à la doxa traditionnelle des difficultés aphasiques.

Cette conclusion est ainsi l’inverse de ce qui est la base même de toute sa théorie de la biaxialité : la séparation neurologiquement prouvée entre une perte de la segmentation et une survivance de la différenciation chez le Broca et entre une perte de la différenciation et une survivance de la générativité chez le Wernicke.

Étonnant jonglage sémantique.

Que dire de ce glissement sémantique, si loin de la clinique et de son principe de réalité ? Que dire de cette erreur, que les Anglais appellent a slip of the pen ou a slip of the tongue, c’est-à-dire un lapsus ?

Disons simplement que, même pour Gagnepain, Errare humanum est !

Cela compte également pour moi dans cet essai de déconstruction.

Je le termine donc par un : « Jusqu’à preuve du contraire » ! À suivre donc…

Et pour finir : toute ma gratitude à Jacques Laisis de m’avoir guidée dans ma liberté de recherche !

Références bibliographiques

Gagnepain, Jean, 1991, Du Vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines. Tome I. Du signe. De l’outil, Bruxelles, De Boeck Université, 282 p. Édition numérique : Matecoulon-Montpeyroux, Institut Jean Gagnepain, 1991-2016, v.1, https://www.institut-jean-gagnepain.fr/téléchargement

Gagnepain, Jean, 1993, Leçons d’introduction à la théorie de la médiation. Louvain-la-Neuve, Peeters – Publications linguistiques de Louvain, 304 p. Édition numérique : Huit Leçons d’introduction à la théorie de la médiation, Institut Jean Gagnepain, Matecoulon-Montpeyroux, 1994-2010 – édition numérique – v.10-03. En ligne : https://www.institut-jean-gagnepain.fr/téléchargement

Gagnepain, Jean, 1995, Du Vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines. Tome III. Guérir l’homme. Former l’homme. Sauver l’homme, Bruxelles, De Boeck Université, 158 p. Édition numérique : Matecoulon-Montpeyroux, Institut Jean Gagnepain, 1995-2016, v.1, https://www.institut-jean-gagnepain.fr/téléchargement

Laisis, Jacques, 1996, Introduction à la Socio-linguistique et à l’Axio-linguistique, Tétralogiques : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article82


Notes

[1Disponible dans Tétralogiques : https://www.tetralogiques.fr/spip.php?article82. La pagination des citations renvoie à cette version numérique.

[2Respectivement DVD I, DVD III et Leçons d’introduction dans la suite du texte (note de la rédaction).

[3Le GAC-PRIME C., 2013, Langage et cerveau. Contribution de la démarche d’observation clinique à l’élaboration d’un modèle explicatif des phénomènes langagiers. Thèse pour le doctorat en Sciences du langage, non publiée, université de Namur. En ligne : https://researchportal.unamur.be/fr/studentTheses/langage-et-cerveau-contribution-de-la-d%C3%A9marche-dobservation-clini

[4Je souligne.


Pour citer l'article

Attie Duval-Gombert« Sens dessus dessous », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.

URL : http://www.tetralogiques.fr/spip.php?article269