Thierry Lefort, Dominique Paysant
Thierry Lefort est PRAG, PhD dans le département de Sciences de l’éducation et de la formation, Université Rennes 2, chercheur associé au CREAD - EA 3875. thierry.lefort chez univ-rennes2.fr ;
Dominique Paysant est spécialiste de la recherche documentaire et de la diffusion numérique, en art contemporain et patrimoine de Cherbourg-en-Cotentin.
Entretiens avec Jacques Laisis (2022)
Préambule
Nous avons réalisé trois entretiens avec Jacques Laisis en 2022 dans le cadre d’un projet d’édition en cours visant à retracer l’histoire de l’élaboration, à partir de 1958, de la théorie de la médiation par Jean Gagnepain, avec la collaboration d’Oliver Sabouraud. Ces entretiens ont notamment été rendus possibles grâce à sa fille, Lucie Laisis, et Jean-Claude Quentel, que nous remercions vivement. La majeure partie du texte publié ici est issue du premier entretien en date du samedi 19 février 2022. Quelques extraits d’entretiens ultérieurs, signalés dans le texte entre crochets, ont été ajoutés car ils apportaient des précisions ou des compléments aux propos tenus lors de ce premier entretien. Certains proviennent du deuxième entretien qui a eu lieu le vendredi 8 juillet 2022. D’autres extraits proviennent du troisième et dernier entretien qui a eu lieu le vendredi 16 septembre 2022, en compagnie de Dominique Paysant. L’échange « introductif » qui suit, extrait de ce troisième entretien, permet de situer le cadre global du projet. Le décès de Jacques Laisis en février 2023 n’a malheureusement pas permis de réaliser le quatrième entretien qui était prévu en janvier de cette année-là.
Thierry Lefort : Le dénominateur commun de toutes les personnes qu’on a rencontrées jusqu’à ce jour est qu’elles ont toutes été témoins, ou actrices, de l’élaboration de la théorie de la médiation. L’angle historique, que nous mobilisons dans un premier temps, permet d’établir les faits à partir desquels nous essaierons de comprendre, dans un second temps, comment s’élabore une théorie…
Jacques Laisis : Si tu ne contreviens pas trop aux règles d’or de la méthode historique, il vaut peut-être mieux effectivement jouer cette carte-là. Et après tout l’histoire est quand même un des monuments les mieux constitués dans le registre des sciences humaines. Les historiens ont quand même deux siècles d’avance. Sinon, il y a la sociologie. Il y a certains sociologues d’envergure mais il faut quand même attendre quelqu’un comme Bourdieu pour que la sociologie prenne les problèmes à bras le corps. Même si je n’étais pas forcément d’accord avec lui, je suis toujours épaté par le brio avec lequel il le dit. Il aurait mieux fait de ne pas mourir, celui-là. Ce que j’aime bien chez lui, c’est qu’il n’a pas eu peur d’aller butiner sur les platebandes des autres, parce que c’est un sociologue qui est allé s’occuper de ce que s’occupent les autres. Quand il fait Ce que parler veut dire [1] : qu’est-ce que c’est cette manière d’aller fouiller dans les poubelles des linguistes ? N’empêche que c’est un bouquin auquel je dois quand même pas mal. En témoigne ma thèse [2] justement. On m’a encore tanné, il n’y a pas longtemps, comme quoi elle n’était pas publiée. À la limite, l’idée qui m’est venue, parce que maintenant la revue Tétralogiques est sur internet, et gratos, est que je la publierais bien, si je faisais l’effort de la publication, chapitre par chapitre. J’en ai déjà publié quelques articles. Plus exactement, dans Tétralogiques 4, l’article sur Auguste Comte [3] est la version courte de ce qui allait devenir ma thèse [4].
Dominique Paysant : On a l’intuition, depuis plusieurs années, qu’on doit le faire. On ne sait pas trop pourquoi, mais on saura pourquoi plus tard : on se laisse porter par une intuition…
De toute façon, il faut commencer par se laisser porter, et puis voir après ce que ça a donné. D’une manière ou d’une autre, on ne perd jamais son temps quand on travaille sur la formulation de certains problèmes.
En quelle année es-tu né ?
En 1946, dans l’après-guerre. Je suis né à Landivy [5]. C’est le dernier bled au nord-ouest de la Mayenne. Sept kilomètres au nord, c’est la Normandie, avec Saint-Hilaire-du-Harcouët ; et sept kilomètres à l’ouest, c’est Louvigné-du-Désert, la Bretagne. Je suis né dans le Maine mais c’est un pays de normands. Un pays de paysans. Le petit marquis de Landivy, je ne sais pas ce qu’il a fait de spécial, à part qu’il devait avoir un peu de sous. Il a donné son nom au lieu en question et il a fait construire une belle maison bourgeoise. On n’est pas encore au niveau du château. Il a dû acheter son nom, comme ça se faisait, surtout sous le Second Empire. À l’époque, les marquis ou les comtes de machin-truc, c’était, pour le Trésor royal, une façon de renflouer la dette. Ils vendaient les charges. Il fallait un peu mériter, mais il fallait surtout mériter avec ses deniers.
Je suis né un peu à part, parce que quand tu es « le fils de l’instit », tu habites à l’école. Et de ma chambre à la salle de classe, il n’y avait pas besoin de sortir dehors : je pouvais être en classe en chaussons. C’était un grand intérêt aussi pour les copains, qui me disaient : « Puisque tu sais où il est, va donc le chercher, le ballon ». Parce que quelquefois, on était privés de ballon. Il fallait qu’il y en ait un qui se débrouille pour aller le trouver quand même, et les copains avaient compris très vite que d’avoir un allié dans la place, ce n’était pas plus mal. Ce qui fait que j’ai des souvenirs d’une enfance à la fois agricole et scolaire. J’ai passé trois fois le certificat d’études primaires parce que mes parents voulaient vérifier que j’étais capable de l’avoir. J’allais suivre la dictée, les problèmes de maths, et puis je ne sais plus quoi d’autre. Je crois que j’ai fait du dessin industriel aussi. Puis, après, je suis allé au lycée à Laval. À l’époque, j’étais plutôt du côté des matheux mais, en Terminale, je ne supportais pas le prof de math, il m’exaspérait, alors je braillais comme un âne pour dire que je voulais faire de l’allemand. C’était difficile de m’opposer un refus parce que j’avais, depuis longtemps, de très bonnes notes en allemand. En plus j’avais, comme surveillant d’étude le soir, quelqu’un qui était étudiant en allemand, et qui a eu comme prof Morice [6], que j’ai eu plus tard quand je suis arrivé en Khâgne [7] à Chateaubriand [8]. La classe n’était pas d’un niveau exceptionnel, le prof se débrouillait comme il pouvait et moi je m’impatientais. J’en avais ras-le-bol de revenir toujours sur des trucs que j’avais compris depuis longtemps. Il aurait pu me casser les pieds, mais il ne l’a pas fait. Et puis il y a eu un Conseil de profs, pas uniquement à mon sujet évidemment, et la question était : « Il y a Jacques Laisis qui demande à passer en Terminale Philo. Il ne veut plus être en « Maths-élèm [9] » parce qu’il dit qu’il veut être prof d’allemand et que ce n’est pas « Maths-élèm » qu’il faut faire ». Le raisonnement était bien joué : ça me permettait d’éviter le prof de maths. J’étais dans les trois-quatre premiers de la Terminale « Maths-élèm », comme on disait à l’époque, votre Terminale « C » après. J’ai retrouvé après les trois, quatre ou cinq copains que j’avais eus en « Maths-élèm », mais eux ils étaient en « Maths-sup » et moi en « Lettres-sup ». J’étais en « Lettres-sup » sans être vraiment littéraire, mais ça rassurait mes parents parce que je n’étais pas étudiant en ville à traîner dans les bars. Quand tu es interne, dans un lycée comme le lycée Chateaubriand, surtout à l’époque… On avait quand même le droit de sortir deux soirs par semaine, un truc dans ce goût-là. On pouvait sortir à condition d’être rentré à minuit, ce qui est quand même la moindre des choses si tu as cours le lendemain. En principe, c’était le cas.
Et c’est là que j’ai rencontré Morice. Émile Morice. Prédestiné comme prénom, pour un prof d’allemand. Morice, ce qui l’intéressait, c’était de faire du thème et de résoudre des problèmes d’acrobatie grammaticale. C’était un petit jeu sophistiqué d’équilibrisme grammatical. Le jeu était : « comment se débrouiller pour traduire en allemand une formule française tortillée à souhait pour que ça soit intraduisible ? ». C’était un jeu, quoi. Et moi, j’avais de l’avance, parce que j’avais commencé de jouer à ça l’année d’avant, au lycée ! Il transformait sa classe de Khâgne en académie : « Vous avez un texte. Comment vous traduisez la première phrase ? Vous êtes sûr que ça fait ça ? Il n’y a personne qui a une autre idée ? ». Et ça enclenchait, comme ça. C’était un enseignement grammatical dialogué. C’était bien fait. Et on avait dans les mains le Duden [10], LE dictionnaire allemand. On était tous en train de tourner les pages de notre Duden pour essayer de résoudre le problème que nous posait la phrase. Et Morice se marrait parce que tant qu’on cherchait, lui, il rigolait. Et c’est là que je me suis distingué assez rapidement parce qu’en fait, je ne lui avais pas dit, mais j’avais une partie de la réponse, parce que le pion que j’ai eu au lycée à Laval, qui était étudiant de Morice en allemand, m’avait refilé la référence bibliographique du recueil que j’avais commandé. Et il m’avait refilé toutes les petites feuilles qu’il avait intercalées dans son exemplaire à lui, où il y avait le corrigé ! Donc moi, j’avais les réponses, mais j’y allais mollo parce que je ne voulais pas trahir !
C’est Morice qui m’a expédié écouter Gagnepain en me disant : « Laisis, pour être bon en allemand, il faut être bon en grammaire. Et pour être bon en grammaire, il faut faire de la linguistique. Tu n’as plus rien à faire dans mon cours du samedi matin, tu ferais mieux d’aller suivre le cours de Gagnepain, place Hoche. Ça te fera du bien, et puis ça comptera pour ta licence d’allemand ». C’est aussi Morice qui, ensuite, m’a envoyé à Kiel [11]. Je suis parti de Rennes sans avoir jamais mis les pieds à la fac, et je suis entré directement en maîtrise de linguistique en rentrant de Kiel.
Directement ? Tu as fait ton cursus universitaire de licence en Allemagne ?
Mes deux premières années, j’étais en Khâgne à Rennes. À l’époque, il y avait Propédeutique [12]. J’ai donc passé Propédeutique en Hypokhâgne [13], c’est ce qui rassurait mes parents. La Khâgne, j’ai vu qu’en négociant le coup de manière astucieuse, j’avais à peu près la liberté que je voulais avoir, au minimum, en restant interne. Et interne je coûtais, par trimestre, ce que j’aurais coûté par mois. Je n’en ai jamais parlé à mes parents mais je suis resté en Khâgne pour des raisons purement financières. Ce n’est pas que ça ne m’intéressait pas du tout, il y avait des trucs qui m’intéressaient, mais pas tout. En Khâgne, le prof de français-latin-grec était un peu vieux mais en Hypokhâgne, j’ai eu Gaudin [14]. Alors celui-là, il m’a bien plu. Vraiment bien plu. J’ai toujours dit de lui qu’il m’avait préparé à écouter Gagnepain. Je l’ai dit à Gaudin. Il en était content. Gaudin connaissait Gagnepain car c’était l’un des beaux-frères de Suzanne Allaire [15].
En quoi Claude Gaudin t’a-t-il préparé à écouter l’enseignement de Jean Gagnepain ?
Parce qu’il faisait de la philo en prenant des exemples dans la vie courante et il nous invitait à réfléchir là-dessus. Ce n’était pas de la philosophie historique, au sens où on nous débitait je ne sais pas quoi. Et pourtant, c’était un spécialiste de Platon. Alors de temps en temps, il nous en mettait une dose, mais il y avait des semaines où il y avait un thème et on était instamment prié d’y réfléchir, pour voir ce qu’on pourrait dire qui serait cohérent par rapport à autre chose. Moi ça m’a converti. Pour une fois, ça m’intéressait, la philo. C’est le seul qui faisait un cours un petit peu d’anthropologie sauvage, un peu dans le genre de Roland Barthes, à l’époque où il avait beaucoup de succès avec les Mythologiques. À l’époque, ce n’était quand même pas rien, Mythologiques. C’est un peu le foutoir, mais c’est aussi là qu’il dit qu’il n’aime pas la méthode. Et j’épilogue en disant : « Ça se voit ! » Sacré Roland Barthes !
Et puis je suis parti à Kiel. À Kiel, j’ai tiré parti de mon expérience d’animateur de ciné-club. Alors que je me baladais en ville, j’ai vu une affiche : le ciné-club de Kiel présente le film d’un réalisateur italien, peut-être Pasolini : « Rendez-vous dans tel cinéma, à telle heure, et il y aura le pot de discussion dans le troquet d’à-côté ». Comme souvent dans les troquets, il y a une salle où on peut tenir à une vingtaine. C’était le cas et j’assiste donc à la projection. Ça me faisait marrer parce que le film était en italien sous-titré allemand. J’ai quand même pu suivre vaguement et puis après tout le monde se lève et un petit cortège va pour boire un coup et discuter. Je demande à mon voisin : « C’est où ? » et il me dit : « Ce n’est pas compliqué, c’est à côté, je vais vous emmener ». OK ! Je passe une heure et demi à écouter ce qu’ils disaient parce que ça durait quand même un peu. Ça ne faisait que quinze jours que j’étais à Kiel et donc il y a des moments où j’avais un peu de mal à suivre. Surtout qu’ils discutaient entre eux, donc ils n’y mettaient pas vraiment les formes. C’était un allemand vernaculaire, on va dire. Et puis arrive le moment fatidique où ils se mettent presque tous à se lamenter sur l’état du cinéma allemand de l’époque. On était en 67 et c’est vrai que le cinéma allemand commençait à peine à renaître de ses cendres, parce qu’il a été laminé, un peu comme le cinéma belge. Les américains ont raté leur coup en France et en Italie mais pas en Allemagne… Dans les clauses du plan Marshall, il était écrit qu’ils allaient refourguer tous les films d’Hollywood et qu’on n’avait pas le droit d’en produire. La France a fait de la résistance, et l’Italie aussi avec Cinecittà. Mais sinon il y a quand même des allemands qui essayaient de faire des films. Alors ils commençaient à pleurnicher sur l’état du cinéma allemand et au bout d’un moment je dis : « Moi j’ai vu des films de untel, de untel, de untel, de untel, vous ne pouvez pas dire qu’il n’y a pas de cinéma allemand » - « De qui, vous avez dit ? ». Alors là, le canular, c’était que le petit français qui débarquait dans leur réunion de cinéphiles par excellence, dans la ville de Kiel, connaissait l’existence d’un certain nombre de cinéastes dont eux n’avaient jamais entendu parler. Ça se sentait quand même encore que j’étais français, mais ils ont vu que je ne disais pas de blagues. Je leur ai expliqué : « J’ai vu tel film, tel film, tel film, tel film… ». Alors, il y en a un ou deux qui sont venus me voir et ils m’ont dit : « Mais comment vous savez tout ça ? » J’ai dit : « Ce n’est pas compliqué, j’étais animateur de ciné-club en France ».
J’ai commencé au ciné-club de Laval et après je suis passé à Ciné-35. À l’époque, ça se faisait. Il y avait un cinéma qui s’appelait L’Eden dont la salle n’était pas terrible. La location ne devait pas être chère mais c’était quand même la moitié de la semaine du cinéma érotique, et l’autre moitié du western, et de temps en temps un film de ciné-club. J’ai fait mes armes là-dedans, et il y avait aussi la possibilité d’assister à des séminaires de formation intensive, soit à Nantes, soit à Marly-le-Roi. À Nantes, c’était les ciné-clubs de l’ouest qui les organisaient et à Marly, c’était la fédération française des ciné-clubs. Alors là, le régime, c’était au moins cinq long-métrages par jour. À Marly, ils ne faisaient pas l’intégrale parce qu’il y a des cinéastes qui avaient fait trop de films pour qu’ils fassent l’intégrale, mais on avait la quasi-intégralité de leur filmographie et un bilan du cinéma portugais, ou allemand, etc. C’est là que j’ai vu les films allemands qui arrivaient en bobines dans le coffre de la voiture d’un des animateurs organisateurs qui avait des relations avec des cinéastes allemands. Ça m’a servi, d’ailleurs.
Les cinéastes allemands étaient basés à Munich, qui était la capitale intellectuelle de l’Allemagne de l’ouest, pour l’essentiel. Parce qu’avant, il y avait Berlin, mais Berlin était quand même très enclavé. Et mes copains du ciné-club de Kiel avaient contacté le festival de Chamonix : « On a un petit français là, il aimerait bien vous rencontrer, si c’est possible ». L’autre avait répondu : « Oui, qu’il vienne. De toute façon, j’ai le texte d’un court-métrage à traduire en français pour Cannes ». Donc je l’ai traduit. Et là, j’ai eu droit au plus beau compliment qu’on ne m’ait jamais fait quant à ma façon de parler l’allemand. On me l’a présenté d’une manière assez drôle : « Il vous manque vingt centimètres ». J’ai dit : « Comment ça ? ». « Il vous manque vingt centimètres, parce qu’avec l’allemand du nord, l’accent que vous vous trimbalez, vous devriez faire vingt centimètres de plus ! ». Parce que les danois, les allemands du nord – pas les bavarois, mais les allemands du nord – faisaient régulièrement dix-quinze centimètres de plus que moi ! C’est un joli compliment parce que ça voulait dire qu’ils ne s’étaient pas rendus compte que j’étais français !
Un de mes copains du ciné-club de Kiel, Klaus, était journaliste à Kiel. C’est surtout lui qui s’est occupé de me superviser pour me trouver des trucs à faire. Par exemple, s’il y a un film de Chabrol qui passe dans les cinés de la ville, il m’envoie le voir et faire la critique dans son journal, ou des trucs de ce genre-là. Ce qui m’a valu d’être assis au fond de la salle de cinéma, ce qui ne m’a pas plu car j’étais plutôt devant d’habitude, mais le mec du cinéma n’a pas voulu. Il fallait que je sois dans les loges d’honneur, avec une bière, si j’avais soif pendant la projection. Klaus m’a trouvé du boulot à droite, à gauche. J’ai écrit dans le journal de temps en temps, et puis il s’est débrouillé pour me faire inviter par la fédération allemande des ciné-clubs. Je me suis donc payé deux jours à Bad Ems [16], dans un hôtel-restaurant avec, entre autres, des films russes sous-titrés en allemand. Alors là, heureusement que je parlais l’allemand. Je suis aussi allé au festival de cinéma nordique à Lübeck [17], invité par la ville de Lübeck. Ils ont bien bossé, les gars. En échange, je devais proposer une projection d’une série de six films de Godard. À l’époque, c’était « Godard, Godard, Godard » ! Six films de Godard, il y a eu six cent personnes. Ils n’avaient jamais eu autant de monde. Gros succès. Avec toutes ces activités, Klaus me passe un coup de fil un après-midi et me dit : « Je vais à Francfort, je vois mon éditeur. Si ça t’amuse, tu viens ». Comme ça, j’ai vu un éditeur du S. Fisher Verlag, qui est l’équivalent du Seuil en France, à peu près, comme style d’éditeur. Très bien. Moi, j’étais là en spectateur au début, mais le mec du S. Fisher Verlag, au bout d’un moment, me dit : « Dites donc, je vous écoute parler depuis tout à l’heure. J’ai un bouquin en français, je voudrais qu’on me le traduise en allemand. Je peux vous le confier ? ». Ma réponse a été : « II n’est pas question que je fasse du thème à longueur de semaines ». Je n’étais pas d’accord. Dans l’autre sens, encore, j’aurais peut-être accepté mais là non… Et puis j’avais trop de boulot.
J’avais du temps libre pour aller à la fac une après-midi par semaine. J’ai quand même passé mes UV [18] de linguistique allemande, de linguistique diachronique et de linguistique synchronique ; j’ai fait du moyen-haut allemand puis du vieil haut-allemand. J’ai fait une UV d’ethnolinguistique. C’est de là que vient ce que je sais de l’île frisonne de Goesharde. C’est une île qui fait sept kilomètres de long. Il y a trois hameaux, trois variantes dialectales, plus le Hochdeutsch [19], qui est le haut-allemand, l’allemand administratif. Parce qu’à Kiel, là-haut, j’étais dans le Plattdüütsch [20], le bas-allemand, qui m’a permis de comprendre de mieux en mieux l’anglais en montant vers l’Écosse. De toute façon, je n’ai jamais eu de passion particulière pour l’anglais mais plus on montait vers l’Écosse, mieux je comprenais, parce qu’il y a des mutations vocaliques et consonantiques qui ne sont pas faites [21]. Ils sont restés sur le même plan que les gens du Plattdüütsch, ce qu’on va retrouver après dans le Badois [22].
[ C’était ça, la limite de la recherche comparatiste de la linguistique indo-européenne : l’origine des langues ?
Oui, mais quand ils faisaient l’atlas linguistique, y compris quand ils le faisaient à vélo, comme disait Per Denez [23] : « Tous les vingt kilomètres, c’est le temps qu’il faut pour y aller et revenir à vélo ». Ils constataient quoi ? Que tous les vingt kilomètres les fleurs ne s’appelaient plus pareil, que le poisson ne s’appelait plus pareil, que les coquillages ne s’appelaient plus pareil. Enfin bon… c’est ce que j’ai ressenti quand j’étais gamin dans mon bled à Landivy. Je savais pertinemment bien qu’à vélo, au bout de quatre kilomètres, on arrivait dans le bas de la vallée avec le pont par-dessus la petite rivière. Une fois passé le pont, on commençait à parler autrement. Ce que j’ai retrouvé en Allemagne, dans mon île frisonne : à chaque kilomètre, deux ou trois hameaux, trois variantes dialectales. Il faut avoir envie, quand même ! Plus le Hochdeutsch, qui était leur langue communément étrangère. C’était la langue de la marine marchande, de l’État. Un peu comme le français au Zaïre, ou au Congo, etc. Le français était la langue nationale parce que c’était celle qui était également étrangère à tous. Parce que sinon, ils ont quinze ou vingt langues locales, à cheval sur différents pays africains. La colonisation a quand même soigneusement évité de maintenir les frontières traditionnelles. Et après on se demande pourquoi ils ont des problèmes ! Il faut dire qu’on les a mis dans la merde ! J’avais trouvé ça dans un article dans Le Monde, il y a longtemps [24] : que le français au Zaïre [qui s’appelle aujourd’hui la République Démocratique du Congo] était la langue commune au sens de « communément étrangère à tout le monde ». Donc, que l’État zaïrois fasse de la langue française la langue de l’administration n’était jamais que - c’est moi qui l’interprète - la transposition dans le domaine verbal de ce qui est au principe-même de l’existence de l’État zaïrois. L’État zaïrois, c’est les colons. Un État zaïrois se décide entre Londres et Paris. Et avec des cartes géographiques, les braves occidentaux taillent des frontières. En Afrique, les frontières, c’est tout droit ! Les pauvres ! Je me suis baladé en bagnole dans l’arrière-pays en Autriche, et dans les vallées alpines, tu changes d’Allemagne en Autriche et d’Autriche en Allemagne tous les trois kilomètres, tellement ils ont renoncé à mettre des barrières à chaque fois.
Et au niveau de la langue, ils parlent indifféremment…
De toute façon, ils ne parlent pas « allemand ». Ces allemands-là parlent l’Oberdeutsch [25] et là, je te mets au défi de comprendre quelque chose, même si tu parles l’allemand. L’Oberdeutsch est quelque chose de spécial. C’est un peu comme l’alémanique en Suisse. Et tu as le même principe dans les vallées autrichiennes. De toute façon, tu sens bien que c’est une base germanique mais c’est une base germanique qui a muté. Dans le sud de la Bavière, ils ne parlent plus le Hochdeutsch, ils parlent Oberdeutsch : ils ont fait une troisième mutation consonantique et vocalique ; le Hochdeutsch était la deuxième mutation consonantique, et le Mitteldeutsch, ça donne le Plattdeutsch dans le nord de l’Allemagne. Après, il y a la bourgeoisie, y compris luthérienne, qui invente le Hochdeutsch par décalque du latin en germanisant les racines étymologiques. C’est une langue d’intellos, le Hochdeutsch. Je dis toujours que c’est beaucoup plus proche du français que de l’anglais, parce que c’est parallèle. Il y a des tas de mots dont la composition est parallèle [26].]
Enfin bon, l’année de Kiel était une année excellente. J’avais tout prévu pour rester plus longtemps, mais il fallait quand même que je rentre à Rennes pour passer mes examens. J’avais en tête de rentrer passer mes examens, d’être reçu à la licence quand même, mais je n’avais pas exclu de revenir à Kiel. J’avais posé des jalons pour pouvoir retourner à Kiel sans la bourse. Je n’avais pas droit à une deuxième année de bourse mais j’aurais fonctionné avec les boulots que Klaus me trouvait. Kiel étant jumelée avec Brest, il y avait des groupes de brestois qui passaient assez régulièrement et on avait déjà commencé de venir me chercher pour leur servir d’interprète. Et puis écrivailler comme ça à droite à gauche, j’aurais pu le faire. Avec tout ça, je pouvais reconstituer, à peu près, le montant de ma bourse. C’était la première fois que j’avais de l’argent.
Tu avais déjà un projet professionnel, à l’époque ?
À l’époque, ce qui dominait quand même, c’était le ciné-club. Prof d’allemand, je ne m’y voyais pas vraiment. Vraiment pas. [Autant j’ai aimé parler l’allemand, autant, par exemple, j’ai détesté l’enseigner. Ça ne m’amusait pas du tout. [27]] Mais bon, je ne savais pas trop. Je m’étais dit : « Peut-être dans le culturel franco-allemand, pourquoi pas ? ». Ça aurait pu. Je suis rentré à Rennes pour passer mes examens. Je croise Gagnepain, à qui je dis « Bonjour » et avec qui je m’entretiens quelques minutes. Il se souvenait de moi parce qu’il paraît que ma copie, l’année d’avant, avait tranché par rapport aux autres. À mon avis parce que j’avais axé une bonne partie de ma copie sur la linguistique et Kant. Et Gagnepain m’avait dit : « Ah, bah, ça nous change ! » Et là, il m’avait dit : « Je vous le dis comme ça, mais à la rentrée, en octobre, on démarrera la maîtrise de linguistique générale ». Alors j’ai quand même tourné les problèmes dans ma tête, et puis j’ai finalement décidé de ne pas retourner à Kiel, parce que le cours de Gagnepain m’avait tellement intéressé avant de partir… J’ai eu le certificat de linguistique générale. C’était le premier de mes quatre certificats de licence. Il en fallait quatre à l’époque : il m’en fallait trois en allemand et un ailleurs. Ailleurs, c’était la linguistique, et puis les trois en allemand, en rentrant de Kiel. Je me suis permis des insolences, parce que le poète allemand moderne qui était au programme était Hölderlin. Je déboule dans une librairie littéraire à Kiel et on me répond : « Ah, non… Introuvable ». Ce n’est pratiquement plus édité depuis la chute du nazisme. Ce n’est pas qu’Hölderlin était nazi, mais il était beaucoup récupéré. C’est Bandet [28], le prof d’allemand qui avait mis ça au programme à Rennes. Or, on ne le trouvait pas dans les librairies. Je vais à la BU et on me répond : « On n’a pas ».
C’est un classique en France, mais pas en Allemagne…
De temps en temps, on en entend parler, parce que les lacaniens se laisseraient volontiers aller de temps en temps à citer Hölderlin. Je crois savoir de quel livre ils tirent leurs citations : c’est un recueil des moins minables de ses poèmes [29]. Et moi, j’ai dû faire douze pages de copie en allemand. Bandet, qui corrigeait, a été obligé de se convaincre que je n’étais pas ignorant de Hölderlin, parce que j’avais évidemment pris un malin plaisir à ne citer comme poèmes que ceux qui n’étaient pas dans le manuel de chez Aubier-Montaigne accessible aux étudiants français. Mais je commençais par raconter qu’en Allemagne on ne le trouvait pas en librairie, pas à la BU et qu’il n’y a qu’à la bibliothèque municipale que j’ai pu mettre la main sur les œuvres complètes. Un exemplaire tout neuf ! Et il y avait aussi une partie sur un autre écrivain allemand, représentatif du roman, je ne sais plus comment il s’appelait. À Kiel, on m’avait carrément dit : « On vous fait étudier ça, à Rennes ? » Je dis : « Oui… ». Ce n’était pas un roman agricole, mais presque. Pas spécialement intéressant, ni au point de vue du contenu littéraire, ni au point de vue de la langue allemande. Alors j’ai quand même commencé ma copie par de la provocation : expliquer au prof qui avait donné le sujet d’examen que Hölderlin fait des poèmes à partir de niaiseries, et que c’est normal que les allemands l’aient oublié complètement, parce que c’est carrément démagogique. Après une dizaine de pages en allemand, ça se voyait que je parlais allemand quand même.
Et la rencontre avec le cours de Gagnepain, place Hoche ? C’était à la fois une découverte de la linguistique et une découverte du personnage, qui avait déjà une certaine renommée sur Rennes ?
Le personnage, de toute façon, oui. Mais c’était surtout la découverte d’un horizon où le savoir n’aurait pas la même gueule. Gagnepain nous sortait tout de suite de la tradition érudite. À la place de la linguistique, je n’avais jamais eu affaire qu’à de la philologie. Gagnepain, avec la linguistique, nous emmenait faire un tour. Il faisait souvent des petites incartades sur ce qu’on appellerait aujourd’hui « les autres plans ». À l’époque, il ne le disait pas, mais il prenait des exemples. Ça ouvrait des brèches quand même. Moi, c’est ce que j’ai vu. Et quand, après, il a dit qu’on pourrait aller voir ce que ça donnait à Pontchaillou, en clinique, là, j’ai dit : « Je ne retourne pas à Kiel ». C’était en 1967.
1968 était l’année de ma maîtrise. En cœur, tous les étudiants bataillaient pour dire à Gagnepain que faire des dissertations en maîtrise était ridicule, alors qu’on voulait faire des mémoires. Finalement, Gagnepain nous a dit : « Oui, vous avez raison. Les dissertations jusqu’en licence, et à partir de la maîtrise, on change de pointure ». Ça a été le préambule à mes travaux en clinique sur l’atechnie. Parce que là, vraiment, j’ai été happé par la clinique. C’était l’époque où je suis devenu copain avec Joël Guyard, le frère d’Hubert, qui était interne en psychiatrie. Là, j’ai recommencé mes études. J’étais toujours fourré avec lui, à discuter psychiatrie comme si j’y connaissais quelque chose, et puis à discuter avec les autres internes, à suivre des cours à l’internat. Ils étaient accueillants. Ça leur faisait même plaisir. C’est après que j’ai démarré ma thèse d’État. J’ai soutenu ma thèse de troisième cycle à l’automne 71, quand j’étais déjà au service militaire. Gagnepain avait invité le colonel à ma soutenance, ce qui lui a permis de se foutre de la gueule de tout le monde, en disant que c’était « la soutenance des trois pères » : il y avait mon père biologique, Monsieur Laisis ; il y avait lui, Jean Gagnepain, le père intellectuel, si on peut dire ; et il y avait le colonel qui, comme chacun sait, est le père du régiment. L’amphi était mort de rire, le colonel aussi. Le lendemain matin, à huit heures moins le quart, j’étais à la caserne et l’adjudant responsable du petit groupe de bidasses qu’on était, me fait venir. Il me dit : « Félicitations ». Je lui dis : « Oui, c’est gentil mais, vous savez, il n’y a pas trop de surprise. Une thèse, si on arrive à la soutenance, on est à peu près sûr d’être reçu. Ce qu’on attend plutôt de savoir, c’est quel genre de commentaire on va mériter ». Il me dit : « Ah, non, non. Ce n’est pas pour ça. Vous êtes nommé Première classe ! » À ses yeux, le plus important était quand même que je sois « Première classe ». Et il a précisé tout de suite : « Je ne veux pas vous voir faire la vaisselle ». L’inquiétude, pour lui… Parce qu’il n’y a pas grande différence entre la Première classe et la Seconde classe, mais la Première classe est dispensée de toute une série d’activités ménagères. Donc, pas de ménage dans la chambrée, pas de vaisselle, etc. Alors mes copains trouvaient que c’était un peu dur. Du coup, ils perdaient un tour. Alors, je les ai rassurés en leur disant que je ne voyais pas pourquoi j’arrêterai de faire la vaisselle. Quand même, ce n’était pas mon genre, mais je me suis fait engueuler par l’adjudant qui m’a surpris les mains dans l’eau : « Je vous avais dit de… ».
Comment tu en es venu à enseigner à « l’Université Rennes 2 » [30] ?
Je n’ai rien vu venir, je ne connaissais pas les mœurs. C’est Gagnepain qui, un jour, est venu me voir en me disant : « Ça vous dirait d’être prof à la fac ? » J’ai dit : « Oh, bah, moi… non ». Il m’a dit : « Oh, si, vous devriez pouvoir… ». « Ah bon, si vous le dites… ». Et puis j’ai laissé tomber ce truc-là, parce que, de toute façon, je n’y pouvais rien. J’étais jeune assistant à l’époque. Que Gagnepain m’ait repéré parmi tous les gens qui venaient suivre ses cours ne m’étonne pas complètement parce que c’est quand même moi qui étais là le plus souvent, et puis qui, quand même, manifestait, par rapport à beaucoup d’autres de l’intérêt. En 68, quand beaucoup de monde gueulait après les profs, j’étais pratiquement le seul à m’être levé pour défendre Gagnepain. Dans l’amphi, je répondais à ceux qui attaquaient Gagnepain pour leur faire remarquer que c’était intéressant ce qu’ils disaient, mais ce que Gagnepain avait dit les semaines précédentes l’était aussi ! Et que par conséquent le but du jeu de la critique, ce n’est pas de critiquer un prof parce que c’était un prof. Critiquer ce qu’il disait, d’accord, mais pas parce que c’est un prof qui le dit. Gagnepain m’en a parlé après. Des fois, ça a dû lui remonter le moral, quand même, d’être défendu un minimum.
À l’époque, « grâce » à Alice Saunier-Seïté [31], on pouvait rester assistant pendant une dizaine d’années [32]. Assistant, tu étais comme un maître-assistant, sauf que tu n’étais pas titulaire. Normalement, tu étais assistant pendant trois ans. C’est sûr qu’à partir du moment où tu étais assistant depuis cinq ou six ans, tu commençais à trouver que c’était un peu long. Et même qu’il y a eu des grèves, beaucoup, à l’époque, dans les années 70. Il y en a eu une parce qu’Alice Saunier-Seïté avait décidé d’interdire aux assistants, et aux maîtres-assistants, de faire des cours magistraux. Elle voulait qu’on ne fasse plus que des TD [33]. Les syndicats se sont mobilisés : manifestations dans le centre-ville, devant les fenêtres du Rectorat, etc. Moi, j’ai dit : « J’en ai ras-le-bol d’aller arroser les plantes vertes au Rectorat. Ça ne sert à rien. Je vous ferais remarquer que si on applique à la lettre le nouveau texte qui régit nos emplois, on s’assied dehors sur la pelouse et on attend que l’Université change toute son organisation ». Parce que rétablir le principe du cours magistral avec TD par-dessous foutait en l’air les enseignements donnés par les maîtres-assistants, faute de Profs, justement. Parce que je ne vais pas faire de la marche à pied comme ça. Ils n’ont pas voulu. En 48 heures, on bloquait la fac. Maintenant, si on supprime tous les cours faits par des « maîtres-assistants », enfin, par les « maîtres de conférences » dans la terminologie d’aujourd’hui, il n’y a plus rien.
À l’époque, j’étais largement occupé par le démarrage des cours de Premier cycle que j’ai créés avec Jean Agnès. Propédeutique venait tout juste d’être supprimé. On a fait remarquer à Gagnepain que c’était quand même dommage qu’il n’y ait pas de cours d’introduction à la linguistique pour des étudiants, au moins de Lettres et de Langues. Gagnepain avait dit : « Oui, vous avez raison ». Il s’est débrouillé auprès du Conseil d’Université de l’époque. Ce Conseil était réduit aux Professeurs des Universités, il avait donc de la marge de manœuvre. Il a obtenu qu’il y ait une UV d’introduction aux sciences du langage, valable en première ou en deuxième année, et qui était faite pour moitié par Jean Agnès, je ne sais plus qui d’autre, et puis moi. Et Gagnepain faisait une autre heure de Linguistique générale structurale. L’année d’après, on l’a fait tout seul. Mais ce qui est typique de Jean Gagnepain, c’est qu’à aucun moment il ne nous a dit ce qu’il fallait qu’on fasse. Son argument était : « Si vous avez compris ce que je vous ai raconté, vous savez ce que vous avez à faire. Vous le ferez à votre manière ».
À ce moment-là, vous passiez d’un poste « d’assistant » à « maître-assistant » ?
Oui. C’était en 76. Et je n’ai été titularisé en tant que maître-assistant que deux ou trois ans plus tard. À l’époque, pour être titularisé, il fallait passer devant l’aréopage du CNU [34]. Ce coup-là, j’étais convoqué en même temps que Jean-Yves Urien. On était tous les deux. Jean-Yves est passé le premier, et puis moi une heure et demi après. Et voilà le compliment qu’on nous a fait au CNU (on l’a su après) : « C’est quand même étonnant. Gagnepain, on ne sait pas comment il fait mais il est capable d’avoir des candidats aussi différents l’un de l’autre que Urien et Laisis ». C’est vrai que d’une certaine manière, si on ne cherche pas trop longtemps, dans les manières extérieures de fonctionner, je ne ressemble pas franchement à Jean-Yves et Jean-Yves ne me ressemble pas franchement, même si on a le même modèle, et même si on aboutit à la mise en scène d’un travail de même genre. La façon de répondre, la façon de se poser des questions est la même. Moi, ils m’avaient parlé de ma thèse de troisième cycle. Je ne m’y attendais pas. Je n’ai pas encore trouvé parce que je n’ai pas eu trop le temps de chercher, mais je leur avais filé 90 pages de ce qui était parti pour être un des chapitres de ma thèse d’État, et qui n’a pas eu la chance de figurer dedans. Ils m’ont tous interrogé là-dessus, parce que ça les a quand même un petit peu ébaubi : un linguiste qui fait une thèse non pas sur le langage mais sur la technique. En plus, qui parle de technique et de pathologie de la technique. Ils ont trouvé ça intéressant. Dont acte. Tant mieux. Il faut dire que dans ma façon de répondre, j’avais évidemment levé le nez de dessus le subjonctif plus-que-parfait en vieil haut allemand. On était revenus titulaires. On pouvait devenir maîtres-assistants, c’est-à-dire qu’on était enfin assurés de notre avenir.
Quand je pense que j’aurais pu être prof d’allemand ! Il était déçu le père Morice. Il m’a dit : « Je ne t’ai pas vu cette année encore. Qu’est-ce que tu fais ? ». J’ai quand même été obligé de lui avouer. Je lui ai dit : « Je suis en maîtrise de linguistique ». « Ah, tu es chez Gagnepain ! ». Je dis : « Oui, vous m’avez envoyé là-bas… » Il me dit : « Oui, mais il pourrait peut-être penser à me les rendre, mes étudiants ! ». J’en ai reparlé deux-trois fois avec lui. Je crois que son projet était de me faire nommer comme assistant en allemand.
Comment ça a basculé, chez Jean Gagnepain, de la linguistique structurale à la dissociation des plans ?
C’est là qu’à la limite, je ne suis pas bien placé pour le dire. Le moment où ça a basculé, c’est le moment où j’étais en Khâgne, en Allemagne. Parce que les plans, je n’en avais pas entendu parler avant de partir à Kiel et, au retour, ils étaient là. La clinique a vraiment poussé. Gagnepain avait senti que ça commençait à sentir le roussi dans les relations avec les sociologues, par exemple, parce que toute une série de commentaires désagréables qu’on faisait sur le travail des linguistes tenait à cette confusion permanente entre l’ordre de l’explication et l’ordre social. Moi, en tout cas, ça m’a beaucoup branché, parce que, à une époque où le militantisme politique était de rigueur, pouvoir faire des cours de linguistique générale en critiquant la linguistique générale au nom de la sociologie, c’était quand même plutôt bien vu. Je ne l’avais pas fait exprès, ça correspondait à des convictions personnelles. J’avais quand même repéré depuis un bout de temps que ce qui se disait en linguistique, c’était quand même bizarre. Et pour ça, j’avais eu deux horizons de référence. Premièrement, mon enfance personnelle, à Landivy, parce que le jeudi après-midi, quand j’allais jouer avec les copains, on faisait des courses de vélo. Je savais depuis longtemps qu’à trois kilomètres du côté de Landivy, on commençait à voir ceux de Fougerolles [35], mais qu’à Fougerolles, on ne parlait déjà plus pareil. Donc, j’étais déjà acquis à l’idée qu’il pouvait y avoir une variabilité de l’usage. Et puis il suffit d’aller sur la côte, l’été, pendant les vacances, pour s’apercevoir que les coquillages, les poissons, etc. changent de noms tous les trois kilomètres. Et puis la deuxième raison, confirmée par Kiel, c’est mon passage en ethnolinguistique, où j’ai trouvé la confirmation que c’est un problème qu’on pouvait accrocher universitairement : trois hameaux, trois variantes dialectales. C’était les balbutiements de ce qui s’est appelé à un moment l’ethnolinguistique, et qui est l’envers complémentaire de la sociolinguistique. Ce qui me fait toujours dire, à propos des sociolinguistes, qu’ils ne font que la moitié du boulot.
De toute façon, dans le modèle de la médiation lui-même, une fois que tu poses le principe d’analogie, les carottes sont cuites. La décision fondatrice a été la dissociation des plans et, après, le refus que chaque plan ait une originalité épistémologique par rapport aux autres. Donc, il fallait deux faces, deux axes, etc. Mais c’est toujours aussi difficile à manier. Par exemple, si on cherche comment caractériser les traits sociolinguistiquement. Je ne vois pas pourquoi on caractériserait du côté du verbal, parce que là où ça se « caractérise », là où c’est « caractérisant », c’est du côté des usages. Donc, parler de telle manière ne catégorise pas une manière de parler par rapport à une autre manière de parler seulement : ça caractérise une manière d’être par rapport à une autre. Il y a une terminologie à trouver, ou à inventer. C’est ce qui fait la différence entre un coiffeur et un médecin, ou je ne sais pas quoi. Ce n’est pas une affaire de mots, là. Ce n’est jamais une affaire de mots. Je crois qu’il faut toujours se souvenir de ça : la langue n’est pas une affaire de mots. C’est une résistance de la linguistique. Mais j’ai tellement longtemps été bloqué par ce truc-là, je n’arrivais pas à m’y faire. Pour un linguiste normalement constitué, la langue est une donnée d’évidence. Moi, je prétends qu’elle est « introuvable » [36]. C’est à ça que j’ai quand même consacré une partie de ma thèse : elle est introuvable. À chaque fois qu’un linguiste prétend l’avoir trouvée, il nous raconte des craques. Et là, Bourdieu avait le nez creux quand même. Donc, si la langue n’est pas une affaire de mots, il faut trouver de quoi c’est l’affaire. C’est donné dans la définition : « inter-locutif ». C’est dans l’inter qu’il faut aller chercher. Mais ça sort le grammairien de sa hutte de grammairien.
Ce qui m’arrangeait avec la dissociation des plans, c’est qu’elle permettait de critiquer la linguistique au nom de la sociologie. Donc j’ai centré pendant plus de dix ans ma réflexion plutôt sur l’association du plan 3 [37] et des autres plans, pour lever les ambiguïtés idéologiques sous-jacentes à la définition usuelle de la langue. La conclusion était : si vous voulez savoir ce qu’est la langue, ne demandez surtout pas à un linguiste. Ils n’y ont jamais rien compris ! Et je maintiens. Quelqu’un qui cherche à parler de la langue et qui n’a aucune sensibilité, comme dirait Gagnepain, idiomatique, c’est quelqu’un qui ne s’est pas rendu compte qu’on introduit de l’étrangeté ou de l’altérité en permanence dans la moindre des phrases. Ceux qui parlent des langues comme dans le temps n’ont rien compris. La dialectique idiome-universel, pour le dire dans les termes de Gagnepain, consiste bien à faire remarquer qu’on n’entre en relation avec l’autre qu’à la condition de lui rappeler que je suis l’autre de l’autre, et que je ne suis pas lui, et que je ne m’adresse à lui que sous condition. La prise de parole est toujours directive. J’entends bien, quand je dis quelque chose, ne pas le dire pour du beurre. Donc, je mets la pression sur mon interlocuteur. Ce que j’ai fait à Kiel, dans mon île frisonne. C’étaient les débuts, mais c’était plutôt intelligent, pertinent. Quand le prof nous disait : « Quand quelqu’un dit quelque chose, il le dit forcément d’une certaine manière, et c’est cette manière-là qui est caractérisante, au sens où elle introduit la distinctivité d’une altérité ». De toute façon, je te parle, je ne suis pas toi.
D’où l’intérêt de « l’interlocution »…
On est polyglotte. ça correspondait en plus à mes souvenirs d’enfance, à Landivy. C’est quand même drôle, les instituteurs, dont mes parents d’ailleurs. Un jour, mon père m’a dit : « Tu es en train de foutre en l’air notre boulot ». Les gamins de la campagne allaient à l’école pour apprendre comment on appelait, en ville, les outils agricoles. On leur demandait de renoncer au vocabulaire dont ils disposaient, le patois, et à la place on leur apprenait les « vrais noms ». Ce qui est marrant, c’est qu’à partir des années 70, il y a toute une série d’instits qui sont passés profs de CEG. Du coup, ils se sont un peu émancipés de la tutelle de l’inspecteur d’académie. Ils ont commencé à faire des atlas linguistiques, où ils ont commencé à faire la promotion des parlers locaux. Il y en a un qui le faisait à Landivy justement. Il le faisait d’ailleurs plutôt pas mal. Je lui ai dit : « Tu te mets une balle dans le pied, là ! Si tu supprimes ça pour rétablir le parler d’avant, tu supprimes l’école ! ». Je suis de Landivy, un bled où, à l’époque, quand une personne un petit peu âgée me donnait l’heure, elle me la donnait à l’ancienne. L’heure ancienne, c’était l’heure de l’Ancien Régime. Il y a une heure de différence. On a retrouvé le principe de l’heure ancienne avec l’heure d’été. Mais eux, ils étaient toujours à l’heure ancienne. C’est-à-dire qu’ils étaient moins décalés par rapport au passage du soleil que ne l’est l’heure officielle aujourd’hui. Alors, a fortiori, avec deux heures de décalage l’été… Ils précisaient toujours : « à l’heure ancienne ».
[Je continue de contester le tableau de l’interférence des plans et notamment l’interférence du plan 3 et du plan 1 qui donnerait la langue. Si tu te mets au plan 3, c’est une connerie. Ce n’est pas le langage qui fait exister la langue. Je dis que la langue, c’est l’émergence d’une corporation : celle des enseignants. Et historiquement, la linguistique des langues est née en même temps que l’Éducation nationale, fin XIXe. À aucun moment la langue ne posait question aux gens du XVIIIe siècle. Ils s’en foutaient royalement. Eux, leur problème était la vérité. Ils n’étaient pas philosophes pour rien.
Tu me disais l’autre jour au téléphone qu’on repassait d’une linguistique qui se questionnait sur la question de la vérité à une linguistique qui venait de profs de langues.
De l’usage. Oui. Ça, c’est la fin du XIXe. Avant, il y avait des études de grammairiens. Ils ont parlé du langage, mais c’était toujours dans la perspective de la validation, de la véridiction, enfin bref, ils étaient hantés par la question axiologique de la vérité. Le reste, ils s’en foutaient.
Avec une confusion entre cette langue-là et la rationalité, la Raison.
Alors, tu avais des imbéciles de francophones qui étaient tellement fiers de parler français qu’ils étaient sûrs de parler la langue de la vérité, de la philosophie, de la métaphysique, de la théologie. Qu’il n’y avait rien de plus clair et de plus évident que ce que disaient les français. Alors les autres, ils étaient contents d’entendre ça ! Mais ils ont été beaucoup à le croire. Quand j’étais gamin, j’avais été complètement étonné de lire, un jour, que Voltaire était allé discuter avec Guillaume 1er, l’Allemand. Je me suis dit : « En plus, il parlait l’allemand ? ». Pas du tout : c’était le roi de Prusse qui parlait français ! La reine de Suède, à ton avis, qu’est-ce qu’elle faisait avec Diderot ? Elle enseignait le suédois à Diderot ? Pas du tout. La reine de Suède discutait en français avec Diderot. C’était la langue de l’intelligentsia. Et on retrouve ça de manière tout à fait massive en anglais, puisque tous les mots d’origine romane sont des mots de l’intellection, entre guillemets « abstraits ». Ils ont piqué ça à l’intelligentsia normande qui venait de piquer les postes importants sur le terrain anglais. Les paysans, eux, parlaient saxon. Ce que l’on retrouve magnifiquement dans la série des exemples en anglais qui perturbe tout le temps les français, parce que les trucs ont deux noms.
Comme le mouton…
Alors, tu as le bœuf, le cheval, etc. Tu as un coup en roman, et un coup en germanique. En roman, c’était ce qui était dans l’assiette, que le seigneur du coin bouffait, et en germanique, c’était le paysan qui était en train de bosser pour l’élever.
C’est l’origine de ces doubles termes…
Et dans une assiette anglaise, il n’y a jamais que du roman. Il n’y a jamais de germanique. Ils ont gardé ça.
Le « mutton » et le « sheep ».
Je trouve ça mignon, comme exemple. Et partout en Europe : à Prague, c’est pareil. [38]]
Dans tes enseignements en « sciences du langage », tu étais « linguiste » mais avec une dimension épistémologique. C’est quelque chose qui s’est fait au contact de Gagnepain ?
Je l’ai toujours mis dedans. Il n’y a pas moyen de réfléchir longtemps sur la linguistique sans avoir à réfléchir sur le savoir, et pas moyen de réfléchir sur le savoir sans s’apercevoir qu’il est brisé, comme l’épistémologie. L’état normal du savoir, c’est qu’on s’engueule. L’épistémologie, c’est la reconnaissance de l’état toujours conflictuel du savoir. Il y a des théories qui naissent et puis qui meurent. La plupart du temps, elles meurent silencieusement. Et puis, bon, j’étais tracassé par mon côté spontanément néo-kantien. C’est ce qui a fait le lieu géométrique de beaucoup de mes lectures et de beaucoup de mes réflexions. Bachelard à l’appui d’ailleurs, parce que Bachelard m’a bien aidé aussi à comprendre ces choses-là. Il y a aussi un petit bouquin de Heidegger : Qu’est-ce qu’une chose ? [39]. Causa : la chose. Ça, c’est du Heidegger. Mais la mauvaise réfutation… réputation faite à Heidegger par Bourdieu m’a un petit peu découragé de lire l’animal en question. Après, j’ai beaucoup médité sur Bourdieu.
Tu m’avais aussi dit au téléphone que le moment le plus important dans l’élaboration du modèle, qui a fait rupture avec la linguistique traditionnelle, c’est quand Jean Gagnepain avait « inversé le paradigme ». Qu’est-ce que tu entendais par là ?
C’est même la rupture avec la linguistique qu’il a enseignée pendant des années. Ce qu’il y avait de bien, c’est que ça permettait d’expliquer l’explication d’avant [40] : il n’y avait que le lexique et le texte. Les traits lexicaux et les contrastes. Donc, repérer dans l’aphasie de Wernicke que c’était un effacement relatif, au moins, d’un des traits conceptuels ou phonologiques [41], et puis dans l’aphasie de Broca, l’effacement du contraste [42], permettait de comprendre que c’était ça. En même temps, ça te laissait dans l’impossibilité de rendre compte du fait qu’un aphasique de Wernicke se trompe peut-être tout le temps, mais il parle beaucoup. Et que, au point de vue textuel, phrastique, il est presque irréprochable. L’aphasique de Broca, lui, est d’une précision lexicale assez diabolique. Il faut réussir à comprendre à quoi ça tient. Et c’est là que Gagnepain s’est dit : « J’ai dit quoi de la syntaxe ? Que c’était le maintien, sur deux unités textuelles séparables, du même choix lexical ». J’ai dit : « Le même choix, donc, il y a quelque chose de l’axe taxinomique qui vient régir le passage de l’unité séparée à l’unité construite avec d’autres unités, au nom d’un même choix ». Si tu n’as pas l’axe taxinomique, tu ne peux pas faire de syntaxe, et tu ne peux pas non plus jaser à l’infini, en tournant autour de toutes les apparitions possibles d’un schème lexical, si tu ne disposes pas du cadre, au moins virtuel, du paradigme. Et c’est là qu’on s’est dit que l’aphasique de Wernicke, quand il cherche, ne cherche pas tous azimuts. Sa recherche est cadrée. Mais elle n’est pas cadrée par quelque chose de lexical, elle est cadrée par quelque chose qui est textuellement important à ce moment-là de la phrase. Donc l’aphasique parcourt tout ce qu’on peut mettre là. Mais pour qu’il puisse mettre « là », il faut qu’il y ait « là ». Il faut que le texte marche. C’est le raisonnement. Donc, on a abouti presque au retournement de la définition : l’aphasie de Broca, loin d’être un défaut de syntaxe, devient un excès de syntaxe, faute de résistance de l’unité.
[C’est le changement le plus costaud auquel j’ai assisté : quand Gagnepain a renversé la théorie du signe et qu’on disait jusqu’à présent, de l’aphasie de Broca, que c’était un agrammatisme. Il a commencé de sortir que c’était le contraire : c’était une prégnance de la syntaxe, par défaut de séparation des éléments. C’est la syntaxe qui bouffait tout, d’où la persévération [43].
C’est un excès de grammaire ?
Un excès de syntaxe, la syntaxe étant l’élément qualificatif venant du signifié, qui distribue sur différentes unités du texte pour les convertir dans une unité supérieure. Ce qui fait le lien, à ce moment-là, c’est un choix lexical qui se maintient. L’exemple le plus simple est l’accord. Tu as un nom au pluriel, et si tu mets un verbe avec, tu le mets au pluriel. Si tu ne mets pas le verbe au pluriel, tu fais une faute d’accord. On suspend l’unité en mots, on suspend la séparation, pour rétablir un lien mais au nom d’une continuité du signifié, du lexique. J’y étais quand il a dit ça. Il a fait de l’aphasie de Wernicke un passage à la limite de la morphologie. C’est-à-dire que l’aphasique de Wernicke, qui ne contrôle plus du tout le choix lexical, a gardé le principe du mot et du cadre de mot. Ce qui fait que quand un aphasique de Wernicke court après les mots, tu devines les mots en ombres chinoises parce qu’il a beau jargonner beaucoup, il ne cherche pas non plus n’importe où. Il y a encore une logique, mais c’est la logique du mot, qui ne permet pas d’anticiper sur le choix, mais qui permet d’anticiper sur la longueur. Et plus l’errance à l’intérieur de l’enveloppe du mot se réduit, et plus on voit le mot apparaître petit à petit.
Il y a eu d’autres moments comme ça qui t’ont paru être des moments-clés ?
Des moments-clés, c’était en permanence, le commentaire au fur et à mesure. Il y avait des commentaires dont l’intérêt s’estompait très rapidement parce que, finalement, ça ne valait pas tellement la peine, mais on en a gardé d’autres. Comme le coup de l’interférence des axes et de l’obtention de la syntaxe par projection du lexique sur le texte, et pareil pour le paradigme et la morphologie de l’autre côté.
Vous avez décliné le modèle…
Il y a eu une époque où il n’y avait pas de projection des axes. Donc, l’aphasie de Wernicke et l’aphasie de Broca nous posaient problème parce qu’on ne pouvait pas expliquer le tout du matériel clinique. La persévérance par exemple. Quand tu tombes sur un aphasique de Broca qui ne peut pas faire autre chose que de répéter sempiternellement la même séquence phonique, qui n’arrive pas à s’en dégager. Sabouraud en mimait un : « Tan, tan, tan… ». On a eu une bonne-sœur aussi qui disait : « Bon Dieu de bon Dieu… ». Alors, les bonnes-sœurs qui l’accompagnaient était outrées. Je les ai rassurées.
« Tan, Tan ». C’est un cas emblématique de l’aphasie de Broca…
Peu importe que ce soit une persévération par manque de frontière de phonèmes ou par manque de frontière de mots. Après, on se demande tout le temps pourquoi l’aphasie de Broca a un faux-air d’aphasie articulatoire. Dans la nosographie traditionnelle, on l’appelle « aphasie motrice », ce qui est une connerie manifeste. L’aphasie de Broca n’a strictement rien de moteur. Simplement, essaie de prononcer plusieurs phonèmes en même temps. Tu ne pourras pas. Le principe même du phonème, c’est que, grosso modo, il y a une sorte de programmation : ce n’est pas tout en même temps. Toi, tu vas attendre un peu. L’aphasie de Broca, lui, prononce la fin du mot en même temps que le début, alors ça fait un galimatias. C’est une phonétique intranscriptible. Par contre, si tu lui fais prendre l’habitude de marquer une pause, tu marques, tu exagères : un phonème, puis un autre phonème, puis un autre phonème, et tu t’aperçois qu’il n’y a aucun problème d’articulation. Aucun. C’est comme « l’aphasie amnésique » pour les Wernicke. « Amnésique » ? Mon œil ! Travailler sur la mémoire, c’est justement tout le travail que l’on peut faire avec eux. Si tu acceptes, et tu fais accepter à l’aphasique, que ce qui compte n’est pas d’obtenir un résultat conforme socialement mais de récupérer l’analyse implicite sous-jacente à n’importe quel énoncé, à ce moment-là, tu peux très bien lui présenter ça comme un jeu, et il comprend pourquoi on le fait. À ce moment-là, ça va amener l’aphasique à chercher « l’oublié », le mot qui ne vient pas, celui qu’il a sur le bout de la langue. Pour un aphasique dont on dit qu’il est « amnésique ». Parce qu’il est le premier à le dire comme ça : « J’ai oublié comment ça se dit ». Alors la famille arrive avec le cahier où il a marqué tous les mots qu’il a « oubliés ». Alors ils sont catastrophés, parce qu’il les « réoublie » au fur et à mesure. Mais parce que ce n’est pas de l’oubli. Au contraire, même : si tu lui laisses le temps de chercher, tu t’aperçois que « l’oublié » revient. Je n’ai jamais vu un aphasique de Wernicke définitivement en panne de souvenir grammatical. Non, il les retrouve, à condition d’éliminer tout ce qui l’encombre. Mais les neurologues d’aujourd’hui continuent encore de parler d’aphasie « motrice » et d’aphasie « sensorielle », ce qui n’a strictement aucun sens. C’est la psychologie de la fin du XVIIIe siècle qui survit dans les propos des neurologues d’aujourd’hui.
C’est lié à une distribution des métiers, des neurologues ?
Ça a commencé par ça. Et puis, de bonne foi, on dit d’un aphasique qui est stéréotypé qu’il a un problème moteur puisqu’il n’est pas capable de prononcer les sons. Et celui qui est toujours en train de courir après les mots, c’est qu’il les a oubliés. La première réaction d’une famille, en entendant le pépé, tout d’un coup, se mettre à parler comme ça, c’est de dire : « Il a oublié les mots » ou alors : « On dirait qu’il n’arrive plus à prononcer ». C’est la réaction immédiate d’un interlocuteur normalement constitué : interpréter l’aphasie de Wernicke comme un oubli et l’aphasie de Broca comme une impossibilité : il est « a-syntaxique ». D’où la théorie de l’a-grammatisme du Broca [44]. Ce qui est une ânerie.]
Et pour l’aphasie de Wernicke, ça a été spectaculaire. Ça correspond au sentiment qu’on a eu quand même souvent que l’aphasique tournait à l’intérieur, comme une sorte de lieu géométrique, et que si on lui laissait le temps, il finirait par trouver.
Et tout ce travail sur l’aphasie se faisait avec Olivier Sabouraud ?
Ah oui. Sabouraud a toujours été là. Je t’ai dit : on y était tous les mercredis. Avec Gagnepain, oui, mais il y avait Attie, il y avait Hubert. On était au « consistoire linguistique », puis un interne ou deux de temps en temps. Alors là, il y avait Joël Guyard. En fin d’après-midi, on avait éclusé les malades qui étaient convoqués ce jour-là. Enfin, « convoqués » : ils étaient « invités à venir ». Il était précisé que ce n’était pas obligatoire du tout et que la consultation leur serait évidemment remboursée, comme les frais de déplacement. Donc, la majorité du temps, ils venaient par envie de savoir un petit peu ce qui allait se passer dans les mois qui allaient suivre. Ils avaient vu ce qu’ils avaient récupéré, mais ils voyaient bien ce qu’ils n’avaient pas récupéré. Alors, il fallait leur redonner un peu de courage, les rebooster quoi.
Olivier Sabouraud faisait une conférence le mercredi après-midi ?
Non, il ne faisait pas une conférence, il recevait des aphasiques, ou autres. En tant que neurologue patenté, il avait droit à une clientèle privée et il utilisait ce droit pour faire des consultations avec Gagnepain, et des internes. La première année, j’étais en maîtrise. Gagnepain a dit qu’il y avait la possibilité d’aller assister à ces consultations-là. Alors, je n’y suis pas allé la première semaine, mais j’ai su que personne n’y était allé. La semaine d’après, j’y étais. J’étais… je ne vais pas dire le seul, mais presque… pendant toute l’année, à aller assister aux consultations, un peu à l’ancienne, avec Sabouraud, Gagnepain, et puis toutes les blouses blanches, les internes, les externes, et puis au milieu le malade et son époux ou son épouse.
C’était une sorte de « présentation de malade » ?
Sabouraud faisait ça pour deux raisons. La première était pour voir où en était le malade, c’était du « service après-vente ». Et c’était aussi pour avoir une occasion de rediscuter une fois de plus. Et on repartait de là avec des impressions, on se demandait si on avait entendu juste.
Au niveau du diagnostic ?
Au niveau du diagnostic, c’était déjà difficile de se tromper. L’aphasie de Broca et l’aphasie de Wernicke sont quand même nettement tranchés.
Donc, ce n’était que des aphasiques ?
On a eu, de temps en temps, autre chose, et puis, à un moment donné, il est allé chercher s’il n’y aurait pas des atechniques parce qu’un certain Jacques Laisis, accompagné d’un certain Jean Agnès, s’y intéressaient. Normalement, on avait démarré ça comme deux thèses jumelles : lui sur l’habitat et moi sur l’habit. Ça, c’est Gagnepain : il a toujours bien aimé jouer avec les mots : « l’habit, l’habitat ». J’avais dit : « Pourquoi pas ? ». De toute façon, l’habitat, je ne vois pas pourquoi. L’habit, je ne vois pas mieux, mais bon : on avait deux objets différents mais se prêtant en parallèle au même genre d’analyse. Mais il faut dire qu’à l’époque, ce n’était pas évident. C’est ce que je me dis quand je remets le nez dans ma thèse de troisième cycle sur le vêtement [45] : il n’y a pas grand-chose dedans [46]. Ça prouve au moins une chose, c’est que le mieux que l’on pouvait produire à l’époque, à côté de ce qu’on peut faire maintenant, ça peut sembler limité, mais on a quand même fait quelque chose.
À l’époque, il n’y avait pas beaucoup d’écrits de Gagnepain sur lesquels s’appuyer. C’était quelque chose en construction, et puis l’accès au modèle théorique de la médiation…
Modèle théorique, modèle théorique… Il n’y en avait pas encore. J’ai l’impression que Gagnepain s’y est mis vraiment, pour l’ergologie, à partir du moment où on a commencé de se dire qu’on avait mis la main sur l’atechnie. Ça lui a donné plus l’envie de finir le travail, ce qu’il avait fait avant, un petit peu. Il y a eu des séminaires qui étaient un peu fonction de ce qu’on avait vu pendant la séance du mercredi après-midi, parce qu’à l’époque c’était le mercredi après-midi, à Pontchaillou, chez Olivier Sabouraud.
Au passage, mon médecin, qui était le maire de Landivy, est aussi un petit peu lié à mon intérêt pour la clinique, parce que quand j’étais petit, quand j’étais en sixième-cinquième et que c’étaient les vacances scolaires, il passait souvent à la maison. Il s’emmerdait tout seul dans sa bagnole quand il faisait ses tournées et du coup… [il m’emmenait]. Alors, il en profitait pour faire une interro de latin et puis, après, il me racontait des trucs sur les familles paysannes qu’on allait voir. En tout cas, il a été content quand il a appris que j’allais mettre mon nez dans les affaires d’Olivier Sabouraud.
Est-ce que la dimension clinique de l’anthropologie clinique n’est pas plutôt la méthode expérimentale, finalement. Qu’est-ce qu’il y a de spécifique ?
Nous, on sentait bien la différence, parce que quand on était en train de chercher à préciser quelque chose de la théorie, on avait une façon de dialoguer avec les aphasiques, de les interroger, qui n’était pas du tout orientée de la même manière que quand on essayait de leur donner thérapeutiquement un coup de main pour se débrouiller en situation interlocutive. Ce n’était pas du tout le même travail. La quasi-totalité des rééducateurs d’aphasie, issus de l’orthophonie la plupart du temps, travaillent dans la deuxième optique, thérapeutique. Il n’y a pas à leur en vouloir à la limite : socialement, c’est ce qui leur est demandé. Nous, on avait comme originalité, en plus, de savoir de quoi on parlait. On était dans le rapport entre l’observable et le modèle. Gagnepain, un moment de temps, forcé par certains commentaires, de ma part entre autres, pas uniquement mais moi aussi, a fait le distingo entre la clinique thérapeutique et la clinique épistémologique. Pourquoi pas. Ce sont deux façons d’être en rapport au pathologique. La première fois, tu comprends, la deuxième fois, tu essaie de réparer. Donc, il vaut mieux savoir de quoi tu parles quand tu répares, mais à la limite, même si les idées des orthophonistes sont, la plupart du temps, assez fausses, ce n’est pas grave, parce que le simple de fait de laisser du temps à un aphasique pour lui permettre de parler, en ayant le temps de chercher, de se tromper, de revenir, de recommencer… Rien que de laisser un aphasique patiner dans son jargon ou dans sa stéréotypie, tu l’aides. Là où tu ne l’aides franchement pas, et ça c’est sûr, c’est quand tu te mets à parler à sa place. Un jour, j’ai fait le voyage entre Paris et Rennes, en train, à l’époque où il y avait encore des compartiments. Il y a quatre femmes qui sont rentrées ensemble dans le compartiment. Plus moi, ça faisait cinq. Elles ont continué leur conversation. Au bout de cinq minutes, j’avais compris qu’il y en avait une qui était aphasique. Pendant tout le temps du voyage à Rennes, elle a tenu le crachoir aux trois copines : elle avait pigé comment exploiter à fond cette espèce de propension, ou d’impatience, qu’ont les gens, quand ils sont avec quelqu’un qui leur parle et que ça ne va pas assez vite, à le dire à sa place. Sa façon à elle de parler, c’était de téléguider la parole des autres. C’était vraiment intéressant. Alors, ça faisait partie des trucs qu’on apprenait aux aphasiques : à se débrouiller avec les moyens du bord. Ils arrivaient avec un carnet qui les encombrait plus qu’autre chose. On leur laissait le choix de carnet ou pas carnet, ce n’était pas notre problème. C’était le leur. Et puis, on intercalait. A la fin quand j’y allais, on avait imposé ça comme principe : on allait intercaler, de temps en temps, un exercice qu’on disait « difficile ». Parce que le reste du temps, sinon, on les laissait un petit peu divaguer.
C’étaient des GEI [47] ?
Alors, entre autres, les GEI d’Hubert, mais pas uniquement, parce que, sur le même principe des GEI, il y avait moyen de bloquer un aphasique sur le fait qu’il n’arrivait pas à la faire, sa fichue phrase. Alors on attendait. L’aphasique commençait à s’énerver un petit peu, il était prêt à abandonner. Alors on lui disait : « Non, non, il faut continuer ». Et ça finissait par venir. On l’aidait en fractionnant la difficulté.
C’était presque « pédagogique » ?
C’était pédagogique, sauf que c’était pour quelqu’un qui ne peut pas apprendre. « L’aphasie amnésique » : quelle connerie ! S’il y a quelque chose qui n’est pas amnésique, c’est l’aphasie. Il faut vraiment être un médecin pour croire qu’en parlant grec ça suffit. Olivier Sabouraud avait du mal à supporter ça. Quand même, qu’on s’en prenne à sa médecine ! Et ça a été pareil pour l’atechnie. De toute façon, pour Olivier Sabouraud, l’atechnie n’existait pas : « Mais Jacques, vous savez bien : ça n’existe pas l’atechnie. Si ça existait, on l’aurait vu, quand même ! ».
C’est parce qu’ils ne la cherchaient pas qu’ils ne la trouvaient pas.
Premièrement, c’est parce qu’ils ne la cherchaient pas. Deuxièmement, c’est recouvert par des tas d’autres pathologies. Parce qu’en fait, ils en avaient vu des petits bouts. Alors, faire une thèse sur une maladie qui n’existe pas, ça la fout mal quand même. Gagnepain me disait : « Si, si, Jacques. Il faut y aller, il faut y aller ». Et puis il y avait Olivier Sabouraud qui me disait : « Quand même, si ça existait, on l’aurait vu ». Alors, un de mes grands plaisirs a quand même été, un jour, de lui dire : « Venez donc là ». Je n’étais pas à l’aise parce que j’étais en position de faiblesse. Ça faisait quand même un an et demi, deux ans que j’étais en train de courir après un atechnique et je n’avais pas trouvé. J’avais beau me trimballer dans le service de neurologie avec ma caisse à outils, je ne trouvais pas. Et puis, petit à petit, je me suis adapté à la situation, et j’ai compris qu’il ne fallait pas poser la question à des médecins, ni à des internes, ni à des chefs de clinique ou autre, y compris le patron, parce que par définition, l’atechnie, ils ne l’auraient pas trouvé. Par contre, le petit personnel de service, qui n’a pas voix au chapitre dans les traités de médecine, avait vu. Ils avaient vu, mais en même temps, ce qu’ils avaient vu ne comptait pas. Donc, à la fin, je me renseignais auprès de ces gens-là. Et puis un jour je suis tombé sur ma fameuse vraie atechnique, ma fameuse Madame B., qui était adorable. C’est mon « observation princeps ». Une adorable grand-mère qui était contente de me voir, parce qu’elle s’emmerdait un peu à l’hôpital. Ils l’avaient rapatriée une dizaine de jours parce qu’ils avaient des examens à lui faire subir. Quand j’avais su qu’elle était revenue, j’étais allé la voir, premièrement parce que je l’avais vue avant, et que c’était une personne que j’aimais bien, et puis, pour continuer [de la voir]. Et c’est là que je me suis rendu compte que… peut-être que… peut-être que… Alors, elle était contente. On approchait de Noël, et comme j’étais gentil avec elle, elle m’avait promis qu’elle me tricoterait une écharpe pour Noël. Vraiment gentil. Je lui ai dit : « OK, d’accord, mais je vais vous apporter du matériel ». Elle me dit : « Oh, bah oui, parce que là, il n’y a pas grand-chose ». Alors, j’ai fait une demande d’autorisation d’achat de matériel de recherche, à la fac, à Villejean. Lieu d’achat : Nouvelles Galeries, au sous-sol. Il y avait une partie outillage, je ne sais pas si elle y est encore. Je suis allé faire une virée là-dedans et j’ai acheté de quoi faire de la couture, mais pas que du fil de laine et des aiguilles : des machins et des trucs, et des tournevis, etc. Enfin bon : de quoi se tromper. Et j’ai su que j’avais mis la main sur quelque chose d’important quand j’ai vu ma brave Madame B. entreprendre de me tricoter mon écharpe avec du fil électrique, un cadenas et un stylo. Là, je me suis dit : « Quand même, il y a tout le matériel sur le bureau, il fallait qu’elle choisisse ». Et c’est typique d’une pathologie taxinomique. Elle était incapable d’en exclure les autres. Donc, ce qui était marrant, c’est que le geste du tricot y était. Avec le cadenas et le crayon, elle faisait des mailles. Avec du fil électrique, d’accord, mais bon. Alors là, j’ai demandé à Sabouraud de venir : « Venez vite, je vais vous montrer quelque chose ». Alors, il est rentré et Madame B. a dit : « Oh, Monsieur Sabouraud ». Et puis, Sabouraud a été gentil, il lui a dit : « Jacques Laisis m’a demandé de venir vous voir parce que… Qu’est-ce que vous faites ? Vous tricotez ? » Alors, elle dit : « Oui, oui. Je vais lui tricoter une écharpe ». Et là, Sabouraud a vu Madame B. tricoter, pieusement. Il a été beau joueur, il m’a dit : « Je n’avais jamais vu ça ! ». Et moi, je lui ai répondu six mois plus tard : « De toute façon, vous n’auriez pas pu le voir » - « Comment ça ? » - « Rappelez-vous de la consultation, telle que vous l’avez apprise chez Alajouanine [48]. Si vous tendez un marteau et une pointe à un supposé atechnique pour voir s’il est capable de l’enfoncer dans le bout de bois, vous n’avez pas l’impression que, si vous avez affaire à un atechnique taxinomique, vous résolvez le problème en croyant le poser ? Madame B., vous lui filez du fil de laine normal, des aiguilles à tricoter normales, et si elle n’a que ça, elle fait ». La preuve est que même en n’ayant pas que ça, elle faisait quand même.
Elle a quand même détecté des qualités utiles.
Il y a quand même morphologiquement, entre le stylo et l’aiguille à tricoter, la longueur du manche. Et l’autre malade que j’ai eu était électricien de profession. Il était incapable de remonter une ampoule. Tu sais, les ampoules olive. Il ne visait pas bien. Il n’a pas arrêté de me dire : « Qu’est-ce que je vais devenir ? Je ne vais jamais pouvoir reprendre le boulot ». Je lui ai dit : « Comme électricien, ça m’étonnerait, effectivement ». Il était complètement largué. Lui, c’était un atechnique « de Broca ». C’était un trouble génératif. Le fait que pour obtenir un résultat, c’est-à-dire celui-là, il faille en passer par un, deux, trois, quatre moments différents, là… Pfff. Il ne pouvait pas. Comme il allait au résultat, il faisait tous les gestes en même temps, d’où la réputation qu’ils ont d’être maladroits les apraxiques. Ce qui fait que l’atechnie générative est, la plupart du temps, prise pour une apraxie. Le relais a été transmis, ce sont les angevins qui s’occupent de ça maintenant.
Tu m’as parlé au téléphone de la confusion permanente qui est faite entre le principe formalisateur et la synchronie, qu’on observe notamment sur le plan 2, sur la technique.
Si tu veux le dire a contrario, il faut lire Baudrillard : Le système des objets [49] et La société de consommation [50]. Parce que lui tire argument de la non-existence de la synchronie pour dire qu’il ne pourra pas faire une technologie structurale. Alors, c’est quand même marrant. Je n’ai pas Baudrillard en grande estime mais, apparemment, au niveau de la langue, ça ne lui fait pas de vapeurs, donc pour lui, on a le droit de faire de la linguistique, parce qu’en linguistique, il y a de la synchronie… mais on ne peut pas faire de technologie structurale parce qu’il ne peut pas y avoir de synchronie, parce que c’est le désordre, la concurrence, le mercantilisme, l’opportunisme libéral, etc. Bref, c’est tout cassé pour le champ technique. Et la preuve, pour lui, est l’existence du drugstore. C’est marrant parce que j’ai vraiment failli publier un article sur le drugstore de Baudrillard, parce que dans le bled où je suis né, il y avait quatre-cinq drugstores. C’est quoi un drugstore ? Et pourquoi ça a intéressé Baudrillard ? Parce que c’est un endroit où on trouve tout, dispatché dans des rayons qui sont à côté des uns des autres, dans un « joyeux bordel ». Mais ce n’est un « bordel » que pour le client, parce que pour celui qui fait tourner la bourrique il n’y a pas de « bordel », au contraire : c’est vraiment rangé à la virgule près. Mais l’argument de Baudrillard est le télescopage de différents corps de métiers, avec leurs produits respectifs. Alors, il en fait l’originalité de la grande ville : « la société de consommation ». Et moi, je lis ça, et je me marre. Mort de rire parce que dans mon bled, 1600 habitants, dont la moitié dans le bourg et l’autre moitié à la campagne, il y avait cinq « drugstores ». C’est-à-dire que je reprenais la définition de Baudrillard : « il y a un endroit où on peut trouver en vente des produits de différents horizons socio-professionnels ». Moi, j’en comptais quatre ou cinq. Au moins quatre. C’était d’ailleurs un « drugstore » assez moderne parce qu’en plus tu pouvais boire un coup : l’épicerie, à toutes fins utiles, plus le troquet. Il y en avait cinq comme ça. Ce n’est quand même pas parce qu’il y avait une clientèle suffisamment énorme pour qu’une épicerie à elle toute seule ne puisse pas résoudre le problème. Mais on est dans un village, et un village, par définition, est clivé. Donc, le dimanche matin, après la messe, tu vas aller boire un pot avec des copains. Mais vu les copains que tu as, tu ne vas pas aller dans ce drugstore-là, tu vas aller dans celui-là. Autrement dit, on reproche aux bretons de boire beaucoup, et on tire argument qu’il y a plein de cafés dans les petits villages, mais on n’a pas compris pour quelles raisons. C’est qu’on ne va pas boire un coup avec n’importe qui dans n’importe quel café. C’est vraiment très, très, organisé. Je le sais parce qu’une fois je suis allé chercher du pain. Il y avait deux boulangeries, deux boucheries. Dans les villages, il y a parfois des clivages vraiment importants : les opposants des uns font alliance avec quelqu’un du village d’à-côté, et alors ça, c’est un crime de lèse-majesté, ça ne se fait pas. C’est comme l’Ukraine en ce moment [51].
À propos du titre du premier livre de Jean Gagnepain, Du vouloir dire [52], paru en 1981 : la question du « vouloir » s’inscrit, dans le modèle de la médiation, sur le plan axiologique. Il y avait sans doute là l’idée de prendre du plaisir à écrire ?
En tout cas, il ne supportait pas d’écrire un texte qui ne soit pas excessivement bouclé. Moi, j’ai un peu la même propension. J’ai besoin, pour être maître de ce que j’ai écrit, que ce soit textuellement très noué.
[Mais il y a une place que je n’ai pas voulu occuper, et que je n’occupe toujours pas, c’est délibéré. Gagnepain me disait : « Quand je partirai à la retraite, je vous donnerai tous mes papiers ». J’ai dit à Gagnepain : « Je ne serai pas votre Kautsky ». Kautsky [53]était celui à qui Marx avait refilé tous ses manuscrits, les bouquins pas terminés, les notes préparatoires, etc. pour qu’il en fasse le meilleur usage, pour continuer le boulot. Et moi, j’avais dit à Gagnepain : « Je ne serai pas votre Kautsky ». Je n’ai pas envie de passer ma vie durant à essayer - avec l’écriture de Gagnepain en plus - de déchiffrer ce qu’il avait bien voulu dire, etc. J’ai dit : « Non. Si la théorie de la médiation doit avoir un avenir grâce à moi, c’est parce que je serai créatif avec ». [54]]
Gagnepain ne donne pratiquement jamais de référence. Il prétend que si on a un minimum de culture, on doit reconnaître au passage les gens dont il s’agit. Oui, « si on a le minimum de culture ». Mais de toute façon je trouve que c’est la tentation de l’écrivain d’avoir des phrases qui se bouclent sur elles-mêmes et qui tiennent toutes seules. C’est pour ça que je cite, et en même temps, je cite long, pour montrer d’où je tiens ces idées-là. Parce que dans ma thèse, le chapitre sur Bourdieu, je ne dis pas que je l’ai réécrit, mais presque. J’ai des pages et des pages faites presque entièrement de citations, parce que sinon, ce n’est pas la peine. Moi, ça m’a tellement aidé pour démarrer ma thèse, de travailler sur Bourdieu. Parce que la citation est un aveu de faiblesse : ça veut dire que tu n’arrives pas à trouver toi-même la formule convenable. Tu tournes autour, et heureusement qu’il y a untel qui a écrit avant toi, parce que tu peux lui emprunter les formules qui te plaisent, et puis tu n’as pas l’impression d’être tout seul dans les bois.
[Dans ma thèse d’État, Michel Arrivé, le Président du CNU en Sciences du langage, qui était dans mon jury, m’a dit que c’était la première fois qu’il était dans une thèse d’État dont la bibliographie faisait moins d’une page. Il a dit : « Ça, on ne me l’avait encore jamais fait ! » Je lui ai dit : « Je n’ai cité que ceux qui en valaient la peine ! ». [55]]
Je cite, mais peu. Très peu. Ou alors, je cite des documents. ça peut énerver les linguistes, parce que quand je les cite, ce n’est pas que je veux leur emprunter leur problématique, mais c’est plutôt pour montrer, comme un phénomène à observer, la preuve qu’ils ont dit ça.
Lorsque tu évoques Saussure dans ton cours, tu dis qu’il n’avait jamais réussi à écrire parce qu’il avait décelé une incohérence, parce que son système démontait tout le…
C’est un truc dont je suis persuadé. Je le pense encore plus maintenant que j’ai eu le temps d’y réfléchir tranquillement. Ce qui est étonnant, c’est qu’un mec comme lui ne se soit pas rendu compte qu’entre la théorie de la valeur d’un côté et la théorie de la synchronie de l’autre, il y avait à choisir. Parce que la synchronie, si tu adoptes la théorie de la valeur, t’oblige à reconnaître qu’il ne suffit pas que la séquence soit matériellement identique pour que lexicalement elle vaille de la même façon. C’est tellement basique.
J’avais une autre question relative à Saussure. Il a fait des anagrammes à la fin de sa vie.
Oh, il a fait un peu de tout.
C’était pour quoi ? Pour jouer avec la dimension purement formelle du langage ?
Oui, oui. C’est un problème avec le marquage. Mais moi je n’ai jamais trop cherché. En plus, Saussure était linguiste par accident. Il était au Polytechnicum [56] de Zürich, et aurait tout aussi bien fait ingénieur. Il a surpris son monde en optant pour la linguistique. Les anagrammes, c’est, j’allais dire, de la tentation combinatoire que tu peux toujours trouver. Les anagrammes, ce sont des méthodes d’engendrement. Ce Saussure-là ne m’intéresse pas. D’ailleurs, dans Saussure il n’y a pas grand-chose qui m’intéresse, à part qu’il s’est planté ! J’ai de la tendresse, quasiment, pour ce mec-là qui a ramé comme un perdu. Il était quand même le meilleur philologue de son époque, ou à peu près, célébré comme tel par tous les collègues qui n’ont jamais compris pourquoi il était allé se foutre dans du signifiant, etc. Il y en a qui disent carrément que les dernières découvertes philologiques importantes, c’est lui qui les a faites. Donc, c’était vraiment un bon philologue. Et comme souvent, celui qui trahit la discipline est aussi toujours un des meilleurs représentants de la discipline. C’est celui qui est allé au bout de ce que la discipline peut porter et qui commence à trouver qu’il bute contre un mur.
Et toi, tu as buté contre des murs ?
La langue, longtemps. Même encore maintenant, ça m’arrive. Ça tient à la manière d’envisager les choses. Même encore maintenant, j’ai du mal à me convaincre moi-même de la portée de l’affirmation que je fais souvent, à savoir que la langue, c’est l’objet du désir des linguistes.
Il y a du Lacan, là…
Non, mais Lacan, il est dans le même état d’esprit. Lui non plus ne croyait pas à « la langue ». La langue, c’est autre chose. On est beaucoup plus proche de Lacan que de Saussure là-dessus.
J’ai une question à propos de la dialectique, qui est un élément central dans la théorie de la médiation. D’ailleurs, le terme de « médiation », quand on parle de « la médiation », c’est la métonymie. Tout tourne autour de cette notion de dialectique, finalement ?
Je m’en tire en retournant la dialectique de Kant. Gagnepain disait toujours que lui, c’était en pensant à Bergson et à ses « données immédiates de la conscience ». Pour Bergson, « immédiat » ? Mon œil. Dans l’histoire de Gagnepain, c’est de là que vient l’idée de « médiation ». Mais moi qui ai, en tant que germaniste, un peu travaillé du Emmanuel Kant, je sais que dans les catégories transcendantales de l’entendement, le médiat s’intercale entre la réalité à connaître et la réalité telle qu’on la connaît [57]. C’est chez Kant déjà. La thèse de Kant est qu’il n’est pas humain d’entrer avec la chose en soi. Il n’y a de choses dans le monde que parce que nous en posons le principe. Grâce à quoi ? à des catégories a prioriques de l’entendement. « A priorique » veut dire quoi ? Ce n’est le résultat d’aucune expérience. Donc, c’est « inconditionné ». Alors, ça fait l’impasse sur un certain nombre de problèmes qui vont surgir assez rapidement : comment se fait-il qu’on puisse changer d’avis, par exemple. Mais Kant ne l’envisageait que dans une perspective philosophique. Il n’était pas philosophe pour rien. Il travaillait pour le Bien. Donc, il admettait qu’on puisse changer d’avis pour aller dans le sens d’une vérité supplémentaire.
J’ai lu pas mal Kant, Marx aussi. Valeur d’usage, valeur d’échange : ça m’a beaucoup servi pour dissocier les plans. Parce que c’est une dissociation. Mais la détermination économique est l’explication ultime que les marxistes ont donné aux changements des rapports sociaux. Ce matin, j’entendais sur France Culture un truc intéressant au sujet d’un livre qui vient de paraître sur la dette [58]. L’auteur dit que la dette est le truc le plus sophistiqué que le libéralisme a trouvé pour réussir à faire financer par le bon peuple les emprunts des patrons. Parce que l’État autorise le patronat, ou les investisseurs plutôt, à placer de l’argent dans tel ou tel secteur de l’activité, parce qu’il considère que c’est utile. Très bien. Il faut rembourser les emprunts un jour où l’autre. Qui les rembourse ? L’État. Et derrière l’État, il y a qui ? Nous autres. Donc il y a d’un côté le patronat qui fait des dettes, et de l’autre côté le citoyen qui les rembourse. Du bon usage des dettes par un gouvernement libéral. Le bouquin a l’air pas mal. Apparemment, il en avait écrit un autre [59] sur le même terrain. Comme quoi, il y a moyen de se situer sur le terrain marxiste et d’être intelligent. Moi, je n’allais pas renier certains de mes acquis intellectuels. En général, je fais d’ailleurs assez vite remarquer que quand on condamne le marxisme, c’est le communisme politique qu’on condamne, et ce qui est quand même fascinant, c’est de voir à quel point un mode de pensée comme ça est iconoclaste. Marx, c’est rigolo comme tout à lire. Les traducteurs français ont un petit peu édulcoré. Je l’ai lu en allemand et il y a des moments - je ne sais pas si c’est parce qu’il avait la main qui s’engourdissait - où il balance des vannes. C’est extrêmement ironique. Ses collègues économistes, à l’époque, devaient l’avoir mauvaise, parce qu’ils se faisaient rhabiller en deux temps, trois mouvements, avec une formule à la clé. Il faut, si tu as quelque chose de vraiment nouveau à dire, et que tu t’attaques à des sourds qui ne veulent rien savoir parce qu’ils ne veulent pas déchoir de leur position sociale, il faut y aller : tu leur rentres dedans. Nietzsche était comme ça aussi. Le Gai Savoir de Nietzsche est un trésor. Il fait partie de mes lectures. Marx, ça fait longtemps que je n’y suis pas retourné. De manière pratique parce que finalement Bourdieu m’a servi de Marx. Comme Bourdieu avait eu l’intelligence d’écrire son bouquin, Ce que parler veut dire [60], il me tendait la main pour ma thèse. Parce que je ne me vois pas, pour l’instant en tout cas, et même définitivement, m’attaquer à un texte de Marx comme ça, parce que c’est un texte de Marx.
Ce sont des auteurs que Gagnepain citait régulièrement dans ses séminaires et dans ses cours. J’ai eu la chance de pouvoir suivre la dernière année du cours de Maîtrise que Jean Gagnepain dispensait, avant qu’il ne prenne sa retraite.
Tu as bien fait, mais il était déjà un peu lessivé parce que je sais très bien dans quel état je le ramenais le jeudi soir chez lui après deux heures de séminaire. D’ailleurs, j’étais intervenu pour lui dire qu’il n’y avait strictement aucune raison pour qu’il s’oblige à faire deux heures. Je lui disais : « Vous êtes trop fatigué, il ne faut pas exagérer ». Et il avait réduit à une heure et demi. Mais il était complètement KO quand il rentrait à la maison. Je le raccompagnais jusque sur son palier. Il habitait rue Lafayette, et moi place des Lices. Donc, ça ne me dérangeait pas spécialement, mais j’ai eu des fois où je me suis demandé s’il allait réussir à monter les escaliers. À la fin, il était vraiment fatigué. Il ne me l’a avoué qu’après, mais il y a eu une époque où il était brillant et enthousiasmant à l’oral pendant qu’il faisait cours. Comme enseignant, il n’était pas mal. Pour dynamiser un amphi, il savait faire. De ce point de vue-là, il était quand même assez remarquable. Mais en milieu de semaine, quand il était rentré chez lui et qu’il cherchait la suite, il m’a expliqué qu’il a passé des semaines entières à flipper parce que ça ne venait pas. Ça m’a rassuré, parce que ça m’arrivait, j’avais des périodes où j’avais plein d’idées, mais il y avait des périodes de vaches maigres. Et en général, je m’en suis rendu compte après, quand j’avais plus d’idée, c’est que j’allais en avoir.
Le calme avant la tempête !
Je ne croyais plus trop à ce que je racontais jusqu’à présent, et en même temps je ne savais pas quoi mettre à la place. J’avais des prémonitions ou des trucs comme ça, et puis, un jour, ça déclenchait. Et là, à ce moment-là, je partais pour six, sept mois d’intellectuellement productif. Et Gagnepain m’a avoué que lui, c’était pareil. Le jour où il m’a dit ça, ça m’a rendu service, parce que je me suis dit : « C’est normal, il faut que j’arrête de flipper là-dessus, parce que, finalement, ça fait peut-être partie du boulot. Je n’ai pas d’idée ? Bah, va faire un tour ».
Tu as identifié à quelle période correspondait ces vides-là ?
J’ai toujours été très bon à la rentrée. Le creux était plutôt février-mars.
C’était un cycle annuel ?
Pas toujours. Je ne choisissais pas. Et puis, un jour, ça redémarrait. Même si tu ne travailles pas crayon en main, tu as beau ne pas travailler apparemment, ça te travaille. C’est l’époque aussi où je me réveillais en pleine nuit avec des idées qu’il fallait que je note, pour ne pas les perdre.
Et tu travaillais comment ? Tu étais un très grand lecteur ?
J’étais un lecteur d’un certain genre. Je n’étais pas un grand lecteur au sens où il y a des tas de bouquins que je n’ai jamais lus. Mais à part un certain nombre d’auteurs que j’ai effectivement pratiqués longuement, il y a quand même pleins de bouquins que j’aurais peut-être dû lire, mais en même temps je n’avais pas envie de les lire. Par contre, je reconnais avoir passé un certain nombre d’années avec La philosophie des formes symboliques de Cassirer [61]. J’en ai eu pour une dizaine d’années. Cassirer est ce qui ressemble le plus à Gagnepain avant Gagnepain.
Cassirer, avec La philosophie des formes symboliques, est passé d’une théorie de la connaissance à une « anthropologie », à une théorie de l’humain.
C’est quand même la première fois, et à mon avis presque la seule, où on voit un philosophe descendre de sa position de philosophe extra-terrestre pour implanter la réflexion philosophique qu’il menait jusqu’à présent dans un socle anthropologique sous-jacent. Alors lui, c’est un néo-kantien. Au milieu du troisième tome de La philosophie des formes symboliques, il y a un chapitre de soixante-dix, quatre-vingt pages consacrées à l’aphasie, à l’apraxie, etc. [62] Ça veut dire qu’il a pris ça très au sérieux. C’est un truc que tu ne trouves pas chez Husserl. Et c’est marrant parce que Gagnepain a toujours été extrêmement discret sur ses origines. Il a été formé, philosophiquement, un peu avec Husserl, et puis Heidegger surtout, je pense. Heidegger, il n’en parlait pas souvent, mais je pense que sur le sujet de la technique entre autres, c’est Heidegger qui est convoqué. Mais l’auteur le plus proche de Gagnepain est Cassirer, avec le projet d’aller accrocher ce qu’on est amenés à comprendre philosophiquement, en faisant une théorie de l’entendement et de l’abstraction, à un fonctionnement typiquement humain dont témoigne la neurologie quand elle se coltine l’aphasie, etc. C’est surtout le troisième tome de La philosophie des formes symboliques qui vaut le coup du point de vue anthropologique. Le tome 2 est consacré aux mythes. On finit par comprendre pourquoi, mais, du coup, c’est présenté sous une forme très évolutionniste. Je n’ai pas trouvé ça particulièrement convaincant, mais j’ai passé dix ans sur le tome 3. Moi, c’était Cassirer, Bachelard, et puis Bourdieu [63], et Lacan, un peu.
Et pour préparer tes cours, tu lisais ces auteurs pendant l’été, ou tu lisais toute l’année ?
Tout l’été, tout le temps. J’emmenais mon bouquin à la plage. C’est même comme ça que j’ai fait la connaissance de quelqu’un qui avait été prof de philo à Chateaubriand et qui est venu me trouver sur la plage en me disant : « Je vois, vous êtes tout le temps en train de lire. Vous lisez quoi ? » Quand il a vu ce que je lisais, il m’a dit : « Oh ! ». Là, on est devenus copains, y compris pour le plaisir des vacances, du bord de mer, mais aussi parce que côté boulot, j’ai toujours très bien travaillé sur une plage, à La Turballe.
[Il faut laisser à tout le monde le droit de méditer selon ses envies. On n’est jamais aussi bon que quand on est tracassé par un problème. On le tourne dans tous les sens. On vit avec, on arrête, on le reprend, etc. Et puis on lui donne de la densité, de la perspective. Comme ça, ça finit par faire quelque chose. Je crois que c’est comme ça qu’il faut faire. Moi, je n’ai pas de relation d’extériorité avec ce que j’ai travaillé. Il n’y a jamais eu d’abord quelque chose, et puis après Laisis qui passe par là et qui dit : « Tiens, je vais m’occuper de ça ». Non, il y a Laisis qui est arrivé en étant déjà préoccupé par un certain type de trucs et qui a fait avancer le Schmilblick au fur et à mesure de ses discussions, de ses possibilités, de ses rencontres, de ses lectures. [64]]
Notes
[1] Pierre Bourdieu, 1982, Ce que parler veut dire, L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.
[2] Il est question ici de sa thèse d’État soutenue en 1991, Apport méthodologique de la linguistique structurale à la clinique neurologique et psychiatrique, dans laquelle il remet en cause l’homogénéité et l’autonomie de la langue en partant respectivement de « l’illusion communiste » et de « l’illusion pragmatique » dont parle Pierre Bourdieu dans l’ouvrage cité plus haut.
[3] Jacques Laisis, 1987, « Compte, conte et Comte, ou « l’homme de Loi » », Tétralogiques, 4, Enfant, langage et société, pp. 141-161. Un article republié dans ce numéro.
[4] En l’occurrence la thèse d’État (Laisis, 1991) mentionnée ci-dessus.
[5] La ville de Landivy est située à l’intersection de la Manche, de l’Ille-et-Vilaine et de la Mayenne.
[6] Émile Morice (1909-1979). Professeur d’allemand au lycée Chateaubriand de Rennes. Pour son rôle pendant l’occupation allemande, il fut qualifié de « germaniste de grande valeur » et de « patriote averti » par le résistant Henri Fréville, professeur d’Histoire, député d’Ille-et-Vilaine, sénateur, puis maire de Rennes de 1953 à 1977.
[7] Deuxième année de classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE, de type École Nationale Supérieure et autres), utilisée ici par métonymie pour désigner les 2 années de classe préparatoire.
[8] Classe préparatoire du Lycée Chateaubriand de Rennes.
[9] Cycle d’études secondaires de « Mathématique élémentaire » qui permettait d’accéder en études postbac soit au cursus « Mathématique supérieure », soit au cursus « Mathématique technique ». A partir de 1968, les spécialités du baccalauréat sont réparties en 5 « séries », qui perdureront jusqu’en 1993 : série A (Philosophie et Lettres), série B (Économique et Social), série C (Mathématiques et Sciences physiques), série D (Mathématiques et sciences de la nature) et série E (Mathématiques et technique).
[10] Dictionnaire de langue allemande de référence, dont la première édition publiée par Konrad Duden date de juillet 1880.
[11] Ville du nord de l’Allemagne, située au bord de la mer Baltique, capitale de l’État fédéral de Schleswig-Holstein.
[12] Premier cycle d’études universitaires correspondant à la première année de licence universitaire en sciences ou en lettres, mais qui nécessitait parfois deux années pour obtenir les certificats requis.
[13] Première année de classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE).
[14] Claude Gaudin (1926-2014) était professeur de Philosophie en Classes préparatoires au Lycée Chateaubriand, puis Professeur de Philosophie Grecque à l’Université Jean-Moulin Lyon III. Auteur de : Platon et l’alphabet (1990), Jünger, pour un abécédaire du monde (1992), Lucrèce, la lecture des choses (1999), La marionnette et son théâtre (2007). Spécialiste de Platon, il a publié : Claude Gaudin, 1972, « Regards sur la météorologie chez Platon », dans Revue des Études Anciennes, n°70, pp. 332-343, ainsi qu’un texte intitulé Le Cratyle, ou la signification dans son plus petit état (1998).
[15] Suzanne Allaire (née en 1926) était Professeure en Langue et Littérature française à l’Université Rennes 2 Haute-Bretagne. Proche collaboratrice de Jean Gagnepain, elle a notamment participé à la création de la revue Tétralogiques. Elle a notamment été responsable de publication du premier numéro de la revue, intitulé Problèmes de glossologie (1984), et a dirigé la publication du numéro 6, Le paradoxe glossologique (1991). Claude Gaudin n’était pas l’un de ses beaux-frères mais un ami très proche et commun avec son mari, qui le considérait comme un frère.
[16] Bad Ems, station thermale allemande réputée, située dans le Land de Rhénanie-Palatinat.
[17] « Les Journées du film nordique de Lübeck est l’un des plus anciens festivals du film d’Europe (depuis 1956). L’accent est mis sur les films des États membres du nord de l’Europe (Danemark, Estonie, Finlande, Lettonie, Lituanie et Suède), sur les films de la Norvège et de l’Islande ainsi que sur des coproductions avec d’autres pays de l’UE. L’Allemagne est représentée par des films de la région de Hambourg et du Schleswig-Holstein. » Source : https://www.eu2020.de/eu2020-fr/événements/-/2360752
[18] UV : « Unités de valeur », ultérieurement dénommées « Unités d’Enseignement (UE) » dans le système universitaire français.
[19] Hochdeutsch Dialekte, groupe de dialectes haut-allemand.
[20] Plattdüütsch, le groupe de dialectes bas-allemands tel qu’il est dénommé en haut-allemand, dénommé Plattdeutsch en allemand standard contemporain.
[21] À propos de l’alternance vocalique, il a ajouté, dans un entretien ultérieur (08/07/22) : « C’est soit sur le présent que ça alterne, soit présent prétérit, pour les verbes, soit singulier-pluriel pour les noms. Et c’est seulement les [a], [o], [y] qui changent. Le [a] devient [ə], le [o] devient [ø], le [w] devient [y]. On appelle ça la palatalisation. Parce que en fait, en Haut-Allemand, il n’y avait pas de pluriel irrégulier ni de prétérit irrégulier. Tout était régulier, mais c’est avec le suffixe [ian], et donc c’est [i] de [ian] qui travaillait les voyelles précédentes. Quand tu avais une racine verbale à l’infinitif, ou avec un [a], si tu le mettais au prétérit, il fallait ajouter le suffixe [ie], mais tu ne pouvais pas ajouter le suffixe [ie] sans qu’il ne fasse phonologiquement pression sur le [a] pour que ça devienne une sorte d’entre-deux, un [ə]. C’est-à-dire que le [ə] est sur le chemin entre le [a] et le [i]. Pareil pour le [w] et le [y], [o] et [ø]. Et c’est à partir de ce moment-là qu’il y a eu des pluriels irréguliers en allemand. En langues germaniques, parce qu’il n’y a pas eu qu’en allemand. Les saxons les ont emmenés en Angleterre ».
[22] Relatif au pays de Bade.
[23] Per Denez, Pierre Denis (1921-2011). Lexicographe spécialiste de la langue bretonne, Maître de conférences dans la section Breton et langues celtiques de l’Université Rennes 2 Haute-Bretagne. Il est notamment l’auteur d’une méthode d’apprentissage du Breton, préfacée par Jean Gagnepain, qui a fait l’objet de plusieurs rééditions : Per Denez, 1972, Brezhoneg… buan hag aes [Le Breton vite et facilement], Paris, Omnivox.
[24] Il s’agit vraisemblablement d’un article de Jacques Cellard qui évoque la langue véhiculaire du français : Les langues du Zaïre, une pyramide complexe. Journal Le Monde daté du 26 février 1979.
[25] L’Oberdeutsch désigne un ensemble de dialectes germaniques dits « allemand supérieur » parlés dans le sud de l’Allemagne, en Autriche, en Suisse, en France et dans le nord de l’Italie.
[26] Les propos entre crochets sont des extraits du 3e entretien en date du 16 septembre 2022.
[27] Idem.
[28] Jean-Louis Bandet (1931-2011). Reçu premier à l’agrégation en 1957, il occupa des postes d’assistant et de maître-assistant à la Sorbonne. Nommé Professeur d’allemand de rang magistral à l’Université de Rennes à partir de 1965, il dirigea le Département d’études allemandes à partir de 1966 et fut nommé professeur titulaire à la Sorbonne en 1970 après la soutenance de sa thèse d’État. Source : Jean-Marie Valentin, 2011, « In memoriam Jean-Louis Bandet », dans Études germaniques 2011/3 (n°263), pp. 783-784.
[29] Hölderlin, 1943, Poèmes / Gedichte, traduction de Geneviève Bianquis, Paris, Aubier.
[30] À cette époque, l’Université Rennes 2 s’appelait Université Rennes II Haute-Bretagne.
[31] Alice Saunier-Seïté, Professeur de Géographie à la Faculté de Lettres de Rennes de 1965 à 1969. Première femme Doyen d’une Université en France (Faculté de Brest), Secrétaire d’État aux Universités de 1976 à 1977 et Ministre des Universités de mars 1977 à mai 1981.
[32] Jacques Laisis devient assistant lors de la rentrée universitaire de 1972.
[33] TD : « Travaux Dirigés », par opposition aux CM : « Cours Magistraux ».
[34] Conseil National des Universités.
[35] Fougerolles-du-Plessis, commune du département de la Mayenne.
[36] Jacques Laisis a régulièrement développé l’idée selon laquelle la langue était « introuvable », en faisant référence au titre d’un ouvrage de Françoise Gadet et Michel Pêcheux, qui aurait été parfait pour lui s’il n’avait déjà été pris. Françoise Gadet, Michel Pêcheux, 1981, La langue introuvable, Paris, Maspero. Il faisait également référence à un autre auteur lorsqu’il abordait la question de la technique, qui avait publié un ouvrage portant un titre similaire, paru avant le précédent : Jean-Claude Beaune, 1980, La technologie introuvable. Recherche sur la définition et l’unité de la technologie à partir de quelques modèles au XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Vrin.
[37] Le « plan 3 » de la théorie de la médiation, le plan de la personne, porte sur l’étude de la rationalité sociale de l’être humain, qui permet notamment de dépasser l’opposition traditionnellement établie entre « l’individuel » et le « collectif ».
[38] Passages extraits du 3e entretien du 16 septembre 2022.
[39] Martin Heidegger, 1988, Qu’est-ce qu’une chose ?, Paris, Gallimard. Cours donnés par Heidegger à l’Université de Fribourg-en-Brisgau entre 1935 et 1936 sous l’intitulé : Questions fondamentales de métaphysique.
[40] Recension du travail d’Olivier Sabouraud et Jean Gagnepain : « De leur côté, O. Sabouraud et J. Gagnepain, A. Sabouraud (1963) essaient de définir sur le plan linguistique des deux formes cliniques fondamentales, distinguées empiriquement et considérées comme connues : l’aphasie de Broca et l’aphasie de Wernicke. L’analyse linguistique s’appuie sur deux conceptions saussuriennes : (1) signifiant versus signifié, ici qualifié de phonologie versus sémiologie ; et (2) paradigmatique versus syntagmatique, ici qualifié de lexique (ou liste) versus texte (ou chaîne), ou encore axe des oppositions versus axe des contrastes. C’est à la lumière de ces deux dichotomies que va être entreprise l’analyse des deux types d’aphasie. Les auteurs rejettent la distinction entre les aphasies de réception et les aphasies d’émission. Car le déficit, d’après eux, intéresse toujours les deux versants. Le trouble, manifeste à l’émission comme à la réception, est présent aussi bien dans la langue parlée que dans la langue écrite, avec toutefois des dissociations qui font apparaître la langue écrite comme autonome au regard de la langue parlée. Cette analyse s’appuie sur l’observation de 52 sujets aphasiques, examinés au service de rééducation de l’hôpital de Rennes. » Jean Dubois, 1977, « De la linguistique à la neurolinguistique : 1939-1976 », Langages, 11e année, n°47, Aphasie et agraphie, pp. 8-9.
[41] Respectivement aphasie sémiologique et phonologique de Wernicke.
[42] Effacement du contraste entre les phonèmes dans l’aphasie phonologique de Broca et effacement du contraste entre les sèmes dans l’aphasie sémiologique de Broca.
[43] Ce passage entre crochets est constitué d’échanges issus d’un 2e entretien, qui a eu lieu le vendredi 8 juillet 2022 et qui avait pour objet la relecture et la complétion de certains passages retranscrits du 1er entretien.
[44] Dejerine (1914) et Tissot, Mounin, Lhermitte (1973).
[45] Jacques Laisis, 1971, Le vêtement comme objet des sciences humaines. Réflexion sur le concept de Médiation et sur son extension au domaine technique, Thèse de 3e Cycle, Université de Haute-Bretagne, Rennes.
[46] Ce propos mérite largement d’être nuancé, voire contredit. Il suffit de se reporter à l’extrait de la thèse qui est publié dans ce numéro pour s’en rendre compte.
[47] Grammaires élémentaires induites : méthode expérimentale élaborée par Hubert Guyard visant à diagnostiquer la nature d’un trouble aphasique.
[48] Théophile Alajouanine (1890-1980). Neurologue français dont Olivier Sabouraud fut l’élève à l’Hôpital de la Pitié-Salpétrière.
[49] Jean Baudrillard, 1968, 1978, Le système des objets, Paris, Gallimard.
[50] Jean Baudrillard, 1970, 1996, La société de consommation, Paris, Gallimard.
[51] À ce propos, un élément de l’histoire de Roman Jakobson offre un éclairage intéressant concernant l’Ukraine : « En 1918, la Russie des soviets manque de cadres, Jakobson est un personnage connu à Moscou et Pétrograd, et on va bientôt lui proposer différentes missions diplomatiques ou politiques, plus ou moins publiques. La plus surprenante a lieu juste après la proclamation en novembre 1917 de la République soviétique fédérative de Russie (RSFR), prémices de la future URSS. La RSFR négocie alors un traité de paix avec l’Ukraine et la question de la localisation précise des frontières se pose (la même question fait aujourd’hui encore l’objet d’un conflit armé dans cette région). En 1918, il est proposé de tracer ces frontières sur la délimitation linguistique des différentes zones dialectales. C’est l’été et le seul membre de la Commission de dialectologie que le commissaire politique en charge des négociations est capable de localiser est Roman Jakobson, qui devient l’expert de la partie russe. Il est étonnant que celui qui, quelques années plus tard, démontrera la validité linguistique du Sprachbund de l’Eurasie (défendue par son ami Troubetzkoy (…)) soit à l’été 1918 celui qui contribua à définir les frontières entre la Russie et l’Ukraine sur des bases linguistiques. Jakobson obtient un sauf-conduit permettant à sa famille de fuir à Riga, en Lettonie, alors indépendante. » John Goldsmith, Bernard Laks, 2021, Aux origines des sciences humaines. Linguistique, philosophie, logique, psychologie. 1840-1940, Paris, Gallimard, pp. 755-756.
[52] Jean Gagnepain, 1981, Du vouloir dire. Traité d’épistémologie des sciences humaines. Tome 1. Du signe, de l’outil, Paris, Pergamon Press.
[53] Klaus Kautsky (1854-1938).
[54] Passage extrait du 2e entretien qui a eu lieu le vendredi 8 juillet 2022.
[55] Extrait d’un troisième et dernier entretien mené le vendredi 16 septembre 2022 en compagnie de Dominique Paysant.
[56] École Polytechnique de Zürich, en Suisse.
[57] Emmanuel Kant, 1781, 2012, Critique de la raison pure, Paris, Presses Universitaires de France.
[58] Benjamin Lemoine, 2022, La démocratie disciplinée par la dette, Paris, La Découverte.
[59] Benjamin Lemoine, 2016, 2022, L’ordre de la dette. Enquête sur les infortunes de l’État et la prospérité du marché, Paris, La Découverte.
[60] Pierre Bourdieu, op. cit.
[61] Ernst Cassirer, 1972, La philosophie des formes symboliques. Tome 1. Le langage (1923) ; Tome 2. La pensée mythique (1925) ; Tome 3. La phénoménologie de la connaissance (1929), Paris, Les éditions de Minuit.
[62] Il s’agit du chapitre 6 qui clôt la deuxième partie de La phénoménologie de la connaissance d’Ernst Cassirer, intitulé Étude sur la pathologie de la conscience symbolique, pp. 233-312 (soixante-dix-neuf pages exactement), op. cit.
[63] Pierre Bourdieu a publié en Allemagne un ouvrage intitulé Sur la sociologie des formes symboliques : Pierre Bourdieu, 1970, Zur Soziologie der symbolischen Formen, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp. Après avoir présenté l’origine kantienne des formes symboliques (pp. 771-778), Pierre Bourdieu conclut sur l’intention qu’avait Durkheim de faire une sociologie des formes symboliques et il ajoute : « Je peux vous le dire pour l’anecdote : un recueil de sociologie de mes tous premiers travaux avait été traduit en Allemagne sous le titre « Sociologie des formes symboliques », ce qui faisait très bien au pays de Cassirer ». Pierre Bourdieu, 2016, Sociologie générale, Cours au Collège de France (1983-1986), vol. 2, Paris, Seuil, p. 778.
[64] Passage extrait du 2e entretien du vendredi 8 juillet 2022.
Thierry Lefort, Dominique Paysant« Entretiens avec Jacques Laisis (2022) », in Tétralogiques, N°29, Épistémologie des sciences humaines : le gai savoir de Jacques Laisis.